Histoire de la Réformation du seizième siècle

9.4

L’archevêque Albert – L’idole de Halle – Luther se lève – Effroi à la cour – Luther à l’archevêque – Réponse d’Albert – Joachim de Brandebourg

Tandis que Luther préludait ainsi à l’une des plus grandes révolutions qui devaient s’opérer dans l’Église, et que la Réformation commençait à entrer avec tant de puissance dans la vie de la chrétienté, les partisans de Rome, aveuglés comme le sont d’ordinaire ceux qui ont été longtemps en possession du pouvoir, s’imaginaient que, parce que Luther était à la Wartbourg, la Réforme était morte et ensevelie pour jamais ; aussi pensaient-ils pouvoir recommencer en paix leurs anciennes pratiques, un instant troublées par le moine de Wittemberg. L’électeur archevêque de Mayence, Albert, était de ces âmes faibles qui, toutes choses égales, se décident pour le bien, mais qui, dès que leur intérêt se trouve dans la balance, sont toutes prêtes à se ranger du parti de l’erreur. L’important pour lui était que sa cour fût aussi brillante que celle d’aucun autre prince de l’Allemagne, ses équipages aussi riches, et sa table aussi bien servie ; or le commerce des indulgences servait admirablement à atteindre ce but. Aussi, à peine le décret de condamnation contre Luther et la réforme fut-il sorti de la chancellerie impériale, qu’Albert, qui était alors avec sa cour à Halle, fit assembler les marchands d’indulgences, encore épouvantés de la parole du réformateur, et chercha à les rassurer par des paroles comme celles-ci : « Ne craignez plus, nous l’avons réduit au silence ; recommençons en paix à tondre le troupeau ; le moine est captif ; on a fermé verrous et serrures ; il sera bien habile cette fois, s’il vient encore troubler nos affaires. » Le marché fut rouvert, la marchandise fut étalée, et les églises de Halle retentirent de nouveau des discours des charlatans.

Mais Luther vivait encore, et sa voix était assez puissante pour franchir les murailles et les grilles derrière lesquelles on l’avait caché. Rien ne pouvait enflammer à un plus haut degré son indignation. Quoi ! les combats les plus violents ont été livrés ; il a affronté tous les périls ; la vérité est restée victorieuse, et l’on ose la fouler aux pieds, comme si elle eût été vaincue !… Elle retentira encore cette parole, qui déjà une fois a renversé ce commerce criminel. « Je n’aurai de repos, écrivit-il à Spalatin, que je n’aie attaqué l’idole de Mayence et ses prostitutions de Hallei. »

i – Non continebor quin idolum Moguntinum invadam, cum suo lupanari Hallensi. (L. Epp. II. 59, 7 Octobre.)

Luther se mit aussitôt à l’œuvre ; il se souciait fort peu du mystère dont on cherchait à envelopper son séjour à la Wartbourg. Élie au désert forge des foudres nouvelles contre l’impie Achab. Le Ier novembre, il termina un écrit contre la nouvelle idole de Hallej.

j – Huic seculo opus esse acerrimo sale. (Corp. Ref. I. 463.)

L’archevêque eut connaissance du dessein de Luther. Ému, effrayé à cette pensée, il envoya, vers le milieu d’octobre, deux officiers de sa cour, Capiton et Aurbarch, à Wittemberg, pour conjurer l’orage. « Il faut, dirent-ils à Mélanchthon, qui les reçut avec empressement, que Luther modère son impétuosité. » Mais Mélanchthon, quoique doux lui-même, n’était pas de ceux qui s’imaginent que la sagesse consiste à toujours céder, à toujours tergiverser, à toujours se taire. « C’est Dieu même qui l’appelle, répondit-il, et notre siècle a besoin d’un sel âpre et mordantk » Capiton alors se tourna vers Jonas, et chercha par son moyen à agir sur la cour. Déjà la nouvelle du dessein de Luther y était parvenue, et l’on en était tout consterné. « Quoi ! avaient dit les courtisans, ranimer la flamme que l’on a eu tant de peine à éteindre ! Luther ne peut être sauvé qu’en se faisant oublier, et il s’élève contre le premier prince de l’Empire ! » — « Je ne permettrai pas, dit l’électeur, que Luther écrive contre l’archevêque de Mayence et trouble ainsi la paix publiquel. »

k – Huic sæculo opus esse acerrimo sale. (Corp. Ref. I, 463.)

l – Non passurum principem, scribi in Moguntinum. (L. Epp. II. 94.)

