Le dogme intangible de l’homme actuel : TOUT EST INCERTAIN, LA MORT SEULE EST CERTAINE. Ce dogme doit être mis en doute, un doute de Pâques doit pénétrer notre cœur dans un doute joyeux et irrespectueux à l’égard du règne de la mort sur terre, à l’égard de la vanité de notre vie, de l’irrévocabilité du cours du monde, de l’éloignement de Dieu, de l’absurdité de la souffrance, de la supériorité de la force sur le droit, de la subordination de la vérité au mensonge.
Un doute joyeux qui n’est pas issu d’une conception optimiste du monde qu’un rien suffit à ébranler, mais un doute qui vient de Dieu, qui vient de la réalité de Pâques.
H. Gollwitzer : La joie de Dieu, p. 212-213, Ed. Delachaux et Niestlé.
Vous êtes, Monsieur, écrivain et médecin. La coïncidence de ces deux activités n’est pas rare. D’illustres devanciers allient les deux arts.
Nous avons lu votre roman « Le Passage ». Avec beaucoup de sympathie, nous y avons suivi le déclin de votre ami Palabaud, trop vrai pour être imaginaire. La présentation éditoriale (Ed. Juillard) nous situe le personnage et nous résume sa pitoyable aventure :
« Palabaud apprend qu’il est atteint d’un mal incurable. Dès lors, commence sa véritable agonie, prise de conscience décisive de la nécessité de mourir. Quittant l’Océanie, il revient en France passer les derniers mois de son existence auprès d’un médecin ami (…).
» Ayant accepté son destin, il saura aborder ce passage que tous franchissent et souvent, s’il faut en croire l’auteur, les yeux ouverts et sans crainte.
» Mais il ne meurt pas seul. Le narrateur l’assiste et trouve des accents bouleversants pour nous décrire le départ de Palabaud pour la nuit. »
Nous l’avons dit : votre roman nous fait ressentir de la sympathie pour votre ami. Mais ce qui nous alerte, c’est le « passage »… et ce que vous en dites, vous, un médecin. Un jour, ce « passage » sera le nôtre à tous. L’on ne peut donc manquer d’être concerné par votre titre.
Dès l’instant où s’ouvrent pour Palabaud les portes de l’hôpital, son chevet devient Le carrefour de rencontres diverses. Des médecins l’examinent ; mais aux présences médicales s’ajoutent, puis se substituent celles d’ecclésiastiques.
Religieuses ou prêtres incarnent bel et bien les réalités de la foi. Sans doute est-ce tard pour se manifester, mais c’est souvent, en effet, à l’hôpital, que l’on admet enfin une rencontre, ou tout au moins une approche ecclésiastique, que les étapes souriantes de la vie ont fréquemment refusée.
Faut-il le dire ? Vous êtes de ceux qui jetez sur les « émissaires de l’autre monde » un regard sans chaleur.
Preuve en soient les lignes suivantes (191-192) :
« Il est mille façons de mourir et, quand vient la dernière heure, il faut s’attendre à bien des surprises ; mais le médecin est là pour les prévenir. Ce rôle de compagnon des mourants l’ennoblit et le place au-dessus des autres hommes. Certes, il n’est pas seul en ces besognes : des religieuses, des veilleuses, des infirmières le suppléent, dorlotent les moribonds, pansent une dernière fois les plaies, lavent les ultimes souillures. Chez ces humbles, on rencontre d’extraordinaires dévouements qui peuvent donner un instant l’illusion que tout n’est pas mauvais et absurde en l’homme, qu’il s’élève et peut-être survit par cette incompréhensible vertu qu’est la charité.
