Les deux confessions retiennent la foi générale en Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit, toutes les deux repoussent le naturalisme et le rationalisme anciens et modernes, toutes les deux enfin reconnaissent que l’Église chrétienne ne peut avoir d’autre fondement qu’une parole divine émanant de son fondateur, confiée par lui à ses apôtres et par eux transmise à l’Église. Ce n’est en effet que par les apôtres que nous pouvons connaître le christianisme, et il n’y a de christianisme authentique et véritable que celui qui peut démontrer son origine apostolique. La divergence confessionnelle n’a pas seulement pour cause une manière différente de concevoir la parole parlée et la parole écrite émanées des apôtres (la Tradition et l’Écriture sainte), mais surtout une conception tout autre des origines et du commencement de l’apostolat. Le catholicisme reconnaît en effet un apostolat vivant, se perpétuant dans l’Église, et une inspiration vivante, inséparable de la véritable représentation de l’Église. Il prétend posséder dans les décisions de ses conciles et de ses papes, revêtus pour lui d’une autorité apostolique, une parole aussi divine que celle que les premiers apôtres annoncèrent à la terre, et il se tient en conséquence pour le continuateur et l’interprète infaillible de cette parole. L’Église évangélique reconnaît, comme l’Église catholique, que l’Esprit du Seigneur est avec elle jusqu’à la fin des siècles pour la conduire en toute vérité, mais cette union parfaite de l’Esprit de Dieu et de l’esprit de l’homme, qui constitue l’inspiration et l’apostolat, elle ne la voit qu’au commencement de l’Église et dans les premiers jours de sa fondation, et tout en reconnaissant à la Tradition une valeur relative, seule l’Écriture sainte du Nouveau Testament reste pour elle l’expression absolue, authentique et originale de l’esprit apostolique.
Mais la divergence ici signalée a son point de départ premier dans une divergence plus considérable encore quant à la manière de concevoir l’essence du christianisme. Tandis que l’Église évangélique comprend le christianisme comme l’Évangile, le joyeux message annonçant aux hommes la vie et la création nouvelle en Christ, don du ciel librement et gratuitement offert à tous, le catholicisme ne voit en Jésus-Christ qu’un nouveau législateur, et dans sa doctrine qu’une loi nouvelle. Mais dès lors que le catholicisme n’est plus que l’Église de la loi, l’Évangile devient pour lui une autorité extérieure qui s’impose et ne laisse plus de place, dans la conscience du fidèle, pour la libre appropriation de la foi et son développement spontané. A ce point de vue, il ne peut pas non plus accepter pour règle de la foi un livre qui, comme l’Évangile, renferme tout ce qui est nécessaire à la conservation de la vérité dans le sein de l’Église, sous la forme d’un principe qui n’aura dit son dernier mot et produit sa conséquence dernière qu’à la fin des temps. Il lui faut une loi formelle et explicite, s’appuyant sur une autorité hiérarchique capable de l’interpréter infailliblement dans tous ses détails et pour toutes les circonstances. Si le catholicisme ne se préoccupe pas d’un principe intérieur, capable d’agir dans la conscience individuelle, il met d’autant plus d’insistance dans l’affirmation de la règle extérieure ; pour lui l’important n’est pas l’appropriation de la foi par la conscience individuelle, la foi dont elle vit, fides qua creditur. Dominé par une horreur instinctive pour les luttes et les souffrances qui accompagnent le libre développement de la foi, les confondant toujours avec les abus et les erreurs qui peuvent en être la conséquence, il veut avant tout cette foi, dans ses conditions extérieures, avec ses quantités et qualités objectives. L’essentiel pour lui n’est pas la manière dont on croit, fides qua creditur, mais ce que l’on croit, fides quæ creditur. La doctrine catholique de l’infaillibilité de l’Église, ou plutôt de la hiérarchie qui la représente, trouve donc sa raison d’être et son explication dans le christianisme légal, qu’elle substitue au libre Évangile ; de cette substitution découle pour le catholicisme la préoccupation qui le porte à rechercher des preuves extérieures et visibles, capables de garantir l’authenticité de ce qu’il considère comme le christianisme. Sous l’influence de cette préoccupation, la vérité qu’il faudrait garantir s’efface au profit de la garantie elle-même.
Remarque. — Comment s’est formé le catholicisme, ce mélange si étonnant d’erreur et de vérité ? c’est ce que nous nous efforcerons de dire, en esquissant dans ses traits principaux le développement ininterrompu des idées et des faits dont il est l’expression dernière.
Et d’abord, y a-t-il un signe extérieur et visible qui permette de reconnaître le christianisme véritable ? Dès les premiers jours cette question s’impose à l’Église. Elle voit surgir de son sein les christianismes les plus divers et les doctrines les plus contradictoires. De tous ces christianismes, quel sera le vrai ? Évidemment celui qui pourra le mieux démontrer son origine apostolique. Ce n’est en effet que des apôtres que nous vient le christianisme ; seule, leur doctrine a le droit de revendiquer le titre de chrétienne.
Ne sont-ils pas en effet les organes de la révélation et les dépositaires de l’Esprit-Saint ? Leur conscience n’est-elle pas le milieu seul capable de refléter dans toute sa pureté la lumière du ciel ? Et n’est-ce pas enfin dans ce milieu, à l’exclusion de tous autres, que nous pouvons contempler l’image du Christ comme dans un miroir véritable ? Dès lors, dans toutes les luttes qu’elle aura à soutenir, l’Église chrétienne ne doit plus avoir d’autre préoccupation que celle de démontrer aux errants et aux objectants que, dans une communion constante et vivante avec les apôtres, elle seule retient leur doctrine. Mais, en faveur de cette affirmation, quelle garantie l’Église donnera-t-elle ? La sainte Écriture qu’elle pourrait invoquer, les hérétiques l’invoquent avec et contre elle. Elle est donc tout aussi bien le livre de l’hérésie que celui de l’Église. En outre, pour comprendre l’Écriture, il faut déjà posséder la foi chrétienne. Sans cette foi, elle peut être interprétée dans les sens les plus divers et subir sans protester les interprétations les plus contradictoires. Et il n’est pas un hérétique qui ne puisse lui faire confesser son hérésie. Elle est, en sus, insuffisante. Il peut en effet surgir bien des questions que l’Écriture n’a pas prévues et pour lesquelles, par conséquent, elle n’a aucune solution à nous donner ; et cependant, à tous les moments de son développement, l’Église a besoin d’être dirigée et inspirée par l’esprit apostolique. L’Écriture n’est qu’un document historique constatant un de ces moments, et il faut que cet esprit lui-même, toujours vivant, atteste à jamais sa présence dans l’Église. Donc — et telle est la conclusion catholique — il faut que l’Église possède à toujours le témoignage vivant et indéfectible de l’esprit apostolique.
La tradition, telle fut la forme, première à l’aide de laquelle on s’efforça de comprendre la présence réelle et toujours agissante de l’esprit apostolique au sein de l’Église. Par opposition à la parole apostolique écrite, on entend par tradition la parole apostolique vivante, se transmettant de génération en génération, la tradition orale, en un mot, que les apôtres ont confiée à leurs disciples, et que ceux-ci à leur tour transmettent à leurs successeurs. « Nous pouvons compter les évêques, dit Irénée, depuis ceux qui furent placés par les apôtres à la tête des Églises jusqu’à leurs successeurs actuels, sans que l’on puisse constater entre eux la moindre interruption. Quand bien même les apôtres ne nous auraient laissé aucune parole écrite, on pourrait sans crainte d’erreur se laisser diriger par la tradition qu’ils confièrent aux évêques, appelés par eux à la tête des Églises. Beaucoup de barbares croient à l’Évangile du Christ, et cependant ils possèdent cet Évangile, non point à l’aide du papier et de l’encre, mais à l’aide de la tradition toute seule ; c’est elle qui le leur a gravé dans le cœur, aussi l’observent-ils scrupuleusement. »
La tradition étant appelée à représenter, toujours vivant, pour tous les âges, l’esprit apostolique, on ne peut abandonner au hasard sa succession et sa conservation. Pour la conserver pure du contact de l’erreur et de l’arbitraire humain, il faut auprès d’elle une autorité toujours capable de la comprendre et de l’interpréter. Il doit donc se trouver dans l’Église un corps enseignant, d’institution divine, et revêtu d’une grâce spéciale, particulièrement chargé de veiller sur la tradition, pour qu’elle se conserve toujours dans sa pureté primitive. L’apostolat doit donc se continuer dans l’épiscopat. En transmettant leurs charges, les apôtres ont transmis également l’esprit qui les animait, et comme eux, leurs successeurs doivent être les organes inspirés de la révélation. La conscience apostolique se survit toujours immortelle dans l’épiscopat, et les conciles sont l’expression vivante de ce corps mystique. L’Esprit de Dieu plane sur les conciles et les rend capables d’expliquer et de proclamer le sens véritable des paroles qu’il a lui-même prononcées, dans le passé, et dont il a confié la garde, soit à la tradition orale, soit à la Sainte Écriture. Ce qu’ont pensé les écrivains sacrés, ce qu’ils n’ont pu qu’indiquer et faire pressentir dans un langage difficile et mystérieux, l’Église n’étant pas encore capable de les comprendre, le même Esprit qui était sur eux le jour de la Pentecôte et quand ils composaient les saints écrits, ce même Esprit se charge ainsi de le révéler à l’heure marquée pour la gloire de Dieu et le bien des fidèles.
Le fleuve sacré de l’inspiration court ainsi au travers de l’histoire. L’Esprit Saint, sous la forme de l’épiscopat, accompagne l’Église et, par lui, fonde cette indestructible unité qui l’élève au-dessus de toutes les fluctuations et de toutes les incertitudes du siècle. Cette unité se constate par le moyen des conciles, ce corps spirituel de l’épiscopat. L’évêque isolé n’est point inspiré, il ne le devient que dans l’union avec le corps dont il est membre. Mais de même que les individualités humaines qui composent le concile sont amenées, sous l’impulsion de l’Esprit, à sacrifier toutes leurs diversités pour se fondre toutes ensemble dans l’unité du même corps, de même aussi il faut que cette unité du corps demeure visible dans un chef suprême et unique. L’épiscopat doit se laisser absorber par la papauté. La présence immédiate de l’esprit apostolique finirait par n’être plus réelle et sensible, si elle ne pouvait pas s’affirmer dans une personne vivante. Le concile n’est qu’un être de raison, il peut représenter l’unité de l’Église, parler en son nom ; mais il n’est pas l’Église. Tous les évêques, en effet, ne peuvent pas assister au concile, et ceux qui y assistent peuvent voir des divergences se produire entre eux, et l’inspiration n’être plus qu’avec la majorité. Mais, dans la personne du pape, le chef souverain de l’Église, l’Église peut contempler son unité, non plus seulement dans un être abstrait et de raison, ou dans une majorité, mais dans une individualité une, réelle et toujours présente ; en elle se concentre toute la plénitude de l’intelligence et de la puissance divines de l’épiscopat ; en elle encore l’inspiration trouve son centre et son foyer. Elle est pour l’esprit de la vérité le miroir toujours pur dont les rayons vont se répandant dans toute la chrétienté. De même que Pierre possédait la primauté dans le collège apostolique, ainsi en est-il du pape dans le collège épiscopal. Dans la doctrine de la souveraineté du pontife romain se résume et se complète le système catholique. Du haut de la chaire romaine parle encore l’apôtre sur lequel le Seigneur a voulu faire reposer les fondements de son Église ; c’est là que cette Église peut trouver le témoignage de la vérité toujours irréfragable et infaillible ; car, comme détenteur et organe souverain de l’inspiration divine, le pape possède la puissance infaillible qui fait taire tous les doutes et confond toutes les erreurs. Alors qu’il parle ex cathedra, en tant que pontife suprême, il possède une conscience qui n’est autre que l’esprit humain divinisé, et il est bien réellement alors le vicaire du Christ sur la terre. Si autrefois Pierre a dit au Sauveur : « A qui irions-nous qu’à toi ? toi seul tu as les paroles de la vie éternelle ! » ainsi peut dire aujourd’hui la chrétienté tout entière, non plus au Sauveur, mais au successeur de l’apôtre.
Le système catholique procède donc tout entier d’un effort continu et persistant pour saisir la révélation sous sa forme objective et la plus extérieure. Cet effort devait aboutir à la création d’un organe apostolique et infaillible, seul capable de contenir et de faire comprendre la vérité révélée. Mais, sous la préoccupation exclusive de cette tentative impossible, on a fini par oublier qu’il s’agissait de sauvegarder, la vérité fondamentale qui doit être le premier objet de notre connaissance. Le catholicisme s’est si bien efforcé de n’être que le grand système garant de la vérité chrétienne, qu’il a fini par oublier la chose elle-même dont il voulait nous garantir la vérité. Pour lui, toute la différence entre le vrai et le faux christianisme, est allée peu à peu se réduisant à n’être plus que l’acceptation ou la négation de la valeur de la garantie qui porte son nom. Dans ce système, il n’y a plus qu’une seule erreur, la négation de l’infaillibilité du pape et de l’Église. La réforme a donc été provoquée par la clameur de la conscience indignée à la vue du judaïsme et du paganisme opprimant la vérité chrétienne, et de la hiérarchie dissimulant la Parole de Dieu sous le vain amas des traditions humaines ; et, son œuvre, elle ne l’entreprit qu’au nom de la foi au Christ Sauveur, seul médiateur entre Dieu et les hommes, expulsé du sanctuaire, devenu la propriété exclusive du pape et de l’Église. La critique des réformateurs n’eut pas de peine à démontrer que le critère extérieur, offert par le catholicisme pour discerner le vrai du faux christianisme, reste sans valeur, attendu que l’on rencontre la tradition contre la tradition, les conciles contre les conciles, et les papes contre les papes. Quant à l’unité visible affirmée par le catholicisme, elle est tout uniment une fiction qu’à chaque instant l’expérience et l’histoire se chargent de démentir. Écartant les prétendues garanties offertes par le catholicisme en faveur du christianisme, la Réforme saisit directement le christianisme lui-même, se l’appropria de plus en plus, et se laissant uniquement diriger par l’Esprit tout-puissant, qui souffle où il veut et ne souffre pas d’être lié, même à la chaire romaine, n’ayant d’autres armes que cet Esprit et la Parole de Dieu, elle commença la purification du temple et de l’Église.
On commet une erreur, ou pour le moins une manifeste exagération, quand on affirme que le subjectivisme, la liberté individuelle, est le principe protestant par excellence. Le fait est que la Réforme se préoccupe d’abord de retrouver et de reconquérir le christianisme primitif, de le saisir dans sa véritable objectivité, en le dégageant de tous les alliages dont le surchargent les traditions humaines, traditiones humanæ ; mais en vertu de cette préoccupation elle-même, elle apporte tous ses soins à faire revivre le christianisme individuel et personnel. Ce que voulait la Réformation, ce n’était ni un christianisme subjectif, ni un christianisme objectif, mais la libre et mutuelle pénétration du christianisme objectif, du fait historique, et du christianisme subjectif, de la foi expérimentée par le cœur ; du dogme lui-même, et de la vie intime et personnelle ; de la révélation divine, et de la conscience religieuse. L’Église évangélique affirme cette union du christianisme objectif avec le christianisme subjectif, à l’aide des deux principes formels et matériels qui, à eux deux, expriment les deux aspects, objectif et subjectif, du fait chrétien. Par le principe formel, on entend la Sainte Écriture, et par le principe matériel, la justification par la foi. Pour comprendre ce qu’est bien réellement le protestantisme, il faut se faire une idée nette et complète de ces deux principes, parfois si souvent méconnus, et plus souvent encore si faussement exposésc.
c – Comp. Dorner : Le principe de notre Église.
