Cette prière renferme peu de mots ; mais telle est la richesse et la profondeur de son sens, que nulle expression ne saurait l’atteindre ; heureux qui la profère de tout son cœur ! Parmi les sept demandes, c’est à bon droit qu’elle tient le premier rang ; et de toutes les requêtes qu’il est possible d’adresser à Dieu, il n’en est point de plus grande que celle-ci : Ton nom soit sanctifié.
Remarquez d’abord que le nom de Dieu, étant saint en lui-même, ne peut être sanctifié par nous ; car bien plutôt est-il l’unique source de toute sanctification. Mais ce que nous demandons, c’est (comme le dit aussi saint Cyprien) qu’il soit sanctifié en nous, c’est-à-dire que Dieu devienne tout en nous, et que nous soyons anéantis en lui. Et c’est à cela que tendent les autres demandes, qui toutes n’ont pour objet que la sanctification du nom de Dieu. Aussi, ce premier point obtenu, tout le reste est gagné, comme je le ferai voir par la suite.
Mais pour bien comprendre en quoi consiste la sanctification du nom de Dieu, il faut qu’on sache d’abord ce que c’est que la profanation de ce saint nom.
De la profanation du nom de Dieu.
Or, le nom de Dieu est profané en nous de deux manières : 1° lorsque nous en abusons pour pécher ; 2° si j’ose parler ainsi, lorsque nous le volons et dérobons ; de même qu’un vase d’église peut être ou dérobé, ou employé à un usage terrestre et criminel.
Le nom de Dieu est donc déshonoré en nous, en premier lieu, lorsqu’au lieu de le faire servir au profit, à l’amendement et à l’édification de notre âme, nous l’employons pour pécher et pour nous corrompre nous-mêmes, comme font les devins, les magiciens, les menteurs, les jureurs, les blasphémateurs, les trompeurs, auxquels tous s’applique le troisième commandement du Décalogue : Tu ne prendras point le nom de l’Éternel ton Dieu en vain.
Mais, en général, nous déshonorons le nom de Dieu, chaque fois que nous ne vivons pas comme des enfants de Dieu. L’enfant de parents pieux et honnêtes n’est véritablement leur enfant qu’à condition de les imiter et de leur ressembler en toutes, choses. Alors seulement il devient de plein droit le possesseur et l’héritier de leurs biens, de tous leurs noms et titres. Nous de même qui sommes chrétiens, étant nés de nouveau par le baptême par lequel Dieu nous a adoptés au nombre de ses enfants, nous devons imiter notre Père céleste, et nous efforcer de lui ressembler, si nous voulons que ses biens et ses titres deviennent les nôtres à perpétuité. Or, notre Père est et s’appelle miséricordieux et bon, selon que Jésus-Christ nous l’enseigne, lorsqu’il dit : Soyez donc miséricordieux, comme votre Père est miséricordieux (Luc 6.36) ; ou bien : Apprenez de moi, parce que je suis doux et humble de cœur (Matthieu 11.29). Il est aussi juste, pur, véritable, puissant, simple, sage, etc. Ce sont là autant de titres qui appartiennent à Dieu, et qui sont renfermés dans ces deux mots : « Ton nom ; » car les noms de toutes les vertus sont des noms de Dieu. Puis donc que nous avons été baptisés, consacrés à l’Éternel, et sanctifiés sous l’invocation de ces noms, et qu’ils sont devenus les nôtres, il s’en suit clairement qu’en notre qualité d’enfants de Dieu nous devons pouvoir nous appeler et être réellement bons, miséricordieux, chastes, justes, véridiques, aimables, paisibles, pleins de simplicité, d’un cœur doux pour chaque homme et même pour nos ennemis. Car le nom de Dieu, qui a été invoqué sur nous dans le baptême, produit en nous toutes ces vertus, ou du moins devons-nous prier Dieu que son nom soit réellement en nous, y produise ses effets et nous sanctifie.
[Luther, en écrivant ces lignes sur le baptême, n’avait pas encore entièrement secoué les erreurs de Rome, touchant les sacrements ; il y confond le signe du baptême et l’acte intérieur et spirituel de la régénération. Nous devons, du reste, ajouter que les luthériens attribuent aux sacrements mêmes une efficacité beaucoup plus grande que les calvinistes. Mais ils sont d’accord avec ceux-ci pour en rejeter l’action magique et indépendante de la foi, et pour ne placer le salut que dans la foi. (F. R.)]
