A) Preuve Cosmologique
Elle repose sur le principe de causalité. — Forme générale ; forme restreinte ; forme populaire. — Réponse aux objections. — Distinction entre le fait de l’existence de Dieu et la notion métaphysique de son être. — L’objection de Kant (reprise par Secrétan, Cousin etc,) ne porte pas contre le premier point.
B) Preuve Téléologique
Elle repose sur le principe de finalité. — Universalité de cet argument. — Force invincible que lui reconnaît Kant. — Pourquoi il la met de côté. — Réponse aux objections.
C) Preuve Morale
a) judiciaire ; b) éthique ; c) Kantienne. — Argument indépendant des théories sur le principe de la morale qui, toutes, reconnaissent l’obligation. — Il porte plus avant dans la connaissance de Dieu que les arguments métaphysiques. — Il fonde la théologie de la conscience et fait le nerf de la prédication.
Les arguments a posteriori sont nombreux et divers. Nous nous arrêterons aux trois principaux : l’argument cosmologique, l’argument téléologique, l’argument moral.
Ces arguments peuvent être présentés sous forme scientifique ou sous forme populaire, selon qu’on prend pour base le raisonnement ou le sens commun, la logique ou le sentiment. Dans le premier cas ils appartiennent plus particulièrement à la théologie, dans le second cas à la religion.
Je suis resté attaché à ces arguments, je persiste à les croire valides, malgré le discrédit dont ils ont été frappés par la critique de Kant, malgré le dédain qu’en font aujourd’hui les tendances naturalistes et panthéistes. Je ne saurais voir dans ces jugements qu’un produit de l’esprit de système et d’une pensée plus soucieuse du nouveau que du vrai. Sans doute, il n’y a pas dans les preuves que nous avons à exposer cette plénitude d’évidence qui coupe court à toutes les défaites, et à laquelle on ne saurait s’attendre dans cette sphère de l’infini, mais il en sort une lumière qui ravive ou rassure la foi ; et si une dialectique à outrance peut la faire vaciller, elle ne parvient pas à l’éteindre ; elle se fait jour à travers tous les nuages dont la recouvrent en certains temps le scepticisme et le négativisme. Souvenons-nous que l’âme humaine a en elle-même la notion ou le sentiment de la Divinité ; de telle sorte que l’observation et l’intuition, l’induction logique et l’aperception mystique s’éclairent, se contrôlent, se confirment l’une l’autre, les voix du dehors correspondant à celles du dedans. Il faut prendre ensemble, avec tous les éléments du problème, tous les principes de la solution.
La raison qui fait accuser ces arguments de ne pas prouver, pourrait bien être qu’ils prouvent depuis trop longtemps et pour trop de monde. Ils se relèveront, nous en sommes convaincus, ils se relèvent déjà ; et tel mouvement de la pensée contemporaine peut, d’un jour à l’autre, porter à un point de vue qui les replace au premier rang. La réaction contre l’idéalisme est manifeste ; elle va jusqu’à ces extrêmes qui se qualifient de positivisme, pour échapper aux vieilles dénominations. En face de ces directions croissantes qui ne reconnaissent que le visible et le tangible, qui se glorifient de tout ramener à la méthode que recommandent les merveilleux résultats des sciences physiques, il faudra bien descendre des hauteurs de la spéculation sur le terre à terre de l’observation, et consentir à reprendre son point d’appui dans les faits. Dès lors les arguments dont nous nous occupons seront restitués par le déplacement des principes ou des objets de la discussion ; les antiques armes, retrempées, deviendront les armes nouvelles.
D’ailleurs ces arguments sont humains avant d’être philosophiques ou théologiques : ils se sont produits dans tous les temps et à tous les degrés de culture. D’où il suit que si telle direction des esprits les écarte, une autre direction les ramène l’instant d’après. Toujours les Cieux annonceront la gloire de Dieu ; toujours les choses invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité, se révéleront comme à l’œil dans la Création.
Nous avons donc le droit et le devoir de nous tenir à ces arguments, malgré l’ostracisme dont ils sont frappés dans les hautes régions de la science. Au fait, ce n’est là qu’un côté de l’éternelle lutte de l’objectivisme et du subjectivisme, extrêmes opposés dont il faut se garder également, car leur antagonisme exclusif aboutirait à tout compromettre. In medio veritas.
A.) Preuve Cosmologique. — L’argument cosmologique élève de la contingence du monde (2 Corinthiens 4.18) à une cause première, éternelle, immuable, qui ne dépend de rien et de laquelle tout dépend. Il repose sur la loi de causalité, l’une des lois fondamentales de l’esprit humain. Il porte sur cette proposition : dès que quelque chose existe, il a existé quelque chose de toute éternité ; et ce quelque chose d’éternel, de nécessaire, ne peut être le monde, qui n’est qu’un assemblage d’êtres changeants. Il y a donc en dehors et au-dessus du monde, un Etre créateur ou un Etre organisateur, si l’on suppose l’éternité de la matière.
Des deux parties de la proposition la première est immédiatement et universellement accordée. C’est la seconde seule que l’on conteste. Mais tout n’annonce-t-il pas la contingence du monde, comme des êtres dont il se compose, comme de l’ordre qui y règne ? Tout ne dit-il pas qu’il n’a pas en lui-même la raison de son existence, le principe de ce qu’il est et de ce qu’il devient ? Ce qui se fait voir dans les incessantes transformations qu’il subit à mille égards, et qui impliquent hors d’elles une cause efficiente et une cause finale (règne végétal et animal) se fait sentir dans tout le reste, qui, ne se suffisant point, témoigne d’une puissance en dehors et au-dessus de lui, et d’une puissance intelligente, volontaire, autre par conséquent que les forces aveugles du naturalisme ou l’absolu inconscient du panthéisme. Derrière la donnée de l’observation, et en suite de l’impression qu’elle produit, la pensée entrevoit le Dieu qu’annonce le sentiment ; le naturel implique le surnaturel et l’atteste par cela même. Prenez tel organisme que vous voudrez, animal ou végétal, il appert de suite qu’il n’a pas en soi sa raison ou sa cause. Le gland sort du chêne ; le chêne sort du gland. Mais il y a eu nécessairement à l’origine un gland qui ne venait pas d’un chêne ou un chêne qui ne venait pas d’un gland. D’où est-il venu ? Si l’on dit : d’un être également contingent, la question revient, jusqu’à ce qu’on arrive à l’Etre qui est par lui-même. Si l’on parle d’une cause impersonnelle, produisant éternellement sans conscience, par conséquent sans dessein, la raison et le sens intime protestent ensemble, en face de la nature des choses, et prononcent le Nom inscrit dans les profondeurs de l’âme humaine, où il reparaît toujours par delà les raisonnements qui semblent l’effacer.
Cet argument a été employé dans tous les temps et exposé de mille manières. Les uns ont pris pour point de départ l’ensemble des êtres et des choses ; les autres, quelque fait particulier. Les premiers ont dit : le monde est contingent, car tout y change sans cesse, il a donc hors de lui la raison de son existence ou sa cause, et cette raison, cette cause est Dieu (Wittenbach. Ecole de Wolf). Les seconds se sont bornés à un point spécial de cet immense organisme. Ainsi Descartes est parti de la pensée ; il a dit : Je pense, donc Dieu est ; Bossuet, de l’existence de l’homme ; Rousseau, du mouvement. En somme cette marche restreinte nous semble préférable. La vue générale de l’univers a quelque chose de vague dans sa grandeur, qui sans doute frappe vivement le cœur et l’imagination, mais que l’entendement saisit mal, parce qu’il se perd dans cette immensité ; en s’arrêtant à un point spécial, les notions et les inductions deviennent plus nettes, plus positives, plus sûres, le raisonnement gagne en force et en clarté ce qu’il sacrifie en étendue. Ce procédé est d’ailleurs parfaitement légitime, quoiqu’il ne retienne qu’improprement l’épithète de cosmologique ; l’hysope de la muraille annonce Dieu comme le cèdre du Liban, comme le système des mondes. Toute existence contingente (ens non a se ou per se) a une cause, qui en a une aussi si elle est contingente elle-même, et ainsi de suite jusqu’à la cause suffisante et nécessaire ou à l’existence absolue, car le principe ne s’arrête que là.
