On a dit plus haut que le patriarche d’Alexandrie, Cyrille, n’avait pas tardé à apprendre l’éclat de Constantinople, et les suites que lui donnait Nestorius. L’enseignement prêché par son collègue ne pouvait que profondément le scandaliser. Dans sa lettre pascale de 429, publiée probablement à l’Epiphanie, il s’appliqua déjà à préciser la doctrine de l’incarnation ; puis, apprenant que l’erreur s’insinuait parmi les moines, il écrivit sa lettre i Ad monachos Ægypti, qui traitait spécialement du ϑεοτόκος, de la divinité de Jésus-Christ et du mode d’union, en lui, de la divinité et de l’humanité. Bien qu’allusion évidente y fût faite aux événements de Constantinople, Nestorius n’était pas nommé.
Cette lettre de Cyrille, apportée à Nestorius, l’irrita au plus haut point, et, dans le cercle de ses partisans, on essaya d’y répondre. Dès lors, le duel était engagé, et Cyrille pensa qu’il devait directement agir. Deux lettres — les lettres ii et iv — furent par lui envoyées à Nestorius, dans lesquelles il lui représentait que ses nouveautés doctrinales étaient la première cause du trouble des églises, et il le suppliait d’y porter remède, en confessant, comme tout le monde, le ϑεοτόκος, et en professant sur Jésus-Christ la vraie foi dont il donnait un exposé d’une remarquable lucidité. La première lettre n’obtint guère comme réponse qu’un accusé de réception. A la seconde Nestorius répondit en exposant de son côté sa doctrine personnelle, en condamnant discrètement celle de son rival, et en lui conseillant ironiquement de rester en paix, tout allant pour le mieux à Constantinople. Cyrille put comprendre que ses tentatives d’intervention étaient inutiles, ou même franchement désagréables.
Cette attitude ne pouvait l’étonner de la part d’un antiochien, successeur de saint Chrysostome, vis-à-vis d’un alexandrin, neveu de Théophile. Mais une fois faite cette constatation, l’embarras restait grand. Se séparer de la communion de Nestorius ne remédiait pas au mal. Cyrille, d’ailleurs, ne pouvait songer à le juger et le déposer avec ses seuls évêques égyptiens. Nestorius était patriarche de la ville impériale, soutenu par la cour, et le patriarche d’Antioche, son ancien condisciple, n’était pas contre lui pour les voies d’autorité et de rigueur. Un seul moyen s’offrait de résoudre la difficulté. D’une part, dénoncer le péril à la cour et s’efforcer de détacher de Nestorius Théodose II et les princesses, femme et sœur de Théodose : de l’autre recourir à Rome et obtenir de l’occident l’appui moral dont on avait besoin pour contrebalancer l’influence de la cour et des orientaux. Grâce à cet appui, Athanase avait pu tenir en échec toute l’armée des ariens, occupant les plus grands sièges. Cyrille allait renouveler cette tactique, non plus cette fois pour se défendre, mais pour attaquer.
[On comprendrait imparfaitement, la « tragédie de Nestorius », si l’on ne tenait compte, en même temps que des divergences doctrinales, de l’antipathie violente qui divisait les deux partis en présence. A Alexandrie, on avait été profondément blessé du décret du concile de 381, qui avait dépossédé le siège de saint Athanase de sa prérogative de premier siège de l’Orient, pour l’attribuer à celui de Constantinople. A Constantinople et à Antioche, on se rappelait l’inique traitement dont saint Chrysostome avait été l’objet de la part de Théophile, l’oncle de Cyrille. Chaque parti avait, contre l’autre, des humiliations ou des injures à venger ; et cette circonstance ne contribua pas peu à rendre impossible, dès le principe, une discussion sereine et amicale des questions posées.]
Cyrille consacra, pense-t-on, les derniers mois de l’année 429 et les premiers de l’année 430 à composer les deux traités De recta fide ad Theodosium et De recta fide ad reginas libri II. Ce ne fut qu’au milieu de l’an 430 qu’il écrivit au pape.