» Les prêtres aussi s’intéressent à l’agonie, mais il ne faut pas trop croire à l’efficacité de leurs démarches. Plus que les autres hommes, le prêtre redoute et déteste la mort. Dans son esprit, c’est une obsession de tous les instants… La sécurité d’une vie ultérieure et éternelle ne peut diminuer chez lui un insurmontable effroi. Et pour secourir les mourants, il faut ne pas craindre la mort ; peut-être même faut-il l’aimer ! D’ailleurs le prêtre, ministre de Dieu, convié aux agonies, n’est pas à sa place. Celui qui meurt a perçu l’écoulement, le passage, l’effacement total du passé et, dans la lucidité prémonitoire du vide futur, n’a rien à demander à la philosophie ou à la religion ; il quitte ce monde sans appréhension de ce qui va survenir, ou plus exactement de ce qui ne va pas survenir. A leur dernière heure, les grands croyants perdent leur foi, car la question religieuse est un passionnant débat à l’usage des vivants et non des moribonds. Et puis Dieu n’assiste pas à la fin des hommes ; ceux qui l’invoquèrent toute une vie s’aperçoivent de cette absence et s’en plaignent amèrement : « Mon Dieu, mon Père, pourquoi m’avez-vous abandonné ? » Mais Dieu se tait ; il n’a pas de raison d’être à côté de ceux qui n’ont plus rien à apprendre et à redouter : il n’était qu’une projection de l’angoisse des vivants. »
On pourrait vous prêter l’interrogation professorale des doctes orateurs lorsqu’ils s’adressent à des auditeurs et leur demandent : « Vous me suivez ? »
Oui, oui, Docteur, nous vous suivons.
Beaucoup plus qu’il ne semblerait à première vue.
Quand vous dites qu’il ne faut pas trop croire à l’efficacité des démarches des ecclésiastiques à l’heure de l’agonie, nous applaudissons à votre mise en garde, encore que ce soit pour des motifs bien différents de ceux qui vous inspirent. Ce recours à la « foi subside » des professionnels de la religion est-il ou n’est-il pas un alibi, un remède à la peur et à l’incrédulité de beaucoup ?
Dussiez-vous en être surpris, nous souscrivons à beaucoup de vos remarques sur la crainte de la mort qu’effectivement la foi déteste, sur le « ministre de Dieu convié aux agonies » et que vous dites n’être pas à sa place. Mais notre accord est l’aboutissement d’un cheminement très différent du vôtre.
Et quand vous dites que « la question religieuse est un passionnant débat à l’usage des vivants et non des moribonds », le Christ lui-même vous donne raison. Il affirme que Dieu n’est pas le Dieu des morts, mais celui des vivants. Cela signifie-t-il que, parvenus à leur dernière heure, les croyants « perdent leur foi » ? En l’affirmant vous vous rendez coupable d’une généralisation bien peu « scientifique » ! Car s’il est vrai que, devant la mort, les déguisements s’effondrent — en particulier le déguisement spirituel d’une foi d’emprunt — il n’est pas vrai que la foi vivante, authentique, se démantèle. Assurément, les philosophies et les religions (et même LA religion, comme vous dites) n’ont rien à offrir. Saint Paul lui-même ne vous contredit pas ! Il écrit aux Corinthiens (1re lettre chap. 13 v.9-11) que les prédications inspirées passeront, que les langues extatiques cesseront et que nos connaissances s’évanouiront… Mais il leur oppose précisément ce que le Christ continue d’offrir dans son amour. Il en crie sa ferme assurance dans sa lettre aux Romains ch. 8 v. 38 :
« Oui, j’en ai l’absolue certitude : rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu ; ni la mort ni la vie, ni les anges ni les puissances, ni les dangers présents, ni l’incertitude de l’avenir ; aucune autre force de l’univers, qu’elle vienne d’En-Haut ou de l’abîme, aucune autre créature, non rien au monde ne peut mettre de séparation entre nous et l’amour que Dieu nous a témoigné en Jésus-Christ notre Seigneur… »
Et ici nous ne pouvons que dénoncer le caractère infirme de votre citation. Vous invoquez une parole du Christ à l’appui de votre démonstration sur la perte de foi des croyants. C’est votre droit. L’apôtre lui-même vous le reconnaît, mais il ne le fait pas sans le caractériser : L’homme naturel (et son intelligence rationnelle) ne comprend rien aux choses de Dieu à moins que l’Esprit ne les lui révèle. Eclairé par l’Esprit de Dieu, le cri de Jésus crucifié « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné » a pour notre foi toute son importance. Il atteste que notre Seigneur nous a vraiment rejoints jusque dans la profondeur mortelle de l’abîme qui nous sépare de Dieu, et que sa mort comble à toujours.
Est-il étonnant ou non que vous omettiez de citer la parole suivante : « Père, je remets mon esprit entre tes mains », parole décisive d’une certitude communiquée, nous assurant que l’abîme est réellement comblé et que, dès lors, sur le plan de la réconciliation, « tout est accompli » ?
