Le Beneficio. Quel en est l’auteur ? Appréciation de cet écrit. Premières attaques dirigées contre Paleario. Un frère prêcheur. Le chanoine Blasio. Moines mendiants. Vacance d’une chaire à l’université de Sienne. Marco Blaterone. Exclusion de Paleario. Voyage à Rome. Complot monastique. Lettre de Bellanti. Retour en Toscane. Principaux conjurés. Scène tumultueuse. Réponse de l’archevêque Bandini. Plaintes de Paleario. Passage de Sadolet à Sienne. Un entretien à l’archevêché. Paleario accusé d’hérésie. Discours pro se ipso. Eloge des réformateurs allemands. Pathétique péroraison. Acquittement. Prudents conseils de Sadolet. Calomnies de Marco Blaterone. Paleario nommé professeur à l’université de Lucques. Inscription de Colle.
Peu de mois après les événements que nous avons retracés, lorsque l’Italie était encore tout émue de la fuite d’Ochino, et des mesures de rigueur adoptées contre les partisans des nouvelles doctrines, paraissait à Venise un petit livre intitulé : Le bienfait de Jésus-Christ crucifiéa. Quel en était l’auteur ? Nul ne le savait, et le mystère qui planait sur l’origine de cet écrit ajoutait à sa popularité. Les uns l’attribuaient à Morone, évêque de Modène, que la hardiesse de ses opinions désigna plus tard aux poursuites du saint-office ; les autres, à Pole, l’ami, le confident des dernières pensées de Contarini ; un plus grand nombre, à Marc Antonio Flaminio, qui, dans l’intimité de Valdez, avait puisé des doctrines assez peu éloignées de celles que la Réforme popularisait en Europe ; et ces conjectures, également erronées, donnaient un attrait de plus à la lecture du traité sorti des presses de Bindonisb. L’édition vénitienne était rapidement épuisée ; une nouvelle paraissait à Modène, et Vergerio n’évalue pas à moins de quarante mille le nombre d’exemplaires qui se répandit en peu d’années dans la Péninsule. Pour que rien ne manquât à la fortune extraordinaire de cet ouvrage, il était traduit en plusieurs langues, et provoquait de vives réfutations, parmi lesquelles on remarquait celle du frate Ambrogio Catarino, qui le proclamait digne du feu. Enfin le pieux roi Edouard VI en faisait sa lecture favorite. Sur la dernière page d’une traduction anglaise par Edouard Courtenay, comte de Devonshire, on lit ces mots écrits de la main du jeune roi : Naître pour mourir, mourir pour revivre ! (« Live to die, and die to live again ! ») C’est le symbole des destinées du livre lui-même, détruit avec rage par l’inquisition, disparu en Italie durant trois siècles, et renaissant de nos jours, grâce à la découverte d’un exemplaire de l’édition originale conservé à Cambridge, et réimprimé avec un soin pieux par M. Babington. Le monde savant d’Angleterre et d’Allemagne s’en est ému, et de vives controverses qui ne paraissent pas épuisées, ont suivi la réimpression du Beneficio. Ce n’est pas ici le lieu d’en retracer l’histoire. A vrai dire, le point en litige s’élève pour nous au-dessus de tout débat, et le seul auteur possible du Beneficio, est l’homme qui s’en est courageusement attribué la responsabilité devant ses juges, et dont toute la théologie n’est qu’une aspiration vers le Christ, auteur du salut. « Comme on me demandait un jour, raconte Paleario, quel est le premier fondement sur lequel doit s’appuyer la foi du chrétien, je répondis : C’est le Christ. Comme on me demandait quel est le second, je répondis : Encore le Christ. Et le troisième : Toujours le Christ : » Paroles remarquables, qui sont le meilleur résumé de l’écrit auquel doit demeurer inséparablement attaché le nom de Paleario.
a – Trattato utilissimo del beneficio di Giesù Cristo crucifisso verso i cristiani. Venetiis, apud Bernardinum de Bindonis. 1543. In-12, 72 pages. Dans une courte préface, l’éditeur avertit le public qu’il publie l’ouvrage sans nom d’auteur, « accioche più la cosa vi muova che l’autorità dell’ autore. »
b – L’auteur du Compendium Inquisitorum, l’attribue à un moine de San-Severino de Naples, disciple de Valdez, et ajoute que l’ouvrage fut revu par Flaminio. C’est l’opinion adoptée en Allemagne par Gieseler et Léopold Ranke, Hist. de la papauté, 2e édit., t. I, p. 151.
[Cette opinion est celle de très nombreux auteurs parmi lesquels il suffit de citer Schelhorn, Gerdès, Mac-Cree, Tischendorf, le Dr Ayre et M. Babington, dont les conclusions, si bien motivées, nous semblent le dernier mot de la critique sur ce sujet.]
Le moment est venu d’apprécier ce livre, dont le succès merveilleux suivi d’une si prompte disparition, n’est pas sans analogie avec les destinées de la Réforme italienne, dans ses vives aspirations, dans sa généreuse ardeur, dans son rapide déclin. Le christianisme est la religion du Christ, Rédempteur de l’humanité déchue, et la foi de l’Église apostolique n’est que la confession de Celui qui mourut volontairement sur la croix, léguant à ses disciples l’exemple d’une vie sainte et d’une vertu jusqu’alors inconnue, celle du martyre. Mais l’image de l’Homme-Dieu, rayonnant d’un si pur éclat aux premiers âges, pâlit et s’altère aux âges suivants, à mesure que l’Église sortant des catacombes fait alliance avec les puissances terrestres, et qu’elle échange le trésor de la pauvreté, l’épreuve de la persécution contre les faveurs corruptrices de l’empire. Malgré l’adoption d’un culte nouveau ; l’Italie demeurait à demi païenne, et la basilique du Christ s’élevant sur les temples des faux dieux, se décorant des marbres et des mosaïques ravis à leurs autels, attestait moins la victoire du christianisme que son impur mélange avec le polythéisme antique qui déposa un germe fatal dans son sein. Ainsi s’explique l’altération de la foi ; la corruption des mœurs, la décadence de l’esprit chrétien, qu’Arnaud de Brescia, Dante, Savonarole ont si amèrement déplorée. Nul n’a gémi plus éloquemment que le dernier sur la déchéance de l’Église, s’affaissant sous le poids des prospérités extérieures et des pompes profanes :
« Allez à Rome, s’écrie-t-il, et vous verrez tous les prélats occupés de poésie et d’éloquence, consultant Virgile, Horace, Cicéron pour la direction des âmes, Il n’est pas un d’entre eux qui n’ait des relations avec un astrologue auquel il demande conseil pour les moindres détails de sa vie. Nos prédicateurs ont abandonné l’Écriture sainte, pour se donner tout entiers à l’astrologie et à la philosophie qu’ils prêchent maintenant du haut des chaires. Ils font de la philosophie la maîtresse et de l’Écriture la servante…
Il est pourtant dans notre temple une chose qui frappe singulièrement les yeux. Il est si bien doré et badigeonné ! Ainsi notre Église a beaucoup de belles cérémonies. Elle a des ornements magnifiques, des candélabres d’argent et d’or, en sorte que le spectacle qu’elle offre dans les solennités est d’une grande splendeur. Là tu vois à l’autel de gros prélats mitrés, tout étincelants d’or et de pierres précieuses sur la tête, vêtus des costumes les plus riches et les plus pompeux. Tu les entends chanter des vêpres et des matines, adagio, avec accompagnement d’orgues et de chœurs nombreux, en sorte que tes oreilles en sont dans l’enchantement. Tu t’imagines que ce sont des hommes vénérables et saints. Tu ne peux croire qu’ils puissent errer. Tu penses que ce qu’ils disent et font on doit l’observer comme l’Évangile. Ainsi est faite l’Église moderne. Les gens se repaissent de sottises, mettent leur plaisir dans les cérémonies, et vont répétant que l’Église de Dieu n’a jamais été plus florissante… On peut dire en effet qu’auprès des prélats de nos jours, ceux de l’Église primitive n’étaient que de pauvres et petits prélats, des prelatucci, car ils étaient humbles et pauvres. Ils n’avaient pas de gros évêchés ni de riches abbayes comme ceux d’à présent. Ils ne portaient pas des mitres chamarrées d’or ; ils n’avaient pas tant de calices, et ceux qu’ils avaient, ils s’en dépouillaient pour assister les pauvres, tandis que nos prélats, pour accumuler des calices, dérobent aux pauvres le nécessaire. Comprends-tu ce que je veux dire ? Dans l’Église primitive, les calices étaient de bois et les prélats d’or. Aujourd’hui l’Église a des prélats de bois et des calices d’or. A ce propos, voici ce que disait un jour saint Thomas d’Aquin à un prélat de renom qui était probablement de la même trempe que les nôtres. Ce dernier lui montrait un grand bassin, peut-être même plusieurs remplis de ducats, en s’écriant : « Voyez, maître Thomas, maintenant l’Église ne peut plus dire comme le fit saint Pierre : « Je n’ai ni argent ni or. — Cela est vrai, répliqua Thomas, mais aussi elle ne peut dire aujourd’hui comme jadis : Au nom de Jésus-Christ le Nazaréen, lève-toi et marchec ! »
c – Th. Paul, Jérôme Savonarole, précurseur de la Réforme, t. I, p. 305, ouvrage riche en citations, et malheureusement inachevé.