A Rome, on connaissait déjà l’affaire en partie. Évêque nouvellement promu et se sentant bientôt menacé, Nestorius avait envoyé au pape Célestin successivement deux lettres, dans lesquelles il demandait d’abord des renseignements concernant les pélagiens réfugiés à Constantinople, puis se plaignait d’avoir trouvé dans sa ville épiscopale des ariens et des apollinaristes qui abusaient du mot ϑεοτόκος, comme si Marie avait engendré la divinité même. Or cette appellation — bien que peu exacte — pouvait être tolérée, mais seulement dans ce sens que Marie avait mis au monde le temple humain que le Verbe s’est inséparablement uni. A ces lettres au pape était joint, nous le savons, un recueil de plusieurs au moins des commentaires de Nestorius, probablement de ses homélies sur ce sujet.
[Cyrill., Epist. XIII, col. 96 : τετράδας ἰδίων ἐξηγήσεων. Il s’agit évidemment d’écrits contenant les erreurs de Nestorius, comme le montre la suite de la lettre de Cyrille. Ce point est important : il établit qu’à Rome on ne jugea pas de la doctrine de Nestorius uniquement d’après les renseignements fournis par son rival.]
Ces missives du patriarche n’avaient pas reçu, à Rome, l’accueil qu’il avait espéré : elles avaient plutôt alarmé l’orthodoxie pontificale. Celles de Cyrille, arrivant sur ces entrefaites, ne purent que fortifier cette impressiona. Cet envoi comprenait d’abord une lettre — l’Epistula xi — dans laquelle, s’adressant au pape comme à un père (ϑεοφιλεστάτῳ πατρί) et constatant qu’une longue coutume des églises faisait une loi de communiquer à sa sainteté les affaires de ce genre, Cyrille exposait les incidents relatifs à Nestorius, et demandait une direction sur ce qu’il était à propos de faire. A cette lettre étaient joints un recueil des homélies prêchées par Nestorius dans son église, un court résumé de sa doctrine, un dossier comprenant, avec des extraits de Nestorius, des extraits des Pères grecs sur la question en litige, et enfin les lettres que l’évêque d’Alexandrie avait écrites à cette. occasion, c’est-à-dire les lettres ii et iv, et probablement aussi la lettre i aux moines d’Égypte, que Possidonius devait remettre au pape.
a – C’est sans doute sous l’effet de cette impression que le futur pape Léon demanda à Cassien d’écrire son traité De incarnatione Christi.
Célestin se jugea sans doute suffisamment renseigné par cet ensemble de documents, et, avant de répondre à Cyrille, convoqua, au mois de juillet ou d’août 430, un concile à Rome. Un court fragment du discours qu’il y prononça nous a été conservé. Le pape, s’appuyant sur des textes de saint Ambroise, de saint Hilaire et de Damase, concluait à l’orthodoxie de la doctrine du ϑεοτόκος et à l’hétérodoxie de Nestorius. En conséquence, le concile se prononça contre le patriarche de Constantinople.
Quatre lettres émanées du pape, et toutes datées du 11 août 430, signifièrent cette sentence à Nestorius d’abord, puis aux clercs et laïcs de Constantinople, aux principaux évêques de l’orient et de la Macédoine (Jean d’Antioche, Juvénal de Jérusalem, Rufus de Thessalonique et Flavien de Philippes), et enfin à saint Cyrille lui-même. La lettre expédiée à Nestorius lui déclarait que si, dans les dix jours qui suivraient notification de la décision papale, il ne se rétractait pas publiquement et par écrit, et ne prêchait pas sur la personne du Christ « ce qu’enseignaient l’Église de Rome, celle d’Alexandrie et toute l’Église catholique », il se considérât comme « retranché de toute communion de l’Église catholique ». Saint Cyrille était chargé de procurer l’exécution de cette sentence. Dans la lettre qu’il lui écrivit, le pape, en effet, après l’avoir félicité de sa foi, lui déléguait « l’autorité de son trône pour procéder en son nom », et lui recommandait d’agir avec énergie.
Pour Nestorius le coup était rude : il était condamné, et c’était son rival qui devait assurer son humiliation. Ses amis lui conseillèrent pourtant de se soumettre pour assurer la paix de l’Église. Nestorius répondit d’un façon assez conciliante, mais en somme évasive, et s’en remit au concile dont il avait demandé la tenue au pape.