Mais que si quelqu’un est colère, querelleur, envieux, amer, dur, implacable, s’il ment, s’il jure, s’il médit, s’il trompe et maudit son prochain, cet homme-là déshonore et blasphème le nom en vertu duquel il a été béni, baptisé, compté au nombre des chrétiens, ajouté au peuple de Dieu ; et sous la livrée de ce nom trois fois saint, il honore en réalité le diable, lequel est impur, médisant, rempli de haine, menteur, l’auteur et le patron de tous les vices.
Sanctifier un objet, c’est donc, comme vous voyez, le soustraire à toute espèce d’abus, pour n’en faire d’autre usage que celui pour lequel Dieu l’a formé, comme on consacre, par exemple, un calice pour ne plus s’en servir que dans les cérémonies du culte. C’est ainsi que nous devons être sanctifiés dans toute notre conduite, de manière à ce qu’elle porte l’empreinte du nom de Dieu, c’est-à-dire de sa bonté, de sa vérité, de sa justice, etc. D’où il résulte qu’on sanctifie, ou qu’on déshonore le nom de Dieu, non seulement par la bouche, mais encore par tout autre membre, par le corps et par l’âme.
En second lieu, le nom de Dieu est déshonoré en nous, lorsque nous le volons et dérobons. Ceci regarde les orgueilleux, qui présument d’être pieux et saints par eux-mêmes, sans se douter qu’ils blasphèment le nom de Dieu tout comme les autres ; car ils ravissent à Dieu, effrontément et sans pudeur, la gloire qui lui appartient, en revêtant de leur propre nom la justice, la sainteté et la véracité qu’ils se flattent de posséder. De tels gens, il en est beaucoup aujourd’hui, surtout parmi ceux qui ont la réputation d’être pieux et spirituels. Car ces personnes ont une haute opinion d’elles-mêmes ; elles prennent fait et cause pour leurs paroles, leurs œuvres et leur sagesse, et prétendent à en recueillir louanges et honneurs ; et elles vomissent feu et flammes lorsqu’on fait mine de mettre en doute leurs mérites. L’Écriture les désigne sous le nom d’hommes au cœur profond, que Dieu seul peut sonder et juger, et qui exercent extrêmement sa patience. Car ils savent donner à tout ce qu’ils font de si belles couleurs, qu’ils finissent par se considérer le plus sérieusement du monde comme des saints achevés. Mais cette complaisance avec laquelle ils se contemplent, cette gloire dont ils s’encensent, ces caresses qu’ils prodiguent à leur amour-propre forment la plaie la plus grande et la plus dangereuse de leur cœur. Aussi en voulons-nous parler plus au long, afin d’arracher à ces gens le masque dont ils se couvrent, et de prémunir tout le monde contre le danger qu’il y aurait à les imiter.
Quels sont, dans la chrétienté, les hommes les plus dangereux ?
Remarquez, premièrement, qu’ils ont toujours sur leurs lèvres des paroles de propre louange. « Je suis si sincèrement affectionné à tel ou tel. Il ne veut pas m’écouter, et pourtant, s’il le fallait, je m’arracherais le cœur même pour le lui donner. » — Gardez-vous, ah ! gardez-vous de ces loups qui viennent ainsi en habits de brebis. Ce sont des épines parées de roses. Il n’y croît pas de figues, mais des piquants. C’est pourquoi notre Seigneur nous dit : Vous les connaîtrez à leurs fruits. Or, leurs fruits quels sont-ils ? Des dards, des aiguillons, des égratignures, des déchirures, des blessures, point de paroles édifiantes, point de bonnes œuvres.