De toute évidence, puisque notre christianisme n’est pas un fait individuel et subjectif, il doit y avoir une règle, une autorité chrétienne, indépendante de toutes les circonstances et de toutes les volontés individuelles. Cette règle objective, ce canon chrétien, ne peut pas être autre que la personnalité de Christ, avec sa toute-puissance de sanctification et de rédemption. Si l’on nous demande où se trouve le Christ, nous ne pouvons pas ne pas répondre avec le catholicisme lui-même : « Le Christ ne se trouve et ne peut se trouver que dans l’Église » ; c’est l’Église en effet qui est le corps de Christ, ou l’organisme dont il est le chef toujours vivant et toujours présent. Alors que l’Église constate et promulgue sa foi, dispense ses sacrements, célèbre son culte, le Christ exalté et glorifié est là présent, se rendant témoignage à lui-même, avec une irrésistible évidence, pour tous ceux qui croient par la puissance du Saint-Esprit. Il est encore évident que l’on ne peut pas connaître le Christ véritable si l’on ne connaît pas le Christ historique et les faits qui constituent la révélation dont il est l’objet. Sans cette connaissance première, on ne peut se faire du Christ glorifié qu’une conception incomplète et vaporeuse, qui ne sait que se perdre dans le vague d’un mysticisme sans raison et sans vie. Lorsque nous disons qu’il faut chercher le Christ dans l’Église, nous entendons par l’Église, l’Église apostolique. L’Église apostolique ne nous montre pas seulement la forme originale de la vie chrétienne dans ses rapports avec le Sauveur invisible, séant à la droite du Père ; elle est aussi le dépositaire de l’image véritable et authentique du Christ, de la Parole faite chair ; elle nous le dépeint tel qu’il a vécu et s’est manifesté dans l’histoire. Aussi certainement que l’Église primitive a été le premier chaînon de notre développement religieux, et qu’elle a porté dans son sein le véritable christianisme, aussi certainement il doit exister pour nous une histoire authentique et sûre de l’époque apostolique, constatant ce qui a été le christianisme primitif, dont elle reste le premier et le seul témoin. On ne peut pas en effet ne pas le voir. Ou bien l’on ne pourra plus dire ce qu’est le christianisme, auquel cas il ne serait pas une révélation divine, mais un mythe ou un système philosophique ; ou bien il doit exister un document réellement authentique, constatant comment l’âge apostolique a conçu et s’est approprié la pensée du Christ, afin que chaque génération puisse rester en communion avec l’Église et le christianisme apostolique. Nous paraissons abonder dans le sens catholique ; nous en différons cependant parce que nous affirmons, avec les Réformateurs, que nous ne pouvons posséder la tradition apostolique, dans toute son intégrité et sa pureté, que dans les Saintes Écritures du Nouveau Testament ; tandis que la tradition orale, au sens ecclésiastique du mot, ne contient rien dont elle sache, comme l’Écriture, nous garantir l’origine médiatement ou immédiatement apostolique, ou dont elle soit capable, l’origine apostolique étant admise, de conserver pour les siècles la forme authentique et véritable. L’Écriture reste donc pour nous l’argument suprême, la pierre de touche, lapis lydius, pour constater ou pour rejeter la valeur de la tradition elle-même. Si l’on est forcé d’admettre que le contenu essentiel du christianisme se retrouve dans la tradition, et que l’Esprit du Christ ne peut pas rester étranger à son développement, il faut également constater avec l’expérience que l’inspiration véritable ne va pas au delà des temps apostoliques, et qu’à partir de cette époque, on retrouve dans la tradition un perpétuel mélange d’éléments canoniques et apocryphes. L’expérience nous enseigne encore que, dans les temps qui suivirent immédiatement la période apostolique, l’Écriture Sainte cessant de présider au développement de la tradition, ce développement ne tarda pas à revêtir la forme et à subir l’influence des livres apocryphes. De bonne heure donc, la tradition orale et apostolique dut subir d’étranges modifications. En opposition avec la mobilité et les variations incessantes qui caractérisent la tradition orale, l’Écriture Sainte affirme son témoignage toujours immuable et toujours le même, littera scripta manet. Dès lors que nous partageons la foi des Réformateurs en la Sainte Écriture, nous croyons avec eux en sa valeur parfaite comme règle suprême, à toutes les époques du développement chrétien, ainsi qu’à la vérité et à la plénitude de son témoignage apostolique. Cette foi implique pour nous la conviction toute chrétienne que la Providence dirige l’Église, le Sauveur ne cessant pas un seul instant de la protéger et de la garder. Si cette conviction ne peut pas se démontrer avec une irrésistible évidence, par le moyen du raisonnement, elle a du moins pour elle les faits et l’expérience qui permettent de suivre au travers de tous les temps l’action providentielle. Grâce encore à cette même expérience, nous pouvons constater que nous serions incapables de discerner dans la tradition toujours changeante et toujours accessible aux influences du dehors, le vrai du faux, l’élément apocryphe de l’élément canonique et authentique, si nous n’avions pas pour nous la Sainte Écriture. Sans elle, à toutes les époques de trouble et de confusion, une réformation serait impossible, à moins qu’il ne plût à Dieu de renouveler la fête de la Pentecôte, et d’envoyer sur la terre de nouveaux apôtres.
[Voir Thiersch : Leçons sur le catholicisme et le protestantisme, vol. 1, p. 320. « C’est par un acte de foi que nous croyons que la divine Providence, Christ et son Esprit, dirigent l’Église. Le Tout-Puissant ne pouvait pas en effet ignorer qu’un jour viendrait où la tradition apostolique non écrite, se corrompant par la persistante faiblesse de l’homme, et ne présentant plus aucun caractère d’authenticité et de fidélité, l’Église aurait besoin d’un document sacré inaccessible à l’erreur, comme le peuple de l’ancienne Alliance avait eu besoin des écrits de Moïse et des prophètes. Car si l’Écriture sainte ne peut pas servir de refuge à l’Église contre les objections et les doutes qu’à si juste titre provoque la tradition, il ne lui reste plus qu’à attendre une seconde Pentecôte ou l’envoi de nouveaux apôtres. »]
Le principe de la Réforme, l’autorité de l’Écriture se pose contradictoirement à la tradition ; ce rapport négatif n’est cependant pas exclusif, quoique on ait bien voulu le dire. Il y a, il est vrai, une conception de l’autorité de l’Écriture qui tendrait à supprimer dans l’Église tout ce qui ne pourrait pas rigoureusement démontrer son origine biblique. Ce point de vue est complètement étranger à la Réforme luthérienne, mais on peut constater, il est vrai, son influence dans la Réforme française. La Réforme luthérienne se posa, au contraire, dès le début, dans un rapport de dépendance, au regard de la tradition, soit rituelle soit dogmatique, quand cette tradition, au lieu de porter l’empreinte du particularisme ecclésiastique, grec ou latin, put revendiquer un caractère incontesté de véritable et chrétienne catholicité. Aussi l’Église évangélique accepte-t-elle les symboles œcuméniques, dits des apôtres, de Nicée et d’Athanase, parce que, pour elle, ils renferment l’expression la plus authentique de la tradition chrétienne. De même, le catéchisme de Luther enseigne toute la doctrine chrétienne, à l’aide des dix Commandements, du Symbole des apôtres, de la Prière du Seigneur et des sacrements ; et c’est à juste titre que le Réformateur invoque ces grands faits. N’étaient-ils pas, pendant les ténèbres du moyen âge, les seuls témoins pour rappeler encore au peuple ce qu’avait été la foi primitive ? De plus, les Réformateurs s’appliquaient toujours à démontrer l’antiquité et le caractère vraiment chrétien de leur doctrine, en produisant, sous le nom de consensus patrum, les témoignages des pères de l’Église. Luther et Mélanchton ne se départirent jamais du plus grand respect pour la tradition chrétienne, et ils la maintinrent avec la plus scrupuleuse circonspection, non seulement au point de vue dogmatique, mais même, encore lorsqu’il ne s’agissait pour eux que de réviser les formes ecclésiastiques. Et l’on vit toute l’importance qu’ils lui reconnaissaient, lorsqu’ils prirent la défense, contre les anabaptistes, du baptême des petits enfants, sachant bien cependant, qu’il ne pouvait être soutenu qu’à l’aide d’arguments empruntés, non aux Écritures, mais à la seule tradition. Ce fut encore par respect pour la tradition qu’ils conservèrent, avec l’année ecclésiastique, le cycle des fêtes chrétiennes, et dans la liturgie et le recueil des chants sacrés, tout ce que recommandait une pensée réellement œcuménique et chrétienne. L’autorité des écritures ne fut donc jamais pour la Réforme une arme révolutionnaire pour attaquer violemment la tradition chrétienne, mais un moyen légal pour la ramener à reprendre, aux pieds de la Parole de Dieu, la place qu’elle occupait autrefois, et que jamais elle ne devait abandonner. Alors même que l’on pourrait démontrer que bien souvent les Réformateurs tranchent la difficulté et ne savent pas la dénouer, quand ils se trouvent aux prises avec les difficultés que leur oppose la tradition, par l’inextricable mélange du faux et du vrai qui est un de ses principaux caractères, même alors on ne prouverait rien contre le principe de la souveraineté des Écritures ; car ce principe ne peut être ni modifié, ni renversé, aussi longtemps qu’on ne peut pas lui substituer une autorité capable de réclamer la même obéissance.