Une des méthodes les plus simples et les plus impressives, c’est de considérer la race humaine et les différentes espèces d’animaux ou de végétaux comme des chaînes multiples, dont chaque génération forme un anneau en même temps qu’un embranchement ou une ramification. Nous avons dans les générations actuelles un terme, un bout de ces chaînes diverses ; elles doivent donc nécessairement en avoir un autre, la raison se refusant à admettre une chaîne qui n’ait qu’un seul bout, car ce serait admettre qu’elle est tout à la fois finie et infinie. Or, où est le commencement de ces chaînes d’êtres qui se déroulent sous nos yeux ? d’où est sorti le premier être de chaque espèce ? Cet être n’a pu se former de lui-même ; c’est évident. Il a donc un Créateur qui lui a donné l’existence avec la faculté de se reproduire. Dira-t-on que ces chaînes ne finissent pas à nous, qu’elles vont se prolonger encore et toujours, que nous en voyons un des anneaux successifs, non le bout réel ou le dernier terme ? Mais elles peuvent finir, la raison le dit (cataclysmes possibles) ; plusieurs ont fini, l’observation le constate (découvertes géologiques) : en principe une succession d’êtres périssables ne saurait être éternelle ; en fait un grand nombre de séries animales et végétales ont pris fin. Mais tout ce qui finit ou peut finir doit avoir commencé. Et ce commencement doit avoir eu une cause. Et cette cause, où la chercherons-nous, sinon dans l’Etre existant par lui-même, dont la notion fait partie des idées universelles de l’humanité ? Le contingent mène nécessairement à l’absolu, le passager à l’éternel, le fini à l’infini ; et le résultat de la réflexion s’identifie avec la donnée du sentiment. La pensée logique, comme la conscience religieuse, ne s’arrête que là. Malgré les difficultés que peut élever le scepticisme, l’induction ou l’intuition persiste, parce qu’elle tient à notre constitution intellectuelle et morale.
J’ajouterai une observation de M. Guizot : « Il est reconnu et constaté par la science que notre globe n’a pas toujours été dans l’état où il est aujourd’hui, qu’à des époques diverses et indéterminées il a subi des révolutions, des transformations qui en ont changé la face, le régime physique, la population ; que l’homme en particulier n’y a pas toujours existé, et que, dans plusieurs des états successifs par lesquels ce monde a passé, l’homme n’aurait pu y exister. Comment y est-il venu ? de quelle façon et par quelle puissance le genre humain a-t-il commencé sur la terre ?
Il ne peut y avoir de son origine que deux explications : ou bien il a été le produit du travail propre et intime des forces naturelles de la matière, ou bien il a été l’œuvre d’un pouvoir surnaturel extérieur et supérieur à la matière. La génération spontanée ou la création ; il faut à l’apparition de l’homme ici-bas l’une ou l’autre de ces causes.
Mais en admettant, — ce que pour mon compte je n’admets nullement — la génération spontanéea, ce mode de production ne pourrait, n’aurait jamais pu produire que des êtres-enfants, à la première heure et dans le premier état de la vie naissante. Personne, je crois, n’a jamais dit et personne ne dira jamais que, par la vertu d’une génération spontanée, l’homme et la femme ont pu sortir un jour du sein de la matière, en pleine possession de leur taille, de leur force, de toutes leurs facultés, comme le paganisme grec a fait sortir Minerve du cerveau de Jupiter.
a – Depuis que ceci a été écrit, les travaux de Pasteur et de son école ont démontré d’une façon décisive que l’explication universelle par la génération spontanée n’était qu’une hypothèse sans lendemain (Edit.)
C’est pourtant à cette condition seulement qu’en apparaissant pour la première fois sur la terre l’homme aurait pu y vivre, s’y perpétuer et y fonder le genre humain. Se figure-t-on le premier homme naissant à l’état de la première enfance, vivant mais inerte, inintelligent, impuissant, incapable de se suffire un moment à lui-même, tremblotant et gémissant, sans mère pour l’entendre et pour le nourrir ! C’est pourtant le seul premier homme que le système de la génération spontanée puisse donner.
Evidemment l’autre origine du genre humain est seule admissible, seule possible. Le fait surnaturel de la création explique seul la première apparition de l’homme ici-basb. »
b – Guizot, L’Eglise et la Société chrétienne.
La zoologie revient sans cesse à raviver la théorie des générations spontanées, comme la géologie à proclamer la découverte de fossiles humains dans les strates primitifs ; et les faits mieux étudiés démentent sans cesse la découverte et la théorie. Toujours les prémisses restent, et avec elles la conclusion. Elle persiste par delà les difficultés qu’on entasse à l’entour. On a beau soutenir, par exemple, du point de vue panthéistique de nos jours, que les créations successives, celle de l’homme comme les autres, ne sont que des moments ou des manifestations de l’Etre infini (το εν και παν), qui a en lui-même le principe de ses modifications ou de ses évolutions, tout impersonnel, inconscient et par là même inintelligent qu’il est ; le sentiment et le raisonnement affirment que ce n’est point là la cause qu’annonce l’univers. Les incompréhensibilités qu’on veut fuir demeurent, et il s’v ajoute des impossibilités. Les voix du dedans correspondent d’ailleurs à celles du dehors ; les révélations de la conscience confirment celles de la nature en les éclairant et les expliquant, et la croyance instinctive se trouve ainsi la croyance rationnelle.
Sous la forme restreinte où nous l’avons pris, l’argument porte sur deux principes, érigés en lois par les sciences naturelles :
1° La plante et l’animal dérivent d’êtres semblables à eux ;
2° L’ordre des choses élève des barrières infranchissables à la fusion des espèces.
Avec ces principes d’une part, et les données de la géologie de l’autre, on n’échappe à la force de l’argument qu’en abandonnant les faits pour des hypothèses.
L’argument cosmologique appartient, nous l’avons dit, à la religion tout autant qu’à la théologie ou à la philosophie ; le sens commun l’emploie comme la science. Il est présenté sous une forme naïve et remarquable dans la conversation d’un Groënlandais avec un missionnairec : Un kaïak (bateau) avec tout l’appareil qui lui est nécessaire, ne saurait exister sans le travail de l’homme ; si on ne savait pas cela, on ne se ferait aucun scrupule de se l’approprier. Mais le plus petit oiseau requiert plus d’habileté que le meilleur kaïak ; et personne ne peut faire un oiseau. Il faut bien plus d’habileté encore pour faire un homme. Par qui l’homme a-t-il donc été fait ? Il descend de son père et de sa mère, qui avaient, eux aussi, un père et une mère plus vieux. Mais il doit y avoir eu un premier père et une première mère. D’où venaient-ils ? On nous dit qu’ils sortaient de la terre : mais alors pourquoi ne sort-il pas encore de la terre des hommes ? Et d’où est venue la terre elle-même, le soleil, la lune, les étoiles ? Bien certainement il doit y avoir un Etre qui a fait toutes ces choses, et qui est plus sage que le plus sage des hommes. »
c – Crantz, Histoire de la Mission Morave au Groënland.
Un raisonnement plus remarquable encore et, si j’ose ainsi dire, plus touchant, est celui de Laura Bridgeman, cette jeune Américaine née sourde-muette et devenue aveugle peu de temps après. Je le prends chez M. Ampèred qui l’a visitée en septembre 1851, et qui le tient de M. Howe, l’instituteur de la jeune fille : Il y a des choses que les hommes ne peuvent faire et qui pourtant existent, la pluie, par exemple. » Ce n’est pas le spectacle de la nature ou le bruit de la foudre, ajoute M. Am père, qui lui ont révélé la Divinité, car pour elle la nature est voilée et la foudre est muette : il a suffi de l’impression produite par une goutte d’eau pour faire naître dans son esprit cette question de la cause, que l’homme pose nécessairement, et à laquelle il n’y a qu’une réponse : Dieu. »
d – Il s’agit de Jean-Jacques Ampère, historien et voyageur, académicien, fils du célèbre physicien Jean-Marie. (ThéoTEX)
Telle est l’impression qu’éprouve l’esprit humain à tous les degrés de culture intellectuelle, en présence du spectacle de l’univers ; telle est la solution qui s’offre au sauvage réfléchi comme au Brahmine et au philosophe. Par delà cette scène mobile des phénomènes et des êtres, la raison découvre, par une vision intérieure, la Puissance ordonnatrice et souveraine que la conscience et le cœur révélaient déjà. C’est cette impression qu’exprime saint Paul : « Les perfections invisibles de Dieu… se voient comme a l’œil depuis la création du monde… » (Romains 1.19-20). Aristote a rendu la même pensée en termes analogues : « Dieu qui est invisible à tout être mortel, se voit par ses œuvrese ». Un passage dans le même sens se trouve dans Sapience.13.1-5.
e – De Mundo, chap. VI.
Cet argument est de tous les âges comme de tous les degrés de culture, parce qu’il est un produit spontané de l’âme humaine en face de l’ordre universel des choses. Ce n’est pas de la science pour la masse des hommes, mais au fond c’est plus que de la science ; c’est cette lumière composée d’intuition et d’observation, à laquelle l’esprit et le cœur s’ouvrent ensemble.
