Interrogeons d’abord les synoptiques. Je n’étonnerai personne en disant que les trois premiers évangiles réunis sous ce titre ne renferment aucune trace positive de la notion d’une préexistence personnelle du Fils de Dieu. Ni les biographes ni le héros de leur livre dans ses discours n’y font une allusion directe. Ce qui domine dans les synoptiques, ce n’est point la question de l’origine céleste ni de la nature divine du Christ, c’est celle de son œuvre. Chacun d’eux présente cette œuvre en vue du but particulier qu’il veut atteindre. Matthieu, qui s’adresse à des Juifs, envisage surtout en Jésus de Nazareth le Messie promis par Moïse et les prophètes, le chef du Royaume théocratique destiné à sauver Israël et avec lui tous les autres peuples qui entreront dans son royaume. Marc s’attache surtout à l’activité extérieure du Christ et, dans sa narration courte et rapide, il nous le montre comme le médecin des corps et des âmes, « allant de lieu en lieu en faisant du bien à tous ». Luc, qui a été pendant plusieurs années le compagnon de saint Paul et a subi l’influence de son universalisme chrétien, se plaît à mettre en relief certains traits, certaines paroles qui révèlent en Christ, en même temps que le Messie d’Israël, l’ami de tous les pécheurs, gentils comme juifs, le Sauveur du monde. Mais aucun des trois n’a sondé ni même abordé le mystère des origines du Rédempteur.
Toutefois, nous devons signaler quelques passages qui touchent indirectement à ce problème et desquels on a pu induire la doctrine de la divinité du Seigneur.
a) Le récit de la conception miraculeuse de Jésus, contenu à la fois dans Matthieu et dans Luc, a été quelquefois invoqué à l’appui de cette doctrine. Mais examiné de près ce récit lui demeure étranger ; il aurait plutôt pour but de résoudre la question de la possibilité pour l’homme Jésus de réaliser la sainteté parfaite. Par ce miracle le Sauveur a été soustrait au funeste héritage qu’en vertu de la loi de la solidarité les hommes se transmettent depuis Adam les uns aux autres sans jamais l’épuiser, le principe du péché ; il a pu devenir ainsi le second Adam, recommençant à nouveau et dans la même position que le premier la tâche dans laquelle celui-ci a failli, et réparant par son entière obéissance l’œuvre de péché et de mort que le premier homme avait accomplie.
b) Dans l’Évangile de saint Matthieu, le biographe applique à la naissance de Jésus un passage du prophète Ésaïe, sur l’interprétation duquel s’est élevée une vive controverse (Matthieu 1.23 ; Ésaïe 7.14) : « Voici, la Vierge sera enceinte, elle mettra un fils au monde, et on lui donnera le nom d’Emmanuel, ce qui signifie Dieu avec nous. » Quelle que soit l’opinion que l’on ait sur le vrai sens du mot hébreu employé par le prophète et traduit par l’évangéliste par celui de vierge, ce passage ne tranche pas la question de la divinité absolue du Christ ni de sa préexistence personnelle, il exprime seulement la pensée que, pour l’évangéliste, la venue de Jésus, c’est l’habitation de Dieu au milieu des hommes.
c) Dans les synoptiques, Jésus parlant de lui-même aime à s’appeler le Fils de l’homme, et ce terme pris dans un sens spécial a pour but de rappeler la réalité et la perfection de son humanité ; mais, dans certains cas, un autre nom lui est donné, celui de Fils de Dieu, et ce nom il l’accepte. Dans la bouche des Juifs, ce titre équivalait ordinairement à celui de Messie ; mais dans celle des disciples, il semble désigner quelque chose de plus. Voyez en particulier Matthieu 16.13-17 : « Qui disent les hommes que je suis, moi, le Fils de l’homme ?… Et vous qui dites-vous que je suis ? Simon Pierre lui répondit : Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! » A quoi Jésus répond par cette déclaration significative : « Tu es heureux, Simon, fils de Jonas, car ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père qui est aux cieux. » Après quoi il déclare à Pierre que « sur cette pierre (celle de la confession qu’il vient de faire), il bâtira son Église ». Évidemment ce terme ainsi employé et expliqué nous montre que Jésus prend une position supérieure, une place unique au milieu des hommes et qu’il a une conviction nette de son rapport particulier avec Dieu. Ce rapport a sans doute d’abord une base éthique, il repose sur la conformité de la volonté du Fils avec le Père céleste, de sa fidélité à accomplir toute l’œuvre pour laquelle le Père l’a envoyé, mais, comme le reconnaît M. Reuss dans sa savante et consciencieuse Histoire de la théologie apostolique, « on est nécessairement conduit à comprendre ce rapport comme la manifestation d’un autre rapport métaphysique, bien autrement élevé encore et absolument en dehors de tout ce que notre monde à nous et son histoire peuvent produire et expliquer » (Histoire de la théologie apostolique, t. I, p. 239). La même impression ressort d’un passage très remarquable contenu dans le premier Évangile et qu’on croirait détaché du quatrième (Matthieu 11.27). « Toutes choses m’ont été données par mon Père et nul ne connaît le Fils que le Père, et nul ne connaît le Père que le Fils et celui à qui le Fils aura voulu le faire connaître. » Ici les relations morales entre le Fils et le Père touchent de bien près aux relations métaphysiques. Quoi qu’il en soit, nous trouvons dans cette déclaration importante le germe de la conception doctrinale contenue dans le quatrième Évangile.
