Les croyants s’étaient toujours contentés de cette parole de Dieu qui retentit à nos oreilles dans toute la force de son véritable sens, grâce au témoignage de l’Evangéliste : « Et maintenant, dit le Seigneur, allez, enseignez toutes les nations, baptisez-les au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, apprenez-leur à garder tout ce que je vous commande. Et moi, je suis avec vous tous les jours, jusqu’à la fin du monde. » (Matthieu 28.19-20)[1]
[1] La formule baptismale est le fondement de notre foi en Dieu Trinité. L’Eglise ne peut baptiser au nom du créateur et de la créature.
De fait, quel aspect du plan mystérieux qui concerne le salut de l’homme, n’est pas inclus en ces lignes ? Sont-elles incomplètes ou recèlent-elles quelqu’obscurité ? Non, tous ces mots sont pleins de sens, puisqu’ils viennent de celui qui est plein de grâce et parfait ! Car on trouve en ce texte, et l’acception que revêtent les termes employés, et les propriétés des personnes divines, et la série des rapports qu’elles ont avec nous, et la perception de la nature divine.
Le Christ ordonne à ses Apôtres de baptiser « au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit », c’est-à-dire en reconnaissant l’Auteur, le Fils Unique et le Don. L’Auteur de tout est unique, car « il n’y a qu’un seul Dieu, le Père de qui tout vient », et « Un seul » Fils Unique, Jésus-Christ notre « Seigneur par qui tout existe » (1 Corinthiens 8.6), et « Un seul Esprit » (Éphésiens 4.4), Don répandu en tous. Tout est donc ordonné selon les puissances et les qualités des personnes divines : un seul Etre Tout-Puissant de qui tout vient, un seul Engendré par qui tout est, un seul Don, source de l’espérance parfaite. Rien ne manque à une telle perfection qui embrasse dans le Père, le Fils et le Saint-Esprit, l’immensité dans l’Eternel, la vue de Dieu dans l’Image, sa jouissance dans le Don.
Mais, par suite des errements des hérétiques et des blasphémateurs, nous voici obligés de faire ce qu’il vaudrait mieux éviter, de gravir des hauteurs difficiles, de parler de sujets ineffables, de nous aventurer sur des chemins interdits ! Oui, nous devrions accomplir avec l’aide de la seule foi, l’ordre qui nous a été donné : adorer le Père, vénérer avec lui le Fils et avoir en abondance l’Esprit-Saint. Et nous voici forcés de déployer les faibles moyens de notre langage pour dire l’indicible ; nous sommes ainsi entraînés dans une faute, par la faute d’autrui, puisque nous voici maintenant exposés au danger de traduire par la parole humaine, ce qu’il valait mieux garder avec respect au fond de notre cœur.
Il en est en effet, qui interprètent la simplicité des paroles divines selon le sens qui leur plaît, et non pas selon l’évidence qui ressort de leur vérité, attribuant aux mots une signification différente de celle qu’ils expriment. Car l’hérésie ne vient pas de l’Ecriture, mais de la manière dont on l’entend ; et c’est alors le sens qu’on lui donne, et non le texte, qui est fautif.
Voyons, peut-on falsifier la vérité lorsqu’on entend le nom de Père ? La nature du Fils n’est-elle pas incluse dans ce nom ? L’Esprit-Saint n’existerait-il pas, alors que l’Ecriture en parle ? Car il est impossible que le Père ne soit pas Père, ni que le Fils ne soit pas Fils, et l’Esprit ne saurait être que celui qu’on reçoit.
Mais des hommes à l’esprit tordu, troublent et embrouillent tout, et dans l’égarement de leur pensée, ils vont jusqu’à changer la nature divine : ils retirent au Père ce qui appartient au Père, en voulant ôter au Fils ce qui le fait Fils. Eh oui, c’est bien ce qu’ils font, puisque, selon eux, le Fils ne vient pas de la nature du Père. Or il ne saurait être de sa nature si l’être qui naît et celui qui engendre ne sont pas de la même nature. En effet, il n’est pas Fils celui dont la substance est autre et différente de celle de son Père. Or comment Dieu serait-il Père s’il ne reconnaît pas en son Fils la substance et la nature qu’il possède en lui ?
Et, bien qu’ils ne peuvent en aucune manière changer ces réalités, puisqu’elles sont telles, les hérétiques nous proposent pourtant des doctrines nouvelles et des inventions humaines.
Ainsi Sabellius fait-il du Fils une extension du Père ; il pense que nous avons à reconnaître des noms plutôt que les réalités des personnes divines[2], puisqu’il pose en principe que le Fils est la même personne que le Père.
[2] Res a souvent chez Hilaire, le sens de réalité personnelle.
Ainsi Hébion ne donne au Fils de Dieu d’autre origine que sa naissance en Marie ; à l’entendre, il n’est pas un homme qui vient de Dieu, mais un Dieu sorti de l’homme. La Vierge n’aurait pas reçu dans son sein le Dieu-Verbe déjà existant en tant que personne, ce Verbe qui « au commencement était près de Dieu » (Jn 1,2), mais celle-ci aurait engendré une chair par le Verbe ; car autrefois, prétend-il le mot : « Verbe » n’exprimait pas la nature du Fils Unique de Dieu, mais le son émis par la voix.