Réponse aux objections. — L’argument cosmologique a été pourtant contesté de bien des manières :
1° Les uns, posant l’éternité du monde, ont affecté de croire à une série infinie d’êtres finis : opinion démentie par les faits, ainsi que nous l’avons déjà montré, et insoutenable, d’ailleurs, devant la raison, qui ne peut admettre que le passager et le périssable soient les éléments constitutifs de l’éternel. « L’univers, sans une cause première, est un fleuve sans source et sans embouchure ».
2° (Objection de Kant, reprise par MM. Secrétan, Colani, etc.) D’autres ont soutenu que la loi de causalité ne s’étend pas au delà du monde matériel, et que nous ne pouvons nous en servir par conséquent pour arriver à un Etre en dehors et au-dessus du monde. C’est, disent-ils, une loi du fini au moyen de laquelle nous ne saurions atteindre l’Infini.
Mais sur quoi se fonde cette assertion, malgré le crédit dont elle jouit depuis Kant ? La grande loi de causalité, qui règne sur les diverses parties de l’univers, ne règne-t-elle pas par cela même sur l’univers tout entier ? L’univers entier ne nous apparaît-il pas comme un effet, ainsi que chacune des parties dont il se compose ? Et si je trouve une cause à chaque effet particulier, si du moins je suis contraint de la supposer par ma constitution intellectuelle, ne suis-je pas forcé d’en chercher une aussi pour la totalité des effets ou pour l’effet général ? Cette solution ne m’est-elle pas imposée par la nature de mon esprit ? N’est-elle pas nécessaire et universelle ? Puis-je dès lors douter de sa vérité ? Autant vaudrait mettre en question qu’une maison ait un architecte. Du reste, ce n’est pas uniquement à l’égard de Dieu que la raison pénètre ainsi au delà du monde sensible ; elle y pénètre déjà à l’égard de l’âme, agent immatériel qui se révèle par ses actes, comme la Divinité par ses œuvres. Elle y pénètre à l’égard de toutes choses, car les sens ne nous donnent que des impressions ; c’est la raison qui, en les objectivant, nous donne les existences.
Notons bien que la loi de notre intelligence qui nous force à placer derrière le phénomène l’être, derrière l’attribut la substance, derrière l’effet la cause, cette loi que personne ne songe à contester, tant elle est évidente en soi, impérieuse pour la pensée et certifiée par l’expérience, est celle-là même qui nous mène de l’universalité des choses à Dieu, en nous révélant par delà le contingent, le nécessaire et l’éternel, par delà les êtres finis et les causes secondes, l’Etre infini et la cause première. C’est, dans les deux cas, l’application spontanée du même principe de notre nature, de la même loi de notre esprit ; l’opération est la même, le résultat est donc de même valeur. S’il n’est pas certain dans le second cas, il ne saurait l’être davantage dans le premier, puisqu’il dérive du même fond et du même procédé intellectuel. Nous ne pouvons dès lors conclure nulle part avec assurance de l’effet à la cause, du phénomène à l’être. Si l’on récuse le principe en un point, on n’est plus autorisé à l’admettre en rien ; s’il est accusé ou convaincu d’erreur une seule fois, on peut l’en soupçonner toujours ; on n’a pas plus le droit de croire à la réalité substantielle du monde qu’à l’existence personnelle de Dieu ; et l’on tombe forcément dans un idéalisme absolu. Certes, s’il faut aller jusque-là pour être logiquement autorisé à rejeter l’argument cosmologique, cette considération en manifeste à elle seule la légitimité et la validité.
Le principe de causalité, qui fonde cet argument, comme celui de finalité qui fonde l’argument téléologique, appartenant aux principes premiers, sont par là même constitutifs et normatifs ; nous les appliquons incessamment, spontanément, dans la science et dans la vie. Et l’usage que nous en faisons pour nous élever à l’Etre suprême est légitimé par un assentiment constant et universel, par la conscience même de l’humanité. Pour ma part, ainsi que je l’ai dit et redit, je me fie plus à ces décisions de la conscience ou du sens intime, qu’à celles de la spéculation ; j’en crois plutôt ces impressions générales des esprits et des cœurs droits, que les théories philosophiques les plus accréditées. Cette intuition spontanée de l’âme humaine, cette divination, qui est en fait une révélation, réclame et impose la foi ; cette voix, toujours la même, que nous répètent les peuples et les siècles, tandis que les systèmes croulent les uns sur les autres, est la voix de la nature et par suite celle de la vérité. S’il y a quelque chose de certain, c’est cela, et je m’y tiens avec assurance, malgré l’opinion du moment.
L’objection de Kant se trouve aujourd’hui partout, elle est devenue une espèce de lieu commun philosophique, et elle revêt chez les esprits les plus sérieux des couleurs et des formes qui étonnent. Voici de quelle manière la présente M. Secrétanf et bien d’autres avec lui : « Le principe résumé dans l’idée de cause se traduirait comme suit : Tout ce qui est ou qui arrive a une cause ; il faut donc après la cause de l’effet dont on part, trouver la cause de la cause, et ainsi de suite à l’infini. Si le principe de causalité est absolument vrai, il exclut l’idée d’une Cause première, car celle-ci serait un être ou un acte sans cause qui dérogerait au principe et le renverserait… Ce principe n’est pas vrai ; il conduit à une série infinie que repousse l’intelligence. »
f – Philosophie de la liberté, t. I, p. 26.
Oui, tel que vous le faites, répondrons-nous, mais non tel qu’il est en soi, tel que le sens intime le donne, tel que la raison le pose et l’impose. Bien loin d’exclure une Cause première, c’est cette cause qu’il réclame et qu’il cherche, parce qu’il en prophétise l’existence. Aussi longtemps qu’il ne l’a pas trouvée, il poursuit ses inductions, poussé en avant par lui-même ; dès qu’il l’a trouvée, il s’arrête, son évolution est achevée, son terme logique est atteint ; il est arrivé à la Cause véritable, celle qui ne dépend de rien et de qui tout dépend, celle qu’il lui faut et qui lui suffit. Cette loi de l’esprit humain ne le force à traverser toutes les causes contingentes que parce qu’il aspire à la Cause absolue dont il a le pressentiment, que les causes contingentes lui attestent elles-mêmes, et dans laquelle seule il se repose. Ce qui caractérise le principe de causalité, ce qui le constitue, ce n’est pas, comme on le fait entendre, que transformant en effet toute cause qu’il a une fois atteinte, il oblige à en chercher une antécédente, et ainsi sans fin ; c’est au contraire d’élever et d’arrêter à la cause primordiale qui, ayant en elle-même la raison de son existence, est seulevraiment cause dans le sens rigoureux du mot, et seule donne au principe une satisfaction réelle.
Voilà l’objet rationnel et final ou, pour parler le langage de Kant, le « postulat formel » du principe de causalité ; voilà son élément constitutif et par conséquent sa signification et sa portée réelles, ainsi que le montre l’emploi qu’en fait spontanément l’intelligence, et qu’en font, qu’elles en conviennent ou non, toutes les philosophies. On le travestit en l’accusant de conduire à une série infinie, qui est justement ce qu’il exclut.
L’objection est quelquefois prise par d’autres côtés et présentée sous d’autres formes. Voici comment la pose M. Colanig : « L’entendement démontre parfaitement que la causalité du monde ne saurait être aucune des causalités partielles que nous percevons ; mais le syllogisme ne mène point au-delà, il ne prouve point que cette causalité suprême et inconnue est Dieu. » Sans doute, la contemplation de la nature ne dévoile pas Dieu ; mais elle conduit à lui par une de ces impressions où le sentiment et le raisonnement se confondent : elle ne dit point ce qu’il est en soi, quoiqu’elle le fasse entrevoir, mais elle dit qu’il est ; elle le dit au pâtre comme au philosophe, par une de ces inductions qui ressemblent à des divinations ; elle l’a toujours dit, elle le dira toujours (Psaumes 19.1-14 ; Romains 1.19-20) parce que l’impression de l’ordre universel des choses va se rattacher immédiatement à une des révélations ou des attestations du sens intime, et que la voix du dehors et celle du dedans s’interprètent, se contrôlent, se confirment l’une l’autre ; l’univers reflétant l’idée de Dieu que nous portons en nous, les données de l’observation et les données de l’intuition se certifiant tour à tour, il en sort cette conviction morale qui, plus que la démonstration logique, vivifie la foi religieuse.
g – Revue de phil. et de théol., Tom. IV, p. 381.
Il ne faut pas briser le jeu harmonique des facultés de l’homme ; et si on le prend tel qu’il est, et non tel que le fait trop souvent une incomplète analyse psychologique, il s’y trouve bien ce que la raison commune y a toujours vu et que la raison systématique met fréquemment en question. Il s’y trouve les pivots de l’argument.