Comment cela se fait-il ? Le voici. Une fois que ces gens ont décrété par devers eux qu’ils sont saints et pieux, et qu’ils ont trouvé qu’ils prient et jeûnent plus que tels ou tels autres, font plus d’aumônes et sont doués de plus d’intelligence et de grâces spirituelles, ils s’élèvent promptement, à leurs propres yeux, beaucoup au dessus du commun des hommes, s’émerveillent de leur propre piété, et ne peuvent plus songer sans émotion à l’excellence de leur cœur. De se comparer avec des chrétiens plus avancés, ils n’ont garde. C’est plus bas qu’ils choisissent leur point de mire. Ils ne regardent qu’à ceux de leurs semblables auxquels ils se croient supérieurs, oubliant bientôt que tous les avantages dont ils jouissent eux-mêmes ne sont qu’un don de Dieu. De là leur promptitude à juger, à condamner, à médire, à calomnier ; de là cette haute idée d’eux-mêmes, dans laquelle ils s’endurcissent, et qui les rend impénétrables aux atteintes de la crainte de Dieu ; de là enfin l’habitude qu’ils prennent de ne plus faire que se vautrer dans les péchés de leurs frères, d’y penser, d’en parler sans relâche et d’y salir leurs cœurs et leurs bouches.
Voilà les fruits des épines et des chardons. Voilà la gueule du loup sous les habits des brebis. C’est ainsi qu’ils ravissent à Dieu le nom et la gloire qui lui appartiennent pour se les attribuer à eux-mêmes. En effet, ils usurpent les fonctions de juge que Dieu s’est réservées, disant : Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés (Matthieu 7.11). Ils ont la prétention d’être bons, tandis que Dieu seul est bon, saint et parfait, et que, sans distinction, tous les hommes sont pécheurs. Rien n’est à nous que nos souillures ; les qualités et les vertus qui nous élèvent au dessus de nos frères, viennent de Dieu, sont et demeurent à Dieu. A lui en doit revenir le nom, l’honneur et la louange. Quiconque s’en prévaut, non pour servir, mais pour mépriser ses semblables, est un larron qui vole à Dieu sa gloire, et s’approprie ce qui est à Celui-là seul de qui provient tout don excellent et parfait.
Le monde est plein aujourd’hui de ces esprits audacieux et rebelles qui déshonorent le nom de Dieu par leur bonne conduite, plus outrageusement que ne le font les autres par leurs dérèglementse. Je les appelle des saints insolents et des confesseurs du diable, qui ne veulent pas être comme les autres gens, et dont le pharisien de l’Évangile est le type. Comme si eux n’étaient pas pécheurs, ils font fi des méchants et des injustes, et s’en détournent avec dégoût ; car ils ont peur qu’on ne dise : « Quoi ! cet homme fréquente-t-il des gens de cette trempe ? Je le croyais trop pieux pour se mêler en pareille compagnie. » Misérables enfants de l’orgueil et de l’ambition, ils ne reconnaissent pas que si Dieu leur a départi plus de grâces qu’à d’autres, c’est pour qu’ils les emploient au service de leurs frères, qu’ils les leur distribuent et les fassent valoir à leur profit, c’est-à-dire qu’ils prient pour eux, les aident, les conseillent, qu’ils se conduisent à leur égard comme l’a fait au leur l’Éternel, qui leur a conféré en pur don sa grâce, et ne les a ni jugés, ni méprisés. Au lieu d’agir ainsi, ils confisquent à leur profit les grâces divines, qui ne leur servent de rien, et ils les emploient à poursuivre et maltraiter ceux qu’ils auraient dû secourir. A bon droit, l’Écriture les appelle des pervers (Psaumes 18.27).
e – Voilà un de ces passages de Luther qui, isolés du contexte, peuvent paraître à des catholiques d’affreux blasphèmes : Quoi ! une conduite honnête plus coupable que de grands péchés ! ou bien : Les bonnes œuvres dangereuses pour le salut ! — Mais qui comprend Jésus-Christ et sa parole, comprend aussi Luther. (F. R.)
Que si on leur rappelle qu’à Dieu seul appartient toute gloire et tout honneur, vite ils serrent de plus près leurs habits de brebis, et par de nouvelles déceptions en imposent à leur conscience. Ils prétendent, et c’est là le second caractère auquel vous pouvez les reconnaître, que dans tout ce qu’ils font ils ne cherchent que la gloire de Dieu. Ils jureront, si vous l’exigez, que leur propre honneur ne leur tient pas à cœur. Tant est radicale et profonde, subtile et spirituelle la méchanceté de leur cœur.