Le livre de Paleario n’avait rien de l’ironie poignante ou de la verve moqueuse de Savonarole. L’auteur s’abstenait avec soin de toute controverse, pour exposer la doctrine du salut par la foi en Jésus-Christ, dont il retraçait les caractères et signalait les fruits avec une pénétrante émotion. Le Beneficio est en effet moins un livre qu’une effusion du cœur. C’est le cri d’une âme pénétrée de tristesse et d’amour ; qui se raconte elle-même dans cette douloureuse histoire de l’humanité, sortant libre des mains du Créateur, bientôt asservie au mal, vouée à la mort, mais rachetée par un divin sacrifice. Paleario répand sur ces mystères, qui ont troublé de tout temps la raison humaine, une vive clarté. Il trouve des accents d’une singulière douceur pour peindre la joie du pardon, et l’assurance du salut gratuitement accordé aux fidèles. « Oh ! que bienheureux est l’homme qui, fermant les yeux à tous les spectacles, ne veut lire ni entendre autre chose que Jésus-Christ crucifié, en qui sont cachés tous les trésors de la connaissance et de la sagesse ! Que bienheureux est celui qui se rassasie sans cesse de cette nourriture divine, et se désaltère à longs traits à la source de vie éternelle ! » Les tentations l’assiègent en vain. Il sait en qui il croit, et trouve dans la Parole sainte une réponse à tous ses doutes : « Pourquoi donc, ô mon âme ! t’affligerais-tu ? Confie-toi en Dieu qui t’a tant aimée que pour t’arracher à la perdition, il a livré son Fils unique à la mort. Jésus s’est fait pauvre pour que tu fusses riche ; il s’est chargé de nos infirmités, pour que nous fussions participants de sa force. Il a revêtu notre chair mortelle pour nous communiquer son immortalité. Il est descendu sur la terre, pour que nous pussions monter au ciel, devenir enfants de Dieu, semblables à lui. Et maintenant qui nous accusera ? Le Christ nous justifie. Qui nous condamnera ? Le Christ est mort pour nous. Que dis-je ? Il est ressuscité, et intercède pour nous à la droite du Père… » Toute la sagesse du chrétien est de regarder à lui, et de dire avec un des plus grands docteurs de l’Église : « Sa mort est mon mérite, mon refuge, mon salut, ma résurrection et ma vie. »
Sans tomber ici dans l’erreur des mystiques qui voient dans la contemplation des choses célestes, et dans l’abdication de toute activité extérieure, le dernier terme de la perfection, Paleario montre le lien qui existe entre la foi et les œuvres : « La foi qui justifie est comme une flamme qui ne peut pas ne pas resplendir ; mais comme la flamme seule consume le bois sans le secours de la lumière qu’elle projette, et pourtant ne saurait exister sans produire la lumière, ainsi en est-il de la foi. Seule elle consume en nous le péché sans le secours des œuvres, mais elle n’existe jamais sans celles-ci. En voyant une flamme qui ne répand pas de lumière, vous dites : C’est une flamme peinte et vaine. De même, si vous ne voyez pas dans un homme la lumière des bonnes œuvres, vous pouvez dire : Il n’a pas la vraie foi, celle que Dieu inspire par son Esprit, pour la justification et la gloire de ses élus… La foi qui mérite ce nom est dans l’âme du chrétien comme une divinité cachée ; sa vertu agit merveilleusement au dehors, et ne se repose jamais. » Cette théologie toute de sentiment, jaillissant du cœur comme la prière, et supprimant tout intermédiaire humain entre l’âme et le Christ, devait obtenir le plus grand succès en un temps où le clergé se montrait si inférieur à sa mission, et où les pompes du culte, le pharisaïsme sacerdotal, ne suffisaient plus à déguiser son impuissance.
La publication de cet écrit ajoutait un péril de plus à ceux qui menaçaient Paleario, et sur lesquels il ne pouvait se faire illusiond. Animé d’une piété sincère mais affranchie de toute superstition, ennemi du formalisme qui tarit la véritable adoration à sa source, il ne laissait échapper aucune occasion de manifester ses sentiments. Sa candeur, sa franchise, la hardiesse avec laquelle il démasquait l’hypocrisie en toute rencontre, l’exposaient à de redoutables inimitiés. En 1540, un moine dominicain vint prêcher le carême à Colle ; son éloge était dans toutes les bouches, et il était le premier à se louer. Pour se faire valoir, il allait répétant partout qu’il était en train d’écrire un ouvrage contre le cardinal Caietan, dont les écrits fourmillaient d’erreurs. Il ajoutait, pour obtenir plus de crédit, qu’il allait publier des volumes contre les sectateurs de Luther. Tout le monde accourait à ses prédications ; Paleario s’abstint d’y paraître, à la suite d’un entretien qui lui révéla l’ignorance et la présomption du frate. Celui-ci ne le lui pardonna pas, et du haut de la chaire le dénonça comme un homme imbu des opinions les plus dangereuses. Ses accusations retentirent à Sienne, à Florence. Paleario n’y répondit d’abord que par le dédain. Cédant enfin aux sollicitations de ses amis, il écrivit une courte apologie, dont un exemplaire déposé aux mains de Vettori, et communiqué à son adversaire, le réduisit pour un temps au silence.
d – La suite de ce récit fournira la preuve que le Beneficio reçut une première publicité en Toscane, avant l’édition anonyme publiée en 1543 à Venise.
[« Scripsi biduo apologiam per quam incuterem primum homini impudentissimo timorem… misique eam ad Petrum Victorium. » (Opera, p. 528, 529.) L’apologie dont il est ici question, a été confondue à tort par Hallbauer, avec le discours que Paleario prononça pour sa défense deux ans après. (Lazeri, Miscellanea, t. II, p. 124, 125.)]