d) Nous ne mentionnons que pour mémoire les expressions employées par Jésus quand il se présente comme celui « que le Père a envoyé », qui « est venu de la part du Père » pour chercher et sauver ce qui était perdu, car ces expressions peuvent ne renfermer que la simple idée d’une mission divine et sont d’ailleurs souvent appliquées dans les Écritures à d’autres serviteurs de Dieu, prophètes ou apôtres. Mais je dois rappeler ici cette série de passages où le Christ, dans ses rapports avec les hommes, prend vis-à-vis d’eux une position qui implique sa supériorité absolue à leur égard et son unité avec Dieu. Il déclare qu’il est leur maître, leur sauveur, leur roi et leur juge (Matthieu 23.8 ; 11.28 ; 25.31-32). Toute obligation morale qui, dans le monothéisme juif, s’adresse à Dieu seul, Jésus se l’applique dans les synoptiques, comme il le fait dans l’Évangile de saint Jean. Il réclame de ses disciples la foi, l’amour pour sa personne, le dévouement absolu à son service ; il veut être confessé par eux devant les hommes, aimé absolument, plus que père et mère (Matthieu 10.32, 37 ; 16.17) ; il affirme que toute puissance lui est donnée dans le ciel et sur la terre, qu’il est le Seigneur de David et qu’il envoie le Saint-Esprit (Matthieu 28.19 ; 22.42 ; Luc 24.49). Enfin, il ordonne à ses disciples de baptiser en son nom en même temps qu’en celui du Père et du Saint-Esprit (Matthieu 28.18). Si le dogmatiste n’a pas le droit de conclure de ces déclarations à la préexistence personnelle et éternelle du Christ, il a celui d’appuyer sur elles la foi en sa divinité.
Je crois devoir joindre aux synoptiques le livre des Actes des Apôtres, qui est dû à la plume de l’auteur du troisième Évangile et en est la continuation. Mais nous n’avons pas grand chose à glaner dans cet écrit sur la question qui nous occupe. Le but de l’écrivain nous semble clairement indiqué dans le chapitre premier. Après avoir raconté la vie du Christ sur la terre, il veut décrire l’action divine du Sauveur glorifié qui, du haut des cieux, poursuit son œuvre par le moyen du Saint-Esprit descendu pour la première fois sur ses disciples le jour de la Pentecôte. C’est cet esprit qui fonde l’Église de Jérusalem, et de Jérusalem la répand dans le monde, d’abord juif, puis païen, par le ministère des serviteurs de Dieu, en particulier par celui de saint Pierre et de saint Paul, l’un appelé surtout à être l’apôtre des Juifs, l’autre celui des Gentils. Il est évident que, dans un tel récit, la Christologie ne peut occuper qu’une place secondaire. Les messagers de l’Évangile doivent s’attacher à mettre en lumière l’œuvre de Jésus-Christ et les conditions nécessaires pour se l’approprier. La mort et la résurrection du Sauveur sont les deux pivots autour desquels tournent leurs prédications ; la repentance et la foi sont les deux dispositions qu’ils recommandent. La personne même du Rédempteur y est présentée sous sa forme la plus élémentaire et la plus populaire, surtout quand il s’agit de parler à un auditoire juif. Le Christ est un homme issu de la race de David, accrédité par Dieu au moyen de ses miracles, mis à mort, crucifié par les mains des Juifs, mais ressuscité le troisième jour, puis exalté à la droite de Dieu d’où il envoie aux siens le Saint-Esprit, « fait ainsi Seigneur et Christ », comme le dit l’apôtre Pierre (Actes 2.22.36). On a remarqué que le nom de Fils de Dieu ne revient que trois fois dans le livre des Actes (Actes 8.37 ; 9.20 ; 13.37) et qu’il a plutôt la signification de Messie promis.