Remarque. — Il en est parmi nous qui voudraient réformer la Réforme, en substituant à son principe formel la formule du baptême ou le Symbole des apôtres, comme la règle chrétienne par excellenced. Ils font remarquer que ces deux symboles, indépendamment du mérite d’avoir été institués, l’un par le Seigneur lui-même, et l’autre par les apôtres, seraient admirablement appropriés tous les deux, par leur brièveté et leur précision, pour servir de règle suprême aux rapports si difficiles du jugement individuel et de la Bible. D’après eux, les réformateurs, en livrant à tous le texte sacré, ont ouvert trop grandes toutes les portes et toutes les avenues à l’arbitraire et aux caprices individuels qui, sous nos yeux, submergent et emportent tout. Quel que soit le respect que nous inspire le Symbole des apôtres, nous ne pouvons pas cependant lui reconnaître la puissance réformatrice qu’on veut ici lui conférer. Nous concédons volontiers les nombreux abus que peut entraîner une conception inintelligente de la souveraineté des Saintes Écritures. Nous concédons tout aussi volontiers la haute signification que peut revendiquer le Symbole des apôtres, car il est le document œcuménique le plus ancien que connaisse la foi chrétienne. Nous concédons encore que le Symbole, à ne regarder qu’à son contenu, peut à juste titre réclamer le titre d’apostolique, car ses affirmations se retrouvent toutes dans les diverses Églises de la chrétienté, et nous pouvons les lire, sinon toujours dans les mêmes termes, du moins dans des termes équivalents, dans les livres du Nouveau Testament. Nous reconnaissons même qu’il ne peut pas être un extrait emprunté à ces livres, attendu qu’ils ne furent définitivement réunis pour former le canon qu’à peu près à la même époque où il reçut lui-même sa forme définitive (IVe siècle). Mais, tout en reconnaissant que ce Symbole est la tradition la plus ancienne et la plus authentique que nous ait léguée l’Église primitive, nous ne pouvons pas cependant concéder qu’il puisse jamais devenir l’autorité décisive, appelée à prononcer en dernière instance sur toutes les questions susceptibles d’intéresser la conscience chrétienne. Nous sommes, au contraire, obligés de reconnaître que ce n’est qu’à son caractère biblique qu’il doit l’autorité dont il est investi, et que cette autorité il peut la revendiquer, non point à cause de son origine, mais uniquement par le fait de sa conformité avec la Bible. Bien loin d’admettre que le Symbole puisse revendiquer dans l’Église le rôle d’arbitre, nous ne pouvons qu’affirmer sa complète insuffisance à cette haute destination. Non, le Symbole des apôtres ne peut pas être une autorité suprême et sans appel, car s’il est, quant à son contenu, l’œuvre de l’époque apostolique, quant à la forme qu’il a revêtue et sous laquelle nous le possédons aujourd’hui, il n’est que le produit de l’âge post-apostolique. Quant à ceux qui voudraient soutenir que, tel que nous le possédons aujourd’hui, il est l’œuvre des apôtres et du Seigneur lui-même, en présence d’une assertion aussi évidemment inhistorique, nous n’aurions qu’à leur opposer le silence absolu du Nouveau Testament sur cette question et, de plus, les irrécusables et nombreux témoignages attestant les diverses formes que, dans différentes Églises, a revêtues le Symbole. Il est vrai que ces diversités n’affectent point son contenu essentiel, mais il n’en est pas moins vrai que tous les articles qu’il énonce, ou ne se retrouvent pas à toutes les époques et dans toutes les localités, ou ne s’y retrouvent que sous des expressions diversifiées ou abrégées. Ces circonstances prouvent donc surabondamment que les apôtres ne nous ont pas transmis ce symbole sous sa forme dernière et complète, et qu’il n’est en réalité que le résultat de la tradition qui, après bien des efforts pour donner à la doctrine apostolique une expression définitive, a fini par s’arrêter à la formule que possède aujourd’hui l’Église universelle.
d – C’est entre autres la pensée bien connue de Grandwirg.
Les défenseurs de l’origine apostolique immédiate du Symbole, à l’appui de leur affirmation, invoquent non point l’histoire, mais une idée, l’idée de ce que, d’après eux, doit nécessairement comporter, comme condition première, la fondation de l’Église. L’Église, disent-ils, promet aux croyants le bonheur éternel ; elle doit donc, dès l’abord, affirmer, d’une manière définitive et nettement arrêtée, tout ce qu’il importe de croire, et comment on doit le croire pour participer au salut. En d’autres termes, dès les premiers jours de l’Église, les conditions du salut doivent être irrévocablement arrêtées, et dans une formule immuable pour tous les temps, présider aux baptêmes qui se célèbrent aujourd’hui, tout aussi bien qu’à celui qui, le premier, se célébra sur la terre. Par conséquent, la formule du baptême, aujourd’hui, doit être la même que celle du premier baptême chrétien. A cette formule on ne peut rien retrancher, rien ajouter, car si l’Église venait à varier dans sa confession de foi, on verrait par cela même varier les conditions du salut : à une époque, il faudrait pour l’obtenir croire un peu plus, mais à une autre, croire un peu moins.
Mais si le côté historique de cet argument nous paraît défectueux, l’idée qui l’inspire nous semble bien mieux convenir à l’Église sous la loi, qu’à l’Église de l’Évangile et de la grâce. Nous savons, en effet, d’après la tradition apostolique parvenue jusqu’à nous, et d’après l’expérience des chrétiens de l’Église universelle, que le Christianisme n’est pas une loi, pas même une doctrine nouvelle, mais une vie et une création nouvelles, et que, en conséquence, si l’on vient à se demander ce qu’il est nécessaire de croire pour être sauvé, on ne peut pas répondre à cette question en affirmant un total de croyances nettement définies à retenir, mais en présentant, comme condition première et essentielle, la participation au principe de cette nouvelle création et son appropriation par le fidèle. Aussi nos vieux dogmatistes appelaient-ils la foi justifiante, la foi qui produit le salut, « fides salvifica. »
En d’autres termes, nous savons par la tradition apostolique conservée par la Sainte Écriture, qu’il est de nécessité pour le salut, non point de posséder toujours une foi explicite, mais une foi implicite, (fides explicita, — fides implicita), contenant en principe, et sous une forme inconsciente et encore incomplète, ce que le symbole affirme à l’aide de ses formules précises et rigoureusement arrêtées. Il n’y a que les choses matérielles et mécaniques, un anneau, une chaîne par exemple, dont on peut dire qu’elles ne sont qu’alors qu’elles restent complètement achevées. Mais en présence d’un organisme vivant, alors même qu’il ne posséderait pas encore tous les organes essentiels à son développement, on peut affirmer sa réalité. Or, la vie éternelle et tous les faits qu’elle implique, ainsi que tous sont bien obligés de le concéder, doit être envisagée d’après les lois qui président à la vie. Aussi voyons-nous, dans l’Évangile, le Sauveur des hommes promettre le salut à des croyants, qui certainement croient en lui et se donnent à lui, mais dont la foi n’est pas encore la foi telle qu’ils la connaîtront et la posséderont plus tard. Et cependant, de cette foi il a dit bien souvent : « Elle t’a sauvé, » et il n’a pas imposé d’autres conditions à ceux qui la possédaient. C’est ainsi qu’il proclame saint Pierre bienheureux, le jour où il le confessa comme le Fils unique de Dieu, quoique en ce moment bien des articles du Symbole manquassent à la profession de l’apôtree. Concevoir un minimum de croyances, comme indispensable au salut, c’est revenir à la théorie des points fondamentaux, sans remarquer que, lorsque nos anciennes dogmatiques produisirent cette théorie, elles ne purent le faire qu’en oubliant la vraie signification de la foi justifiante « fides salvifica », et en commettant, à leur propre point de vue, une véritable inconséquence. Car les conditions pour le salut se réalisent dans des rapports si intimement et si directement personnels, qu’il peut se faire que la négation d’une vérité soit, à un moment donné, et pour un croyant, un obstacle au salut, tandis que pour un autre, placé à un point de vue plus élevé, cette même négation devienne un précieux auxiliaire. Si donc l’on ne sait pas retenir la foi au Sauveur comme le principe et la cause du salut, et que l’on veuille absolument en déterminer la condition efficiente, sous la forme d’une quantité dogmatique à retenir, on aboutira forcément à cette alternative : ou bien, finir par reconnaître qu’on est en présence d’une question que ne peut saisir aucune formule, ou bien courir le danger de s’endormir dans la tranquille possession de quelques croyances favorites, bien convaincu qu’en les conservant on n’a plus rien à conquérir.
e – Matthieu 16.16.