Du reste Kant laisse assez de choses debout dans l’argument, pour rassurer contre ses attaques. Il reconnaît que si l’on suppose que quelque chose existe, on ne peut échapper à la conséquence qu’il existe quelque chose de nécessaire, non plus qu’à la conviction que ce n’est pas le monde ; que l’idée de Dieu, comme les autres idées transcendantales, est produite nécessairement dans la raison d’après ses lois originelles ; que c’est par une tendance naturelle et invincible que l’esprit humain l’objective ; que cette illusion est inévitable, parce qu’elle vient, non de l’homme, mais de la raison pure elle-même ; que c’est un sophisme que l’intelligence a toujours fait, qu’elle fera toujours, auquel elle ne saurait se soustraire, parce qu’il tient aux lois fondamentales de sa nature et de son activité… » Eh bien ! pour ma part, je me rends à des sophisme de ce genre et je les mets fort au-dessus des raisonnements de la haute métaphysique ; de pareilles illusions valent mieux pour moi que toutes vos théories spéculatives, que je vois d’ailleurs se renverser d’année en année et s’entasser sans fin les unes sur les autres. Certes, on peut se fier à une croyance appuyée sur de telles bases. Toutes les difficultés qu’on élève autour d’elle pourraient se faire également contre les conclusions communes qui nous mènent de l’ouvrage à l’ouvrier. Et puis, pourquoi les idées de la raison tromperaient-elles plus que les « catégories de l’entendement » ou les « postulats de la conscience morale », lorsqu’elles sont aussi naturelles, aussi nécessaires et impérieuses les unes que les autres ? Sur quel fondement repose la distinction entre le « régulatif » et le « constitutif »h, au moyen de laquelle Kant n’accorde aux idées de la raison qu’une vérité subjective ou logique ? Cette distinction étant purement hypothétique et par suite arbitraire, nous sommes en droit de la négliger et de la rejeter, car elle est en opposition avec la donnée première de la conscience.
h – Dans le système Kantien, subjectivement les formes de la sensibilité, les catégories de l’entendement, les idées de la raison sont « constitutives » ; objectivement, elles ne sont que « régulatives. »
Le principe de Kant qui, dans le domaine de la raison pure, creuse un abîme infranchissable entre l’idée et la réalité, n’a pas plus de valeur que celui de ses disciples immédiats (Fichte, Schelling, Hégel) qui, retournant la thèse, ont décrété, non seulement la correspondance, mais l’identité de la pensée et de l’être, et ont fini par poser axiomatiquement que l’idéal seul est réel. C’est, des deux parts, l’effet de l’esprit de système ; c’est, de plus, la science contredisant la conscience et l’expérience. Et puis, ces assertions opposées se jugent et se neutralisent elles-mêmes.
Cela seul démontre ce que vaut la distinction par laquelle Kant relègue dans le domaine de l’inconnu ou de l’incertain et les données de la raison (Dieu, l’âme, le monde) et les arguments qui les étayent ou qu’elles fondent.
Mais il est une autre distinction, que Kant n’a pas faite, et qui peut nous expliquer en partie son opinion relativement à l’argument cosmologique, en nous révélant les préoccupations, d’ailleurs légitimes, sous l’empire desquelles elle s’est probablement formée. Si cette opinion est injuste et fausse dans sa généralité, elle est vraie en un sens, qui était, si nous ne nous trompons, celui du fondateur de la philosophie critique, quoiqu’il ne semble pas s’en être suffisamment rendu comptei. Ce sont deux choses bien différentes que le fait de l’existence de Dieu et la notion métaphysique de son être ou la connaissance de ses attributs et de son essence elle-même. L’argument cosmologique donne le fait, il ne donne pas la notion ; il prouve que Dieu est, il ne dévoile pas ce qu’il est. Or les théologiens ont voulu, la plupart du temps, en tirer la notion et le fait tout ensemble. (C’est particulièrement le cas dans l’école de Wolf que Kant avait devant lui). Après avoir déduit de la contingence du monde l’idée de l’Etre nécessaire ou de la Cause première et souveraine, ils déduisaient ensuite a priori de cette idée, une théologie ou une théodicée complète ; étendant ainsi leurs conclusions bien au-delà de ce que renfermaient leurs prémisses. Ils prétendaient arriver, des existences contingentes, non seulement à l’existence absolue qu’elles impliquent et révèlent en effet, mais à la nature de cette existence suprême. L’Etre nécessaire une fois posé, de son aséité, qui était au fond le seul point établi, ils inféraient logiquement le système entier de ses perfections, c’est-à-dire qu’ils substituaient un pur idéal au réel, sur lequel ils croyaient toujours se baser ; ils fondaient peu à peu le raisonnement cosmologique dans le raisonnement ontologique, passant de l’un à l’autre insensiblement et à leur insu.
i – Cette pensée, que j’exprime avec quelque défiance, car je ne l’ai vue exposée nulle part chez les vulgarisateurs de Kant, me paraît exacte ; du moins ressortit-elle de bien des côtés pour moi de l’étude que je fis de son Traité de la Raison pure.
Tout me paraît indiquer que c’est là essentiellement l’erreur, l’illusion qui avait frappé Kant et contre laquelle il a voulu diriger son argumentation. Mille traits le rendent manifeste. Il se plaint du langage dogmatique des disputeurs prétentieux de son tempsj. Il dit et répète que « s’ils voulaient seulement s’examiner eux-mêmes, ils trouveraient qu’après avoir marché sur le sol de la nature et de l’expérience, se voyant toujours également éloignés de l’objet qui apparaît à leur raison, ils abandonnent subitement ce terrain et passent dans la région des pures possibilités, où, sur les ailes des idées, ils espèrent approcher de plus près de ce qui s’était soustrait à toutes leurs investigations. » La pensée que nous lui attribuons se montre là bien positive et bien claire. Ce qu’il reproche aux métaphysiciens qu’il combat, c’est de glisser insensiblement de l’observation à la spéculation, c’est-à-dire de passer subrepticement d’un ordre de choses à un autre. Mais l’emploi abusif de la preuve n’invalide pas la preuve elle-même. Sous prétexte qu’on a voulu lui faire rendre plus qu’elle ne donne, ne lui enlevez pas ce qu’elle donne formellement et qu’au fond vous y reconnaissez. Citons encore, afin de mieux constater la pensée réelle de Kant. Voici un texte qui la met en pleine évidence : Pour se procurer un fondement solide, cet argument s’appuie sur l’expérience, et se donne ainsi l’air de différer de la preuve ontologique, qui met toute sa confiance dans un concept par à priori. Mais cette expérience ne sert à la preuve cosmologique que pour faire un seul pas, savoir pour s’élever à l’existence d’un Etre nécessaire en général. L’argument empirique ne peut faire connaître les attributs de cet Etre ; mais alors la raison l’abandonne complètement et cherche dans les simples concepts quels doivent être ces attributs, etc… L’argument ontologique revient par conséquent dans l’argument cosmologique, ce qu’on avait cependant voulu éviter… On nous promet de nous conduire par un chemin nouveau, quand on nous ramène par un court détour à l’ancien, etck… ». N’est-ce pas l’aveu de la confusion que nous avons indiquée ? Reprocher à l’argument cosmologique de ne pas aller au-delà de l’existence de l’Etre nécessaire, c’est lui accorder en réalité tout ce qu’il prétend. Si l’on a voulu souvent en tirer les attributs de Dieu et qu’on y ait mêlé pour cela l’argument ontologique, l’abus qu’on en a fait n’en infirme point la légitimité et la validité dans sa sphère propre. — (Kant raisonne de même relativement à l’argument téléologique ou physico-théologique : Après être parvenu à l’admiration de la grandeur, de la sagesse, de la puissance de l’Auteur du monde, l’on ne peut aller plus loin, on abandonne tout à coup cet argument qui se fondait sur des principes empiriques, pour passer à la contingence du monde, conclue de prime abord de l’ordre et de la finalité. De cette contingence seule, on va donc, par des concepts transcendantaux, à l’existence d’un Etre absolument nécessaire, et du concept de la nécessité absolue de la Cause première à son concept universellement déterminé ou déterminant. Par conséquent la preuve physico-théologique s’arrête dans son entreprise ; et dans son embarras, elle saute tout à coup à la preuve cosmologique, et comme celle-ci n’est qu’une preuve ontologique dissimulée, elle n’atteint réellement son but que dans la raison pure, quoiqu’elle ait d’abord nié toute parenté avec elle, et qu’elle ait tout fait reposer sur des preuves qui devaient tirer leurs lumières de l’expérience. »
j – Raison pure, (trad. Tissot), t. I, p. 228.
k – Op. cit. I, p. 208, 211.
Evidemment c’est la portée exagérée qu’on a donnée à l’argument cosmologique, c’est l’emploi abusif qu’on en a fait pour déterminer les attributs de l’Etre nécessaire auquel il conduit à travers les mondes, qui a surtout motivé l’attaque de Kant. C’est cet excès qu’il lui reproche sous mille formes, c’est ce paralogisme qu’il y relève sans cesse. S’il étend plus loin ses conclusions, il ne faut pas trop s’en étonner ; on sait combien la fuite d’une exagération jette aisément dans l’exagération contraire. D’ailleurs le point de vue particulier du Kantisme, dont un des caractères ou des principes distinctifs est que « rien ne nous autorise à objectiver les idées de la raison », conduisait naturellement à révoquer en doute la valeur de l’argument cosmologique, comme de tous les autres ; il le fallait, et l’on a cédé à la pente ou à l’exigence du système. Mais en rappelant notre distinction entre le fait de l’existence de Dieu et la notion de sa nature ou ses attributs, nous trouvons, et cela est capital, que la critique de Kant porte moins contre le premier point que contre le second. Or c’est le premier seul que donne en effet l’argument cosmologique, et c’est le seul dont nous ayons à nous occuper ici ; le second doit s’établir par d’autres moyens.
3o L’argument cosmologique se restreint pour le spiritualisme absolu ; il tombe pour le panthéisme. Le spiritualisme absolu (l’idéalisme) niant l’existence du monde matériel, il faut partir avec lui des idées, non des choses, des esprits, non des corps, et l’argument perd une partie de sa basel. Il la perd tout entière avec le panthéisme, qui ne fait nulle distinction réelle entre le monde et Dieu. D’ailleurs avec cette théorie aprioristique il serait sans objet. D’après son point de vue, le panthéiste comprend mieux l’absolu que le contingent, mieux Dieu que le monde, si l’on peut avec lui employer ces mots dont il change le sens. Le panthéisme va de Dieu au monde, plutôt que du monde à Dieu ; sa méthode est de se placer tout d’abord au centre de l’idée génératrice des choses. Il ne remonte pas des faits à leur principe, selon la marche commune, il descend du principe primordial aux faits. L’argumentation théiste ne se rencontre pas sur sa voie ; il est donc tout simple qu’il la néglige et la dédaigne. Nous étudierons plus loin cette tendance théologico-philosophique qu’il n’est pas permis aujourd’hui de négliger entièrement.
l – Il reste pourtant Descartes.
Redisons seulement ici que la science ayant passé à ce pôle de la pensée où règne la haute spéculation dialectique ou mystique, où l’on prétend saisir le principe universel par la vision intellectuelle ou par la raison pure, il résulte naturellement de là qu’on accorde peu de faveur et d’attention à la méthode inductive dans les questions religieuses comme dans bien d’autres. C’est la raison du discrédit où sont tombés les arguments que nous exposons et auxquels s’attachait naguère un si grand intérêt. Au point de vue panthéistique, contrepartie du point de vue déistique, l’important n’est pas de montrer Dieu dans le monde, c’est de l’en dégager, c’est d’établir son existence personnelle, sa libre souveraineté ; et la conscience y réussit plus vite et mieux que la science. Du reste ne nous préoccupons pas de l’idéalisme philosophique et théologique, comme s’il devait garder à tout jamais le sceptre de l’opinion. Arrivé d’hier à l’empire, il cède déjà de toute part. La France est remontée à Descartes pour ne pas aller aux philosophes d’Outre-Rhin ; et on n’a pas détrôné Bacon. Craignons plutôt qu’on n’exagère de nouveau son principe en le rétrécissant. Divers symptômes semblent signaler cet écart et ce péril. Il suffit d’indiquer, ainsi que nous l’avons fait déjà, l’humanisme allemand et le positivisme français (MM. Comte et Littré). Les révolutions sont rapides de nos jours, dans le domaine de la pensée comme dans tous les autres.
B.) Preuve téléologique : (physico-théologique ; des causes finales, etc.)
L’argument téléologique part des caractères d’ordre, d’intention, de dessein qui se remarquent et dans l’ensemble de l’univers et dans les diverses parties dont il se compose. Il s’appuie sur le principe de finalité, comme le précédent sur le principe de causalité. Dans l’argument cosmologique on s’élève de la contingence du monde à l’Etre qui est par lui-même : on s’élève du changeant et du passager à l’immuable et à l’éternel, du conditionnel à l’absolu. Dans l’argument téléologique, on est conduit, par toutes les preuves d’intelligence et de sagesse qui frappent jusqu’à l’œil le plus inattentif, à reconnaître un Organisateur suprême. J.-J. Rousseau, appliquant les deux arguments au mouvement de la matière, dit : La matière mue annonce un moteur ; la matière mue selon des lois, annonce un moteur intelligent. » L’argument téléologique se fonde sur cette tendance constitutive de notre nature, qui nous force à supposer un ouvrier partout où nous voyons la conception et l’exécution d’un plan, l’application raisonnée des moyens au but. Si je rencontre une pierre sur mon chemin, et que je me demande comment elle se trouve là, je puis passer en me disant qu’elle y a toujours été. Mais si c’est un mécanisme dont j’aperçois le dessein, une montre par exemple, je ne saurais me contenter de la même réponse ; j’ai l’immédiate et invincible certitude de l’existence d’un ouvrier intelligent. Voilà l’impression qu’éprouve spontanément l’âme recueillie en présence des merveilleuses œuvres de la nature, de l’organisme humain, par exemple. C’est l’argument auquel l’Ecriture en appelle le plus ; c’est celui dont la religion et la philosophie ont fait le plus fréquent usage. On le rencontre sans cesse chez les anciens et les modernes, soit seul, soit uni à l’argument cosmologique. W. Paley n’en emploie pas d’autre dans sa Théologie naturelle, ouvrage remarquable, et que liront avec intérêt et avec fruit les hommes chez qui les tendances spéculatives n’ont pas dépouillé de toute valeur la méthode d’observation et d’induction.
Parmi les faits innombrables qui servent de base à cette preuve, et auxquels l’habitude nous rend inattentifs, il faut remarquer le rapport de notre constitution physique avec le milieu où nous sommes placés : ainsi la parfaite correspondance de l’œil et de la lumière, de l’oreille et du son, etc. etc. Mais le rapport ne se borne pas à notre constitution physique, il s’étend à notre constitution intellectuelle et morale. Citons un seul fait. Nous avons eu occasion de noter notre foi spontanée à la constance des lois de la nature, foi que l’expérience ne crée point, mais qu’elle évoque à chaque pas, et dont elle constate la légitimité et la certitude par tout ce qu’elle nous découvre. C’est d’un côté une sorte de divination ; c’est de l’autre un exact accomplissement. Cette harmonie est évidemment contingente ; car nous concevons la possibilité d’un ordre de choses différent. Il n’y a en effet aucune relation nécessaire entre la constance des lois de la nature et la prévision indéterminée mais positive que nous en avons. Dès lors la correspondance du pressentiment et de l’observation, de l’attente et de la réalité, atteste une prédisposition générale qui ne peut s’expliquer que par un plan, d’après lequel l’homme et le monde ont été formés, et qui nous élève à l’Auteur de l’un et de l’autre. Cette induction ou, si l’on veut, cette impression ressort de toutes parts, et produit en se multipliant une invincible démonstration. Tout annonce l’Ordonnateur suprême au contemplateur recueilli, l’infiniment petit comme l’infiniment grand, l’insecte et la fleur dévoilés par le microscope comme le système de l’univers que le télescope étend d’immensité en immensité. Partout Dieu se cache et se révèle dans ses œuvres ; car malgré le mystère qui nous dérobe l’objet final de la création, il s’y découvre partout le dessein, l’admirable adaptation des moyens au but, ce merveilleux ensemble de rapports, où se reflète à l’œil l’Intelligence et la Puissance souveraine.