Mais faites attention à leurs fruits et à leurs œuvres. Voyez comme ils s’étonnent, comme ils s’indignent, comme ils se plaignent, quand ils ne réussissent pas dans leurs entreprises. Ils accusent hautement quiconque s’est opposé à leurs desseins, d’en avoir agi de la sorte par méchanceté, par haine contre le bien, par indifférence pour la gloire de Dieu. Ils nourrissent contre ceux qui ont eu le malheur de contrarier leurs vues, d’implacables ressentiments. Ils les jugent, ils les calomnient sans pitié. Mais par là même ils se trahissent. Leur colère prouve que ce qu’ils cherchent, ce n’est pas la gloire de Dieu, mais la gloire de faire triompher leurs idées ; comme si leur jugement était infaillible, comme si la sagesse s’était incarnée en eux, comme si, quand leur cerveau s’est mis en frais, Dieu n’avait plus besoin que de son bras pour exécuter leurs arrêts ! O les bizarres personnages, qui ne peuvent concevoir qu’on résiste à leurs plans ! O les plaisants esprits, qui ne peuvent comprendre qu’on se défie de leurs lumières, et qui ne savent s’expliquer les obstacles qu’ils rencontrent qu’en les attribuant à la folie, ou à la méchanceté des autres ! Je le demande, peut-on pousser plus loin et l’arrogance et le blasphème ? N’est-ce pas usurper la gloire et le nom de Dieu même, que de prétendre à cette suprême sagesse et à cet infaillible jugement qui n’appartient qu’à Lui ?
Enfin, en troisième lieu, si l’on avance que toute gloire appartient à Dieu, et qu’à lui sont toutes choses, oh ! ils savent tout cela mieux que tous les pasteurs, mieux que le saint Esprit lui-même. « Venez, venez à nous, si vous voulez prendre des leçons de sagesse. » Les faire asseoir sur les bancs de l’école ? Fi donc ! pour qui les prenez-vous ? Vos vieilles vérités, ils les connaissent au bout du doigt, et ils les comprennent à merveille. — Mais que le combat s’engage, qu’on attaque leur honneur, qu’on blesse leur amour-propre, qu’on leur ravisse quelque parcelle de leurs biens, qu’il leur survienne la moindre contrariété ; soudain leur science les abandonne, ils oublient tout ce qu’ils croyaient savoir, le buisson d’épines porte ses fruits, la peau de lion glisse, et les oreilles de l’âne se montrent à découvert. Alors ils se lamentent : « Ah ! grand Dieu ! vois du haut du ciel quelles injustices je souffre. » Les insensés ! En face du Maître à qui tout appartient, et qui lit dans le fond des cœurs, ils osent crier à l’injustice.
Où donc est maintenant votre grande intelligence, vous qui dites que toutes choses sont à Dieu et viennent de Dieu ? Pauvre misérable ! si toutes choses viennent de Dieu, de quel droit lui veux-tu défendre d’en disposer comme il l’entend, de les prendre, de les donner à d’autres, de les répandre çà et là ? Si toutes choses sont à Dieu, demeure tranquille, et laisse-le faire. Car s’il reprend ce qui est à lui, il ne te fait point de tort. Ne sais-tu pas quelles furent les paroles de Job, lorsqu’il eut perdu ses biens et ses enfants : L’Éternel l’a donné, l’Éternel l’a ôté ; le nom de l’Éternel soit béni ! Voilà le langage de la vraie sagesse ! A l’homme qui pense ainsi on ne peut rien ravir, parce qu’il n’a rien qui soit à lui. Car ainsi dit l’Éternel : Ce qui est sous tous les cieux est à moi (Job.41.2). Pourquoi donc parles-tu de ce qui t’appartient, et cries-tu au vol lorsque rien n’est à toi ? On attaque ta réputation, ton honneur, ta fortune ? Toutes ces choses sont le bien de Christ, et non le tien, et c’est précisément pour dissiper tes illusions et pour te montrer combien sont chimériques tes prétentions, qu’il permet qu’on t’enlève ce que tu réputais être à toi. Oh ! combien peu nous cherchons sincèrement et véritablement la gloire de l’Éternel ! Et combien, en particulier, ces grands saints sont-ils acharnés à s’attribuer les biens et les honneurs qui n’appartiennent qu’à Dieu !