[C’est avec une bien réelle sympathie que nous reproduisons ici la pensée que développe l’excellent Julius Müller dans son écrit sur l’Alliance évangélique. « Pour nous, dit-il, l’Église protestante a réalisé un succès inespéré et désormais inattaquable, lorsque après la déchéance religieuse infligée par le scolasticisme théologique de la fin du 17e siècle, au lendemain des étroitesses de la réaction piétiste et morose qui en étaient la conséquence nécessaire, elle a pu, grâce au bienfaisant réveil, l’honneur de notre époque, proclamer, les petits enfants l’entendant et pouvant le comprendre, que la foi qui nous sauve n’est plus l’acceptation d’un certain nombre de croyances, dites les articles fondamentaux primaires « articuli fides fundamentales primurii, » mais l’abandon et le sacrifice de notre être tout entier a la personne du Seigneur Jésus. Cette généreuse affirmation provoquera prochainement, nous n’en avons pas le moindre doute, de violentes attaques ; on la décriera comme une hérésie ; mais, malgré toutes les réactions dont les signes précurseurs apparaissent déjà, elle est trop profondément ancrée dans la Parole de Dieu et trop inhérente au principe religieux de la Réforme, pour qu’on puisse douter un seul instant de son triomphe définitif. »]
Mais s’il est difficile ou impossible de dire ce qui est fondamental, en fait de croyances, au regard du salut individuel, il n’en est plus ainsi quand on considère les circonstances qui, sur la terre, président au développement et à la conservation de l’Église. A ce point de vue, on peut dire articles fondamentaux tous ceux qui intéressent la conservation et le progrès de la saine doctrine et pour l’Église et, par son intermédiaire, pour l’individu qui ne peut pas ne pas ressentir le contre-coup des défaites ou des succès qu’elle rencontre sur sa voie. Mais si l’on ne conçoit la nécessité des articles fondamentaux qu’au point de vue de la conservation et du développement de l’Église, cette notion, par cela même, contracte aussitôt un caractère de mobilité et de contingence, car en admettant un développement successif de l’Église, on admet qu’inévitablement surviennent des époques pour lesquelles les doctrines fondamentales des âges précédents ne conservent plus la même valeur. Certainement, il faut bien le reconnaître, ce qui est réellement fondamental doit vivre et se retrouver dans la conscience religieuse de l’Église, à toutes les époques de son histoire, mais il ne s’ensuit nullement qu’elle sache le formuler d’une manière explicite, et qu’elle en ait nettement conscience. La vie et la plénitude de la vie constituent la première nécessité ; mais la loi, la règle, le formulaire restent des nécessités secondaires. Aussi longtemps que l’esprit apostolique dans toute sa fraîcheur et sa féconde simplicité gouverna l’Église, nulle part on ne sentit la nécessité d’un autre formulaire que celui qu’avait énoncé le Seigneur (Matthieu 28.19) au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Il contient en effet le christianisme tout entier, et la prédication apostolique sut bien en faire ressortir cette puissance vivante, cause première de la nouvelle création. Mais lorsque ces temps de plénitude et de rafraîchissement spirituels furent passés, et que, les apôtres ne gouvernant plus l’Église, l’erreur eut jeté le trouble dans son sein, ses docteurs et ses maîtres durent songer à recueillir les biens qui constituaient la tradition apostolique en les inscrivant dans un formulaire ; et, en même temps que se formait ce formulaire, dont le Seigneur lui-même nous a légué la partie fondamentale, on rassemblait les saints écrits des premiers prédicateurs de l’Évangile dans un livre destiné à devenir le livre-loi, le canon par excellence. Telle est donc la vraie et la grande signification du Symbole apostoliquef : il est la première parole qu’ait prononcée l’Église post-apostolique ; il constitue pour elle ce oui et cet amen qu’affirme le catéchumène lorsqu’il promet publiquement de retenir et de transmettre à ses successeurs la doctrine que ses maîtres lui ont confiée. D’après tous les témoignages historiques, ce Symbole s’est formé peu à peu, subissant des modifications et des rédactions diverses et nombreuses, jusqu’à ce qu’enfin il atteigne la forme dernière sous laquelle nous le possédons aujourd’hui. Quoiqu’on puisse dire que le Symbole des apôtres fait partie intégrante du baptême, puisque par lui l’Église atteste qu’il constitue pour elle la foi dans laquelle elle veut élever l’enfant auquel elle administre ce sacrement, et que celui qui le reçoit prend l’engagement de retenir la foi de l’Église, toute réserve faite du droit de rechercher si cette foi concorde réellement avec le témoignage apostolique, néanmoins on ne saurait prétendre que ce Symbole soit la substance elle-même du baptême. Car il ne viendrait à la pensée de personne de soutenir que le baptême sans sa forme ecclésiastique dût être invalidé et renouvelé quoiqu’il eût été accompli conformément à l’institution du Seigneur lui-même.
f – Voir A. G. Rudelbach : La signification du symbole apostolique, p. 22.
Si, au point de vue historique et dans sa forme actuelle, le Symbole des apôtres ne peut être considéré que comme un produit post-apostolique, quant à son contenu et au regard de sa valeur réelle, on ne saurait non plus l’invoquer comme autorité critique par excellence de l’Église chrétienne. Chacune de ses paroles, prises isolément, resterait incompréhensible, si nous n’avions pas pour l’interpréter une source d’informations plus complète, à laquelle nous pouvons la ramener. Aussi voyons-nous que les Pères des trois premiers siècles n’ont jamais séparé la tradition de l’Écriture Sainte, et Irénée lui-même, que l’on invoque si volontiers dans les questions relatives à la règle de la foi, appelle l’Écriture : la colonne et le fondement de l’Église, columna et fundamentum Ecclesiæ. Il est au reste évident que, sans l’Écriture et avec le seul Symbole des apôtres, nous serions incomplètement et bien mal renseignés. Quoiqu’il soit le Symbole consacré pour le sacrement du baptême, il ne nous donne pas à ce sujet le moindre renseignement, et tout en le retenant dans son entier, on pourrait ne voir dans le rite baptismal qu’une cérémonie extérieure destinée à frapper l’imagination. Il n’est pas plus explicite sur le sacrement de la sainte Cène. Il passe également sous silence l’importante doctrine de la justification par la foi, dont personne aujourd’hui dans notre Église n’oserait contester la valeur fondamentale. La doctrine elle-même de la personnalité du Sauveur s’y trouve formulée avec si peu de précision, que les Ariens, aussi bien que les Sociniens, invoquent à chaque instant la lettre du Symbole, et son autorité pour justifier leur prétention à retenir le titre de chrétien. Si l’on nous répond que ceux qui introduisent des hérésies dans le Symbole ne le connaissent pas, et ne savent pas ou ne veulent pas comprendre les conséquences qui se déduisent naturellement de ses affirmations, nous acquiesçons volontiers à cette observation. Mais, à notre tour, nous devons nous étonner du peu de cas que font des symboles de Nicée et d’Athanase les défenseurs exclusifs du Symbole des apôtres, alors que pour lui seul ils revendiquent le droit d’être, pour l’Église, la norme chrétienne par excellence. Ce Symbole ne pouvant être compris, si on le sépare des conséquences qui s’en déduisent légitimement, qu’y a-t-il de plus naturel que de le rattacher d’abord à celles constatées par la représentation œcuménique de l’Église, avec l’autorité des Saintes Écritures, et promulguées à Nicée par Athanase ? Avec cette manière de voir ne sommes-nous pas infiniment plus dans la vérité que si nous nous laissions aller à considérer ces documents œcuméniques uniquement comme l’œuvre de vulgaires exégètes, à laquelle, par conséquent, nous pouvons, si bon nous semble, substituer la nôtre propre, alors même qu’elle ne représenterait pour nous qu’une étude superficielle des Saintes Écritures ? Supprimer tous les symboles intermédiaires, pour ne voir et n’invoquer que la lettre si vague et si peu précise du Symbole apostolique, c’est faire, qu’on s’en doute ou non, ce qu’ont toujours fait les Sociniens. Et dès lors que l’on pratique cette méthode, que ce soit au profit de la foi ou de l’incrédulité, on n’en commet pas moins une erreur historique.
Nous ne pouvons donc pas admettre la théorie qui veut faire du Symbole des apôtres un moyen de réforme dans la Réforme. Pour nous, elle n’est qu’une réaction contre le principe protestant de l’autorité absolue des Écritures, conçu trop exclusivement. Bien loin de nous apparaître comme un progrès, ou même comme une amélioration possible, elle nous fait tout l’effet de n’être qu’une manière de puyséisme anglican, sans avenir et sans raison.
