Je voudrais illustrer cette dernière thèse sur la suprématie absolue de l’ordre moral pour l’appréciation du mal et du bien, par un exemple qui en sera la contre épreuve et la vérification négative ; celui de l’erreur où l’on tombe instantanément dès qu’on quitte ce terrain, et de la négation même du mal qui se produit nécessairement dans l’esprit dès qu’on cesse d’en juger par ce critère. Car, si étrange que cela paraisse dans le monde où nous sommes, dans un monde qui hurle sa misère nuit et jour sous les cieux implacables, sur une terre abreuvée de siècle en siècle par le sang et les larmes de l’humanité souffrante, il y a des gens qui trouvent moyen de contester et même de nier que le mal existe. Et il y a des théories, des conceptions du monde, qui nient l’existence et la réalité du mal. Elles ne se mettent pas en peine de l’universel soupir qui traverse l’humanité. Le témoignage de toutes les âmes, dont le besoin dominant est d’être consolées, c’est-à-dire, si ce mot a un sens, d’être consolées de l’existence, de quelque mal qui les ronge et dont elles souffrent ; ce témoignage n’est pour ces théoriciens qu’une illusion enfantine dont il faut se guérir ; et à l’instant même où l’expérience générale atteste que tout est mal, ou que du moins il y a dans la vie un irréparable désordre, ils proclament insolemment que tout est bien, que l’ordre est parfait, que le monde étant ce qu’il est, il n’y faut, on n’y peut rien changer. En sorte que, si pour une partie de l’humanité, la plus considérable sans doute, la difficulté est de la convaincre de la réalité du bien ; pour une autre partie, la difficulté consiste à lui faire consentir l’existence du mal.
Or, d’où vient cela ? Uniquement et simplement d’une méconnaissance initiale de l’ordre moral et de son absolue suprématie. Ou bien, en effet, on part d’une méthode de connaissance qui est exclusive de l’ordre moral, la méthode des sciences physiques et mathématiques, celle de l’enchaînement nécessaire des causes et des effets, de toutes les causes et de tous les effets. Et parce que cette méthode, qui est la méthode scientifique proprement dite, s’applique admirablement aux phénomènes de la nature (où la liberté n’entre pas) ; parce qu’elle permet aux sciences naturelles, physiques et logiques de réaliser d’indéniables progrès, on la déclare universelle, on la généralise inconsciemment et on l’applique à tous les domaines et à tous les phénomènes. C’est l’erreur dans laquelle tombent les savants qui n’ont pas de culture générale ou de compétence religieuse et morale. Et alors qu’arrive-t-il ? Ceci : c’est qu’en appliquant un procédé d’étude qui supprime de primo la liberté et ne lui laisse aucune place, on trouve dans le résultat ce que l’adoption de la méthode y avait introduit : la nécessité universelle. Tout est nécessaire ; telle est en effet l’hypothèse primitive, tel est le postulat des sciences physiques ou naturelles. Si tout est nécessaire, ce qu’on appelle mal l’est aussi. Dès lors le mal est nécessaire ; dès lors il n’est plus le mal. Il n’est plus un mal, il est un bien ; puisque la nécessité, c’est l’expression de l’ordre et que l’ordre c’est le bien. Ce qui nous paraît un mal est donc un bien. Le raisonnement est irréprochable ; chose incroyable mais incontestable, très puissante sur tous les esprits que domine la convoitise intellectuelle, que la culture dialectique a uniquement formés, et qui ne se rendent pas compte de ce qu’il y a d’erroné, d’abusif dans le point de départ de cette dialectique.
Et ainsi s’explique cette tendance permanente et profonde à nier la réalité du mal, qui règne en science et en philosophie. Elle provient d’une généralisation abusive de la pensée ou métaphysique ou scientifique, généralisation qui a elle-même sa source dans une méconnaissance des données constitutives et de la suprématie de l’ordre moral.