Dans une autre circonstance, Paleario consulta moins l’intérêt de son repos que les devoirs de l’amitié, qui était pour lui comme une seconde religion. Deux moines quêteurs s’étant furtivement introduits dans le palais Bellanti, y dérobèrent une somme considérable. Appelés devant le juge, ils n’hésitèrent point à affirmer par serment leur innocence, et retournant ensuite à l’autel, ils y célébrèrent les saints offices « avec autant d’insensibilité que s’ils étaient de bois. » Mais dans leur cœur couvait un sentiment de haine profonde contre l’homme qui avait eu le courage de soutenir devant le tribunal la juste réclamation des Bellanti, et cet homme était Paleario. Tôt ou tard ils devaient saisir l’occasion de se venger. Leur ressentiment trouvait des auxiliaires dans les rangs du clergé, parmi les chanoines dont la mollesse et les vices étaient un sujet de scandale universel : « Blasio s’agenouille chaque jour très dévotement devant les images des saints, mais il ne songe point à payer ses dettes. Il vit dans l’abondance, l’or et l’argent couvrent sa table, tandis que ses créanciers croupissent dans le dénuement et la misère. Espère-t-il, par son hypocrisie, tromper Dieu comme il trompe les hommes ? Je ne l’aurais, en vérité, jamais cru capable de tant d’artifices. » Ces paroles généreuses, mais imprudentes, échappées à Paleario dans une conversation familière, furent répétées partout ; Blasio ne les oublia pas.
Une circonstance qui s’offrit bientôt, donna la mesure de la puissance des inimitiés qui s’étaient lentement formées contre Paleario. Une chaire devint vacante à l’université de Sienne. Voué depuis sept années à l’enseignement privé, Paleario avait élevé ses fonctions à la hauteur d’un sacerdoce. Il avait inspiré à ses disciples autant de goût pour l’antiquité que d’enthousiasme pour le maître qui leur en expliquait chaque jour les leçons. Aussi, par ses talents, son savoir, était-il naturellement désigné pour occuper la chaire vacante, et le suffrage de plusieurs des citoyens les plus distingués, membres du conseil des Huit ou du sénat, lui était assuré. Ses adversaires lui opposèrent un rival peu digne de lui, Marco Blaterone, qui possédait à peine les premiers éléments de la langue grecque et latine, et dont l’ignorance n’était égalée que par la présomption. Justement flétri par l’Arétin qui l’avait mis en scène dans sa comédie de la Cortigiana, obséquieux jusqu’à la bassesse avec les grands, insolent envers les petits, tel était le compétiteur de Paleario. Un seul trait manquait à la peinture satirique de l’Arétin, l’hypocrisie par laquelle Blaterone sut se concilier la faveur des moines, et l’appui du clergé. Ses protecteurs, parmi lesquels on remarquait le chanoine Blasio, allaient répétant partout que c’en était fait de la religion, si Paleario était élu, si l’hérésie obtenait une seule chaire à l’université de Sienne. Après de vifs débats, Blaterone fut nommé, au grand désappointement de ceux qui voulaient introduire dans l’enseignement un esprit plus élevé. Paleario ne s’était prêté qu’à regret à des démarches dont il pressentait le résultat. « Si vos amis m’avaient cru, écrivait-il à Placidi, nos adversaires auraient moins de sujet de s’enorgueillir et nous aurions, du moins, la satisfaction d’avoir paru dédaigner ce que nous ne pouvions obtenir. J’ai prévu, dès l’origine, tout ce qui devait arriver. Je connaissais trop l’ignorance des uns, l’esprit factieux des autres, l’inconstance de tous, pour fonder quelque espoir sur ceux qui ne regardent qu’à leur intérêt personnel, et qui, dénués de tout savoir, veulent passer pour les plus sages des hommes. Pour moi, je me suis toujours vu oublié ou méconnu. J’ai supporté l’oubli sans me plaindre. J’ai repoussé la calomnie comme un homme qui avait droit d’espérer autre chose en retour des services qu’il a rendus à la jeunesse. Mes leçons de philosophie morale et d’éloquence n’ont pas peu contribué à l’essor des esprits en Toscane. Si l’art d’écrire n’est pas entièrement en décadence dans cette cité, si le goût des lettres n’a pas disparu au sein de la génération nouvelle, n’est-ce pas en partie le fruit de mes leçons ? Tout mon désir était, il est vrai, de me consacrer à l’enseignement de la littérature sacrée, mais je n’ai jamais caché mon éloignement de toute superstition. C’est assez pour être frappé d’incapacité aux yeux de plusieurs, malgré le témoignage de ma vie tout entière. Ce qui accroît ma douleur, c’est la conduite de quelques-uns que je considérais comme mes amis. C’est un motif de plus pour moi de ne pas attacher trop de prix aux faveurs de ce monde, d’apprendre à supporter patiemment les injures, à pardonner les injustices dont je suis l’objet. Mais pendant que je m’efforce d’arracher les traits qui me blessent aux endroits les plus sensibles, mes ennemis ne cessent de me harceler, en dirigeant contre moi de nouveaux coups. Ne vous étonnez pas si dans l’intérêt de ma juste défense, je laisse échapper un cri, une plainte, témoignages de ma douleur. »
Cette exclusion de l’université n’était que le prélude de la redoutable accusation qui allait être dirigée contre Paleario, et du procès qui forme le plus dramatique épisode de son séjour à Sienne. Ce n’était pas assez pour ses ennemis de lui interdire l’accès de l’enseignement public, de fermer la chaire d’éloquence à cette voix courageuse et libre qui éveillait tant de sympathies au cœur de la jeunesse. Il fallait étouffer cette voix, et le plus sûr moyen pour y parvenir, était une accusation d’hérésie. Un moine dominicain en donna le signal, celui-là même, avec lequel Paleario avait eu des démêlés deux ans auparavant, et dont la haine cachée sous une apparente réconciliation, était d’autant plus à craindre qu’elle trouvait de dangereuses complicités à Rome et en Toscane.
A un mille de Sienne, sur la riante colline de la Capriola, s’élève le monastère de l’Observance, fondé par les premiers disciples de saint François, et dont les bois épais, les grottes consacrées par la superstition, prêtèrent leur ombre aux conciliabules où se tramait la perte de Paleario. La chapelle de Saint-Sébastien abrita plus d’une fois aussi les chefs de la conjuration monastique dont le secret ne transpira pas au dehors. Trois cents membres de la confrérie de Saint-Jean (tel était leur nom) s’unirent par un serment solennel. Prenant les saints à témoin, ils jurèrent de n’allumer les flambeaux sur l’autel, de ne participer aux saintes cérémonies, que lorsqu’ils se seraient débarrassés de Paleario. Douze d’entre eux, les plus acharnés à sa perte, Marco Pieri, Scipione della Bava, Melio Cotta, Gregorio Primpili…, se partagèrent les principaux rôles, comme accusateurs ou comme témoins. Prêtres, moines, laïques, tous semblaient transportés d’une même fureur. Ils comptaient des adhérents dans le sénat et l’université, parmi les hommes qui, comme Marco Blaterone, ne pouvaient pardonner à Paleario les succès qu’il avait obtenus comme professeur et comme poète. Une libre académie s’était déjà formée autour de lui, et les jeunes gens les plus distingués, les Placidi, les Mino Celsa, les Malevolti se montraient d’autant plus empressés à ses leçons, que l’ostracisme dont il était frappé semblait un coup dirigé contre leurs propres familles.