Cyrille, de son côté, ne resta pas oisif. Envisageant l’hypothèse où Nestorius consentirait à se rétracter, et voulant préparer une, formule qui serait soumise à sa signature, il convoqua dans Alexandrie un concile d’égyptiens. Une longue lettre synodale en sortit, l’Epistula xvii, rédigée par Cyrille, et qui fut envoyée à Nestorius. Elle comprenait deux parties. La première, après avoir notifié au patriarche sa condamnation, faisait de la doctrine de l’unité de Jésus-Christ un exposé abondant, mais approfondi et lumineux. La seconde condensait cet exposé en douze anathématismes auxquels Nestorius devait souscrire.
Ces anathématismes sont restés fameux ; et ils ont joué dans l’histoire du nestorianisme un trop grand rôle pour qu’on n’en indique pas l’objet précis.
- Le premier affirmait la légitimité du ϑεοτόκος.
- Le second enseignait que l’union du Verbe avec la chair est une union καϑ᾽ ὑπόστασιν.
- « Si quelqu’un, déclarait le troisième, divise, dans le Christ un, les hypostases après l’union, les associant par une simple association de dignité, d’autorité ou de puissance, et n’admet pas plutôt entre elles une union physique, qu’il soit anathème. » Εἴ τις ἐπὶ τοῦ ἑνὸς Χριστοῦ διαιρεῖ τὰς ὑποστάσεις μετὰ τὴν ἕνωσιν, μόνῃ συνάπτων αὐτὰς συναφείᾳ τῇ κατὰ τὴν ἀξίαν, ἤγουν αὐϑεντία ἢ δυναστείᾳ, καὶ οὐχὶ δὴ μᾶλλον συνόδῳ τῇ καϑ᾽ ἕνωσιν φυσικὴν, ἀνάϑεμα ἔστω.
- Le quatrième déclarait que l’on ne peut attribuer à deux personnes ou à deux hypostases (προσώποις δὺσιν ἤγουν ὑποστάσεσι), ou séparément à l’homme et au Verbe dans le Christ ce que les Écritures ou les saints ont dit de Jésus-Christ.
- Le cinquième condamnait l’expression ϑεοφόρος ἄνϑρωπος pour désigner le Christ, et le proclamait fils un et par nature, υἱὸν ἕνα καὶ φύσει.
- Le sixième écartait l’idée que le Verbe fût le Dieu ou Seigneur du Christ : le même est, en effet, Dieu et homme.
- D’après le septième, Jésus-Christ, en tant qu’homme, n’était pas mû par le Verbe ni revêtu de sa gloire, comme une personne qui aurait été distincte de ce Verbe.
- Le huitième anathématisme rejetait l’unité d’adoration entendue au sens nestorien. L’homme pris par le Verbe ne doit pas être conadoré et conglorifié et connommé Dieu avec le Verbe, ὡς ἕτερον ἐν ἑτέρῳ : mais bien adoré avec lui comme le terme unique d’une unique adoration.
- Le neuvième affirmait que l’Esprit-Saint n’est pas une puissance étrangère à Jésus (ἀλλοτρίᾳ δυνάμει), et qui lui a donné le pouvoir de faire ses miracles, mais qu’il est son propre Esprit (ἴδιον αὐτοῦ τὸ πνεῦμα), par qui le Sauveur a accompli ses œuvres divines.
- Le dixième enseignait que notre prêtre et pontife est non un homme distinct du Verbe incarné, mais le Verbe incarné lui-même ; et que ce pontife n’a pas offert le sacrifice pour lui, car il était sans péché, mais pour nous seulement.
- Le onzième disait que la chair du Seigneur est la chair propre (ἰδία) du Verbe, et non d’un autre qui serait uni au Verbe seulement κατὰ τὴν ἀξίαν : qu’en conséquence elle est vivifiante (ζωοποίος), étant la chair propre du Verbe qui peut tout vivifier.
- Enfin le douzième anathématisme proclamait que le Verbe a souffert, a été crucifié, et est mort dans sa chair (παϑόντα σαρκί, καὶ ἐσταυρωμένον σαρκί, καὶ ϑανάτου γευσάμενον σαρκί), et qu’il est devenu le premier-né d’entre les morts, étant, comme Dieu, la vie et principe de vie.