Que nul ne peut sanctifier convenablement le nom de Dieu.
Mais, dites-vous, s’il en est ainsi, il s’en suivrait qu’il n’y a personne en cette terre qui sanctifie le nom de Dieu autant qu’il le devrait ; et de plus, toute personne qui défendrait son bien ou son honneur devant les tribunaux, se rendrait coupable d’un grand tort.
Voici ce que j’ai à répondre. Hélas ! non, il n’est personne qui soit capable de sanctifier dignement le’ nom de Dieu. Aussi cette première demande est-elle, comme je l’ai dit plus haut, la plus grande de toutes, celle qui renferme toutes les autres, et dont la profondeur défie toutes les mesures de notre intelligence. Car s’il se trouvait quelqu’un qui fût capable de sanctifier véritablement le nom de Dieu, celui-là n’aurait plus besoin de prier le Notre Père. Et si quelqu’un parvenait à détacher son cœur de toute créature, de son honneur et de son propre moi, celui-là serait entièrement net, et le nom de Dieu serait sanctifié en lui parfaitement. Mais c’est là une perfection qui nous est réservée dans le ciel ; sur cette terre, nous ne l’atteindrons pas.
D’autant plus est-il nécessaire, aussi longtemps que nous demeurons en cette vie, de prier Dieu avec ardeur qu’il veuille sanctifier en nous son nom. Car, quoique ces grands saints refusent d’en convenir, tout homme blasphème le nom de Dieu, l’un plus, et l’autre moins.
Aussi cette demande, comme je l’ai déjà fait remarquer, est-elle plus qu’une simple prière ; c’est tout un enseignement salutaire, c’est une solennelle déclaration de notre misère et perdition, c’est une sommation faite à notre conscience de descendre en elle-même, et de sonder la profondeur de sa corruption. Dieu nous ordonne de prier que son nom soit sanctifié en nous. Que signifie cet ordre, sinon qu’à l’heure où nous prions, ainsi que durant toute notre existence terrestre, le nom de Dieu ne brille point encore dans nos cœurs de tout l’éclat de sa sainteté, et que nous ne cessons de mettre des entraves à la manifestation de sa gloire ? Nous sommes donc, car ici il n’y a point de milieu, nous sommes donc des blasphémateurs ; au lieu de le sanctifier, nous profanons et souillons le nom de Dieu ; de notre propre aveu nous outrageons ce qu’il y a de plus auguste et sur la terre et dans les cieux. Quelle flétrissure imprimée à notre vie ! Quel sceau de réprobation marqué sur notre front !
Vraiment je ne connais rien dans toute l’Écriture qui, plus que cette prière, nous ravale et nous humilie. Quel est l’homme qui puisse aimer Dieu, sans désirer mourir bientôt et quitter cette vie qu’il passe à blasphémer le nom et la gloire adorable de son Créateur ? Ah ! si nous comprenions le Notre Père, il ne nous faudrait pas davantage pour connaître notre perversité, et pour être guéris de notre orgueil. Le moyen, en effet, d’avoir le cœur gai et le front altier, après s’être confessé coupable d’aussi énormes péchés que ceux d’avoir profané le nom de Dieu, et d’avoir transgressé journellement le précepte qui nous défend de prendre en vain ce saint nom ?
Pour ce qui est des poursuites en justice, je dis qu’elles ne font pas notre éloge. Il vaudrait mieux qu’il n’y eût pas de procès. Toutefois, on les tolère pour éviter de plus grands maux, et pour ménager la faiblesse de tant de chrétiens imparfaits qui n’ont point encore appris à renoncer à tout pour tout abandonner à Dieu.