Mais on peut aboutir à un résultat sensiblement analogue par une autre voie encore. Ce n’est plus celle des savants et des philosophes proprement dits, mais un peu celle de tout le monde, de tous ceux du moins pour lesquels la réalité de l’ordre moral n’a pas une valeur absolue. On ne s’inquiète plus ici de méthodes. On part du gros bon sens et de l’observation générale des faits. On prend les faits tels qu’ils sont pour la mesure de ce qui doit être. Or que sont-ils ? Un inextricable mélange de bien et de mal. Ce mélange est tellement intime, tellement étroit et tellement profond qu’il semble impossible d’en séparer les éléments contradictoires ; à plus forte raison de juger des uns par l’unique valeur des autres. Nourrir la conception d’un monde exempt du mal, c’est, semble-t-il, nourrir une conception absolument chimérique. On accepte donc le mal et le bien, non plus comme contradictoires l’un de l’autre, mais comme connexes, corrélatifs, comme nécessaires l’un à l’autre, inséparables l’un de l’autre. « Il faut de tout pour faire un monde, » dit le proverbe ; et ce proverbe est l’expression même de la conception que je décris. Il prouve combien elle est répandue. En est-elle plus vraie ? Nous reconnaissons qu’elle se fonde sur une certaine expérience. Mais sur quelle expérience ? Sur celle de ce qui est. Et parce que ce qui est, est un inextricable mélange de ce qui doit et de ce qui ne doit pas être, on refuse de faire le départ entre ce qui doit et ce qui ne doit pas être. On ne nie pas expressément qu’il n’y ait un bien et un mal ; on n’affirme pas expressément que le mal soit identique au bien (dans tel cas particulier on se réserve même de protester contre le mal au profit du bien) ; mais on ne va pas jusqu’aux extrêmes conséquences de leurs notions respectives, soit qu’on n’en ait pas la force, soit qu’on n’en ait pas la volonté. On n’ose pas proclamer jusqu’au bout que ce qui doit être doit être, et que ce qui ne doit pas être ne doit pas être. L’éventualité réelle du bien, l’éventualité réelle du mal ne sont pas conçues rigoureusement ; on s’en tient finalement à ce qui est donné par l’expérience actuelle, par le fait empirique, comme à la seule donnée réellement possible. Et ainsi arrive-t-il que l’expérience de l’obligation, la seule compétente et la seule décisive en cet ordre de choses, annulée dans ses conséquences (c’est-à-dire dans la totalité et l’intégrité de ses postulats), s’annule jusque dans son principe. Car si ce qui doit être peut succomber une fois devant ce qui est, il importe peu que ce soit ici ou là, il importe peu que ce soit dans la notion immédiate que je me fais de mon devoir individuel, ou que ce soit dans la conception plus générale d’un univers moral intégral auquel seul, en bonne logique, correspond mon devoir. Si ce qui doit être est destiné à succomber une fois devant ce qui est, c’est l’ordre moral en son entier qui succombe, et qui succombe sur tous les points à la fois en succombant sur un seul. Il est ou il n’est pas ; il est tout entier (et jusqu’en ses exigences les plus lointaines) ou il n’est pas ; il est absolu ou il n’est pas du tout. Le poser comme relatif, fût-ce en un seul endroit, c’est l’anéantir. Poser le mal comme l’ombre du bien, comme son inévitable complément, comme son corollaire ou comme son contraste et non comme son contraire, c’est anéantir ce qui doit être au profit de ce qui est, c’est anéantir l’essence même du bien en anéantissant l’essence même de l’obligation ; c’est anéantir le mal comme mal et le bien comme bien. Le problème du mal ne subsiste donc (et c’est là où nous en voulions venir) qu’à la condition d’accorder en même temps la suprématie absolue de ce qui doit être sur ce qui est, c’est-à-dire de la valeur suprême de l’ordre moral. Il faut lui tout subordonner ou en faire le sacrifice total.