Le berger a rejoint la brebis la plus désespérément perdue.
Par amour pour elle il est descendu dans le gouffre de la perdition, non pour y demeurer prisonnier de la mort et par inutile sympathie… mais pour l’en arracher et l’en sauver.
La précision n’était peut-être pas inutile, car c’est d’une citation tronquée que vous tirez vos déductions sur un Dieu sommairement défini comme « une projection de l’angoisse des vivants ».
Projection ! C’est vite dit. Et puis cela vous concerne aussi, o combien, surtout si cette « projection » passe au travers de lentilles déformantes ; l’image qui en résulte comporte des erreurs flagrantes. Or, votre raisonnement n’y échappe pas ; on l’a vu déjà dans les citations fragmentaires et incomplètes que vous faites de l’Evangile. On va le voir encore avec votre remarque sur l’importance des dernières paroles, des ultimes instants. Vous en évoquez le mystère dans le cours de votre description cliniquement très « vécue » de la mort progressive de Palabaud (p. 223).
« Un jour peut-être on enregistrera, de la première à la dernière, les pensées de l’homme : on connaîtra alors sa véridique histoire. Bien plus que la dernière parole, l’ultime état de conscience méritera analyse profonde et étude. Car, s’il y a finalité des phénomènes de l’esprit, si tous les débats de l’âme humaine ne sont pas un cauchemar absurde, la dernière pensée revêt une singulière importance ; elle est l’aboutissement, le couronnement ou la condamnation d’une vie, et par elle tout le passé dépend d’une seconde du présent. La religion souligne d’ailleurs la haute valeur de cet instant en invoquant souvent la contrition ou l’appel à Dieu de la dernière heure, capables de racheter toute une vie d’erreur. La pensée finale de Palabaud fut tournée vers la mer. »
Est-ce à l’épisode du bon larron que l’on doit l’attention considérable portée aux dernières manifestations conscientes d’une vie d’homme ? Ce voisin du Christ à Golgotha a bénéficié d’un rachat ultime. Encore que, contrairement à ce que vous dites, ce n’est pas d’abord à sa contrition ou à son appel à Dieu qu’il dut le rachat de sa vie d’erreur… mais à sa rencontre avec Jésus. En fait, nous savons peu de chose de leurs heures de voisinage, sinon ce qui en est résulté. Cet homme a reconnu dans le crucifié l’énvoyé d’un royaume qui, sur ce chemin de notre mort, accomplit l’inattendu, l’incroyable, Le rachat de toutes faillites humaine… Alors, devant l’abîme qui s’ouvrait pour lui, dans l’aveu de sa propre faillite, il dit la parole d’humble disponibilité et de personnelle attente qui permettra que la grâce opère.
Mais demeure ce que votre affirmation a tout à la fois de relatif et de vrai. Il faut d’abord remarquer que contrairement à ce qu’en disent les ignorants, le prénommé bon larron ne s’est pas réclamé de la grâce à la dernière mais à la première heure de sa première rencontre avec le Christ. Si tous les larrons de ce monde demandaient d’être mis ainsi au bénéfice de la miséricorde divine à l’occasion de leur première rencontre avec le Seigneur, la face du monde en serait changée.
Autre aspect de la réalité : L’importance attribuée à cette fameuse dernière minute et aux dernières paroles qui la marquent, est une distorsion de la vérité. Tout se passe dans la mentalité moyenne des gens comme si SEULE cette dernière manifestation de vie suffisait à tout sauver ou à tout perdre.
Or, vous le dites : la véridique histoire d’une vie d’homme ne peut se déduire qu’à partir du document complet, « enregistrement » de toutes ses pensées, de la première à la dernière.
Vous-même, médicalement, vous parlez de « l’intérêt scientifique grave » de l’examen viscéral post-mortem pratiqué sur la dépouille de votre ami défunt. Il y a un « intérêt scientifique grave » et d’une importance bien plus grande à faire aussi bien l’examen d’une vie que l’examen des organes d’un cadavre. Il y a un intérêt vital à ne pas isoler du reste une dernière minute, une ultime parole.
Vous le pressentez vous-même lorsque vous écrivez (p.221) :
« Tel le corps, l’esprit remanié sans cesse, soumis à une dissolution et à une recréation permanentes, est menacé à chaque seconde d’un effondrement total, et les éléments qui le coposent et que nous appelons pensées, images, sensations, sentiments — mots imprécis qu’aucune psychologie n’a pu cerner — possèdent des vertus de vie ou de mort. »
« Pensées… images ». Votre terminologie visuelle est frappante. On pourrait dire en somme que la vie humaine se déroule comme une succession de prises de vues. Ce que nous appelons la fin de la vie (brusque ou progressive, prématurée ou longtemps attendue) équivaudrait à la dernière photo d’un film. « J’ai fin mon film… » 1.
1 Citation du Journal de F. Mauriac.
Qu’est-ce à dire ? Que tout ce qui faisait ce film va sombrer dans un anéantissement sans appel ? Pas du tout. La dernière des 12, des 20, des 36 poses est précisément une parmi les autres, sans compter qu’il y a des films qui se déchirent subitement après la seconde ou la cinquième vue.
Le photographe qui jetterait son appareil à la poubelle parce que le film est terminé serait aussi fou que le richissime américain dont on devait changer la Cadillac quand le cendrier était plein.
Il nous paraît essentiel de le préciser : le Christ nous assure que « quand le film est fini », l’aventure n’est pas pour autant terminée.
Jeter le film — et continuer à user de la caméra — serait une autre folie, une déraison. Vivre, ce ne serait alors que faire des « clic-clac », inutiles parce que sans effet.
Notre parabole postule encore un autre stade d’existence : le passage en laboratoire, l’examen attentif et scrupuleux de toute la pellicule. Ce qui pourrait s’appeler le jugement. Nous avons tous connu la déception à la découverte de photos ratées. Il n’y a, de la part du Juge, aucune espèce de joie mauvaise à inventorier chacune de nos vies. Une seule photo réussie, même si c’est la dernière, peut être sortie du lot et agrandie.
Ainsi, du bon larron ! Le dernier instant, l’instantané d’avant la fin a pris toute la place. De lui, agrandie, cette miraculeuse pose d’adoration et d’humble acceptation. De tout le reste, nous ne savons rien. Il n’y a rien sur le film. Rien sauf cela… sauvé de la nuit.
Vous comprenez peut-être mieux l’importance que revêtent à nos yeux les mots que vous avez écrits : sur ces « pensées, images, sensations, sentiments (…) qui possèdent des vertus de vie ou de mort ».
Traduit en termes bibliques, cela revient à dire que, pour nous comme pour une pellicule-photo, la vie est affaire de lumière.
Ainsi va la vie *« De quoi les hommes remplissent-ils leur vie ? C’est long une journée, même pour ceux qui sont dans de grandes charges. Plus long encore pour les artistes que l’Esprit ne visite pas à chaque instant. Il n’empêche que tout le monde semble très occupé. On ne voit jamais ses amis. « Cher ami, la vie passe et l’on ne se voit pas… » On ne se voit pas parce qu’on a aucune envie de se voir. » Voilà, entre les amis de notre jeunesse et ceux de notre âge mûr, la différence : à vingt ans, aimer quelqu’un c’est d’abord se confier à lui : à cinquante ans, trop souvent ce n’est plus que déjeuner quelquefois au restaurant avec un garçon qui a recours à notre obligeance et dont nous attendons nous-même un service. Et ce n’est pas assez de dire que la confiance ne règne plus. » L’ami regarde sa montre, s’écrie : «Déjà deux heures ! Je me sauve…» Où va-t-il ? Où vont les gens ? De quoi est faite l’étoffe de leur destin ? Même les plus familiers, qui tout à coup, le soir, en habit, avec une fleur et avec un sourire, émergent du mystère de leur vie cachée, que savons-nous d’eux ? Sur leurs visages usés s’enchevêtrent en vain les signes d’un langage terrible que nous ne déchiffrerons pas. Il faudrait qu’un disque mystérieux ait à leur insu enregistré toutes leurs paroles depuis le matin, qu’un film ait fixé tous leurs gestes… C’est un des aspects les plus terrifiants de Dieu : cette plaque sensible où tout se fixe pour l’éternité. » Ce ne sont pas les grandes charges qui prennent du temps, ni même les grandes œuvres, ce sont les passions. Ôtez d’une vie les passions de l’amour ou celles de la sainteté, vous serez effrayé du peu qui reste. Il suffirait de dire : « Ôtez l’amour… » Qu’il s’agisse de Dieu ou des créatures… »
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Saint Jean l’a magistralement écrit dans le prologue de son évangile : « … et la Parole était avec Dieu et la Parole était Dieu. (…) En elle était la vie et cette vie donnait la lumière aux hommes… » 2
2 Evangile de Jean 1.1, 4.
Ecriture de lumière… c’est ce que signifie photographie.
Les éléments de la parabole déjà indiqués permettront, à ceux qui voudraient en serrer les détails de près, d’en découvrir des prolongements possibles quant à la mise au point, à la sensibilité des films, aux perfections techniques des lentilles, et, surtout, aux progrès que, de film en film, on est à même de réaliser quand on veut bien prendre avis d’un professionnel, d’un conseiller éclairé (!).
Qu’il nous suffise ici de vous remercier d’avoir, involontairement peut-être, contribué à mettre en lumière certains aspects des mystères conjugués de la vie et de la mort.
Sans doute victimes des défauts optiques inhérents à vos « projections » religieuses, les ecclésiastiques de vos couloirs d’hôpital sont-ils plus obscurs que lumineux 3 :
3 p. 220.
« Au chevet d’un mourant comme Palabaud, le prêtre discipliné n’avait que faire d’évoquer des châtiments, des repentirs, des félicités à venir. »
Sans doute ne sommes-nous pas innocents de ce que beaucoup, à votre manière, demeurent à cet égard dans un clair-obscur où le flou est roi (la dernière phrase de votre roman n’en est-elle pas un exemple frappant ?) :
« Et s’il existe une autre vie de châtiments et de félicités, il lui sera beaucoup pardonné parce qu’il a beaucoup aimé la mer. » 4
4 p. 236.
Mais nous retenons de vos pages ce qui est le plus éclairé d’une lumière certaine : l’exemple des sœurs de charité ; celle, notamment, qui assiste aux derniers instants de Palabaud ; qui l’assiste dans son dernier passage : 5
5 p. 222-223.
« La sœur surveilla les derniers soubresauts. Au milieu de l’après-midi, elle estima le dénouement tout proche. Pour que Palabaud ne fût pas offensé par la lumière vive — car les moribonds aiment l’ombre — elle installa un paravent devant la fenêtre. La vieille femme observait, compatissante et un peu curieuse, cet agonisant poli, réservé, et en apparence résigné. Elle se sentait pour lui de l’estime et ne l’oublierait pas. Il reposait les paupières mi-closes, le souffle court et grouillant d’éclats sourds. L’organisme donnait l’impression d’une lutte exténuante contre un ennemi invisible. Mais la sœur, riche d’une vie passée à côté des mourants et connaissant leurs souffrances, leurs espoirs et même leurs joies, lisait dans le regard filtrant des yeux presque révulsés le calme et la sérénité. »
Et, plus loin, ce geste ultime…
« Cette possession absolue ne pouvait durer. L’intermittence des espaces vides s’allongea ; une dernière fois, l’idée se fit jour et sombra. Tout l’univers, une lumière floue, une saveur lointaine et glacée de menthe s’abîmèrent. Comme c’est simple et facile de mourir ! Palabaud fut soudain absent de l’après-midi. La sœur, fraternellement ou chrétiennement, lui avait pris la main. »
Pourquoi le choix de cette citation ?
Tout simplement parce que de telles « petites choses » constituent l’exemple de ce qui, porteur de sa Lumière, pourrait être retenu, sorti du lot, gardé précieusement…
Et ce qui pour nous en accrédite l’idée, c’est ce que Jésus lui-même a dit à ses auditeurs touchant les châtiments et les félicités qui vous préoccupent et devraient nous préoccuper tous :
« J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger… » Le chapitre 25 de Matthieu est là pour nous donner la liste complète des conseils pressants susceptibles, pendant qu’il en est temps encore, de placer toute notre vie à sa Lumière.
Document
Bordeaux, Toulouse, Lyon, toutes les villes découvrent aujourd’hui que, absorbées par la construction de parkings et de logements, elles ont oublié de prévoir et d’aménager des cimetières pour les 550 000 Français qui meurent chaque année. Le goût de la propriété. Nous ne saurons bientôt plus où inhumer les 10 000 morts annuels de Marseille », dit M. Jean Castagnoni, directeur des pompes funèbres municipales. Il faut patienter sept ans avant d’obtenir une concession — quelques mètres carrés — où édifier un tombeau. A Toulon, le délai est de cinq ans. « La mer d’un côté, le mont Faron de l’autre, des immeubles partout : que faire de nos 4 000 décès annuels ? » interroge M. Marcel Pezet, de la mairie. Si la Ville de Paris elle-même est relativement épargnée par la crise — car beaucoup de ceux qui y travaillent retournent finir leurs jours en province — la pénurie est très sensible dans la grande banlieue. « Il faut au minimum doubler les 1 220 hectares de cimetières existants d’ici à trente ans », affirme un rapport présenté en juin dernier au Comité consultatif économique et social de la Région parisienne. Les petites villes ne sont pas mieux loties, Bandol — 5 500 habitants — cherche depuis quatre ans un terrain. A bout de ressources, la ville s’en est allée trouver Sanary, sa voisine, la priant de lui prêter quelques arpents. Mais Sanary n’est pas prêteuse… Le goût de la propriété explique aussi cette frénésie. Chacun veut sa maison individuelle, sa fermette, son studio aux sports d’hiver. Chacun rêve aussi de dormir, jusqu’à la fin des temps, à l’abri de toute promiscuité, dans un caveau de famille, que certains ont déjà baptisé « résidence quaternaire » « Les cimetières sont la photographie exacte d’une société », remarque Sylvaine Pasquet, qui prépare, avec Roland Barthes, une étude sur les inscriptions funéraires. La chasse aux terrains est encore plus ardue. Chacun veut un tombeau, mais personne ne souhaite avoir une nécropole sous ses fenêtres. Le cimetière israélite de Marseille, sur la colline des Trois Lucs, est mis en accusation depuis trois ans, de tribunal en tribunal. « Je ne peux pas supporter d’entendre la prière des morts pendant ma pétanque », plaide Mme Mireille Rouquette, dont le parc longe le cimetière. La future nécropole de la Valentine, dans la banlieue marseillaise, se heurte déjà à un comité de défense avant même d’avoir trouvé des crédits. A Nantes et Marseille, où la concentration ne laisse aucune place aux cimetières-jardins. les municipalités ont suivi l’exemple de Rio de Janeiro et construit des cimetières-immeubles, Baptisé la Cathédrale du silence, le premier en service à Marseille est déjà surnommé l’ H.l.m. des morts ». On voudrait des H.l.m. d’une aussi élégante sobriété : sept étages de galeries en arcades abritent 6 000 « cases » de béton, superposées sur trois niveaux, fermées d’une plaque de marbre portant le nom du défunt. Nice, de son côté, a transformé une colline entière en nécropole-ruche : des murets de béton percés de 10 000 « cases » enlacent toute la colline. Pourtant, note Robert Auzelle, pour que les cimetières s’intègrent à la vie, ils devraient être avant tout agréables aux vivants. » MICHÈLE GEORGES |
DocumentUn homme qui meurt a besoin de mourir, comme celui qui a sommeil a besoin de dormir, et il arrive un moment où il est erroné — et inutile de résister. Echos d’un grand voyageMarcel Bourquin, l’auteur du texte qu’on va lire ci-après, est mort en 1939. Ce pasteur remarquable à plus d’un titre (ses lettres, ses pensées, certains de ses sermons se trouvent rassemblés dans un volume, aujourd’hui introuvable, « Ministère », Ed. Labor, Genève) a connu plusieurs années de maladie. Et, cinq ans avant sa mort, une très grave alerte allait lui faire accomplir ce « grand voyage » habituellement sans retour. Or non seulement il en est revenu — et pour un sursis de près de cinq années ! — maïs il en a gardé le souvenir suffisamment précis pour que son texte prenne valeur de document. On sait que le journaliste américain Stewart Alsop, mort de leucémie le 26 mai 1974, savait depuis le 19 juillet 1971 le verdict qui le frapperait. Il a fait de sa marche à la tombe un reportage prodigieux. Mais il y manque la lumière du retour que Marcel Bourquin a reçu la grâce de voir, tel un Lazare moderne. Psaume XXIII : « Quand je marcherais… » Il s’agit du voyage « aux portes de la mort ». Un voyage extraordinaire au premier abord rendu plus extraordinaire encore par les expressions, les termes que l’on emploie pour le désigner. En réalité, et c’est la première observation que je puis faire après coup, ce voyage s’entreprend tout naturellement. On ne sait pas qu’on l’entreprend, qu’on l’a entrepris et lorsqu’on vous dit plus tard que vous avez été si près de la mort, vous en êtes tout étonné ; vous ne voulez pas le croire. (Telle est du moins mon expérience personnelle.) Comment cela se fait-il ? Les souffrances physiques ne jalonnent-elles pas cette route comme pour vous avertir tout du long de son aboutissement ? Oui mais, ou bien ces souffrances vous absorbent tellement qu’elles annihilent toute pensée (momentanément) ou bien au contraire elles émoussent petit à petit la sensibilité et semblent s’anesthésier elles-mêmes. Il ne faut pas avoir peur de la mort physique ! Mais les souffrances morales ? Or, encore ici (dans mon expérience personnelle tout au moins) une admirable adaptation s’opère en nous. Adaptation à l’inévitable, faite de détachement. Vous acceptez, vous êtes prêt, ce qui vous avait paru de loin inacceptable, vous semble maintenant naturel : comme une montagne qui de loin paraît inaccessible et qui de près, analysée, disséquée obstacle par obstacle, ne laisse plus que l’ivresse de son ascension. Phénomène d’origine purement physique ? Oui, s’il n’est que résignation passive (la fuite du soldat contre l’ennemi, la seule issue possible). Mais phénomène rempli de surnaturel, rempli de Dieu, quand cette acceptation devient obéissance, faite de confiance et de joie. Ce détachement, d’ailleurs, n’est pas indifférence, mais confiance : « Dieu est là, Dieu pourvoira ». Ni indifférence vis-à-vis des êtres chéris qui vous ont été confiés pour un temps, ni indifférence vis-à-vis des devoirs de ce monde. (…) Non, ne faisons pas de la mort le roi des épouvantements : Dieu est là : « Sa houlette et son bâton nous rassurent ». Deuxième observation : Sur le plan humain, la seule chose qui compte alors et qui subsiste, comme, la nuit venue, le phare seul domine la plaine bruissante du lac argenté, c’est ce que vous avez donné sur la terre d’amour et de bonté. La Charité ! Les Béatitudes ! Ah ! comme ces proclamations vous paraissent être la vérité. Non pas vos rancunes, vos froissements, non pas même votre droit, la défense légitime de votre droit ! La seule chose qui vous reste, c’est d’avoir aimé ; votre regret le plus cuisant, intolérable par moments, c’est de vous dire que désormais, vous ne pourrez plus réparer… Détachement des choses terrestres ; regret de n’avoir su aimer : mais alors, que vous reste-t-il si vous n’avez Dieu ? Dieu, nous l’avons déjà dit, pour vous inspirer un détachement qui ne soit simple et toute humaine, toute animale résignation. Dieu pour vous pardonner et réparer vos fautes. Dieu qui apparaît enfin ce qu’Il est réellement : la réalité suprême, le Tout, Votre Tout, au lieu de ce pauvre moi que vous aviez pris comme votre tout. C’est là la grande leçon que vous rapportez de la « vallée pleine d’ombre » : qu’il n’y a que Dieu, que Dieu doit être tout dans la vie, que notre existence n’est rien sans Dieu ; non seulement qu’elle n’a aucun sens et qu’elle est inintelligible, impensable (et cependant nous pensons), mais qu’elle n’a de réalité qu’en raison directe de sa consécration à Dieu. Tout est vanité qui ne tient qu’au moi humain ; tout est réalité qui vient de Dieu et qui Lui retourne librement. Mais tout cela, c’est Jésus-Christ. Renoncement ? Jésus-Christ. Amour : Jésus-Christ. Dieu Tout — moi et le Père nous sommes un : Jésus-Christ. Tout ce que vous avez appris, tout ce que vous apprenez à balbutier se concrétise en Jésus-Christ, « le Fils qui a appris l’obéissance par les choses qu’il a souffertes ». Le Crucifié, la croix ! Vous n’avez plus que la force de ce regard : mais ce regard suffit… |