L’Écriture Sainte, mais l’Écriture indissolublement rattachée à l’Église, et à l’Église témoin du Seigneur Jésus, tel est le principe formel ou l’autorité chrétienne objective du protestantisme. Mais affirmer une autorité chrétienne, que cette autorité s’appelle l’Écriture ou l’Église, c’est affirmer une conscience destinée à la comprendre et à lui obéir. L’autorité extérieure renvoie donc à une autorité intérieure, à un principe capable de l’entendre et de l’interpréter, autant dire à la conscience chrétienne et régénérée à laquelle l’Esprit de Dieu, s’unissant à l’esprit de l’homme, certifie son témoignage (Testimonium spiritus sancti). Pour la conscience irrégénérée, le témoignage de l’Écriture, tout aussi bien que celui de l’Église, qu’il se fasse entendre par la parole ou par le culte, ne peut pas plus avoir de signification que n’en avait la présence matérielle du Seigneur Jésus pour les incrédules de son temps. L’Écriture et la tradition n’ont un sens véritable et n’ouvrent leurs trésors d’intelligence et de vie qu’à la conscience chrétienne portant en elle, comme un principe vivant, le témoignage de l’Esprit et de l’Église ; sans ce témoignage, l’autorité la plus sainte n’est plus l’autorité. On a dit que l’Écriture ne pouvait être interprétée que par l’analogie de la foi (analogia fidei) ; mais comment cette analogie, c’est-à-dire un résumé vivant de la doctrine scripturaire, peut-il se former dans la conscience sans les Écritures, et donner au croyant la force et le tact chrétiens capables, alors qu’il les étudie, de discerner l’essentiel de l’accessoire ? On répond que l’Écriture ne peut être interprétée que sous la sanction de la règle apostolique, le Symbole des apôtres ; mais ce Symbole lui-même, peut-il avoir un autre interprète que la conscience chrétienne elle-même, rendue capable de reconnaître, dans l’ensemble des dogmes apostoliques, le principe vivant qui les fait être et les retient unis et dépendants ? Et de plus, quelle autre autorité que cette conscience pourra jamais, dans cet ensemble, dire ce qui subordonne et ce qui est subordonné, ce qui est le centre et ce qui n’est que la circonférence ? On ne saurait éluder cette question, car, dans un organisme, le centre ne saurait être partout, et l’essentiel supprimer l’accessoire. On répond encore, avec saint Augustin, que l’Écriture ne peut être interprétée que d’une manière digne de Dieu et digne des choses saintes (θεοτρεπῶς). Mais le sentiment que comporte cette dignité, comment serait-il possible si l’idée chrétienne de Dieu n’est pas vivante dans la conscience ? Cette règle intérieure, autorité vivante de la conscience chrétienne, ne peut être cherchée que dans le principe matériel du protestantisme. On est convenu d’appeler de ce nom le dogme de la justification par la foi. Mais il faut que, dès l’abord, on entende bien que la justification par la foi ne consiste pointa retenir une croyance. Nous n’aurions plus alors qu’une tradition ajoutée à une autre, et il nous faudrait chercher encore l’a priori relatif dont nous avons besoin pour entendre cette tradition première. La justification par la foi doit donc exprimer pour nous la subjectivité chrétienne, la conscience régénérée, la nouvelle création en Christ, qui se sait, non point une table rase (tabula rasa), mais une force subsistant par elle-même et retenant non seulement en face de l’Église, mais même de l’Écriture, la conviction de son indépendance, grâce aux certitudes de la justification par Christ, du pardon des péchés, de l’adoption filiale et de la glorieuse liberté des enfants de Dieu, chaque jour confirmées par l’expérience de la vie et de la vérité chrétiennes. Certainement cette subjectivité chrétienne est engendrée par l’Église et doit, par conséquent, en avoir conscience, en retenant, dans ses rapports avec elle, tout aussi bien qu’avec l’Écriture, le sentiment, de sa dépendance ; mais de même que nous le disions au commencement de cette Introduction, pour le sentiment de la dépendance absolue de l’homme vis-à-vis de Dieu, devenant un sentiment de liberté relative, de même et à plus forte raison dans nos rapports avec la révélation, la dépendance absolue doit tendre à l’indépendance relative. Il ne faut donc pas, dans ses rapports avec la doctrine reçue, que la conscience chrétienne persiste dans le sentiment de sa dépendance, mais le moment doit venir pour elle où, tout en continuant à recevoir, elle apprendra à rendre ce qu’elle a reçu à qui le lui a donné. Dès lors, les rapports entre l’autorité extérieure et l’autorité intérieure deviennent ceux d’une mutuelle et libre assistance. Cette indépendance de la conscience chrétienne s’est manifestée, avec un singulier et vif éclat, au moment de la Réformation. Pour ceux, en effet, qui comprennent Luther, il n’est pas autre chose que la voix qui crie : « Liberté de l’homme chrétien », certitude de l’union avec Christ par la foi (ce n’est pas moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi), certitude de posséder par la foi l’Esprit qui conduit en toute vérité. S’il put accomplir la réforme de l’Église, nous ne le devons qu’au sentiment, que toujours il sut conserver si vivant, du rapport de dépendance et d’indépendance réciproques unissant l’autorité extérieure à l’autorité intérieure. Ce ne sera jamais non plus qu’à l’aide de l’union de ces deux facteurs que l’Église pourra subsister et grandir. Nous acquiesçons volontiers à ceux qui nous objecteraient que le subjectivisme chrétien, le principe intérieur, quoique conduit et dirigé par l’Esprit de Dieu, ne saurait prétendre à l’infaillibilité, alors qu’agissant vis-à-vis de la règle extérieure, dans le sentiment de son indépendance, il affirme, à l’aide de ce qu’il a reçu, une nouvelle tradition, et fait éclore dans l’Église, ainsi qu’il le fit à l’époque de la Réformation, une nouvelle expansion symbolique. Nous accordons encore que l’Église, aussi longtemps qu’elle sera l’Église militante, ne pourra que poursuivre l’idéal sans pouvoir jamais l’atteindre réellement. Nous n’éprouvons même aucun embarras à confesser que la Réforme, dans ses efforts pour faire revivre l’Église apostolique, sous bien des rapports n’a pu que très imparfaitement reproduire le modèle si obstinément poursuivi. Mais nous affirmons d’autant plus hautement, au nom même de ces aveux, que ce n’est que dans la Réforme et par elle, que ce modèle peut être enfin réalisé. Nous n’éprouvons donc aucune hésitation à constater qu’il y a des moments dans la tradition, des vérités dans l’Église romaine, dont la Réforme n’a pas su tenir suffisamment compte. Mais, en vertu de tous ces aveux, nous ne sommes que mieux autorisé à soutenir que seul, le principe de la Réforme peut nous permettre de réparer les erreurs commises ; et de plus, nous maintenons que rien ne peut être réformé en esprit et en vérité, si d’abord l’on ne commence pas par reconnaître qu’il n’y a point d’autre vérité que celle qui peut soutenir la double épreuve et de la Parole de Dieu et du libre examen de la conscience affranchie par Jésus-Christ.
Remarque. — Lorsque le principe formel et le principe matériel, l’autorité des Écritures et de l’Église d’une part, et de l’autre le principe spirituel ou la subjectivité chrétienne, viennent à se séparer et se produisent en dehors de leurs rapports naturels, on voit alors l’idée d’Église revêtir les formes les plus fausses et les plus disparates. L’histoire de l’Église nous fait assister, à certaines époques, à des situations religieuses qui ne laissent plus subsister l’Église que sous la forme d’un mosaïsme sans grâce et sans vérité, ou celle de l’école ou de la secte. Mais toutes ces manifestations ne font qu’accuser la rupture du lien qui devait retenir dans le même moment organique, et dans le même rapport de dépendance mutuelle, les deux principes que nous constatons, l’autorité extérieure et l’autorité intérieure.
Signalons les formes principales que peut revêtir l’idée d’Église quand, à l’exclusion du principe matériel, on retient seul le principe formel.
Le principe formel étant exclu, le principe matériel devient la tradition et produit le catholicisme exclusif. On ne demande plus que ce qui doit être cru et en quelle quantité on doit le croire. Et cette quantité dogmatique une fois constatée, on n’a plus d’autre préoccupation que celle de la défendre contre les atteintes du caprice individuel. Une fois assurée de posséder le véritable christianisme, certifié bien authentique à l’aide d’un système de garantie qui est l’Église elle-même, la conscience doit se soumettre à l’autorité garante, sans plus s’inquiéter des épreuves et du labeur qui précédent toujours la conquête de la foi. Et si jamais, dans ce système, apparaît la foi individuelle, on peut dire qu’elle est un fait accidentel, qui ne doit rien à l’autorité religieuse elle-même.