Une troisième manière de nier le mal nous confirmera dans cette affirmation. Ce n’est plus celle du sens commun et de l’empirisme vulgaire, ce n’est pas celle de la méthode scientifique indûment appliquée ; c’est une considération métaphysique. Elle a sa source dans la confusion (que nous avons déjà signalée) de l’être (comme substance) avec le bien. L’être, c’est le bien. L’être absolu, Dieu, réalise seul le bien suprême. Dès lors les êtres finis, relatifs, n’incarnant qu’une mesure relative d’être ou de substance, ne peuvent réaliser le bien parfait. Le mal, privation du bien et non négation du bien, est donné avec l’existence du fini. En créant le fini, Dieu a créé le mal nécessaire. Le mal fait nécessairement partie de l’existence d’un monde fini. Il est à jamais insurmontable pour la créature, qui est bonne, sans doute, pour autant qu’elle est, mais mauvaise pour autant qu’elle n’est pas. Et comme elle ne peut être qu’à la condition de n’être pas ; comme la limitation est la condition même de son existence (en tant que créature) ; le mal, ou non être, est la condition même du bien ou de l’être qu’elle incarne. Par la même nécessité qui la fait consentir à la limitation, il faut qu’elle consente au mal. Dès lors aussi le problème du mal tombe. Il est résolu par la création d’un monde fini. Il est, il existe, donc il est bon. Le monde n’est point parfait, sans doute, puisqu’il ne peut l’être, mais il est le meilleur possible. Le mal qu’il contient fait encore partie de son harmonie, de sa beauté ; il correspond exactement à la part du non être qui lui est assignée. Il est inutile de le combattre ; il faut s’y résigner, l’admettre, et considérant toutes choses sub specie aeternitatis — c’est-à-dire du point de vue de Dieu qui a voulu le mal comme condition éternelle du bien — se réjouir de ce que le bien est possible à cette condition.
Cette théorie, qui est au fond celle de tous les panthéismes (Platon, néo-platoniciens, Origène, saint Augustin, Thomas d’Aquin, Spinoza, Leibnitz, Hegel), repose, comme je l’ai dit, sur l’identification erronée de l’être au bien, et du mal au non être. Elle se réfute d’elle-même dès que, sortant de cette confusion, on définit le bien, non pas comme l’être, mais comme l’ordre entre les êtres. « Le plus humble devoir complètement rempli est égal, dans l’ordre de la conscience, à la plus éclatante vertu. L’enfant, le petit enfant qui, entre les mains d’un dentiste, réprime le cri de la nature pour ne pas plisser le front de sa mère, peut avoir un héroïsme égal à celui de Winkelried rassemblant sur sa poitrine les lances de l’Autriche. » Inversement, il peut y avoir autant et plus de culpabilité dans des actes infimes accomplis contre le sentiment d’une conscience délicate, que dans les crimes les plus révoltants perpétrés par des malfaiteurs endurcis. Une horloge de village dont l’unique aiguille marque bien les heures, est aussi parfaite en son ordre que le plus parfait des chronomètres dans le sien ; la pite de la veuve valait plus que l’or du pharisien ; et l’âme de l’esclave Epictète était meilleure que celle de l’empereur Néron. Ainsi entre des êtres limités et bornés, le mal et le bien restent absolus, parce qu’ils correspondent à un ordre ou à un désordre ; la quantité de substance qu’ils incorporent n’entre pas en considération.
Mais cette identification du bien et du mal, à son tour, sur quoi repose-t-elle ? De nouveau, et comme toujours, sur une subordination de l’ordre moral à l’ordre ontologique, du droit ou du devoir au fait. C’est de nouveau, comme toujours, l’insolente proclamation que ce que la conscience atteste devoir être absolument, ne peut pas être absolument en fait, parce que le fait prime le droit. C’est sous une autre forme, la forme philosophique et métaphysique, la même négation que tout à l’heure de la suprématie de l’ordre moral. Le mal dont on niait simplement l’existence au nom du déterminisme scientifique ; dont on acceptait l’existence nécessaire au nom du sens commun et de l’expérience vulgaire ; on cherche maintenant à l’expliquer, à le comprendre, on lui assigne une raison d’être en dehors de l’être moral, et on le détruit en l’expliquant, parce qu’on l’explique par la pensée, par l’intelligence, au lieu de l’expliquer par la volonté, conformément à la conscience.