Luther, quand on lui rapporta ces paroles, en fut indigné. Ce n’est pas assez de faire son corps prisonnier, on prétend enchaîner son esprit, et la vérité elle-même !… S’imagine-t-on qu’il se cache parce qu’il a peur ; et que sa retraite soit l’aveu de sa défaite ? Il prétend, lui, qu’elle est une victoire. Qui donc à Worms a osé s’élever contre lui et contredire à la vérité ? Aussi, quand le prisonnier de la Wartbourg eut lu la lettre du chapelain, qui l’informait des sentiments du prince, la jeta-t-il loin de lui, résolu à n’y pas répondre. Mais il ne put longtemps se contenir ; il releva l’épître. « L’électeur ne permettra pas !… écrivit-il à Spalatin ; et moi je ne souffrirai pas que l’électeur ne me permette pas d’écrire… Plutôt vous perdre à jamais, vous, l’électeur… le monde entierm ! Si j’ai résisté au pape, qui est le créateur de votre cardinal, pourquoi céderais-je à sa créature ? Il est beau vraiment de vous entendre dire qu’il ne faut pas troubler la paix publique, tandis que vous permettez qu’on trouble la paix éternelle de Dieu !… Il n’en sera point ainsi, ô Spalatin ! Il n’en sera point ainsi, ô princen ! Je vous envoie un livre que j’avais déjà préparé contre le cardinal, lorsque je reçus votre lettre. Remettez-le à Mélanchthon… »

m – Potius te et principem ipsum perdam et omnem creaturam. (L. Epp. II. 94.)

n – Non sic, Spalatine ; non sic, princeps. Ibid.

La lecture de ce manuscrit fit trembler Spalatin ; il représenta de nouveau au réformateur l’imprudence qu’il y aurait à publier un ouvrage qui forcerait le gouvernement impérial à sortir de son apparente ignorance du sort de Luther, et à punir un prisonnier qui osait attaquer le premier prince de l’Empire et de l’Église. Si Luther persistait dans son dessein, la paix était de nouveau troublée, et la Réformation était peut-être perdue. Luther consentit à différer la publication de son écrit ; il permit même que Mélanchthon en effaçât les passages les plus rudeso. Mais indigné de la timidité de son ami, il écrivit au chapelain : « Il vit, il règne le Seigneur auquel vous ne croyez pas, vous autres gens de cour, à moins qu’il n’accommode tellement ses œuvres à votre raison, qu’il n’y ait plus besoin de rien croire. » Puis il prit la résolution d’écrire directement à l’électeur cardinal.

o – Ut acerbiora tradat. (L. Epp. Il, p. 110.) Il faut sans doute lire radat.

C’est l’épiscopat tout entier que Luther traduit à sa barre dans la personne du primat germanique. Ses paroles sont celles d’un homme hardi, brûlant de zèle pour la vérité, et qui a la conscience de parler au nom de Dieu même.

« Votre Altesse Électorale, écrit-il du fond de la retraite où on l’a caché, a relevé dans Halle l’idole qui engloutit l’argent et l’âme des pauvres chrétiens. Vous pensez peut-être que je suis hors de combat, et que la majesté impériale étouffera aisément les cris du pauvre moine… Mais sachez que je m’acquitterai du devoir que la charité chrétienne m’impose, sans craindre les portes de l’enfer, et à plus forte raison sans craindre les papes, les évêques et les cardinaux.

C’est pourquoi je fais savoir par écrit à Votre Altesse, que si l’idole n’est pas abattue, je dois, pour obéir à la doctrine de Dieu, attaquer publiquement Votre Altesse, comme j’ai attaqué le pape lui-même. Que Votre Altesse se conduise d’après cet avis ; j’attends une prompte et bonne réponse dans l’intervalle de quinze jours. Donné dans mon désert, le dimanche après le jour de sainte Catherine, 1521. De Votre Altesse Électorale le dévoué et soumis,

Martin Luther. »

Cette épître fut envoyée à Wittemberg, et de Wittemberg à Halle, où résidait alors l’électeur cardinal ; car on n’osa pas l’arrêter au passage, prévoyant quel orage une pareille audace eût fait éclater. Mais Mélanchthon l’accompagna d’une lettre adressée au prudent Capiton, par laquelle il s’efforçait de préparer une bonne issue à cette difficile affaire.