Mais de nos jours ce genre d’arguments est dédaigné et par le subjectivisme idéaliste, préoccupé surtout de conception logique, de construction rationnelle, et par l’objectivisme naturaliste qui, enfermé dans l’étude des phénomènes et de leurs lois, déclare chimérique la recherche des causes, c’est-à-dire de ce qui constitue la philosophie et la théologie, de ce que réclament par-dessus tout la science et la conscience. Si vous pressez et poussez à bout ce dernier système, qui s’est qualifié de positivisme (A. Comte, Littré, etc.), vous arrivez à ce singulier résultat que, comme le transcendantalisme allemand s’est converti en un matérialisme complet, le positivisme français porte en lui-même un idéalisme inconscient mais formel. La sensation devient en définitive son unique principe de connaissance et de certitude, puisqu’il n’admet que ce que constate l’observation directe, que ce qui se voit et se touche, reléguant tout le reste parmi les entités idéales de la métaphysique, remplaçant la psychologie par la biologie, la théologie par la cosmologie, etc. Or, la sensation ne donne par l’être, elle ne donne que le phénomène ; elle ne donne pas plus la substance et la loi, qu’on prétend saisir et déterminer, que la cause, dont on dit la recherche vaine. Sans l’œuvre de l’intelligence ou de la conscience immédiate, qui l’objective en y ajoutant les notions a priori (dont fait certainement partie l’idée de Dieu) sans cette intuition supérieure, sans cette sorte de divination ou de révélation spontanée, la sensation se réduirait à quelque chose de fugitif, d’incertain, d’inconnu, d’où l’on n’aurait droit de conclure ni l’existence des corps ni celle des esprits ; ce serait comme un mirage dans le vide, comme une succession d’ombres sans corps, qui assimilerait presque la veille au rêve. Ce serait donc bien le retour à l’idéalisme par le sensualisme. Le système n’échappe à cette conséquence qu’en s’appuyant pour sa part sur ces notions premières qui, une fois admises, doivent l’être intégralement et portent plus loin qu’il ne veut. Dès qu’on en reconnaît la parfaite validité dans l’ordre naturel et social, dès qu’on s’en sert avec une pleine assurance pour constater les lois morales et physiques, à quel titre les renie-t-on dans l’ordre religieux qu’elles posent irrésistiblement devant nous ? Elles valent partout ou nulle part ; elles s’appliquent en tout et à tout (quant à leurs réelles attestations, bien entendu) ou elles ne s’appliquent à rien. Et leur rejet absolu frapperait à sa base la philosophie positiviste, qui prétend s’en passer, aussi bien que la philosophie commune qui en fait son fort.
L’argument téléologique est au-dessus des atteintes du subjectivisme idéaliste et de l’objectivisme empiriste, parce qu’il tient, de même que l’argument cosmologique, à un de ces sentiments ou de ces principes natifs que méconnaissent ces tendances extrêmes. Aussi agit-il au loin et au large à côté des raisonnements qui se figurent le ruiner. Il y a là, — je ne me lasserai pas de le rappeler — quelque chose d’antérieur et de supérieur aux théories de la science, et par suite d’invincible à ses théories négatives.
Kant, tout en critiquant cet argument, et en le mettant à la fin de côté comme tous les autres, lui reconnaît cependant de la vérité et de la validité. Voici en quels termes il l’expose : « Les principaux points de la preuve physico-théologique, sont les suivants : 1° Dans le monde se trouvent partout des traces visibles d’un ordre exécuté avec la plus grande sagesse, suivant un dessein déterminé. 2° Cet ordre de causes finales est tout à fait étranger aux choses et ne leur appartient que contingentiellement. 3° Il existe donc un principe raisonnable qui doit être cause du monde, non simplement comme une nature toute puissante qui agit aveuglément, par fécondité, mais encore comme une intelligence qui agit par liberté. 4° Son unité se conclut avec certitude de l’unité du rapport mutuel des parties du mondem. » Kant dit ailleurs : « Le monde, tel qu’il se présente à nous, nous ouvre un théâtre si immense de diversité, d’ordre, de finalité et de beauté, soit qu’on l’envisage dans l’immensité de l’espace, ou dans son infinie division, que, même d’après les connaissances que notre faible intelligence a pu en acquérir, tout langage pour rendre de si nombreuses, de si infiniment grandes merveilles et l’impression qu’elles font sur nous, est impuissant. Aucun nombre n’en peut exprimer les forces, notre pensée même n’en saurait concevoir la limite, en sorte que notre jugement du tout doit se résoudre en une admiration muette, mais d’autant plus éloquente. Partout nous voyons une chaîne d’effets et de causes, de fins et de moyens, de proportionnalité dans la naissance et dans la mort ; et comme rien n’est parvenu spontanément à l’état où il se trouve, cet état indique toujours plus loin une autre chose comme sa cause, laquelle rend à son tour nécessaire une recherche nouvelle, quoique toujours la même, tellement que la totale universalité des choses irait s’abîmer dans le néant, si l’on ne prêtait pour appui à cette contingence infinie quelque chose qui fût en dehors d’elle, subsistant par soi-même originairement et indépendamment, qui en garantît en même temps la durée comme cause de son origine. » « Cet argument mérite d’être toujours rappelé avec respect, dit encore Kant. C’est le plus ancien, le plus clair et le plus conforme à la raison humaine. Il vivifie l’étude de la nature, de la même manière qu’il tire son existence de cette étude et en reçoit de nouvelles forces. Il conduit à des fins et à des vues que notre observation n’aurait pas découvertes par elle même, et étend nos connaissances naturelles au moyen du fil conducteur d’une unité particulière dont le principe est hors de la nature. Mais ces connaissances rétroagissent sur leur cause, et élèvent la foi à un Auteur suprême jusqu’à une persuasion irrésistible ».
m – Raison pure, t. II, p. 229.
« Ce serait donc non seulement nous priver d’une consolation, mais encore vouloir l’impossible, que de prétendre enlever quelque chose à l’autorité de cette preuve. La raison, qui est incessamment élevée par des arguments si puissants et toujours croissants sous sa main, quoique ces arguments ne soient qu’empiriques, ne peut être tellement abaissée par aucun doute d’une spéculation subtile et abstraite, qu’elle ne doive pas être arrachée à toute irrésolution sophistique comme à un songe, à l’aspect des merveilles de la nature et de la majesté qui éclate dans la structure du monde, pour s’élever de la grandeur à la grandeur jusqu’à la Grandeur suprême, du conditionné à la condition jusqu’à l’Auteur suprême et absolu. »
Kant reconnaît donc à l’argument, pris en soi, une valeur réelle et même une force irrésistible ; il déclare qu’il mérite confiance et respect ; il fait observer, et cette remarque a de l’importance, que le sentiment va ici bien au delà du raisonnement, et qu’il se produit en nous, à la vue du spectacle de la nature, une impression qu’aucun langage ne peut exprimer, mais aussi invincible qu’inévitable, qui place la foi au-dessus des doutes de la spéculation.
Cependant, en définitive, Kant laisse là cette preuve, comme s’il l’eût trouvée entièrement vaine. On s’étonne, à bon droit ce semble, d’une telle conclusion. Mais on se l’explique, ainsi que nous avons essayé de le montrer, quand on se place au point de vue du philosophe. Que cherche-t-il ? C’est l’origine et la démonstration de la notion rationnelle de l’Etre absolu ou nécessaire, du concept pur et complet de Dieu. Consultant successivement les théories qui déduisent cette notion des arguments ontologique, cosmologique et téléologique, il trouve que le premier argument, qui la fournirait, manque de base, et que les deux autres ne la donnent qu’en attirant à eux le premier qu’ils prétendaient suppléer ou étayer. Mais de ce que les arguments cosmologique et téléologique ne prouvent pas tout ce qu’on a voulu leur faire prouver, s’ensuit-il, encore une fois, qu’ils ne prouvent rien ? De ce qu’on leur a attribué une portée qu’ils n’ont point, en résulte-t-il qu’ils n’en aient aucune ? faut-il rejeter ce qu’ils attestent et établissent, parce qu’on ne peut leur faire rendre tout ce qu’on désire ? Quand nous aurons convenu que l’argument téléologique en particulier ne donne pas la notion totale et, transcendantale de Dieu, et qu’il ne démontre que l’existence d’un Architecte du Monde ; quand nous aurons convenu, si l’on veut, que la sagesse, la grandeur, la puissance qu’il révèle dans l’Organisateur des êtres, n’ont point ce caractère d’absolu ou d’infini que réclame la raison, quoiqu’il nous semble difficile de dépasser la nature dans la conception de la toute puissance ; quand nous aurons convenu de tout cela, qu’en inférer ? Non certes que l’argument n’élève pas à un Ordonnateur suprême, puisqu’on avoue qu’il conduit là nécessairement, irrésistiblement, mais seulement qu’il n’en sort pas la notion de Dieu telle qu’on la cherche. Que faire donc ? Recevoir le grand fait que l’argument atteste et tenter par d’autres voies la confirmation logique de la notion. Les concessions de Kant nous suffisent, car nous ne prétendons pas tirer de l’argument plus qu’il n’y trouve lui-même. Dans l’Architecte du Monde, révélé par la contemplation de la nature, l’homme reconnaît le Dieu qu’annonce la conscience religieuse. Si son essence est un mystère, son existence est une certitude. Il se dérobe et se révèle tout ensemble dans ses œuvres. En nous accordant cela, on nous accorde tout ce que nous cherchons ici.