Des trois exemples précédents, il résulte clairement ceci : que le problème du mal est lié, non seulement à l’affirmation de l’ordre moral, mais à l’affirmation de sa valeur suprême ; qu’il tombe et se relève avec elle ; et que quiconque n’est pas décidé à suivre jusqu’au bout de ses conséquences l’affirmation de la suprématie de l’ordre moral sur tous les autres (science, expérience naturelle et pensée métaphysique), fera mieux de se retirer d’emblée de la recherche où nous sommes engagés. Cette constatation est de la plus haute importance. Je la pose et tiens à la poser ici, au début de ce cours, dont elle est toute la raison d’être. Nous aurons l’occasion d’y revenir plus d’une fois. Et si vous hésitiez, Messieurs, à consentir l’effrayante rigueur de cette prémisse ; si le maintien envers et contre tous, dans tous les cas et jusqu’à ses plus lointaines extrémités, de la suprématie de l’ordre moral vous paraissait une exigence exorbitante ou trop dure ; alors, Messieurs, je vous prierais de réfléchir aux conséquences qu’auraient cette hésitation, ce retour, ce fléchissement. En y cédant, en subordonnant l’absolu de l’ordre moral, vous supprimez tôt ou tard, ici ou là, le problème du mal — et je reconnais que c’est une grosse difficulté de moins pour la pensée, — mais reconnaissez à votre tour de quel prix vous payez cet avantage : nous venons d’en voir trois exemples bien frappants, c’est au prix de l’existence du bien lui-même et, par conséquent, au prix de toutes les espérances qui se peuvent rattacher dans un cœur d’homme au triomphe du bien. Si le problème du mal se résout en dehors et contre l’ordre moral, si ce qui doit être et ce qui ne doit pas être au regard de la conscience se ramène en fin d’analyse aux données de l’expérience naturelle, il en découle que l’expérience naturelle en laquelle viendrait se résoudre le contraste du bien et du mal et par laquelle il s’expliquerait, expliquerait aussi et expliquerait seule la vie humaine, et qu’elle serait aussi la solution, et la dernière solution, de la vie humaine. Et que donc, l’humanité toute entière et nous-mêmes avec elle, serions destinés à vivre et à mourir avec les seules données, dans les seuls termes de l’expérience naturelle, c’est-à-dire de celle que nous faisons actuellement et dont les facteurs nous enserrent et nous meurtrissent aujourd’hui. Ce serait fermer sur nous, sur nos efforts et sur nos luttes, un cercle sans issue ; écraser sous la pierre d’un sépulcre nos plus chères, nos plus saintes aspirations. Il y a quelque chose d’horrible dans la négation du mal ; il y a quelque chose de terrifiant dans l’affirmation que tout est bien. L’humanité, qui a souvent entendu de telles sentences prononcées par ses sages, n’y a jamais pu croire tout à fait. Elle a senti qu’en les recevant elle signait son arrêt de mort ; et qu’à les accepter l’homme cessait d’être. Tout se glace, tout se ternit, tout s’effondre du monde intérieur que nous projetons sur le monde extérieur, si ce qui fut est ce qui sera, si ce qui est c’est ce qui doit être. La terre n’est plus la terre, mais un enfer sur la porte duquel se trouvent inscrites ces paroles du Dante : « Ceux qui entrent ici, qu’ils abandonnent toute espérance ; » l’homme n’est plus l’homme, mais un damné, éternellement livré au supplice de vivre. C’est jusque là qu’il faut aller, qu’il faut prolonger les lignes, pour se rendre compte à quel point la question du mal est liée aux sourdes intuitions, mais aux intuitions vitales que nous portons en nous ; à quel point la suprématie absolue de l’ordre moral (devant laquelle presque toutes les philosophies finissent par reculer) fait partie intégrante, et inconsciente, de notre Weltanschauunga. Et c’est de ces conséquences qu’il faudra nous souvenir, pour qu’en face des difficultés auxquelles nous serons acculés, nous osions préférer toutes les hardiesses, toutes les témérités, toutes les hypothèses conformes à l’ordre moral, à la moindre atteinte qui lui serait portée. Comprenons donc que l’axe même du monde traverse notre problème ; comprenons quelle joie, quel soulagement, quelle paix il y a (au sein de la lutte) à pouvoir dire, que ce qui ne doit pas être, ne doit pas être ; que ce qui doit être, doit être ; que ce qui est, mais qui n’aurait pas dû être, n’aurait pas dû être absolument ; que ce qui n’est pas, mais qui devrait être, aurait dû être absolument. C’est la seule garantie sérieuse de cette maxime dans laquelle est enfermé l’espoir de l’humanité : un jour, ce qui doit être sera. Soyons prêts, coûte que coûte, à maintenir ces garanties, afin de pouvoir conserver cette espérance. Or l’espérance et sa garantie se résument tout entières dans le maintien de la valeur absolue de l’ordre moral.
a – Mot allemand signifiant conception, vision du monde ; si Frommel le donne dans cette langue, c’est probablement par allusion à Kant, qui en a fait un terme philosophique. (ThéoTEX)