Le petit Hudson était un enfant pensif, d'une nature sensible, tout en étant plein de gaieté. Il avait un caractère attachant. Mais ses parents s'aperçurent bientôt qu'il était très délicat. Ce fut pour eux un sujet de vive tristesse. Cela rendit plus difficile la tâche de l'élever et de faire de lui un vaillant et fidèle serviteur du Seigneur Jésus. Il lui arriva d'être si frêle qu'il semblait presque impossible d'exiger de lui une obéissance stricte et le contrôle de soi. Mais ses parents se rendaient compte que rien, plus tard, ne pourrait jamais compenser le déficit d'une enfance sans discipline. Heureusement ils savaient où trouver force et grâce. N'étaient-ils pas collaborateurs de Dieu pour façonner cette jeune vie en vue de Son saint service ? S'ils manquaient de sagesse pour ce noble objectif, comme c'était le cas, ne la leur donnerait-Il pas selon Sa promesse ?
Ainsi l'enfant se développa sous les regards vigilants de ses parents. Ceux-ci grandirent avec leur fils. La jeune mère, aimante comme elle l'avait toujours été, manifesta une nouvelle profondeur de caractère en s'occupant de son garçon. Dans la vie du père entra une nouvelle mesure de sympathie et d'énergie.
Hudson était précoce. A l'âge de quatre ans il apprenait, sur les genoux paternels, l'alphabet hébreu. Il savait déjà lire et écrire un peu. Ce fut à ce moment-là qu'il se lança courageusement dans un premier travail littéraire. Il écrivait les réflexions que lui inspirait l'attitude d'un vieillard de quatre-vingts ans, dont la vie s'était écoulée dans l'inconduite, qui ne montrait aucun repentir et pour lequel il n'y aurait bientôt plus d'espoir.
On voit ainsi que cet enfant si sensible s'intéressait, trop peut-être, à la vie des grandes personnes, en attendant que de petits compagnons de jeu vinssent l'occuper. Ce fut heureusement bientôt le cas. Quand il eut cinq ans, son frère et sa sœur étaient devenus de petits amis pour lui. Il apprit à marcher à sa sœur Amélie 1.
Un jeu qui les passionnait était de « faire la réunion » le dimanche soir. Un des frères était le prédicateur, l'autre représentait l'auditoire. La chaise de papa servait d'estrade. À n'en pas douter l'exemple du père, ainsi que les souvenirs de James Taylor et du temps de Wesley, enflammaient leur imagination.
Jamais le cœur ne se donne avec autant d'enthousiasme et de spontanéité que dans les jeunes années, lorsque l'amour de Christ le remplit. Le petit Hudson, par exemple, fut profondément impressionné à l'âge de quatre ou cinq ans par ce qu'il avait entendu dire des ténèbres qui règnent dans les pays païens.
« Quand je serai un homme, disait-il souvent, je serai missionnaire et j'irai en Chine. » Paroles d'enfant, sans doute, mais dites de tout son cœur et qui montraient son amour pour le Seigneur et son désir de Lui plaire et de Le servir.
Le premier chagrin qui assombrit la vie d'Hudson fut la mort de son frère, appelé William en souvenir de son grand-père maternel. Ce fut une vraie perte, car ils étaient des compagnons inséparables. Théodore était encore tout petit et devait être aussi repris, tôt après, pour être avec Jésus. Dès ce moment-là, Hudson fut fils unique. Mais deux petites sœurs lui furent conservées et l'aînée, Amélie, était assez compréhensive pour devenir sa confidente. Ces deuils, ajoutés à la mort du grand-père, ne pouvaient que lui faire sentir la réalité des choses invisibles et développer son esprit pensif.
Mais bien qu'il prît d'emblée la vie sérieusement, il était gai et enjoué. La nature l'enchantait ; il avait la patience, la compréhension et le talent d'observation nécessaires pour pénétrer ses secrets. Oiseaux, insectes, fleurs, tout ce qui vivait faisait sa joie.
La discipline exercée avec douceur par Mme Taylor fut pour beaucoup dans le bonheur de l'enfance d'Hudson. Ce fut bien rarement qu'il tenta d'échapper aux consignes de la maison, en partie sans doute parce qu'il savait l'inutilité de vouloir s'y soustraire, et en partie par crainte de causer du chagrin à sa mère. Car, dans sa façon de s'occuper de ses enfants, elle était juste et ferme. Elle faisait peu de règles et évitait les ordres qui n'étaient pas nécessaires. Les enfants savaient qu'elle voulait ce qu'elle disait. Quelquefois Hudson fut tenté, comme d'autres, de voir jusqu'où il pourrait aller en faisant à sa tête. Mais une expérience désastreuse lui enseigna une leçon qu'il n'oublia pas de sitôt.