Le moment choisi pour attaquer Paleario fut son absence de Sienne, au commencement de l’année 1542. Sur l’invitation de quelques-uns de ses amis, Sadolet, Maffei, il s’était rendu à Rome, quand il y reçut une lettre de son élève Fausto Bellanti, l’informant du complot et l’invitant à différer son retour. « Les motifs de l’accusation nous sont inconnus, nous ne connaissons pas davantage les noms des accusateurs. Le bruit court cependant que les chefs de la république sont excités contre vous par des rapports calomnieux, touchant la religion. Ma mère croit, et non sans raison, que les moines mendiants ont conjuré votre perte, parce que vous n’êtes pas dupe des superstitions au nom desquelles ils ont si longtemps pillé notre patrimoine. Je ne puis admettre, toutefois, que des hommes de rien aient pu former contre vous une telle conspiration, s’ils ne sont soutenus. Le complot a des racines profondes… J’irai à Sienne demain ; je conférerai avec nos parents, nos amis ; j’appellerai, s’il le faut, un avocat ; je donnerai l’argent nécessaire, et prendrai toutes les mesures pour vous défendre, fût-ce au péril de ma vie. Tranquillisez-vous en attendant, et opposez à l’adversité un front serein. » Cette nouvelle ne surprit point Paleario. Il savait les haines auxquelles il était en butte, et sous le poids desquelles il devait tôt ou tard succomber. « Mon seul espoir, écrivait-il, est dans le Christ, que j’ai toujours fidèlement servi et que j’adore d’un cœur pur. Toutefois, si je puis obtenir que les témoins subornés comparaissent devant moi, la victoire est certaine. Ils ne pourront supporter le feu de mon regard. Mais je connais ces artisans de mensonge : ils se garderont bien de se montrer. Ils préfèrent agir dans l’ombre, attiser des haines, ameuter la multitude. Ils m’arracheront les yeux, s’ils peuvent, par la main des furies qu’ils déchaînent contre moi… N’importe, instruisez-moi de tout ; je vous ferai part à mon tour de mes résolutions. »
Avant de quitter Rome, Paleario songeait à faire un voyage, peut-être le dernier, à Veroli : « Mes compatriotes m’attendent, mais la route est longue et n’est pas sans péril. La forêt de l’Algide est plus que jamais infestée de brigands ; les défilés de la montagne sont, dit-on, fermés de toutes parts ; les Colonna sont sous les armes. » Au moment d’entreprendre ce périlleux voyage, sa pensée se reportait avec attendrissement sur sa femme et ses enfants qu’il avait laissés à Cecignano. « Surtout, écrivait-il à Bellanti, ne laisse rien soupçonner à ma femme déjà inquiète plus qu’il ne convient, de peur d’ajouter à ses craintes, car, à ce que j’apprends, et je ne le dis pas sans larmes, elle est la plus désolée des femmes. Nos épreuves excèdent ses forces. Elle passe ses journées dans le deuil, et se laisse accabler par la tristesse. En compagne, fidèle, en femme prudente, elle repasse continuellement dans son esprit tous les malheurs qui pourraient m’arriver, et dont j’ai été, grâce à Dieu, préservé jusqu’à ce jour. Console-la en mon nom, si elle est en ce moment à Colle. Prie aussi ta mère de se diriger de ce côté, en te rendant toi-même à Métiano. Si vous n’avez pas d’espérance réelle à lui donner, donnez-lui-en plutôt d’illusoires, pour l’arracher à sa mortelle douleur… Pour moi, mon cœur est sans crainte ; j’ai appris à ne pas m’émouvoir des menaces des hommes. Si quelque malheur vient à me frapper, je te recommande mes enfants. Protège-les, élève-les comme s’ils étaient tiens… Ton père s’éloignant de Padoue, peu de jours avant de mourir, te recommanda, toi et tes frères, à mon amitié. J’entends encore ses dernières paroles. Elles sont gravées dans mon cœur, comme une de ces recommandations que je t’adresse à mon tour, et qui survivent aux morts ! »
Cette lettre, écrite au mois de mars 1542, nous laisse ignorer la date du retour de Paleario en Toscane. L’ingénieuse amitié de Maffei, d’accord avec les vœux de Bellanti, le retint longtemps encore à Rome. « Grâce aux attentions de Maffei et de Censi, je me trouve, écrivait-il, presque aussi heureux ici que dans mon domaine de Cecignano ou dans celui d’Aréola. Le premier est si prévenant qu’il ne laisse passer aucune occasion de me distraire et de me consoler. Comme il sait que dès ma jeunesse je me suis occupé de ces études de l’antiquité qui lui ont valu tant de réputation, il me lit une sorte d’histoire, où les événements sont commentés, éclaircis par les inscriptions et les médailles les plus anciennes. Cet ouvrage, écrit d’un style élégant et pur auquel ne manque ni le nombre, ni l’harmonie, me charme à tel point que nos lectures se prolongent jusqu’à une heure avancée de la nuit. » Il fallut partir cependant, et s’arracher à la douceur de ces entretiens pour retourner en Toscane. Informé plus en détails à Viterbe des périls qui l’attendaient à Sienne, il se dirigea secrètement vers le château d’Aréola, résidence de la famille Bellanti. De là, franchissant les monts au milieu de la nuit par le Val Marzio, il rejoignit à Colle sa famille, qui n’était qu’imparfaitement instruite des dangers dont il était menacé.
Informés de son retour, ses ennemis précipitèrent leurs attaques. Une double accusation d’hérésie fut lancée contre Paleario, l’une devant la seigneurie de Sienne, l’autre à Rome devant le tribunal du saint office. Sans attendre le résultat de l’enquête ordonnée par les magistrats, les conjurés se réunirent tumultueusement sur une des places de la ville, et se dirigèrent ensuite vers la résidence épiscopale. A leur tête on remarquait Mélio Cotta, Marco Pieri, Grégorio Primpili, Scipione della Bava, que suivait une tourbe de moines proférant des menaces de mort. La foule grossissait sur leur passage. Effrayés du tumulte, les citoyens paisibles se hâtaient de rentrer dans leurs demeures. Quelques femmes attirées par le bruit, se montraient çà et là aux fenêtres, en demandant quel était le criminel que l’on conduisait ainsi au supplice. L’homme contre lequel cette manifestation était dirigée, se trouvait heureusement absent de la ville. Ses amis intimidés gardaient le silence, et cachaient au fond de leur cœur les sympathies dont l’expression les eût désignés à l’aveugle fureur de la multitude.
Sienne avait alors pour archevêque Francesco Bandini, de la noble famille des Piccolomini, prélat éclairé, ami des lettres, et l’un des fondateurs de l’académie des Intronati dont les membres se vouaient exclusivement à l’étude de la langue italienne. Bandini connaissait Paleario. Il appréciait son caractère, ses talents. Réveillé par les clameurs des conjurés, il donna l’ordre d’introduire leurs chefs. A leurs dénonciations passionnées, à la violence de leur langage, il opposa le calme et la modération d’un évêque qui ne sépare pas les devoirs de la vigilance de ceux de la charité. Il blâma hautement une manifestation qui lui paraissait une atteinte portée à la dignité de la religion, aux droits de l’innocence ou de la justice. « Les motifs de l’accusation, dit-il, sont trop légers pour être accueillis ! » Il fut interrompu à ces mots par un des conjurés, Alexis de Lucrino, qui déclara que trois cents Siennois étaient prêts à signer l’acte d’accusation contre Paleario. « Et moi, répondit l’évêque, j’en trouverai six cents pour affirmer par serment que tu n’es qu’un usurier. Dois-je les croire sur parole ? » A cette réponse, l’accusateur pâlit et resta muet, comme accablé par le témoignage de sa conscience ; mais les autres conjurés se jetant aux pieds de l’évêque et invoquant à grands cris la loi qui punissait du feu tout homme convaincu d’hérésie, obtinrent, à force d’instances, la mise en accusation de Paleario.