Ces formules dénotaient assurément dans leur auteur un théologien exercé, et, s’opposant à d’autres formules reprochées à Nestorius, elles était combinées de façon à ne lui laisser aucune échappatoire. Mais elles offraient deux inconvénients. D’abord, elles entraient dans un luxe de détails et de précisions que le pape n’avait point demandés. Ensuite et surtout elles présentaient le dogme dans la conception et le langage propres à saint Cyrille, conception et langage qui, on le verra, n’étaient pas sans défaut, et que Nestorius notamment ne pouvait accepter. Ainsi, le deuxième anathématisme affirmait que l’union de la divinité et de l’humanité en Jésus-Christ était καϑ᾽ ὑπόστασιν. Or le mot ὑπόστασις, je l’ai déjà remarqué, n’avait pas encore, en matière christologique, de signification ferme. Pour Nestorius, il désignait la substance concrète ; Cyrille le confond tantôt avec πρόσωπον, tantôt avec φύσις.
[Anathém. ii, iii, iv, et ailleurs. Cyrille protesta que, par cette union καϑ᾽ ὑπόστασιν, il entendait seulement que la nature ou l’hypostase du Verbe s’était unie à la nature humaine en vérité, mais sans transformation ni fusion, κατὰ ἀλήϑειαν ἑνωϑεὶς τροπῆς τινος δίχα καὶ συγχύσεως (Apologet. pro XII capitulis contra Theodoretum.]
Mais surtout l’expression ἓνωσις φυσική contenue dans l’anathématisme iii était des plus regrettables. J’ai traduit cette expression par « union physique », par opposition à union morale, qui est le sens que saint Cyrille avait en vue, comme lui-même l’a expliqué : mais il était inévitable que des adversaires prévenus la comprissent en ce sens que la divinité et l’humanité ne formaient plus en Jésus-Christ qu’une seule nature après l’union. C’était l’apollinarisme, c’est-à-dire l’erreur même qu’ils avaient voulu combattre et dont la crainte les avait, jetés dans l’excès opposé. Comment espérer les y faire souscrire ?
Aussi ne le voulurent-ils pas. Nestorius répondit aux anathématismes de saint Cyrille par douze contre-anathématismes, dans lesquels il maintenait sa doctrine et condamnait celle de son rival, où il prétendait toujours voir l’apollinarisme. Jean d’Antioche, et les antiochiens mêmes qui d’abord avaient conseillé à Nestorius la soumission, se trouvèrent retournés. André de Samosate, au nom des évêques d’Orient, Théodoret, en son nom personnel, attaquèrent l’écrit de saint Cyrille et notamment l’anathématismeiii qui leur paraissait enseigner en Jésus-Christ l’unité de nature. Cyrille répondit à ces critiques, et, sur l’ἓνωσις φύσικη en particulier, expliqua que le mot φυσική, ne signifiait pas autre chose, dans sa pensée, que vraie et réelle : Εἰ δὲ δὴ λέγοιμεν φυσικὴν τὴν ἕνωσιν, τὴν ἀληϑῆ φαμεν… Ἕνωσις φυσικὴ, τουτέστιν ἀληϑής. Il sentit toutefois le besoin de se justifier encore, et publia plus tard une troisième Explicatio duodecim capitum, toujours pour repousser le reproche d’apollinarisme qui lui était fait.
Mais en somme, au début de 431, rien n’était conclu. Nestorius ne s’était pas soumis ; les évêques orientaux, s’ils n’approuvaient pas ses excès doctrinaux, soutenaient du moins sa personne ; l’empereur le soutenait aussi. Il ne restait plus que la voie d’un concile général. Nestorius l’avait demandé au pape ; les moines de Constantinople l’avaient demandé à l’empereur ; Cyrille l’avait réclamé à son tour. Théodose II et son collègue Valentinien III le convoquèrent pour le jour de la Pentecôte, 7 juin 431, à Éphèse. Le pape y délégua les deux évêques Arcadius et Projectus pour représenter le concile romain et, pour le représenter lui-même personnellement, le prêtre Philippe. Il voulut que Nestorius, bien que déjà condamné, y assistât.