A notre époque encore, certains beaux parleurs[3] soutiennent que la figure, la sagesse, la puissance de Dieu sont tirées du néant et commencent dans le temps. Si le Fils naissait du Père, la divinité ne risquerait-elle pas de perdre son éclat dans le Fils ? Aussi se donnent-ils bien du tracas pour que le Père ne s’épuise pas en engendrant son Fils ! Et c’est pourquoi ils viennent à la rescousse de Dieu en affirmant la création du Fils qu’ils assimilent aux êtres qui viennent du néant ; ainsi le Père pourra-t-il se maintenir dans la perfection de sa nature, puisqu’il n’a rien engendré de lui-même !
[3] Les ariens. Mais aussi les disciples de Macedonius, qui niaient la divinité du Saint-Esprit.
Nous étonnerons-nous dès lors, si leurs opinions concernant le Saint-Esprit ne convergent pas avec les nôtres, eux qui d’une manière aussi désinvolte, soumettent celui qui donne l’Esprit, à la création, au changement, au néant ? Les voilà qui détruisent ce mystère parfait, quand ils construisent des natures différentes, là où il y a des Etres qui ont tant en commun ! Ils nient le Père quand ils enlèvent au Fils ce qui le fait Fils, ils nient l’Esprit-Saint quand ils ne reconnaissent pas, et celui qui le donne, et le fruit qu’il produit en nous. Et c’est ainsi qu’ils perdent les simples lorsqu’ils leur exposent les raisons de leur enseignement, c’est ainsi qu’ils trompent ceux qui les écoutent lorsqu’ils escamotent la nature divine en présentant des mots, faute de pouvoir supprimer les mots qui expriment cette nature.
Je laisse de côté la liste des autres calamités pour les hommes : Valentiniens, Marcionistes, Manichéens et tant d’autres maladies contagieuses qui s’emparent parfois des esprits ignorants et les contaminent au seul contact de leurs exhalaisons. Et tout cela devient un unique fléau pestilentiel, quand le virus de ces beaux parleurs s’infiltre dans la pensée de ceux qui leur prêtent une oreille complaisante.
Leur mauvaise foi nous entraîne donc dans une tâche difficile et périlleuse : nous voici forcés d’ajouter quelque éclaircissement au commandement du Seigneur, touchant des réalités si profondes et si cachées. Celui-ci avait ordonné de baptiser les nations « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit » (Matthieu 28.19). L’expression de la foi est claire, mais les hérétiques s’acharnent à mettre en doute le sens de ces mots. Certes les paroles du Seigneur n’ont pas à être complétées, mais nous devons mettre un frein à l’audace des hérétiques.
Ainsi, puisque leur mauvaise langue, mise en branle par l’impulsion d’une fourberie diabolique, élimine la vérité des réalités personnelles en mettant en avant les noms exprimant la nature divine, il nous faudra mettre en évidence la nature divine exprimée par ces noms. La dignité et le rôle du Père, du Fils et du Saint-Esprit étant exposés d’après les paroles de l’Ecriture, ces personnes divines ne se verront pas frustrées des noms qui les caractérisent de par les propriétés de leur nature, mais ces noms montreront que réside en elles la nature divine.
Je ne sais vraiment pas quel esprit anime ceux qui pensent différemment sur ce sujet, ceux qui altèrent la vérité, enténèbrent la lumière, partagent ce qui ne saurait être partagé, déchirent l’indécomposable, divisent l’indivisible ! Si c’est pour eux chose facile de mettre en pièces ce qui est parfait, d’imposer des lois à la Toute-Puissance et des limites à l’Infini, j’ai tout lieu de craindre lorsqu’il s’agit de leur répondre : mon esprit chancelle, mon intelligence ne trouve plus ses idées, et désormais, je n’ai plus à me contenter d’avouer la pauvreté de ma parole, mais je devrais me taire ! Et pourtant, on me force à parler, puisqu’il me faut tenir tête à l’arrogance, réfuter l’erreur et prévenir l’ignorance.
Ce qu’on réclame de moi est démesuré, ce qu’il me faut oser est inconcevable, puisqu’il me faut parler de Dieu en des termes plus précis qu’il ne le fait lui-même ! Dieu a énoncé les noms de sa nature : Père, Fils et Saint-Esprit. Tout ce qu’on cherche à savoir de plus dépasse ce que peut exprimer la parole, dépasse l’effort dont est capable notre pensée, dépasse les conceptions de notre intelligence. Tout est ineffable, inaccessible, incompréhensible. La nature de l’Etre dont il est question épuise la signification des mots ; la splendeur éblouissante de sa lumière aveugle la contemplation de notre pensée, et celui qu’aucune limite ne saurait contenir surpasse la capacité de notre intelligence.
Et pourtant, nous oserons, nous chercherons, nous parlerons, implorant de Celui qui est Tout, le pardon d’être contraint d’en agir ainsi, et nous lui promettons, en matière aussi grave, de croire les vérités qui nous auront été révélées.