Le principe formel peut être aussi maintenu à l’exclusion du principe matériel, au motif et au profit de l’autorité des Saintes Écritures. On a alors un mosaïsme tel que celui que nous avons vu se produire dans le protestantisme orthodoxe du XVIIe siècle. L’Écriture devient un code, dans lequel la conscience chrétienne, n’ayant plus le sentiment de sa liberté, ne sait plus discerner l’essentiel de l’accessoire. Le livre est déifié, et il n’est pas une de ses lettres dont on ne fasse de véritables reliques. Tout ce qu’implique de catholicisme une pareille tendance, il est facile de le constater, a la valeur toujours croissante que prennent les symboles traditionnels au détriment de la Bible elle-même. Quand une fois on se tient pour assuré de posséder l’héritage des Pères, la pure doctrine, l’exacte exposition des vérités nécessaires au salut, on ne pense pas à s’assurer si les vérités écrites et déposées dans les symboles vivent également dans le cœur comme autant de réalités dont la lettre morte ne peut jamais être que l’impuissante image. Le plan du salut n’est plus qu’une vaine théorie qui, assez souvent, dispense de la sanctification, mais bien rarement de la haine théologique. Si l’on veut voir jusqu’où peut descendre cette méconnaissance de la conscience chrétienne du témoignage du Saint-Esprit, on n’a qu’à se rappeler l’histoire des luttes de l’orthodoxie contre le piétisme, à l’occasion de la théologie des irrégénérés, theologia irregenitorum. On vit à cette époque des orthodoxes soutenir que le ministère des pasteurs irrégénérés pouvait être tout aussi efficace que celui de leurs collègues régénérés, dès l’instant qu’ils annonçaient la pure doctrine, et que l’on pouvait lire et comprendre les Saintes Écritures sans que jamais le cœur eût été touché par l’Esprit de Dieu. Ces luttes sont bien faites pour nous apprendre qu’il peut se rencontrer une pensée et une imagination inspirées par le christianisme, le cœur lui restant complètement étranger. Effectivement, l’orthodoxie perdit alors le sentiment et des émotions et des expériences de la vie chrétienne, sans se douter qu’elle avait ainsi perdu la possibilité de connaître et de posséder le véritable christianisme. Pour elle, en effet, le christianisme n’étant plus qu’un ensemble de vérités logiquement déduites, expression de la pure doctrine, la mémoire restait un moyen suffisant pour s’approprier le système et toutes ses grâces. La condamnation de cette orthodoxie grossière était écrite ; le jour de l’exécution était proche.
Le rationalisme parut, soutenant, lui aussi, que la raison naturelle et l’homme naturel sont capables d’entendre et d’interpréter les Saintes Écritures. Et, avec le rationalisme, ne vit-on pas alors se produire dans toute sa réalité la grande théologie des irrégénérés, qui devait bientôt inonder la chrétienté protestante tout entière ? L’orthodoxie avait perdu la clef de la science, elle ne put donc pas se maintenir contre les attaques de l’adversaire. On la vit bientôt abdiquer et se dissimuler sous la forme de ce supranaturalisme, inconséquent et impuissant, qui ne sait que séparer Dieu et l’homme, la grâce et la liberté ; et dès lors elle ne vécut plus qu’une existence maladive et toujours défaillante.
Le principe de l’autorité scripturaire, aux mains du rationalisme, dut toujours plus se désintéresser du double témoignage de l’Esprit-Saint et de la tradition ecclésiastique. Il rompit toujours plus complètement avec l’Église, forcé qu’il était de reconnaître qu’elle n’était pas l’os de ses os, ni la chair de sa chair.
Elle devint pour lui une école, donnant à des savants l’occasion d’exercer leur subtilité sur la lettre des Écritures. Au premier moment de son existence, le rationalisme garde, cependant, un caractère religieux ; il ne cherche, dit-il, à l’aide d’une exégèse rationnelle et savante, qu’à rendre possible un christianisme susceptible de se confondre toujours plus avec les données de la religion naturelle. Mais, dans ses développements successifs, il ne tarda pas à prendre une attitude hostile contre la Bible ; il contesta l’authenticité des Livres saints, et ne voulut voir que des mythes dans l’histoire sacrée. Quoique ces attaques de l’école contre l’Écriture puissent paraître très dangereuses à plusieurs, elles n’ont cependant qu’une signification bien secondaire pour celui qui a su faire sa vie du christianisme. Car la conscience chrétienne saura toujours reconnaître dans l’Église la substance à laquelle elle emprunte sa force, la chair de sa chair, l’os de ses os, le sein maternel qui l’a enfantée, le rocher dans lequel elle a été taillée ; grâce à ce témoignage, elle reconnaîtra toujours l’Écriture pour l’œuvre du Saint-Esprit, son Créateur, et alors que sa toute-puissance se manifeste dans son cœur, elle laisse la science et l’école à leurs contestations et à leurs contradictions. De plus, on ne peut oublier que, depuis que la question est pendante devant le tribunal de l’école, l’histoire de la science est obligée de constater que si la critique rationaliste a pu produire des doutes, soulever des objections, jusqu’à ce jour elle est restée impuissante pour expliquer l’origine de la Bible, celle de l’Église et enfin la vie chrétienne au cœur du croyant, ou que les explications qu’elle a tentées, elle n’a jamais pu les maintenir. Nous sommes donc en présence d’un naturalisme ou d’un rationalisme incapables d’expliquer scientifiquement et d’une manière suffisante la création nouvelle.
Si l’on maintient d’une manière exclusive le principe formel, on aboutit à des tendances catholiques, ou à un rationalisme scolastique et aride ; et, en sacrifiant ce principe au principe matériel, on provoque dans un sens contraire tout un ensemble de conséquences sectaires. Quand la conscience chrétienne se détache du milieu historique de la tradition et se prend à méconnaître la parole écrite, croyant que, parce qu’elle se sait née de l’Esprit et en possession du Christ intérieur, elle n’a plus besoin du Christ extérieur, alors, n’ayant plus d’autre principe que celui de l’illuminisme et du fanatisme, elle ne peut plus aboutir qu’au sectarianisme indéfini, Va priori religieux ne connaissant et ne pouvant subir par sa nature aucune limite. De même qu’il est un à priori Scientifique à l’aide duquel la pensée transforme à son profit en vaporeuses allégories le monde tout entier, la nature extérieure, de même avec l’a priori religieux une piété maladive ne sait et ne veut plus voir dans l’Église et dans la Parole de Dieu que l’ombre du Christ spirituel que seule elle croit posséder. Alors, méconnaissant ainsi l’Église et l’Écriture, on en vient à méconnaître le Christ extérieur et, de conséquentes en conséquences, on ne tarde pas à nier le miracle de l’incarnation ; mais, cette négation accomplie, la conscience religieuse cesse d’être une conscience chrétienne. Ce qu’elle peut encore appeler le Christ intérieur n’est plus qu’une idée générale, et la lumière intérieure qu’elle revendique une lumière naturelle colorée de teintes chrétiennes.
Toutes les sectes n’aboutissent pas à ces exagérations extrêmes. La plupart d’entre elles, tout en rompant avec l’Église et la tradition, entendent retenir la Parole de Dieu comme leur seule et véritable autorité. Leur erreur consiste précisément à croire possible l’union immédiate avec l’Église apostolique après la suppression de tous les intermédiaires. Elles ne voient pas que la conscience chrétienne ne peut naître que dans la communion de l’Église, et que nous ne pouvons entrer en rapports avec l’Église apostolique que par l’intermédiaire de la tradition et de l’histoire ecclésiastique. Il est vrai que la chaîne qui rattache l’Église actuelle à celle des apôtres n’est point aussi visible que le prétend l’Église catholique ; elle existe cependant, et avec l’œil de l’Esprit et la lumière des Saintes Écritures, on peut constater sa présence, au travers de tous les âges, de toutes les constitutions et de toutes les doctrines ecclésiastiques ; tandis que, toutes les fois que l’on a tenté avec la Bible toute seule de construire une Église pure et véritablement biblique, l’on n’a su réaliser que l’insuccès le plus humiliant. Quoique nous ne puissions pas admettre au sens catholique et romain le vieil adage : « Je ne croirais pas à l’Évangile, si l’autorité de l’Église ne m’avait pas appris à le croire — Evangelio non crederem nisi me suaderet Ecclesiæ auctoritas », cependant nous lui reconnaissons une valeur que personne n’a jamais impunément méconnue. L’Église, il est vrai, est toujours tenue de se soumettre à l’autorité de l’Écriture, mais c’est elle seule qui peut instruire le catéchumène et l’amener aux sources vives de la Parole de Dieu, en attendant qu’il soit rendu capable de discerner pour lui-même ce qui est spécifiquement ecclésiastique de ce qui est réellement chrétien.