Pendant que l’horizon s’obscurcissait en Toscane, la menace d’un procès était heureusement détournée à Rome, par l’intervention des amis de Paleario qui siégeaient au sacré collège. Bembo et Sadolet, instruits des trames formées contre lui, et convaincus de son innocence, n’eurent pas de peine à le justifier près du maître des sacrés offices, Tomazzo Badia, et à prévenir toutes poursuites devant le tribunal de l’inquisition. Irrités de cet échec, les ennemis de Paleario jurèrent de prendre leur revanche à Sienne. Ils multiplièrent les démarches auprès de l’évêque et du gouverneur, Francesco Sfondrati, pour obtenir un jugement et une sentence conforme à leurs vœux. Dans une lettre habile, éloquente, Paleario essaya de regagner la faveur du prélat qui s’était déjà visiblement refroidi à son égard : « Voilà six mois uniquement employés par mes adversaires à préparer la plus inique des accusations, à exciter contre moi les principaux citoyens de la ville, à réunir des témoins, choisis, les uns, dans la lie du peuple, et tellement ignorants des matières sur lesquelles ils sont appelés à témoigner, que je consens à mourir si dans un interrogatoire ils font autre chose que se répéter, ou se contredire ; les autres, sortis des rangs de la noblesse et animés de toute la fureur des factions, et d’autant moins aptes à me juger que je n’ai jamais eu de rapport, de conversation avec eux, qu’ils n’ont pas même lu mes écrits… Qui ne voit que leur unique but est d’imprimer une tache d’infamie à mon nom ? Mais y eut-il jamais sur la terre un homme juste qui pût se croire à couvert des complots des méchants ? J’omets Socrate, Scipion, Rutilius, Métellus, dont la vie si pure n’était peut-être pas exempte de tout reproche. Mais n’a-t-on pas vu le Saint et le Juste en personne, le Christ lui-même circonvenu par les embûches des méchants ? Il est facile d’arracher à l’ignorance, à l’envie des paroles inconsidérées dont la haine s’empare. On les répète autrement qu’elles ont été dites ; on leur donne un sens qu’elles n’avaient pas dans la bouche de celui qui les a prononcées. Quel sera le refuge des hommes de bien ? Qui appelleront-ils à leur aide, si leurs paroles, et jusqu’à leurs plus intimes pensées sont épiées par des gens intéressés à les dénaturer ? Paleario demandait à être confronté avec ses accusateurs, en présence de l’archevêque lui-même. Mais ceux-ci voulaient moins un débat contradictoire, qu’une condamnation. Ils refusèrent de paraître. Le traité de La mort du Christ ayant été présenté à Bandini par un des témoins, Paleario n’hésita pas à s’en reconnaître l’auteur, tout en réfutant les calomnies dont cet écrit avait fourni matière à ses ennemis, et en invoquant la loi contre les calomniateurs. « Quoi ! s’écria-t-il, pour un livre consacré à l’éloge du Christ, je me vois accusé, cité, conspué, presque atteint d’une condamnation capitale, et les faux témoignages demeurent impunis ; et leurs auteurs ne daignent pas même répondre à une citation épiscopale ! n’est-ce pas la plus mortelle injure qu’ils puissent faire à celui que par respect je m’interdis de nommer ? »
[« Allato Libello de Christi morte, repetiturn est, testimonium a Volaterno. Falsum inventum est. Quid tum postea ? Nihil est. Ego ob Christi laudationem accusatus toties, vocatus toties, ejectus toties, capitis prope fui condemnatus, etc… » (Oratio pro se ipso, p. 105.) Ce passage important prouve deux choses : que Paleario était bien l’auteur du Beneficio, et qu’en 1542, un an avant l’édition anonyme de Venise, ce livre était répandu en Toscane.]
Ce fut dans ces circonstances qu’une voix respectée de tous les partis se fit entendre en faveur de Paleario ; ce fut celle de Sadolet. Mandé à Rome pour assister de ses conseils le pape Paul III dans les graves conjonctures où se trouvait l’Église, l’évêque de Carpentras n’avait quitté qu’à regret son diocèse pour recevoir le titre de légat, et s’acheminer vers Bologne où devait s’accomplir l’entrevue du pontife et de Charles-Quint. Arrivé à Sienne au mois de septembre 1542, au moment où l’agitation des esprits était au comble, il essaya de la calmer. Dans ses entretiens avec Bandini, il ne laissa échapper aucune occasion de justifier Paleario, de rendre témoignage à l’élévation de son caractère et à la pureté de sa foi. Paleario étant venu au palais épiscopal saluer le légat, fut accueilli avec l’empressement le plus flatteur. Sadolet le traita comme un homme auquel il était uni par les liens d’une ancienne amitié cimentée par la fraternité des études. Après les premiers compliments, l’entretien tomba sur le grave sujet qui préoccupait alors tous les esprits ; l’archevêque y prit part, et laissa percer les préventions qu’on lui avait inspirées. Sadolet prit chaleureusement la défense de Paleario : « Je le connais, dit-il ; nous nous sommes plus d’une fois entretenus à Rome sur ces graves matières, et je l’ai toujours trouvé de l’avis qui compte les plus augustes témoignage. » Bandini revint à la charge, cita des rapports, invoqua des témoignages. Paleario répondit avec une franchise tempérée par le respect dû à ses nobles interlocuteurs. L’entretien se prolongea quelque temps encore entremêlé des témoignages les plus affectueux de Sadolet. « Il faut se garder, dit-il en finissant, de toutes nouveautés ! — A Dieu ne plaise, répondit Paleario, que je me laisse entraîner par l’amour des innovations ! Il n’y a rien de plus ancien que la vérité. » Sadolet lui tendit la main, et le retenant amicalement, lui réitéra les mêmes recommandations : « Je n’ai pas d’autres sentiments, répondit Paleario, que ceux que tout chrétien doit avouer. Ma foi est celle de l’Église catholique et apostolique ! … » Il n’ajouta pas un mot de plus, et cette réserve significative indiquait assez qu’il y avait pour lui une autorité plus haute que celle de Rome.
Cet entretien inexactement reproduit au dehors, et commenté de la manière la plus perfide, fournit une arme de plus aux ennemis de Paleario. Après le départ du légat, leurs attaques devinrent plus vives, et les magistrats cédant à la pression populaire, citèrent Paleario devant leur tribunal, comme prévenu d’hérésie. Il se rendit au palais de la seigneurie ; où dix ans auparavant sa voix s’était élevée en faveur d’un citoyen proscrit par la fureur des factions politiques, et où maintenant il allait se défendre lui-même contre une accusation plus redoutable encore, car elle touchait à la foi. Sur le tribunal siégeaient le gouverneur Francesco Sfondrati et le capitaine de justice, Crassi, entourés des membres du sénat et du conseil des Huit, les uns hostiles à l’accusé et ne cachant pas leur haine, les autres faisant en secret des vœux pour son acquittement. Les passions qui animaient les juges, agitaient la foule tumultueuse qui se pressait aux abords du prétoire ; d’un côté, Mélio Cotta, Marco Blaterone et tous les membres de la faction monacale qui attisaient les haines de la multitude, en lui présentant Paleario comme un homme impie, ennemi de toute religion, parce qu’il avait osé signaler les désordres de ses ministres ; de l’autre, quelques amis fidèles au malheur, parmi lesquels on distinguait Ambrogio Spannochi, Camillo Chigi, et le père Egidio, un des membres les plus vénérés de l’ordre des Augustiniens. Tel était le cortège de l’accusé qui s’avançait appuyé sur son élève le plus cher, Fausto Bellanti. A vrai dire, la grandeur du débat dépassait ses acteurs. D’un côté, le servile esprit du moyen âge, ce monachisme grossier qui n’a que malédictions pour le progrès, et qui voudrait enfermer le monde dans le cercle de ses puériles observances ; de l’autre, l’esprit de la Renaissance épuré par la foi, ne rêvant l’émancipation des âmes que pour les ramener captives sous le joug du Christ !