En plaçant les assertions de Kant à côté de ses négations, il y a lieu de s’étonner qu’on affirme si communément qu’il a renversé tous les arguments rationnels de l’existence de Dieu ; il n’a renversé que les conséquences exagérées que certaines écoles avaient prétendu en déduire. S’il a procédé lui-même comme en ayant réellement sapé les bases, c’est qu’il lui convenait de se le persuader ; ces bases, il les a bien plutôt affermies en montrant qu’elles plongent jusqu’à ces profondeurs de l’âme où sont les sources de la foi, jusqu’à ces sentiments immédiats qui sont pour l’homme la lumière de la vie. Pour légitimer ce jugement sur le Criticisme, il faudrait, je le sais, une autre parole que la mienne ; mais je le crois pleinement fondé, et s’il l’est en effet, celui qui le justifiera rendra un service inappréciable aux sciences philosophiques et théologiques ; car c’est un des points d’où est sorti le subjectivisme idéaliste qui trouble tout aujourd’hui.
Réponse aux objections. — Pour renverser l’argument téléologique, en lui enlevant son fondement, on a quelquefois placé le principe organisateur des choses dans la matière elle-même et dans les lois qui la régissent. Mais la matière, si nous nous en tenons à la notion générale qu’on s’en forme, est inerte et inintelligente, elle ne peut donc renfermer la raison de cette infinie sagesse dont l’univers est empreint ; elle est étrangère par sa nature aux mouvements qu’elle suit et aux formes qu’elle revêt, l’ordre des êtres et des mondes ne saurait donc venir d’elle. Et quant aux lois auxquelles elle est assujettie, ces lois sont évidemment contingentes, elles supposent un agent qui les lui a imposées, car elles ne sont autre chose que les règles, les modes d’action que cet agent s’est prescrits dans l’exécution de son œuvre. Des lois sans une intelligence qui les conçoive et une volonté qui les applique seraient un non-sens. Or cette puissance intelligente et libre dont l’univers porte l’empreinte, n’est point l’attribut de la matière. En définitive l’idée de la matière et celle du Principe organisateur sont opposées.
Quoique cette question, naguère si vivement discutée, préoccupe fort peu maintenant, j’ajouterai à l’observation générale que je viens de présenter deux ou trois remarques de détail. — (D’ailleurs tout cela peut, d’un instant à l’autre, se relever par le simple déplacement du point de vue de la science).
Il faut distinguer entre les lois de la matière et les formes qu’elle a reçues : deux choses très différentes que l’on confond trop fréquemment. Supposez la matière éternelle avec ses lois ou ses propriétés, pourrez-vous expliquer par là l’ordonnance ou la disposition qu’elle offre, soit dans l’ensemble des êtres et des mondes, soit dans chaque monde ou dans chaque être particulier ? Vous comprendrez qu’une Intelligence toute puissante l’ait ainsi constituée en se servant des propriétés qui lui sont inhérentes ; mais vous ne concevrez pas qu’elle se soit constituée elle-même, comme elle l’est. Faites agir dans le chaos les forces et les lois physiques, mécaniques, chimiques, vous n’en tirerez jamais les existences actuelles et l’organisme universel où elles se meuvent. Avec l’attraction et la répulsion, en accordant même qu’elles soient nécessaires et non contingentes, ferez-vous sortir d’une masse informe un monde tel que notre système planétaire, où tout s’accomplit avec une si admirable régularité ? En ferez-vous sortir un ensemble d’êtres, tel que celui que présente sur la terre le règne animal ou le règne végétal, avec les rapports si remarquables, si nombreux, si constants qui les lient les uns aux autres ? En ferez-vous sortir la plus petite des plantes, avec la semence dont elle vient et celle qui la fera revivre ? Que tout cela soit anéanti ; voyez-vous dans les lois de la matière, laissées à elles seules, la possibilité de le reproduire ?
Il faut donc distinguer, je le répète, les lois ou les propriétés de la matière, de ses formes ou de ses dispositions. Les formes tiennent sans doute aux lois ; mais elles n’y ont pas leur origine et leur cause réelle, car elles n’en seraient pas sorties d’elles-mêmes. Il est même bien des cas où elles sont en opposition avec les forces dont elles devraient être le résultatn. En voici un entre mille : Les pieds des oiseaux aquatiques sont palmés. Il le fallait pour qu’ils pussent servir de rame. Mais, évidemment, la résistance de l’eau, loin d’avoir produit avec le temps la membrane qui unit ainsi les doigts, tend bien plutôt à l’user et à la rompre. Il y a donc là une prédisposition indépendante des lois naturelles. Une foule de prédispositions analogues, ayant toutes un but de bienveillance et d’utilité, sont manifestes dans la physiologie végétale et animale. Ce simple fait renverserait à lui seul l’hylozoïsmeo. Partout les empreintes visibles d’un plan où se révèlent l’intelligence, la libre et souveraine volonté.
n – Je descends à des choses qu’on traite maintenant de très haut. Mais ce sont des faits. Et les plus petits faits jugent et brisent souvent les plus grands systèmes.
o – Doctrine philosophique qui enseigne que la matière est douée de vie en elle-même ; de ὕλη, matière, et ζωή, vie. (ThéoTEX)
Il faut que l’esprit de système ferme les yeux à l’évidence pour qu’on puisse même supposer que l’organisation de l’homme, ou celle d’un insecte et d’une fleur, est l’effet d’une force aveugle et fatale, et pour que cette supposition se maintienne en présence des êtres et de leurs rapports. C’est pourtant celle où l’on revient, sous d’autres noms, dans ces cosmogonies qui partent de l’être indéterminé, impersonnel, sans conscience de lui-même, se déroulant éternellement par la nécessité interne de sa nature. Terrible faculté que possède notre pauvre cœur de se dérober à la lumière et de l’obscurcir jusqu’à se croire en droit de la renier !
Hume a fait une autre objection contre l’argument cosmo-téléologique. En accordant qu’après avoir constaté par l’observation l’union de deux faits, dont l’un suit l’autre comme l’effet sa cause, nous pouvons conclure de l’existence du premier à celle du second, il soutient que pour que l’induction soit valide, il faut avoir l’expérience des deux termes et de leur connexion formelle. Ainsi, dit-il, dès que nous avons une fois vu sortir une montre des mains d’un horloger, nous pouvons ensuite inférer l’opération de l’horloger de la seule présence de la montre. Mais dans la question de l’existence de Dieu déduite de celle de l’univers, l’un des termes nous manque. Si nous avions assisté à la création d’un monde, alors la vue d’un monde quelconque aurait légitimé la supposition d’un Créateur. Or, cette observation première et indispensable, personne ne l’a faite et n’a pu la faire : de là le vice radical de l’argument.
L’erreur de ce raisonnement du sceptique Anglais est sensible. L’argument qu’il prétend frapper de nullité ne se fonde pas sur la simple observation, comme il l’affirme ; il s’appuie sur un double principe inhérent à l’esprit humain, le principe de causalité et le principe de finalité. Si l’expérience est nécessaire pour éveiller ces principes, de même que les autres, elle ne l’est point pour en légitimer l’emploi et les conclusions ; ils s’appliquent d’eux-mêmes à tout ce qui porte le caractère d’effet et de dessein. Prenons l’exemple cité par Hume : Qu’une montre soit présentée à des peuples totalement étrangers à l’art de l’horlogerie, et qui n’aient jamais vu de mécanisme semblable ; dès qu’ils en auront compris la structure, l’usage, le but, hésiteront-ils à y reconnaître l’œuvre d’une intelligence ? Peut-être, dans leur admiration, auront-ils de la peine à l’attribuer à l’homme ; mais ce sera pour lui chercher une cause plus élevée. Ainsi raisonne spontanément l’esprit humain, par les lois mêmes de sa nature, partout où se montrent les caractères d’effet et de dessein, d’ordre et de plan ; de sorte que le seul point essentiel est celui qu’accorde l’objection et que tout atteste d’ailleurs, savoir l’existence de ces caractères dans le monde.
Cette objection de Hume tient à l’une des erreurs fondamentales de sa philosophie. Il faisait de l’idée de cause une idée acquise et purement empirique, au lieu d’y voir une de ces notions spontanées qui reposent sur leur évidence et leur autorité propre, ainsi que l’ont démontré Reid et Kant.
Dans la direction actuelle des esprits, les harmonies et les merveilles du Cosmos sont hautement reconnues, sans qu’elles élèvent bien souvent à l’Intelligence créatrice ou ordonnatrice. Les sciences métaphysiques et les sciences physiques, dominées par une sorte de panthéisme idéaliste ou naturaliste, s’arrêtent à l’exposition de cette vie universelle, à la constatation de ses lois, à l’immense système de rapports qui y lient tout à tout ; comme s’il ne s’y révélait pas à la surface et au fond cet au delà, ce divin qu’annonce invinciblement la conscience humaine. Le naturel, il faut le répéter, implique le surnaturel et l’atteste par cela même, car il ne se suffit point. Tout nous dit au dehors : ce n’est pas moi qui me suis fait ; et une voix répond au dedans : c’est Dieu.