Les périls signalés ne pourront être conjurés que lorsqu’il y aura entre l’Écriture et la tradition, d’une part, et la conscience chrétienne régénérée par l’Esprit de Dieu, de l’autre, un réciproque et harmonieux concours. Nous n’aurons une Église vivante et prospère que lorsque tous ces facteurs pourront s’unir ensemble pour ne former qu’une seule et même puissance. L’Église alors, laissant pour toujours derrière elle les épreuves et les dangers qui ont marqué les divers moments de son développement, réalisera sur la terre cette plénitude de puissance et de vie que prophétisent les âges apostoliques. Mais la liberté étant un des facteurs essentiels dans le développement de la vie religieuse, au sein de l’Église, on ne peut pas concevoir pour elle un progrès continu, constamment harmonique forcément, il faut qu’elle traverse des heures de dissolution et de crise. La liberté, en effet, ne se rencontre nulle part, sans qu’apparaissent en même temps les abus qui se commettent en son nom. A ne voir que les apparences, l’Église catholique ne connaît pas, comme l’Église protestante, les luttes qui déchirent et font souffrir. Grâce au principe d’autorité, l’incrédulité et le doute peuvent se dissimuler dans son sein sous un voile impénétrable, mais ils n’en font pas moins leur œuvre. Dans le protestantisme, au contraire, tous les abus se produisent au grand jour. Ne nous étonnons donc pas si beaucoup de protestants, lassés des abus de la liberté, des excès de l’individualisme dans l’interprétation des Écritures, des appels insensés à l’Esprit-Saint, se prennent à demander des garanties ecclésiastiques plus sérieuses, et une tradition, non pas seulement information et conseil, mais autorité réelle et absolue. Aussi les avons-nous vus tour à tour invoquer l’autorité des trois premiers, puis des cinq, et enfin des six premiers siècles. Un souffle de catholicisme passe sur le monde, dit Geiser dans un de ses derniers écrits. Plus nous approchons de l’heure des grandes crises et des luttes définitives, et plus ce souffle se fera sensible et entraînant. Mais ces regrets et ces aspirations ne constitueront jamais une autorité infaillible, et des garanties ecclésiastiques capables de supprimer les responsabilités et les dangers de la liberté, parce que, pour notre honneur et notre vrai bonheur, Dieu nous a donné une vérité qui n’est la vérité qu’à la condition d’être incessamment conquise et reconquise, et qui n’est plus la vérité si on l’accepte comme étant donnée une fois pour toutes. Ces nombreuses sympathies catholiques que nous avons vu se produire en ces derniers jours ne sont pas sans exercer une influence salutaire. Nous avions trop oublié, au sein de notre protestantisme, qu’entre la foi et les Saintes Écritures il est un intermédiaire nécessaire et naturel, l’Église et la tradition. Mais si ces sympathies devenaient jamais la révolte et la défiance contre la Réforme et ses vrais principes, elles ne pourraient que nous entraîner, comme le démontrent de récentes expériences, dans le sein de l’Église romaine, et là, sous le spécieux prétexte de trouver les garanties qui certifient la vérité, nous ne trouverions que le repos précurseur de la mort.
L’Église évangélique se présente à nous sous deux aspects, deux types principaux, l’Église évangélique luthérienne et l’Église réformée. La Réforme suisse procède essentiellement du principe formel, l’autorité de l’Écriture ; le Luthéranisme, au contraire, à son point de départ, sa cause déterminante, dans les profondeurs de la conscience chrétienne ; elle est l’expérimentation du péché et de la rédemption. Elle se rattache de préférence au principe matériel. La première confession de foi luthérienne, la confession d’Augsbourg, n’a point éprouvé le besoin de formuler, dans un article spécial, l’autorité des Écritures ; elle la présuppose, et dans cette présupposition elle expose le riche contenu de la conscience chrétienne. A ce subjectivisme chrétien, toujours profondément libéral, et toujours empreint des plus consciencieuses et des plus pénétrantes intimités de l’âme, l’un des signes distinctifs de la Réforme chrétienne, se rattache un respect réel pour la véritable tradition de l’Église. Ce fut avec la plus scrupuleuse circonspection qu’elle s’appliqua toujours à retenir de la tradition chrétienne tout ce que ne condamnait pas formellement l’autorité de l’Écriture. La Réforme suisse, au contraire, affirmant a priori l’opposition entre l’Église et la Bible, se fit une loi, qu’elle suivit en bien des cas, de rejeter dans la tradition tout ce qui ne pouvait pas être justifié par un texte formel des Écritures. On saisirait, cependant, d’une manière bien incomplète, la différence qui sépare la Réforme du Luthéranisme, si on la caractérisait par la prédominance, pour l’une, de l’élément intellectuel, et pour l’autre, d’une part plus large et meilleure, toujours assurée à la conscience et au cœur chrétiens. On se rapprocherait bien mieux de la vérité en faisant consister cette différence dans le légalisme mosaïque dont la Réforme ne sut jamais s’affranchir, tout en le combattant avec puissance dans l’Église romaine, et en constatant que, tandis que la Réforme ne s’est jamais délivrée de cette inconséquence, le Luthéranisme a toujours affirmé l’Évangile dans toute la plénitude de la grâce. Cependant, si l’on veut saisir, dans toute sa réalité, la différence qui sépare les deux Églises, il faut l’étudier au moment où se manifeste avec le plus d’évidence la conception de la vie chrétienne, c’est-à-dire, dans la doctrine des sacrements.
[Nous avons tenu à honneur de laisser à l’auteur l’entière et libre expression de ses prédilections luthériennes. Mais, par cela même nous nous sentons d’autant plus obligé à relever ce qu’elles nous paraissent contenir d’inexact ou d’exagéré. Martensen, d’abord, méconnaît singulièrement la signification de la Réforme lorsque, pour la distinguer du Luthéranisme, il l’appelle du nom du pays qui sut l’accueillir et se fit son lieu de refuge, mais ne fut jamais cependant sa véritable patrie. Bien loin d’être suisse, la Réforme est éminemment française, et par le cœur et par la langue qu’elle parle. Elle l’est surtout par les qualités de modération, de fermeté et de netteté qui la recommandent comme la plus haute expression du vrai génie français. Au reste, l’histoire a prononcé entre la Réforme et le Luthéranisme. A tous les peuples qui l’ont adoptée, la Réforme selon Calvin a donné la liberté et les grandes formes constitutionnelles qui la protègent. Sa langue est, par excellence, celle des nations expansives et fortes. Le Luthéranisme, au contraire, s’identifiant avec le génie allemand, se voit condamné, par suite de cette identification, à rester la propriété d’une seule nation, la plus personnelle et la plus jalouse, et, entre toutes, la moins capable de comprendre l’universalisme chrétien. (Trad.)]
Il faut que la Dogmatique évangélique protestante soit le produit du principe même de l’Église. Telle l’Église, telle la théologie ; qualis ecclesia, talis theologia. Elle aura, non seulement le caractère biblique et ecclésiastique, mais aussi le caractère de la liberté scientifique, en vertu de la vérité chrétienne que contient nécessairement la foi vivante. Par la première de ces conditions, la Dogmatique devra s’attacher fidèlement au principe formel, et au nom de la seconde, elle retiendra dans toute sa signification le principe matériel.
Remarque. — Nous présupposons donc, ici, la distinction de la Morale et de la Dogmatique. En fait, il est vrai, on ne peut pas séparer l’idée chrétienne de l’acte chrétien, mais scientifiquement, cette séparation reste nécessaire. La Dogmatique, en effet, conçoit le rapport entre Dieu et l’homme comme un état réel ; la morale, au contraire, nous le représente comme un résultat de l’effort d’une volonté libre et croyante. La dogmatique nous décrira ce rapport à l’état de fixité et de repos ; la morale nous le montrera se faisant et vivant. Cette distinction n’a certainement qu’une valeur relative ; néanmoins elle doit être maintenue, sous peine de voir se confondre les deux faces du sujet, car, par le fait de cette confusion, l’intérêt moral primerait l’intérêt dogmatique, ou l’intérêt dogmatique l’intérêt moral, et, dans ce dernier cas, — celui qui se réalise le plus fréquemment, — les faits moraux, au lieu d’être étudiés en eux-mêmes et avec leur véritable signification, ne seraient plus traités que comme des appendices et des dépendances de la Dogmatique. La prédication chrétienne étant un témoignage public et une confession solennelle de la vérité révélée, la Dogmatique doit lui prêter son concours quant aux faits qui lui servent de point de départ ; mais il serait inexact de dire que la chaire ne fait qu’exprimer, sous une forme populaire, ce que la dogmatique enseigne scientifiquement. Le prédicateur a surtout pour but de faire, avec la vérité révélée, une vérité vivante, en nous mettant au cœur non seulement ce que nous devons croire, mais ce que nous devons faire ; il ne peut trouver l’exposition scientifique de son œuvre que dans la morale chrétienne. C’est elle seule qui peut lui donner les règles et les exemples de la vie chrétienne.