Qu’on sache néanmoins que le but vers lequel nous devons tendre est de glorifier de plus en plus le nom de Dieu, de lui rendre les honneurs, les biens, et toutes autres choses que nous nous sommes appropriés, et d’être ainsi complètement sanctifiés. C’est pour cette cause que le Seigneur veut que nous prions sans cesse dans notre cœur : Ton nom soit sanctifié. Et encore qu’un chrétien se verrait enlever ses biens, son honneur, ses amis, sa santé, sa sagesse, il aurait tort d’en marquer de l’étonnement. Si nous voulons être sanctifiés et sanctifier le nom de Dieu, il faudra, tôt ou tard, que tout ce qui est à nous soit anéanti, que tous les biens que nous regardons comme les nôtres nous soient pris. Tant qu’il existe un seul objet auquel notre âme reste attachée et qu’elle réclame comme sa propriété, le nom de cet objet usurpe l’honneur qui appartient au nom de Dieu. Il faut donc que nous soyons dépouillés de tout pour que Dieu seul demeure, et qu’à lui soient attribués toutes choses et tous noms. Ce n’est que de cette manière que s’accomplit réellement la parole de l’Écriture qui appelle les justes pauvres et orphelins, délaissés de père et de mère, destitués de toutes consolations.
Que tous sont donc condamnés.
Mais, dites-vous, si tous, nous sommes incapables de sanctifier le nom de Dieu, nous sommes donc tous en état de péché mortel, nous sommes tous sous le poids de la condamnation ?
Eh ! qui en peut douter ? Nous serions assurément tous dignes de mort et de peines éternelles, si Dieu voulait agir envers nous selon les rigueurs de sa justice. Car Dieu ne peut souffrir aucun péché, quelque petit qu’il nous paraisse. Mais il y a deux espèces de gens. Les uns reconnaissent qu’ils ne sanctifient pas suffisamment le nom de Dieu, ils en gémissent, s’affligent de leur perversité, prient le Seigneur de leur accorder la grâce de le glorifier à l’avenir. A ceux-là Dieu octroie ce qu’ils demandent, et puisqu’ils se jugent et se condamnent eux-mêmes, il les absout et les acquitte malgré toutes leurs défectuosités. Mais pour les esprits présomptueux et légers qui traitent de vétilles tout ce par quoi le nom de Dieu n’est pas grossièrement blasphémé, qui pensent à cet égard être exempts de reproches, ne voient pas leurs péchés et ne prient pas pour en obtenir le pardon, ils sauront un jour combien étaient énormes les fautes dont ils parlaient si dédaigneusement, et verront ce qu’ils estimaient devoir les sauver, tourner à leur confusion ; selon que le Seigneur dit aux pharisiens qu’à cause de leurs longues prières, ils ne recevront qu’une plus grande condamnation.
C’est ainsi que l’Oraison dominicale vous révèle avant tout votre grande corruption, et vous apprend que vous êtes des blasphémateurs ; elle vous arrache un aveu qui vous doit glacer de terreur. Elle vous déclare que jusqu’ici vous n’avez point sanctifié le nom de Dieu. Mais si vous ne l’avez pas sanctifié, vous l’avez donc déshonoré ; et si vous l’avez déshonoré, un tel péché, si Dieu vous juge selon sa justice, mérite les flammes éternelles. Comment vous tirer de là ? Votre propre prière rend témoignage contre vous ; elle vous accuse et vous ferme la bouche. Votre procès est fait. Votre arrêt est prononcé. Qui est-ce qui vous sauvera ?
Rassurez-vous ! Dieu ne veut pas la mort du pécheur. Du moment qu’étant rentrés sérieusement en vous-mêmes, vous vous humiliez devant l’Éternel dans le sentiment de votre corruption, son but est accompli, et la prière qui était d’abord destinée à vous ouvrir les yeux sur votre perversité, vous deviendra un gage de sa miséricorde, puisque par elle il vous invite à ne pas désespérer, mais à implorer sa grâce et son secours. Car vous devez croire fermement qu’il ne vous a ordonné de prier que parce qu’il veut vous exaucer, en sorte que par le commandement même qu’il vous donne, il s’est engagé d’avance à ne pas vous imputer vos péchés, et à ne pas vous traiter selon sa rigoureuse justice.