Le discours de Paleario fut à la hauteur de ce grand débat entre les choses anciennes et les choses nouvelles, qui se reproduisait alors dans presque tous les pays de l’Europe, et l’on ne saurait trop admirer le mélange de finesse et de simplicité, d’héroïsme et de candeur avec lequel il se défendit devant ses juges : « C’est un malheur de naître en un temps où ni la piété, ni la vertu, ni l’amour de Dieu et des hommes, ni le désir d’honorer la Divinité avec un cœur pur, ne peuvent obtenir le respect ! … Qui le croirait ? Il y a des hommes assez acerbes, assez durs, assez prompts à incriminer les actes les plus innocents, pour qu’on ne puisse impunément devant eux rendre gloire au Christ, l’auteur du salut, le roi de toutes les nations. Parce que j’ai composé cette année, en langue toscane, un livre où j’exaltais les bienfaits qui découlent de la mort du Christ sur le genre humain tout entier, on en a fait le sujet d’une accusation capitale contre moi. Peut-on rien imaginer de plus odieux ? Je disais : Puisque Celui en qui réside toute divinité a versé avec tant d’amour son sang pour notre salut, nous ne devons plus douter de la faveur céleste, mais nous devons jouir d’une paix et d’une tranquillité parfaite. J’affirmais, appuyé sur les monuments les plus sacrés de l’antiquité, que quiconque tourne ses regards vers Jésus-Christ crucifié, se fie à ses promesses et n’espère qu’en lui seul, obtient de lui le pardon de ses péchés, le remède à tous ses maux, parce qu’il ne saurait tromper notre attente.
[Est-il besoin de signaler à quel point tous les traits de ce remarquable passage s’appliquent au Beneficio ? — « Cujus ex morte quanta commoda allata sint humano generi, cum hoc ipso anno, Thusce scripsissem, objectum fuit in accusatione, etc… » (Opera, p. 101, 102.) Il n’est pas jusqu’aux Pères mentionnés plus loin dont le nom ne se retrouve également dans l’écrit contesté à Paleario. S’il n’en est pas l’auteur, à quel autre ouvrage italien du seizième siècle faut-il rapporter les déclarations si nettes et si catégoriques de son discours ? C’est la question que nous osons soumettre à M. Léopold Ranke.]
Et voilà ce qui a paru si amer, si détestable, si exécrable à ces douze bêtes féroces (car je ne puis leur donner le nom d’hommes) qu’ils ont déclaré tout d’une voix que l’auteur devait être livré aux flammes ! Si je dois souffrir ce supplice pour le témoignage que j’ai rendu (car je regarde mon écrit plutôt comme un témoignage que comme un livre) alors, Messeigneurs, rien ne peut m’arriver de plus heureux. Dans un temps comme celui où nous vivons, je ne pense pas qu’il soit d’un chrétien de mourir dans son lit. Qu’importe d’être accusé, incarcéré, battu de verges, pendu, cousu dans un sac, jeté aux bêtes féroces, ou livré aux flammes, si par ces supplices la vérité est remise en pleine lumière ? »
En même temps qu’il confessait hautement ces doctrines de la grâce auxquelles il avait consacré ses veilles, et qu’il devait un jour sceller de son sang, Paleario ne craignait pas d’avouer, en un temps où cet aveu était plein de péril, ses sympathies pour les réformateurs étrangers. « Vous m’accusez, disait-il à ses adversaires, d’avoir les mêmes opinions que les Allemands. Grand Dieu ! quelle imputation banale ! Entendez-vous par là tous les Allemands ? Sont-ils tous pervers ? … Et si vous n’accusez que les seuls théologiens, est-ce à bon droit ? L’Allemagne n’a-t-elle pas des théologiens excellents ? Dans la grande diversité d’opinions qui les sépare, m’accuser de faire cause commune avec eux, c’est parler pour ne rien dire. Mais votre accusation si frivole en apparence, a, je le sais, un aiguillon caché, comme un serpent son venin. Par les Allemands vous entendez, doute, Œcolampade, Bucer, Erasme, Mélanchthon, Luther, Poméranus, et d’autres encore que l’on a taxés d’hérésie. Mais assurément, il n’y a pas parmi nous de théologien si borné qui ne confesse que leurs écrits renferment des vérités dignes de tout éloge, exposées avec autant de savoir que de fidélité, tirées des Pères qui nous ont légué la doctrine du salut, ou de ces commentaires de l’Église grecque et latine, qui sans pouvoir être égalés aux monuments de la primitive Église, ne méritent pas moins notre respect. Tels sont Origène, Chrysostome, Cyrille, Irénée, Jérôme, Augustin, que vous devez accuser aussi ; je les ai pris pour modèles. Suffit-il que la trace de ces saints hommes soit suivie par les Allemands, pour que je doive me détourner de ceux-ci avec horreur ? … Vous approuvez donc, direz-vous, tout ce que font les Allemands ? Je ne crains pas de répondre : J’approuve une partie de ce qui s’est fait par eux ; je blâme l’autre. Sans m’engager dans de minutieux détails, je loue les Allemands, et je crois que tout homme leur doit de la reconnaissance, pour leur zèle à dissiper les ténèbres de la barbarie. Les lettres sacrées languissaient sans honneur dans l’ombre des monastères ; ils les ont restituées à notre amour ; je les honore pour cela ! Si ces nobles études revivent en Allemagne ; si l’on voit s’y former, de toutes parts, des bibliothèques chaldaïques, grecques, latines ; si l’on y imprime à grands frais les plus belles éditions des saints livres, quoi de plus beau, je vous le demande, et de plus digne d’une éternelle renommée ! Après cela, on a vu en Allemagne des discordes civiles, des guerres intestines, des séditions, des révoltes avec tous les maux qui les accompagnent. Je le déplore, à cause de ce lien de charité qui doit unir tous les chrétiens entre eux. Comme on ne saurait trop louer les belles actions des Allemands, ainsi ne peut-on trop déplorer leurs fautes et leurs malheurs ! »
A cette éloquente apologie de l’Allemagne, Paleario opposa le triste tableau de la situation de l’Italie, soupirant vainement après un concile tant de fois promis, et livrée à toutes les rigueurs de l’inquisition. Il osa comparer les sentences du saint office à un poignard toujours levé sur la tête des écrivains, et sans cesse prêt à immoler la vertu, la foi, le génie. Il rappela les censures dirigées contre Sadolet lui-même, dont les commentaires sur saint Paul avaient encouru le reproche d’hérésie. Le nom d’Ochino était présent à tous les esprits, et sans doute bien des cours furent émus, bien des yeux se mouillèrent de larmes, lorsque tomba de la bouche du courageux orateur ce magnifique éloge du plus illustre des enfants de Sienne, se dérobant par la fuite à la mort : « N’est-ce pas, je vous le demande, à la fureur de ces hommes ignorants et sanguinaires que nous devons imputer le triste sort d’Ochino, cet homme d’une vie si austère et si sainte, qui se voyant livré sans défense à la rage de ses ennemis, a dû chercher son salut dans la fuite ? Et maintenant, je le dis avec douleur, le plus illustre de vos concitoyens, banni de l’Italie, chassé de sa ville natale, erre au loin sur la terre étrangère ! Quelles cités, quels rivages inconnus ne se réjouiraient de posséder un tel homme ! Heureuses les populations qui sauront le fixer dans leur sein, et recueillir les fruits de ses vertus et de son génie ! Il n’est pas de terre si barbare qui puisse demeurer insensible aux charmes de son éloquence. Peut-être sa destinée l’a-t-elle conduit dans ces contrées que déchire l’anarchie des opinions, afin qu’à sa voix ceux qui se sont éloignés de la règle du Christ, se rapprochent et se réconcilient, et que la vérité trouve enfin un lieu de repos sur la terre ! Vos regards et vos larmes me disent assez, Messeigneurs, tout ce qu’a perdu la Toscane, l’Italie tout entière dont les cités n’avaient pas d’enceintes assez vastes, d’applaudissements assez enthousiastes pour la vertu et le génie d’un homme aujourd’hui voué à toutes les détresses de l’exil ! »
Paleario ne fut pas moins heureusement inspiré, quand apostrophant l’un après l’autre ses accusateurs, il démasqua leur bassesse, leur hypocrisie, les viles passions qui étaient l’âme du complot formé contre lui : « Te crois-tu donc chrétien, Cotta, parce que tu portes sur une robe de pourpre le signe du Christ, lorsque cependant tu foules aux pieds un de tes frères, un innocent, cette vivante image du Christ ? … et quand tu venais chaque jour distiller le mensonge, insinuer la calomnie à l’oreille des Huit, pensais-tu faire une œuvre pie, un acte méritoire, comme un pèlerinage à Jérusalem ou à Notre-Dame de Lorette ? » Mais il trouva surtout des paroles d’un superbe dédain pour ces moines acharnés à le perdre, parce qu’il avait dévoilé leurs turpitudes : « Que dirai-je de Pansa et de Ciano, ces voleurs émérites, qui, cités en justice par moi pour larcin domestique, ont voulu, sans doute, me faire subir la peine du talion ? Mais on peut accabler l’innocence, on ne la confond point, tandis que le vol travesti en fraude pieuse, demeure sans excuse. Triste spectacle, en vérité, de voir ces tartufes de religion rôdant çà et là dans la cité, pillant nos maisons, se livrant avec impunité à leurs friponneries ! J’ai osé les nommer, c’est mon crime. Je savais, en le faisant, que j’affrontais l’inimitié de toute la gent encapuchonnée. Pareils à un troupeau de bêtes immondes, l’un d’eux est-il blessé, toute la bande se rue sur l’agresseurs. » Mais Paleario comptait aussi des adversaires dans les rangs plus élevés du clergé, de l’Académie, et jusque dans le palais épiscopal. Il le savait, et par un touchant retour sur lui-même, il se glorifia de sa faiblesse et de sa pauvreté : « Mon humble patrimoine n’a rien de commun avec le luxe et la magnificence de quelques-uns de ceux qui m’attaquent. Modeste est mon train de maison ; mais au dedans de moi est une conscience tranquille, joyeuse, sereine, qu’aucun remords n’assiège le jour, que la nuit aucune furie n’effraye de ses torches brûlantes. Ils se vantent de siéger sur des chaises dorées, de porter un diadème, de revêtir la pourpre, de fouler sous leurs pieds de précieux tapis. Pour moi, vivre dans ma bibliothèque, assis sur un simple banc, est tout mon bonheur. Une couverture de laine pour me garantir du froid, un linge pour essuyer la sueur de mon front, un lit pour me reposer, c’est tout ce qu’il me faut ! Et puisses-tu, ô Christ bienfaisant ! me conserver, m’augmenter ces dons que je tiens de toi ! Tu y as joint le mépris des biens de la terre, et la ferme résolution de ne point parler selon mes sens et ma volonté propre, mais conformément à la vérité ! Daigne ajouter à ces biens la piété, la modération, la continence et me couronner de toutes les vertus qui te sont agréables dans tes enfants ! »
En terminant son discours, Paleario invoqua, non sans exciter une vive émotion dans l’auditoire, la présence des nombreux témoins venus de Colle, sa ville adoptive, pour attester son innocence. « Je vois parmi eux, s’écriait-il, Francesconi, le plus intègre des citoyens, et ce jurisconsulte éminent, Hieronimo Bandinelli, fils de Gini, dont la probité n’a d’égale que son obligeance. Voici la noble famille des Pétrucci, et avec eux les Tancredi, les Placidi, les Malevolti, et tant d’autres…, qui dans les jours de deuil de la république, cherchèrent un asile à Colle, et y trouvèrent la plus généreuse hospitalité ! Voici les frères Bellanti, la fleur de la jeunesse de Sienne. Leurs regards sont fixés sur moi de telle façon que je ne puis retenir mes larmes, et qu’ils ne peuvent s’empêcher de pleurer. Comment se consoleraient-ils de me voir en butte à tant de haines, exposé à la mort pour avoir pris courageusement la défense de leur père et de leur maison ? … Et toi, le compagnon de mes études, noble Bono, pourquoi redoubles-tu ma douleur par le spectacle de la tienne, et par le souvenir de ton amitié ? Pourquoi m’avoir retenu, quand je voulais quitter la Toscane ? Tu ne me verrais pas réduit aujourd’hui à une si cruelle extrémité, et toi-même, après la perte de Caroli, et les pleurs qu’il nous a coûtés, tu ne serais pas condamné à voir la ruine de ton ami, à presser la main de ses juges, à solliciter leur pitié pour celui que tu voulais voir heureux, entouré d’estime et d’honneur dans ta patrie ! Mais qu’ai-je vu ? Est-ce bien toi, ô compagne de ma vie, qui parais devant ce tribunal, accompagnée des plus nobles et des plus pieuses matrones, pour te jeter en robe de deuil, au pied de mes juges, avec tes enfants ? Retire- toi, Marietta, toi qui m’es plus chère que la lumière du jour ! retourne à la maison, élève nos enfants. Le Christ leur servira de père ; il est le tuteur des orphelins. Mais, dans l’excès de sa douleur, elle s’évanouit. Soutenez-la, vous qui fûtes pour moi une seconde mère, essayez de la consoler. » Telles étaient les dernières pages d’un plaidoyer que l’on peut comparer aux plus belles harangues de Cicéron et de Démosthène. L’impression produite sur les juges fut vive et profonde. Etranger aux passions de la multitude, le gouverneur Francesco Sfondrati proclama l’innocence de Paleario et prononça son acquittement.
Ce triomphe ne fit que redoubler la fureur de ses adversaires. Ils n’avaient pu obtenir la condamnation de Paleario, mais par l’éclat, le retentissement donné à l’accusation, ils lui avaient fermé à jamais les chaires de l’université de Sienne ; ils l’avaient rendu suspect à Rome, semant ainsi dans l’avenir les germes d’une accusation plus fatale à Paleario. Ses amis le comprirent, et lui représentant les dangers qui menaçaient les novateurs, l’exhortèrent à renoncer aux études théologiques, et à se contenter, par égard aux circonstances, de revêtir les idées péripatéticiennes d’un style élégant. Tel était le sens d’une lettre de Sadolet, où la plus vive affection pour Paleario se mêlait aux hommages les plus flatteurs rendus à son caractère et à son talent : « Il était juste que les lettres cultivées par vous avec tant d’amour, dès votre enfance, ne fissent point défaut à celui qui n’invoqua d’abord leur secours que pour assurer le salut d’autrui. Vous avez composé pour votre défense une harangue pleine d’élégance et de force, à laquelle ne manque en vérité aucun genre de beauté. Je le dis sans flatterie, votre éloquence éclate et brille comme la foudre. En vous lisant je me sens ému, électrisé véhémente impétuosité du discours. Il vole comme un javelot lancé par un bras vigoureux, et dont le frémissement produit d’innombrables vibrations dans les cœurs ! … Toutefois, je vous en supplie au nom de Bembo et au mien, écoutez deux hommes qui vous aiment et n’ont rien de plus cher que vos intérêts. Puisque nous vivons en un temps où la délation épie nos moindres paroles et dénature toutes nos pensées, cherchez un sujet plus favorable au développement de votre génie. Pourquoi ne pas vous consacrer, par exemple, à l’étude des questions morales, qui sont la gloire des péripatéticiens, mais que l’on n’a jamais revêtues des formes d’une latinité pure, élégante ? Ce sont là des sujets que l’on peut traiter, approfondir sans péril. Il ne vous est point interdit de consulter les intérêts de votre repos. » L’âme de Sadolet se peint tout entière dans ce langage affectueux et pacifique. Les conseils d’une prudente amitié ne sont pas déplacés aux jours des révolutions. Il est bon de les suivre, et beau de les oublier quelquefois, en se souvenant de cette divine parole : « Celui qui me confessera devant les hommes, je le confesserai devant mon père qui est aux cieux ! » Le Christ a promis également des couronnes aux débonnaires qui soupirent en secret vers le ciel, et aux violents qui le ravissent.