Il aimait passionnément la lecture et, un hiver, il était absorbé par un livre captivant. Il mettait toute son ardeur à le finir ; hélas les brèves heures de la journée étaient remplies de devoirs et le moment du coucher ne pouvait être retardé. Si seulement il pouvait lire pendant la nuit ! Mais maman venait toujours border son lit et emporter la lampe. Comme le livre devenait de plus en plus palpitant, un plan naquit dans l'esprit d'Hudson. Il savait où l'on mettait les bouts de chandelle qu'on utilisait pour la cuisine et la cave. On ne remarquerait pas s'il en prenait quelques-uns. Il pourrait alors les allumer les uns après les autres et avancer dans sa lecture, confortablement installé dans son lit. Pour commencer, il eut peur d'agir ainsi. Mais cette idée le poursuivit au point que sa conscience fut réduite au silence. Il se décida à mettre son projet à exécution.
C'est alors qu'un ami des parents d'Hudson vint passer une soirée avec eux. L'enfant, voyant là une circonstance favorable, remplit sa plus grande poche des bouts de chandelles convoités et pénétra au salon, plus tôt que de coutume, pour souhaiter une bonne nuit à chacun. Les grandes personnes étaient groupées autour du feu. Le visiteur aimait beaucoup les enfants et, prenant Hudson sur ses genoux, il lui demanda s'il voulait une histoire. Bien sûr qu'il les aimait, surtout à l'heure où il faut aller au lit ! Cependant, vu la proximité du feu, il était fort désireux de s'échapper. Avec angoisse il s'aperçut que la poche pleine de bouts de chandelles était justement du côté exposé à la chaleur. Aussi, prétextant avec vivacité qu'il était temps pour lui d'aller se coucher, il chercha à sauter à bas de ces genoux trop accueillants.
Mais un mot de sa mère l'obligea de rester. C'était assez tôt encore, et par une faveur spéciale il pouvait écouter l'histoire. Au lieu d'en être enchanté, le pauvre petit garçon était agité et malheureux. Les bouts de chandelles allaient fondre. Ils fondaient, il le sentait. Qu'arriverait-il si maman flairait l'odeur du suif, ou si celui-ci venait à couler sur le tapis ? À la première pause dans le récit, Hudson répéta que c'était vraiment le moment d'aller au lit et qu'il ne devait pas rester plus longtemps. Le visiteur était désappointé et les parents très intrigués. L'histoire reprit. Finalement, après un temps qui lui parut des heures, il put se sauver et courut dans sa chambre. Sa mère le suivit promptement et le trouva pleurant à chaudes larmes devant sa poche pleine de suif fondu. Inutile d'ajouter que la tristesse de la mère devant cette scène grava, dans l'âme d'Hudson, une leçon dont plus tard il ne put jamais être trop reconnaissant.
L'avantage le plus grand qu'eut Hudson pendant son enfance fut d'être constamment l'objet des soins de sa mère. Elle était la compagne de ses enfants du matin au soir. Elle travaillait avec eux, les enseignait, faisait tout pour eux. Elle était le soleil de leur vie, répandant amour et lumière.
Le commerce du père prospérait, mais la vie, chez les Taylor, resta toujours très simple. Les enfants reçurent de leurs parents des principes d'ordre, de travail et d'économie dont ils devaient se souvenir toujours. Mme Taylor, si active, trouva le temps d'inspirer à ses enfants le goût de la lecture. Tous les après-midi, tandis qu'elle tirait l'aiguille, elle leur faisait lire des livres d'histoire, des ouvrages de littérature, des récits de voyage, et les habituait ainsi à réfléchir. Le père, de son côté, était un homme sérieux, parfois sévère, qui, dans l'éducation, faisait passer avant tout la discipline morale. Il insistait notamment sur la ponctualité, apprenait à ses enfants à ne pas gaspiller le temps et à se contenter de peu. Son influence sur la vie de son fils fut considérable. Sans cette ferme direction, qui pourrait dire si Hudson serait jamais devenu l'homme qu'il fut, par la grâce de Dieu. Ne souffrons-nous pas aujourd'hui d'un certain relâchement ? Il n'en était pas ainsi avec James Taylor. La vie devait être vécue, le travail devait être accompli. Il avait un sens aigu du devoir. Il était homme de foi, mais d'une foi marchant de pair avec l'action pratique.
Le développement spirituel des enfants était l'objet des soins attentifs du père. Le culte de famille avait lieu deux fois par jour, après le repas du matin et après celui du soir. Toute la maisonnée y assistait et ses explications mettaient la lecture à la portée des plus jeunes. L'Ancien Testament, aussi bien que le Nouveau, étaient lus régulièrement. Le dimanche, malgré les services qu'il devait assurer et qui nécessitaient parfois de longs trajets à pied, il consacrait plus de temps que d'ordinaire au culte domestique.
Il avait à cœur également d'intercéder méthodiquement pour ses enfants ; il leur enseignait aussi à prier. Les menus événements de chaque jour étaient des occasions de s'approcher de Dieu. Rien n'était trop petit pour le père et la mère, parce que leurs enfants leur étaient chers, et rien n'était trop petit pour Celui qui les aimait bien plus encore. À un moment donné, il prit l'habitude de réunir les deux aînés dans sa chambre, chaque jour, pour un moment de recueillement. Et là, à genoux, au pied de son lit, les enlaçant de ses bras, il répandait son cœur devant Dieu pour chacun d'eux.
Dès qu'ils furent en âge de comprendre, il leur expliqua la nécessité d'entretenir la vie de l'âme par la prière et l'étude de la Bible. Omettre ces choses, leur disait-il, c'est négliger l'essentiel. Il parlait souvent de cela comme d'une affaire d'importance vitale, et il fit en sorte que chacun, dans la maison, eût au moins une demi-heure chaque jour pour être seul avec Dieu. Le résultat fut que les petits commencèrent à connaître le secret d'une journée heureuse. Avant le premier repas, le matin, et le soir encore, ils allaient dans leur chambre pour lire et prier.
Ainsi les enfants grandirent, physiquement, moralement, spirituellement. Hudson était encore trop délicat pour fréquenter l'école, mais l'éducation qu'il reçut à la maison compensa, et au delà, cette perte. Non seulement son intelligence se développa par l'étude systématique, mais encore les entretiens que ses parents avaient avec les visiteurs qu'ils recevaient le mirent en contact avec des choses auxquelles un écolier est généralement étranger.
Car James Taylor était très hospitalier. Clients et amis venaient à lui pour avoir des conseils. Les jours de marché, c'étaient des connaissances de la campagne ou des prédicateurs laïques des environs, sûrs de trouver un accueil chaleureux. Une tasse de thé au coin du feu donnait prétexte à bien des conversations instructives qui ne manquaient pas d'intéresser les enfants.
Tous les trois mois revenait une journée attendue avec impatience. C'était la réunion dans la chapelle de Barnsley de tous les collaborateurs du district, qui apportaient les contributions destinées à l'entretien du ministre. Ils parlaient ensemble de l'activité du trimestre suivant, réglaient les questions matérielles, projetaient des rencontres missionnaires. Puis un repas en commun était servi dans la sacristie. Après cela, l'hospitalité privée pouvait s'exercer et James Taylor invitait chacun chez lui. Le salon au-dessus de la pharmacie se remplissait et la conversation était des plus captivantes. Cinquante ans plus tard, Hudson Taylor aimait à rappeler ces rencontres où tout ce qui se rapportait à l'œuvre de Dieu faisait l'objet d'échanges de vues du plus haut intérêt.
C'était précisément dans ces occasions que la question missionnaire revenait et les enfants écoutaient avec délices les histoires des pays lointains. La Chine, comme toujours du reste, avait la première place dans les sympathies du père qui déplorait souvent l'indifférence de l'Église devant l'immense détresse de ce pays. Il était spécialement exercé par le fait que l'église à laquelle il se rattachait ne faisait rien pour l'évangélisation de ce peuple. Les méthodistes qui, aux jours de Thomas Coke, avaient été à l'avant-garde en envoyant des missionnaires en terre païenne, se glorifiaient encore de la devise de Wesley : « Le monde est ma paroisse. » Un siècle s'était écoulé depuis le grand réveil et, en été 1839 — Hudson avait sept ans — le centenaire avait été célébré des deux côtés de l'Atlantique dans un esprit digne des souvenirs qu'il rappelait. Les méthodistes, partout, S'étaient surpassés en zèle et en générosité pour la cause de Dieu. Des offrandes de reconnaissance avaient rempli leurs caisses, et les prières, dans le monde entier, avaient provoqué une grande bénédiction spirituelle et un progrès dans l'évangélisation du pays et au dehors. Mais, dans les nouvelles missions qui avaient été projetées et parmi les ouvriers qui avaient été envoyés, il n'y avait rien pour la Chine. Il semblait qu'il était admis d'avance que rien ne pouvait être fait ou même tenté pour elle. Morrison, pionnier solitaire des missions protestantes, était mort cinq ans auparavant, et personne n'avait été en mesure de reprendre sa tâche. Canton était la seule station missionnaire, récemment ouverte par des américains, en particulier par le Dr Peter Parker qui venait de fonder le premier hôpital en terre chinoise. Mais par-delà les limites restreintes de cet unique poste, il y avait le vaste empire, peuplé de quatre cents millions d'habitants, sans personne qui prêchât Christ. Cet état de choses pesait sur le cœur de James Taylor.
« Pourquoi n'envoyons-nous pas des missionnaires là-bas, s'écriait-il ? C'est un peuple dont il faut s'occuper, avec sa population dense, son peuple fort, intelligent, instruit. »
Il ne pouvait comprendre l'indifférence de l'Église à l'égard de ce champ magnifique, la forteresse du paganisme. Et les enfants, qui entendaient ces choses, furent confirmés dans la conviction que la Chine était vraiment le plus grand, le plus riche en promesses, mais le plus négligé de tous les pays à évangéliser.
Cette opinion fut renforcée par le petit livre de Parley sur la Chine, qu'ils lurent et relurent au point qu'ils le surent bientôt par cœur. Il contenait beaucoup d'illustrations, de jolis tableaux à la vieille mode, et Amélie fut si impressionnée qu'elle décida de se joindre à son frère, qui était résolu depuis longtemps à partir pour la Chine. Les parents notaient avec soin ces projets enfantins, mais non sans une certaine tristesse au cœur. Leur plus vif désir était qu'Hudson pût être appelé à un tel service, mais vu sa santé toujours délicate, cet espoir avait été abandonné peu à peu. De toute façon, Hudson ne serait pas assez robuste pour la vie missionnaire.
Il était évident, toutefois, que le Saint-Esprit travaillait dans son cœur, car rien ne l'intéressait plus que les choses de Dieu. Il aimait à accompagner son père dans les chapelles du voisinage où il allait prêcher dimanche après dimanche. Dans cette partie du Yorkshire, le renouveau de vie du centenaire se faisait sentir, et le ministère de James Taylor était puissant et fécond. Même le petit garçon entrait dans l'esprit de ce temps. L'amour pour Christ, la passion dominante de sa vie, et un désir constant d'amener les autres à Le connaître et à L'aimer, prirent naissance en lui à ce moment. C'est en pensant à ces jours-là que sa mère écrivit dans son journal :
À l'âge de sept ans, Hudson accompagnait souvent son père lorsqu'il allait prêcher à la campagne. C'était une époque de réveil religieux ; et, après le service, il y avait d'ordinaire une seconde réunion2, où l'on invoquait la bénédiction de Dieu sur la Parole qui avait été annoncée et où l'on priait pour les pécheurs. Les personnes qui étaient profondément convaincues de péché et qui désiraient obtenir la paix avec Dieu s'approchaient et on dirigeait leurs regards « vers l'Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde ». On y entendit souvent Hudson prier, avec beaucoup de sérieux et de piété. Et lorsqu'une âme travaillée trouvait le repos et que tous les auditeurs donnaient gloire à Dieu, il se joignait à leurs chants, avec une joie égale à la leur et un visage rayonnant.
Sa piété ne venait d'ailleurs pas tant des réunions de réveil que de l'influence de ses parents et de l'atmosphère bienfaisante de la vie familiale. L'exemple de sa mère en particulier, qui, au milieu de ses journées si remplies, savait à certaines heures fermer sa porte et se retirer dans le secret, eut sur son enfance la plus profonde action. Le souvenir de sa mère suffisait à lui apporter un renouveau d'inspiration et d'amour. Et jamais il n'oublia, parmi tant de jours heureux de son passé, ces après-midi de dimanche, où elle pouvait se donner aux siens sans réserve. Il semblait qu'elle n'eût d'autre préoccupation que, de vouloir ce jour-là le meilleur et le plus fécond des sept. Le matin, les enfants allaient régulièrement au culte avec elle, et elle savait faire du reste de cette journée le moment que l'on désirait entre tous. Les plus jolis jeux, les plus beaux livres d'images étaient réservés pour le dimanche, comme l'étaient les plus jolis habits, le salon et le piano. Sa voix suave leur faisait aimer le chant des cantiques. Et rien ne valait les histoires qu'elle tirait de la Bible ou du Voyage du Chrétien. Enfin, rien que de la voir, si douce et si paisible, prendre part à leurs jeux, aurait suffi à rendre, ce jour particulièrement heureux.
1 Qui devait devenir plus tard Mme Benjamin Broomhall.
2 After-meeting.