Mais Dieu ne tient pour justes que ceux qui confessent franchement avoir déshonoré son nom, et qui demandent de tout leur cœur à le sanctifier à l’avenir. Quant aux hommes qui en appellent au témoignage de leur conscience, et qui se raidissent contre l’accusation que Dieu a portée contre eux, il est impossible qu’ils se sauvent ; car ce sont des esprits orgueilleux, présomptueux, impies, et plongés dans une fausse sécurité. Ils ne peuvent s’appliquer la parole du Seigneur : Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous soulagerai. Ils ne comprennent pas le Notre Père. Ils ne savent pas ce qu’ils prient.
Conclusion.
Voici donc en abrégé le sens de la première demande : O notre bon Père, que ton nom soit sanctifié en nous. Je confesse que j’ai, hélas ! souvent déshonoré ton nom, et que je le blasphème encore par mon orgueil, cherchant ma propre gloire et idolâtrant mon propre nom. C’est pourquoi fais par ta grâce que mon nom périsse en moi, et que je sois anéanti, afin que Toi seul tu demeures en moi, et qu’on n’y trouve que ta gloire et ton nom.
On aura compris du reste que ton nom signifie ta gloire, ton honneur. Car un bon nom (renom) dans l’Écriture, se dit de l’honneur et de la considération dont jouit quelqu’un ; un mauvais nom (renom), de la honte et de la mauvaise réputation qu’il a encourue. En sorte que cette prière tend à nous faire comprendre que nous devons chercher la gloire de Dieu avant tout, par dessus tout et en toutes choses, employer constamment toute notre vie en son honneur, et n’avoir en vue notre propre avantage et notre bonheur, soit temporel, soit éternel, qu’autant que Dieu lui-même nous ordonne de le faire dans l’intérêt de son nom adorable.
C’est pourquoi aussi cette demande est la première de toutes. Car la gloire de Dieu est de toutes les offrandes que nous puissions lui faire la première, la dernière et la plus grande. Dieu ne nous en demande pas d’autres. Et qu’aurions-nous d’ailleurs à lui donner ? Tous les autres biens, il nous les départit, ne se réservant que l’honneur, afin que nous reconnaissions et attestions par toute notre vie, par ce que nous faisons et par ce que nous souffrons, qu’à Dieu seul appartiennent toutes choses, et qu’ainsi s’accomplissent en nous ces paroles du psalmiste : Son œuvre n’est que majesté et magnificence, et sa justice demeure à perpétuité (Psa.3.3). Heureux l’homme en qui Dieu habite ! Ses jours se passent à célébrer la grandeur et les merveilles du Tout-Puissant ! Ses œuvres ne sont plus qu’une hymne de louange chantée à son honneur. Uniquement préoccupé de la gloire de son Créateur, il souffre sans peine qu’on le méprise et qu’on le calomnie. Bien plus, il applaudit aux discours de ses détracteurs, et si personne n’est là pour l’outrager, il fait fi de lui-même, et repousse avec énergie toute espèce d’encens et d’honneurs. Il est juste dans toute la force du terme. Car il rend à chacun ce qui lui appartient : à Dieu la gloire, la majesté, l’omnipotence ; à soi-même le néant, la honte et la confusion. Voilà la vraie justice, non celle qui ne reluit qu’aux yeux des hommes, comme les lampes des vierges folles, ou comme la piété des saints d’apparat ; mais celle qui plaît à Dieu et qui, par cette raison, demeure à perpétuité. Vous devez comprendre actuellement, par tout ce qui a précédé, que cette demande est dirigée contre le détestable orgueil, lequel est véritablement le nerf, la vie et l’âme de tout péché. Car de même que là où règne l’orgueil il n’y a point de vertu, ou du moins nulle vertu de bon aloi, de même où l’orgueil est tué, tout péché meurt, ou du moins tout péché perd la puissance de nuire. Il en est du péché comme du serpent dont toute la vie réside dans la tête.
Ecrasez la tête du reptile, et vous l’aurez mis hors d’état de faire aucun mal à personne. Ecrasez l’orgueil, et le péché aura perdu tout son venin ; je dirai même que loin d’être un obstacle à votre sanctification, il ne pourra plus désormais que vous aiguillonner à la lutte. C’est pourquoi, comme il n’y a personne qui soit exempt d’orgueil, de présomption et de propre justice, que chacun s’applique cette prière, et qu’il l’adresse à Dieu journellement avec ferveur et dévotion.