Paleario ne pouvait méconnaître, cependant, la sagesse des conseils de Sadolet, et la victoire qu’il venait de remporter sur ses ennemis ne l’abusait point sur les périls de sa situation : « C’est mon malheureux sort, écrivait-il à Francesco Ricci de Florence, d’avoir eu à lutter pendant deux années contre ces larves monacales, et si votre crédit m’a soutenu dans la lutte, je n’en dois pas moins m’appliquer désormais à n’avoir rien à démêler avec ces gens-là. Peut-être devrai-je renoncer pour un temps aux commentaires théologiques, aux éloges et aux discours que j’avais commencés soit en vers, soit en prose, jusqu’à ce que le poignard soit arraché aux mains de l’ignorance et de l’envie. Nos adversaires ne peuvent souffrir la renaissance des lettres sacrées. Ils aiment mieux mettre la lumière sous le boisseau et vivre dans les ténèbres que d’obéir à la voix du Christ, et de placer le chandelier sur la haute montagne d’où ses rayons vivifiants porteraient la joie et la consolation dans le cœur des hommes. Que si par la bonté de Dieu, les rois et les princes qui président au gouvernement de la république chrétienne, se décident à convoquer jamais un concile pieux et savant, pour flétrir les abus et remettre la vérité en honneur, soyez sûr que ces saintes résolutions ne trouveront pas de plus violents adversaires que ces faux docteurs, qui, depuis des siècles, se sont plu à obscurcir non seulement la science humaine, mais cette science divine de laquelle découle toute lumière et toute vie. » Vivement frappés des périls auxquels Paleario demeurait exposé, ses amis se préoccupaient de lui ménager une position, dans laquelle il pût déployer ses rares talents comme professeur. Leurs regards se portaient tour à tour sur Florence et sur Lucques, où la protection des Médicis pouvait le soutenir efficacement. Le séjour de Florence, où il comptait d’illustres amitiés, ne pouvait que plaire à Paleario. « En vérité, si je suis à jamais délivré des soucis que me donne une dette contractée ici, nulle part il ne me sera plus doux de vivre et de mourir que dans la brillante cité où se trouvent réunis tous ceux que j’aime, Verini, Vettori, Campano, Ricci, qui rivalisent de bonté, de zèle affectueux à mon égard. Si la fortune réalise le meilleur de mes vœux, ils seront mes patrons, mes modèles ; si dans ma faiblesse je ne puis que suivre leurs traces, j’aurai du moins la consolation de louer leurs vertus. »
Ce n’était pourtant pas à Florence que devait être fixée la destinée de Paleario, mais dans une cité plus voisine de Pise. L’université de Lucques, après avoir jeté le plus vif éclat, était entrée dans une période de décadence aggravée par la retraite ou la mort de ses plus habiles professeurs. Le Lucquois Gherardo Sergiusti avait obtenu beaucoup de succès dans l’explication des lettres latines. Il mourut en 1542, et Robertello, appelé peu de temps après à Pise, laissa dans l’académie un vide difficile à remplir. Déjà préoccupé de trouver un successeur, il avait jeté les yeux sur Paleario dont les talents lui étaient connus. Il écrivait en 1540 à Vettori : « Nous avons vivement à cœur les intérêts d’Aonio. Nous l’aimons et nous l’admirons pour son rare savoir et son esprit. » Une intrigue habilement ourdie fit appeler à Lucques Marco Blaterone, cet implacable ennemi de Paleario, et dès lors la haine et l’envie ne cessèrent de s’acharner contre ce dernier. Instruit par un des magistrats lucquois de l’existence de cette cabale, Paleario écrivait : « Vous craignez, dites-vous, qu’on ait adressé quelques rapports calomnieux contre moi aux chefs de la république. Je vous dirai, si vous l’ignorez, quel en est l’auteur : C’est Marco Blaterone, cet homme impudent, justement flétri dans une comédie de l’Arétin, et aussi ignorant de la langue latine que les sauvages habitants du Taurus. Pendant son séjour à Sienne, il n’a cessé de cabaler contre moi pour empêcher ma nomination à la chaire de littérature latine, et il l’a occupée avec tant de honte, qu’il n’a obtenu que les sobriquets les plus humiliants de ses élèves. Plût à Dieu qu’il fût aussi bien connu à Lucques qu’à Venise ! … Ne vous étonnez pas si ce maître expert dans l’art de mentir a répandu contre moi les mêmes calomnies dont il usait à Sienne pour écarter un compétiteur dangereux. Je me vengerai de la seule façon qui convienne à un homme de bien. On ne peut infliger à un homme qui se targue d’un vain savoir, une plus rude punition, qu’en le provoquant par écrit, en le fustigeant de quelque satire en vers ou en prose. La plume, c’est la seule arme des gens de lettres. Que Blaterone me frappe, s’il peut ! Je méprise l’écrivain ; je ne redoute que le calomniateur. Si, comme je dois le conjecturer, les magistrats de Lucques ont été induits par ses mensonges à quelque fausse opinion à mon égard, avertissez-les amicalement, suppliez-les de ne rien croire légèrement à mon sujet ; dites-leur que Paleario n’est pas un impie, mais un chrétien prêt à mourir s’il le faut pour la gloire du Christ. » Ce ne fut pas trop des recommandations de Vettori, auxquelles se joignirent celles de Sadolet et de Bembo, pour dissiper les préventions répandues dans les esprits, et réduire Blaterone au silence. Dans les premiers mois de l’an 1546, Paleario fut élu professeur d’éloquence à l’université de Lucques.
Une lettre écrite à cette époque contient l’expression de ses remerciements à la seigneurie : « Quoique je ne puisse me flatter de posséder le savoir, les talents dont me gratifient d’illustres amis, je m’estime très heureux d’être appelé dans une cité de la Toscane justement renommée par la sagesse de ses lois. Vos vertus ne sont ignorées de personne. L’Italie tout entière admire la prudence et la modération que vous déployez dans le gouvernement d’une république qui n’a pas cessé, grâce à vous, de fleurir et de prospérer dans les jours les plus difficiles… A ces mérites vous en joignez un autre sur lequel il m’est doux d’insister particulièrement, l’amour des lettres. Si la persévérance et l’ardeur ne vous font jamais défaut, quand il s’agit de franchir les mers pour reculer les limites de votre commerce, et ouvrir une source de richesses nouvelles à votre patrie, vous ne montrez pas moins de zèle pour le développement de l’instruction publique. Je n’en veux pour preuve que le choix des hommes éminents préposés par vous à l’éducation de la jeunesse, et le goût que manifestent un si grand nombre de citoyens pour les études libérales. Puissé-je à mon tour justifier votre attente par les heureux fruits d’un enseignement auquel m’ont préparé les travaux de toute ma vie ! … Je ne négligerai rien pour mériter votre approbation. S’il est des professeurs plus habiles ou plus éloquents que moi, il n’en est aucun, vous le reconnaîtrez bientôt, qui soit plus désireux de vous plaire, en contribuant à la prospérité de vos écoles. »
La date précise de l’établissement de Paleario à Lucques nous est inconnue. Seize années de sa vie s’étaient écoulées depuis son arrivée à Sienne. Malgré les épreuves qui avaient marqué les dernières, ce ne fut sans doute pas sans regret qu’il quitta cette ville, et l’hospitalière cité de Colle où son souvenir n’est pas effacé après trois siècles. Dans le faubourg de Sainte-Catherine, s’élève encore la maison qu’une tradition pieusement conservée désigne comme sa demeure, et les magistrats municipaux, fidèles gardiens des gloires locales, se sont récemment honorés en décidant qu’une inscription commémorative y serait placéee. Ce n’est pas sans émotion que nous y avons lu ces mots, qui ressuscitaient à nos yeux tout un passé digne de mémoire : Ici vécut Aonio Paleario.
e – « Considerando che il fine di perpetuare la memoria del luogo abitato da persona nota nella storia e sempre commendevole, etc. » (Délibération du 23 novembre 1851.)