C) Preuve Morale. — L’argument moral porte sur l’idée naturelle de bien et de mal, et sur celle de peine et de récompense qui lui est corrélative ; il se fonde sur le sentiment de notre responsabilité. C’est celui auquel le Kantisme a rattaché la religion tout entière et la réalité objective du monde invisible, déclarant qu’il ne restait pas d’autre appui solide à la science et à la foi.
L’argument moral a été exposé sous diverses formes, simples variantes d’un seul et même thème ; elles se distinguent sans se trancher bien nettement ; elles se différencient surtout par l’expression, tantôt plus populaire, tantôt plus philosophique. Indiquons-en deux ou trois :
a) La conscience nous donnant invinciblement la notion du juste et de l’injuste, indissolublement liée à celle de mérite et de démérite (Romains 2.14-15), elle nous révèle par là un Législateur et un Juge suprême, de qui dérive la loi et dépend la rétribution. Elle le fait souvent sans qu’on s’en rende compte. Baltazar (Daniel 5.6) et Tibère éprouvent en eux-mêmes des terreurs inexprimables, lorsque tout au dehors tremble devant eux. Des inquiétudes et des craintes secrètes s’attachent spontanément à la violation consciente de la loi ; elles sont telles quelquefois qu’elles poussent le coupable inconnu à courir au-devant du châtiment des hommes pour apaiser, en quelque manière, la justice invisible dont il se sent poursuivi. L’incrédule de profession lui-même, victime de la violence et de la tyrannie, en appelle à cette justice éternelle, il en menace ses oppresseurs, il en attend le rétablissement de l’ordre et la vengeance du droit ; c’est qu’en ces moments solennels son âme émue triomphe de son intelligence égarée. Au fond de ces sentiments, qui se trahissent là même où ils semblaient s’être éteints, n’y a-t-il pas Dieu ? (Si ce n’est pas une démonstration, n’est-ce pas une révélation ?) La loi morale est là ; elle y est avec ses sanctions, et une loi n’est que l’expression de la volonté qui l’a établie et de la puissance qui l’exécute. — L’argument moral sous cette forme a été nommé judiciaire.
b) L’homme, s’il n’a foi en Dieu, ne saurait se dévouer à son propre perfectionnement et au bien de ses semblables, selon l’obligation qui lui en est intérieurement imposée. Sans Dieu, le devoir n’a plus ni motif, ni but, ni raison, ni base ; l’ordre moral n’a plus de sanction. Quel est alors le rapport qui me lie à des êtres étrangers à moi ? Quelle est cette voix qui réclame des renoncements et des sacrifices ? Que signifient ces sentiments, ces instincts impérieux qui s’élèvent contre mes penchants ? à quel titre, de quel droit exigent-ils la réforme de mes inclinations et de mes goûts, l’abandon de mes intérêts ? Et pourtant ces instincts, ces pressentiments du cœur, cette voix de la conscience, ces principes d’obligation, se font jour à travers tous les obstacles et tous les sophismes, ils sont impérissables dans l’humanité ; ils se montrent en tout temps, en tout lieu, à tous les degrés de culture, et il n’est personne peut-être qui ait pu les étouffer entièrement. D’où viennent-ils ? Où puisent-ils leur puissance indestructible, si Dieu n’existe pas, puisqu’en lui repose finalement cet ordre moral qu’ils attestent et que sans lui il s’écroule comme un édifice fantastique ? La foi en Dieu est donc une condition nécessaire, une partie essentielle de notre constitution morale, aussi bien que de notre constitution intellectuelle ; elle est un postulat rigoureux, un élément complémentaire de notre nature et de notre destinée. Aussi s’impose-t-elle à nous spontanément. Elle est donc certaine au même titre que toutes les lois fondamentales de notre être, parmi lesquelles elle va se placer. Si le sentiment religieux fonde et motive le sens moral, le sens moral à son tour évoque et justifie le sentiment religieux. Ils s’unissent, jusqu’à s’identifier, à ces profondeurs de l’âme humaine où ils ont leur commune racine.
c) Argument éthique. — L’harmonie de la loi du devoir et de la loi du bonheur n’existant pas dans ce monde, telle que la conscience la proclame, nous sommes forcés de croire à un autre monde, où l’ordre sera pleinement établi, et à un Etre tout puissant et infiniment juste qui proportionnera la félicité et la misère à chaque degré de vice et de vertu. — C’est l’argument Kantien.
Cet argument, sous ses différentes formes, suppose le sens moral, le principe d’obligation, comme donnée primitive de la conscience ou de la raison pratique, ce que contestent certaines écolesp. Mais de quelque manière qu’on l’explique, à quelque origine qu’on le rapporte, c’est un fait que l’homme est conduit par sa nature même à reconnaître une règle, une loi qui le lie, et qui porte avec elle de redoutables sanctions. Ses convictions natives à cet égard exercent une telle autorité sur lui que, lorsqu’il examine ses sentiments et ses actes d’après cette règle à laquelle il ne peut pas ne pas croire, il se condamne ou s’absout ; quoique seul, il tressaille d’espérance ou de crainte, comme s’il était en présence d’un Juge (Romains 2.14). Ce simple fait, indépendamment des interprétations de la science, fournit à l’argument moral son fondement assuré.
p – W. Paley (Phil. morale et pol., t. p. 9), discute la question sans se prononcer, mais en penchant vers la négative, selon l’esprit du xviiie siècle qui n’admettait pas plus les sentiments immédiats que les idées innées, et qui faisait régner l’utilitarisme en morale comme le sensualisme en philosophie.
L’important ici, ce n’est pas l’origine du fait de conscience, sur laquelle les philosophes discutent, c’est son universalité, sa certitude qui est au-dessus de toute contestation. La seule existence de la loi fait entrevoir ou sentir celle du Législateur et du Juge, parce qu’elle l’implique manifestement.
Il est inutile d’observer que l’argument moral porte bien au delà des arguments physiques, quant aux attributs de Dieu qui nous intéressent le plus, sa sainteté, sa véracité, sa justice. Les autres arguments ne nous révèlent guère que l’existence éternelle de la Divinité ; celui-ci nous révèle et son existence et son caractère, s’il est permis de s’exprimer ainsi. La conscience est le témoin et le représentant de Dieu au dedans de nous.
L’argument moral, fondement de ce qu’on a nommé, au sens propre, la théologie de la conscience, est peut-être le principal boulevard de la religion naturelle. Il plonge plus avant que tous les autres dans les profondeurs de notre être ; et c’est à cause de cela qu’il est le plus impressif, le plus puissant, le plus populaire. Il nous mène, sans intermédiaire sensible, de la loi inscrite dans nos cœurs, au Législateur et au Juge suprême. Le passage des prémisses à la conclusion est si prompt, si spontané, que les traces du raisonnement ne s’y aperçoivent pas. Les deux sources de la foi, l’intuition et la démonstration, s’y fondent en’une seule.
Et ce n’est pas uniquement la religion naturelle qui a dans la conscience morale ses bases, ses racines premières, c’est aussi la religion révélée. Le christianisme, en tant que rédemption, présuppose à quelque degré la notion générale de bien et de mal, l’idée corrélative de rétribution, la conviction de péché, le besoin de pardon et de régénération. Et ces sentiments, ces principes, prémisses de l’argument moral, n’ont jamais manqué à l’humanité, même dans ses plus mauvais jours. L’histoire nous les montre au sein du paganisme ; et dans toutes les contrées où nos missionnaires portent leurs pas, ils sont plus ou moins entendus quand ils parlent de péché, de justice et de jugement.
L’histoire générale pourrait aussi être invoquée en preuve de l’existence de Dieu ; soit comme attestant que la notion de la Divinité est inhérente à l’esprit humain ou qu’elle descend d’une révélation primitive, puisqu’elle se montre toujours et partout ; soit comme manifestant l’action constante de Dieu sur le monde moral, de même que les sciences naturelles la dévoilent dans le monde physique. Cette dernière déposition de l’histoire s’établirait par des faits généraux et particuliers, tels que le progrès incessant de l’humanité malgré la lutte des passions ; la substitution graduelle de la force publique aux forces individuelles ; le remplacement successif du règne de l’autorité ou de la contrainte par celui de la justice ou de la loi, qui doit aboutir lui-même à celui de la bienveillance ou de la charité ; la préparation du christianisme par les Juifs, dépositaires de la vérité et de la promesse, et par les Romains qui, en renversant les barrières internationales, avaient fait de la Méditerranée, sur les bords de laquelle devait paraître l’Evangile, le centre et la grand’route du monde connu ; l’invasion des Barbares qui a amené la civilisation moderne, etc., etc. Du reste ces considérations ne vont qu’à prouver la Providence, mais la Providence dans l’histoire, c’est Dieu dans l’humanité.