On ne peut dire quels furent les sentiments du jeune et faible archevêque en recevant la lettre du réformateur. L’ouvrage annoncé contre l'idole de Halle était comme une épée suspendue sur sa tête. Et, en même temps, quelle colère ne devait pas allumer en son cœur l’insolence de ce fils de paysan, de ce moine excommunié, qui osait tenir un pareil langage à un prince de la maison de Brandebourg, au primat de l’Église germanique ! Capiton suppliait l’archevêque de donner satisfaction au moine. L’effroi, l’orgueil, la conscience dont il ne pouvait étouffer la voix, se livraient un terrible combat dans l’âme d’Albert. Enfin, la terreur du livre et peut-être aussi les remords l’emportèrent ; il s’humilia : il recueillit tout ce qu’il pensa propre à apaiser l’homme de la Wartbourg, et à peine les quinze jours étaient-ils écoulés que Luther reçut la lettre suivante, plus étonnante encore que sa terrible épître :

Albert. »

Tel fut le langage tenu par l’électeur, archevêque de Mayence et de Magdebourg, chargé de représenter et de maintenir en Allemagne la constitution de l’Église, à l’excommunié de la Wartbourg. Albert, en l’écrivant, avait-il obéi aux généreuses inspirations de sa conscience, ou à de serviles craintes ? Dans le premier cas, cette lettre est noble ; dans le second, elle est digne de mépris. Nous préférons supposer qu’elle provint d’un bon mouvement de son cœur. Quoi qu’il en soit, elle montre l’immense supériorité des serviteurs de Dieu sur les grandeurs de la terre. Tandis que Luther, seul, captif, condamné, trouvait dans sa foi un indomptable courage, l’archevêque-électeur-cardinal, entouré de toute la puissance et de toute la faveur du monde, tremblait sur son siège. Ce contraste se représente sans cesse, et il renferme la clef de l’énigme étonnante que nous offre l’histoire de la Réformation. Le chrétien n’est pas appelé à supputer ses forces et à faire le dénombrement de ses moyens de victoire. La seule chose dont il doive s’inquiéter, c’est de savoir si la cause qu’il soutient est bien celle de Dieu même, et s’il ne s’y propose que la gloire de son maître. Il a un examen à faire, sans doute ; mais cet examen est tout spirituel ; le chrétien regarde au cœur et non au bras ; il pèse la justice et non la force. Et quand cette question est une fois résolue, son chemin est tracé. Il doit s’avancer courageusement, fût-ce même contre le monde et toutes ses armées, dans l’inébranlable conviction que Dieu lui-même combattra pour lui.

Les ennemis de la Réformation passaient ainsi d’une extrême rigueur à une extrême faiblesse ; ils l’avaient déjà fait à Worms ; et ces brusques transitions se retrouvent toujours dans la guerre que l’erreur fait à la vérité. Toute cause destinée à succomber est atteinte d’un malaise intérieur qui la rend chancelante, incertaine, et la pousse tour à tour d’un extrême à l’autre. Mieux vaudrait de la conséquence et de l’énergie ; on précipiterait peut-être ainsi sa chute, mais du moins, si l’on tombait, on tomberait avec gloire.

Un frère d’Albert, l’électeur de Brandebourg, Joachim Ier, donna l’exemple de cette force de caractère si rare, surtout dans notre siècle. Inébranlable dans ses principes, ferme dans son action, sachant, quand il le fallait, résister aux empiétements du pape, il opposa une main de fer à la marche de la Réforme. Déjà à Worms il avait insisté pour qu’on n’entendit pas Luther et qu’on le punît même comme hérétique, malgré son sauf-conduit. A peine l’édit de Worms fut-il rendu, qu’il en ordonna la rigoureuse exécution dans tous ses États. Luther savait estimer un caractère si énergique, et, distinguant Joachim de ses autres adversaires : « On peut encore prier pour l’électeur de Brandebourgp, » disait-il. Cet esprit du prince semble s’être communiqué à son peuple. Berlin et le Brandebourg restèrent longtemps complètement fermés à la Réforme. Mais ce que l’on reçoit avec lenteur, on le garde avec fidélité. Tandis que des contrées qui accueillaient alors l’Évangile avec joie, la Belgique, par exemple, et la Westphalie, devaient bientôt l’abandonner, le Brandebourg qui, le dernier des États de l’Allemagne, entra dans les sentiers de la foi, devait se placer plus tard aux premiers rangs de la Réformationq.

p – Helwing, Gesh. der Brandeb. II. 605.

q – Hoc enim proprium est illorum hominum (ex March. Brandeburg), ut quam semel in religione sententiam approbaverint, non facile deserant. (Leutingeri Opp. I. 41.)

Luther ne reçut pas la lettre du cardinal Albert sans soupçonner qu’elle avait été écrite par hypocrisie, et pour suivre les conseils de Capiton. Il se tut cependant, se contentant de déclarer à ce dernier qu’aussi longtemps que l’archevêque, à peine capable d’administrer une petite paroisse, ne déposerait pas le masque du cardinalat et la pompe épiscopale, et ne deviendrait pas un simple ministre de la Parole, il était impossible qu’il fût dans la voie du salutr.

r – Larvam cardinalatus et pompam episcopalem ablegare. (L. Epp. II. 132.)

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant