Non au yoga

III
A l’étape suivante

Mais la vie n’est pas seulement recherche ou maintien de la santé.

Le hatha-yoga s’interdit d’être un but en soi. S’il est primordial d’échapper à la maladie ou à l’infirmité, il ne l’est pas moins de savoir quel usage faire de ce potentiel de vitalité ainsi retrouvée. La maîtrise de la personne et l’union harmonieuse des énergies qui s’en dégagent, seraient de piètre valeur si elles devaient nous permettre uniquement de durer… dans l’attente de la mort.

Si le bonheur était d’être en santé, il y aurait beaucoup de gens heureux.

Les yogins l’ont reconnu dès longtemps. Si leur science vise à l’épanouissement de la personne tout entière, elle veut en même temps conduire cette personne vers celui qu’ils appellent le Moi supérieur, Dieu.

Il est impossible de prouver l’existence de ce Moi supérieur. Il se découvre de l’intérieur. Seul celui qui accepte d’en faire l’expérience en reconnaît à son tour la voie. C’est la raison pour laquelle le yoga ne comporte aucune théologie particulière, aucun dogme. Il n’impose aucune croyance. Il invite à découvrir la dimension spirituelle et éternelle de l’existence.

A dire vrai, cette découverte emprunte des chemins assez inattendus.

Les châcras.

Il a déjà été noté, selon la sagesse des yogins, que la vie de l’univers tout entier est liée au rythme, à la pulsation, à l’échange de courant né de la polarité.

Autre découverte et enseignement du yoga : un des pôles de l’homme se situe dans la partie la plus élevée de son crâne ; le coccyx tient lieu d’autre pôle. En outre, le pôle supérieur, dit aussi pôle positif, serait la résidence du dieu Vishnou ou Esprit ; le pôle inférieur ou pôle négatif serait la résidence du Kundalini, personnification de la déesse Nature. Cette dernière est communément représentée comme un serpent enroulé sur lui-même. A partir de la dernière vertèbre, il est prêt à s’élancer vers son Maître Vishnou, afin de s’unir à lui.

Dans leur « visée ultime », les exercices de yoga tentent donc à éveiller le pôle négatif et à conduire l’énergie qui s’en dégage vers le positif. L’escalier emprunté comporte douze marches. En effet, le long de la colonne vertébrale de l’homme s’échelonneraient, au nombre de sept principaux et de cinq secondaires, les condensateurs d’énergie appelés « châcras », qui seraient par ailleurs autant d’antennes captant les forces nécessaires à la vie et les transmettant à l’organisme tout entier.

Par l’exercice de concentration puis de conscience dirigée, le Kundalini mis en mouvement s’élève vers le châcra supérieur. À chaque fois que cette ascension progresse, la conscience fait un nouveau pas sur le chemin de la découverte du Moi. « Chacun de ces châcras une fois atteint ouvre un nouvel état de conscience pour le yogin qui acquiert ainsi progressivement une vision claire, peut lire les pensées d’autrui, avoir des visions d’un ordre plus élevé, dominer le passé, le présent et le futur, et maîtriser bien d’autres forces occultes. … Cette élévation intérieure, ce passage progressif d’une station à l’autre jusqu’à la plus élevée, conduit à la béatitude recherchée, l’extase, l’état de plénitude et de perfection… C’est le plan le plus élevé, celui où la conscience individuelle se fond et ne fait plus qu’un avec le SUR-MOI, Dieu. »

La loi du corps est l’égoïsme tandis que l’esprit est détachement. Cette tension entre les deux — entre ce positif et ce négatif — doit trouver une manière d’équilibre. A l’état premier, le Moi était innocence et perfection. C’est en assumant sa forme matérielle qu’il s’est dénaturé et s’est chargé de toutes les imperfections et faiblesses de la matière. Cela est visible dans le comportement, la manière d’être, de penser, d’agir, de l’homme. Il ignore son véritable état, n’en mesure ni la gravité ni les conséquences. Les courants négatifs et positifs surgissant dans ce désordre ne font que l’accentuer, aussi bien sur le plan moral que physique ou spirituel.

Il s’agit donc de rétablir l’équilibre. La condition préalable à ce rétablissement, c’est de donner vie à la conscience ; c’est permettre qu’elle émerge ; mieux encore, c’est la conduire dans toutes les parties de notre être afin qu’elle y remette et maintienne l’harmonie. « Dans sa personnalité, qui est tissée de contrastes, l’homme qui porte en soi le positif et le négatif, doit maintenir une balance absolue, réunir les opposés, les faire se compléter mutuellement et les réconcilier en lui-même. C’est seulement alors qu’il est parfait, qu’il es saint et en mesure d’accomplir sa tâche terrestre. » Cela revient à dire qu’il y a en tout être une sainteté cachée, ensevelie sous un amas d’ignorance, de mauvaises habitudes, d’éducation erronée.

La nature ayant été contrariée, le yoga permet qu’elle soit réintégrée dans ses droits et privilèges, même conduite vers de nouveaux épanouissements.

Le yoga mental.

Si le hatha-yoga est la base de lancement de cette recherche, le raya-yoga en est l’étape suivante. C’est un yoga mental dont les éléments fondamentaux du hatha-yoga — le pouvoir de concentration, la conscience dirigée — sont déjà les lignes de force.

Mais pour comprendre le processus, il faut, une fois de plus, décrire l’homme, sa nature profonde, son avenir tel que le conçoit la sagesse des yogins.

Encore faut-il préciser d’emblée pour éviter toute fausse compréhension :

Dans l’hindouisme, dont le yoga est une expression, Dieu n’est jamais identifié pour lui-même comme « un Tout Autre » que l’homme.

Bien au contraire, Dieu, c’est en quelque sorte l’Homme idéal, l’Homme redevenu Homme, l’Homme cosmique, l’Homme-Dieu.

En d’autres termes, l’homme est une parcelle du Créateur. Son être est une partie constitutive de l’Etre universel. C’est pourquoi, s’engager sur le chemin qui mène à Dieu, c’est tendre vers ce qui est mieux, vers ce que nous sommes déjà et pas encore.

Un guru écrit : « Le besoin est infini, la satisfaction éphémère, l’homme poursuit un but après l’autre. Ce « quelque chose d’autre » qu’il cherche et qui se dérobe, c’est l’état divin qui seul assure le bonheur inépuisable. »

Dieu, c’est donc la Force première, désignée sous des noms divers : le Tout-Puissant, la Vie, la Lumière, la Félicité, l’Infini, l’Invisible Omniprésence, le Créateur, l’Unique Principe.

Et l’homme ?

Il n’est rien d’autre que « le rêve objectivé du Créateur ».

L’âme est la matérialisation momentanée de la Pensée divine. C’est pour cette raison qu’elle ne saurait mourir et, après la mort, poursuit son existence sur un plan plus élevé.

Entre cette âme immatérielle et parfaite — étincelle divine jaillie de l’Eternelle Lumière — et le corps matériel, imparfait, momentané dans sa forme, il y a le mental, appelé aussi le Moi subconscient. Le mental est le siège de la vie instinctive, le théâtre d’opérations sur lequel émerge l’être conscient, et agissent les énergies spirituelles suivant que nous leur accordons ou non liberté de mouvement et d’action.

Pour le moins, le yoga veut les leur rendre.

C’est pourquoi, limiter ses exercices à de la relaxation qui défatigue, c’est méconnaître fondamentalement les objectifs véritables du yoga. Car dès le départ, il vise à faire de l’homme un chercheur de la Béatitude, dans la pensée que finalement il la maîtrisera.

La maîtrise de soi.

Colère, impatience, et tous les vices qui caractérisent la nature humaine traduisent le désordre de la vie organique. Les exercices du yoga seraient inutiles s’ils ne ramenaient pas en l’homme le calme, la paix, la patience, la maîtrise de soi. Ils visent donc sa rééducation morale.

La respiration y contribue. C’est pourquoi elle doit être intentionnelle et son cheminement, alternativement par l’une ou l’autre des narines, consciemment dirigé. Chargée de prâna, rythmée selon une cadence qui enseigne à retenir le souffle, conjointement à une oxygénation du sang, elle travaille à éliminer les préoccupations, à clarifier les idées, à sortir l’homme de son énervement. Cette rééducation est aussi un des effets — le plus important peut-être — de l’immobilité voulue des poses simples ou compliquées que prennent les yogins.

Cet apprentissage du contrôle de tout l’être obéit au principe selon lequel les gestes et attitudes imposées au corps se répercutent sur « le mental » et lui viennent en aide dans sa volonté de conscience de lui-même. « On soigne le corps pour guérir l’âme. » L’application obligée, la persévérance en vue de la réussite de telle ou telle pose, sont une école du caractère. Ainsi en est-il de « la perche » (se mettre droit sur la tête, les jambes tendues en prolongement du tronc). Outre la persévérance, elle exige une exceptionnelle conscience de l’équilibre. Elle serait donc formatrice de la maîtrise de soi ; elle libérerait de la timidité, du complexe d’infériorité ; de plus, à cause du ridicule de la position, elle ramènerait les orgueilleux à l’humilité… !

Mais cet aspect moral n’est qu’un palier de modeste hauteur dans ascension que se propose le yogin. L’abbé Déchanet le dit sans ambages : « Il faut savoir que le yoga — les postures, mais surtout les exercices de respiration contrôlée — développe mécaniquement une grande énergie. J’affirme bien haut ici qu’en ce sens il est dangereux. Car couper le yoga de sa vie spirituelle, c’est courir le risque de retourner contre soi les énergies qu’il libère ».

De fait, les exercices du raya-yoga — la répression du vagabondage mental, la concentration accompagnée d’invocation, de répétition du nom — sont des cheminements recommandés pour aboutir à :

L’état de grâce.

Le monde présent est le lieu des pires désordres personnels et sociaux en même temps que celui de la répression obligée de ces désordres. Les exploiteurs de la bêtise, de la faiblesse et de l’ambition humaines se partagent les lambeaux de l’existence que nous consentons à leur céder. Dans la lutte pour parer à cet asservissement, il y a, selon les yogins, des sentiers de sérénité.

Leur description dépasserait les limites de cette modeste étude. Quelques traits en feront saisir la valeur et l’intention.

Il y a les sentiers de l’abstention : sur le plan de l’action (ne pas tuer, ne pas voler, etc.) ; sur le plan des paroles (ne pas mentir, ne pas injurier, etc.) ; sur le plan des pensées (ne pas envier, ne pas se nourrir d’illusions, etc.).

Il y a les sentiers du refus, le plus important étant le refus du Moi stéréotypé que réfléchit le miroir dans lequel on se regarde. Ce Moi stéréotypé doit son maquillage aux conventions d’une société aussi sotte que vaniteuse. On décide de ne plus s’y conformer.

En bref, il s’agit du « balayage de ce qu’il est nuisible de concevoir et de faire » quand on veut accéder à « l’agir libre » dans un monde oppresseur et déterminant. Ce refus doit être suivi d’une volonté de nous identifier au véritable Moi dont nous avons à faire la découverte.

A l’école du raya-yoga, cette recherche du Moi véritable emprunte la méthode dite de la localisation de pensées.

Elle consiste dans le choix de la représentation mentale d’un objet (par exemple un marteau) ou d’une partie du corps (par exemple les reins). L’attention intérieure est portée au maximum vers cette représentation mentale, avec la volonté d’oublier tout ce qui n’est pas cet objet ou cet organe. Cette concentration intensive conduit peu à peu à la découverte de l’essence de la chose choisie. Puis le yogin se dépouille progressivement de la représentation mentale qu’il en a et de l’analyse qu’il en fait. Cela doit aboutir — hors de toute notion de forme, d’espace et de temps— à une communion réelle entre le penseur et l’objet pensé. C’est le stade de l’intégration, ainsi illustrée par un yogin :

« L’intellect se comporte comme un trapéziste. Lors du balayage mental, il saute pour s’agripper au trapèze. Il oublie le sol, la piste et les spectateurs. Dans la localisation, toute la masse de pensée se centre sur la barre et les cordes qui le soutiennent. Son corps s’anime. Dans la concentration, les oscillations se rythment, se polarisent dans le plan vertical, s’’amplifient de plus en plus. Puis tout à coup, à l’extrémité d’une dernière oscillation très étendue, son corps se relaxe complètement, ses mains lâchent la barre et il va se jucher par pure inertie sur la minuscule plateforme qui l’attendait depuis le début dans les cintres. Il s’y trouve soudainement au repos, il embrasse d’un seul regard tout le monde complexe et bruyant d’où il s’est extrait, le ciel immobile qui le coiffe,et le temps s’arrête : il est en intégration. »

A noter que cette intégration ou état d’illumination peut être la résultante d’autres méthodes, comme par exemple celle de la répétition d’un nom, en forme de litanie. Cette méthode est connue sous le nom de Koan.

Suivant le Koan choisi, le yogin est mené peu à peu vers la Connaissance, vers la Totale Abstraction, vers un Lui-même réconcilié avec l’univers en une communion que ne sauraient exprimer ni la parole ni le geste et qu’il est seul à connaître et à éprouver dans une contemplation tout intérieure. Comme l’explique un guru : « Les saints qui réalisent leur divinité étant encore incarnés (c’est-à-dire vivants en te monde) connaissent une double existence identique. Accomplissant consciemment leur tâche terrestre, ils restent cependant immergés dans un état intérieur de ravissement ». En langage yogique, ils participent déjà à la plénitude de leur Etre et deviennent dès lors des révélateurs de l’Eternelle Pensée Cosmique.

En langage gnostique (emprunté au christianisme) : dans ce monde passager, ils vivent déjà et consciemment la vie éternelle.

Pour tout dire, le yoga est une technique d’auto-résurrection, puisqu’au dernier stade de sa démarche, il prétend à la transfiguration de la matière en esprit.

Et en cela — en dépit de ceux qui voudraient l’en séparer — il est profondément lié à l’hindouisme et à ses conceptions spirituelles dont il faut citer l’un des principes fondamentaux : la réincarnation.

Sur le chemin qui mène à l’Infini, le yoga devient une technique du salut qui récompense celui qui s’y adonne. Selon le degré de sa réussite, il évitera la ou les réincarnations successives auxquelles il aurait été obligé. Elles lui sont épargnées dans la mesure où la perfection atteinte est suffisante à faire de lui un être affranchi du monde physique et dorénavant participant du seul monde de l’Absolu.

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