a – Ce résumé est fait d’après l’Histoire des Dogme de Gieseler, citée plus haut ; on comprendra facilement qu’il m’a été impossible de faire des études particulières sur toute cette période.
Le Nouveau Testament appelle les hommes à la conversion ; il leur commande de renoncer au péché et leur promet, à cet effet, l’appui de la grâce de Dieu. Bien loin de tracer une ligne de démarcation entre l’œuvre de Dieu et celle de l’homme, il fait marcher les deux de front et, selon les circonstances, relève tantôt la grâce de Dieu, tantôt la force de l’homme.
Cette question a dû naturellement frapper les interprètes des Saintes Écritures, et il n’est pas étonnant de voir que dès les premiers temps on ait cherché à la résoudre, soit dans un sens, soit dans un autre. Les premiers qui s’en occupèrent furent Clément d’Alexandrie, † 220, et Origène (185-254). Ils revendiquent pour l’homme son libre arbitre, écartent toute idée d’une action coercitive de la part de Dieu sur les hommes, et reconnaissent cependant que nous recevons une force d’en haut et que l’Esprit-Saint se communique aux hommes pour les sanctifier et les purifier. Tertullien, † 220, croit même que nous jouissons encore de la même liberté qu’Adam, et Cyprien, † 258, ne craint pas de dire qu’il est du devoir de l’homme de se rendre digne de la grâce divine. La première résolution vient donc de l’homme ; Dieu ne vient qu’en seconde ligne pour fortifier et encourager. Inutile d’ajouter qu’en partant de ces prémisses, il ne saurait être question de prédestination ; la prescience seule existe, et cette prescience ne limite pas la liberté humaine. Ambroise, † 397, Cyrille de Jérusalem, † 386, Chrysostome, † 407, se prononcent également dans le même sens. Si, dans quelques passages, ils semblent tout rapporter à la grâce divine, il y en a d’autres où ils ont l’air de tout attribuer aux propres efforts de l’homme. En résumé, avant Augustin, rien de précis à ce sujet ; le débat entre Pélage et Augustin hâte la solution de la question, et ce n’est qu’à partir de cette époque que nous trouvons des traces d’une doctrine nettement accentuée. Pélage, on le sait, attribue la plus grande part dans l’œuvre du salut aux facultés morales que Dieu a données à l’homme en le créant. C’est à l’homme de vouloir le bien ; la grâce lui vient en aide.
Augustin, 354-430, au contraire, parlant de la corruption radicale de l’homme, ne laisse debout que la liberté de pécher. La grâce fait naître la repentance, la foi. L’homme ne peut ni acquérir cette grâce par ses mérites, ni lui résister quand elle lui est accordée ; elle agit insuperabiliter et indubitabiliter. Dieu est l’auteur unique du salut ; il sauve qui il veut ; il élit, il rejette selon son bon plaisir. La prédestination est absolue.
Cette doctrine ne trouva pas accès dans l’Église grecque et en Occident elle fut repoussée par les Semi-pélagiens. Il est vrai que le Semi-pélagianisme, à son tour, fut condamné au synode d’Orange (529), mais le système augustinien ne trouva pas, pour cela, un accueil bien favorable, et Grégoire de Tours, par exemple, dans ses récits des saints, part sans cesse de l’idée que l’homme doit toujours commencer à faire le bien et que ce n’est qu’à cette condition qu’il peut être soutenu par la grâce divine. Telle n’était pas l’opinion de Gottschalk, † 868. Ce moine du couvent d’Orbais chercha, au contraire, à rétablir la doctrine augustinienne dans toute sa pureté ; mais malgré Prudence évêque de Troyes, Ratramne, † 868, Servatus Lupus et Remy, archevêque de Lyon, l’évêque de Reims Hincmar, sur l’instigation de Raban Maur, archevêque de Mayence, fit condamner Gottschalk au synode de Quiercy (853). Il est vrai qu’à son tour Remy fit approuver la doctrine augustinienne au synode de Valence (855) ; mais la question ne fut pas tranchée. La querelle prit fin en 859, et les scolastiques continuèrent à interpréter la doctrine d’Augustin dans un sens moins rigoureux. Anselme de Cantorbéry, † 1109, tout en se rattachant à saint-Augustin, cherche cependant à sauver le libre arbitre, et Bernard de Clairvaux, † 1153, admet que la grâce qui donne et le libre arbitre qui reçoit doivent agir de concert dans l’œuvre du salut. Hugues de Saint-Victor, † 1141, est plus augustinien. Il enseigne que le Saint-Esprit produit d’abord dans l’homme la bonne volonté et agit ensuite avec et par cette bonne volonté (gratia operans ou prœveniens et gratia operans ou subsequens) ; la volonté est pour ainsi dire l’instrument, tandis que le Saint-Esprit est l’artiste qui fait d’abord l’instrument et s’en sert ensuite pour agir. Albert-le-Grand, † 1280, sauvegarde beaucoup plus la liberté humaine ; la grâce, dit-il, est toujours prête à saisir l’homme, mais à condition que ce dernier y consente et l’accepte. Thomas d’Aquin, † 1274, se rattache étroitement au particularisme augustinien. La première impulsion vers le bien provient uniquement de la grâce. Les actions provenant du libre arbitre n’ont qu’un mérite de convenance (meritum ex congruo). Jean Duns Scot, † 1308, accorde à l’homme une liberté de volonté complète. L’homme peut éviter de pécher sans le secours de la grâce. Celle-ci n’est jamais irrésistible, car il dépend toujours de l’homme de lui résister ou de s’y abandonner. Le libre arbitre ressemble à un cheval sans frein ; la grâce, en s’en emparant, ressemble au cavalier qui dirige le cheval. De prédestination absolue il ne saurait en être question avec de telles prémisses ; la prédétermination seule, basée sur la prescience de Dieu, est admissible. Cette divergence de ces deux derniers scolastiques se propagea dans leurs écoles respectives (dominicaine et franciscaine), et s’est conservée jusqu’à nos jours dans l’Église catholique. Au quatorzième siècle, Thomas Bradwardine, † 1349, cherche à faire dominer le système augustinien. Il se plaint qu’on suive les opinions de Pélage ; il veut qu’on retourne à saint Augustin. Wiclef (mort le 31 déc. 1384) était du même avis. Leurs souhaits durent bientôt se réaliser. On le voit : de doctrine arrêtée il n’y en avait point. Les uns admettaient les doctrines d’Augustin, les autres étaient soit pélagiens, soit semi-pélagiens. Cette question aurait sans doute été résolue dans un sens ou dans l’autre, n’était survenue la Réformationb. Ramener les hommes vers Dieu, tel était le but de ce mouvement religieux : mettre à la place du salut par les œuvres le salut par la foi, telle était la seule ambition de Luther (10 novembre 1483, 18 février 1546). « Je crois au pardon des péchés, » ces paroles du moine d’Erfurt avaient dessillé les yeux de Luther. La foi devient pour lui la seule ancre de salut ; les œuvres ne peuvent nous sauver. Sous l’influence de saint Augustin, Luther arriva à soutenir que nous ne pouvons absolument rien faire de bon : Dieu seul agit en nous. A la disputation de Leipzig (1519), il déclara même avec Carlstadt contre Eck, que notre volonté est tirée par Dieu dans un sens ou dans un autre, tout comme une scie entre les mains d’un bûcheron. Cette doctrine de Luther devint aussi celle de Mélanchthon (16 février 1497, 19 avril 1560).
b – Le concile de Trente voit dans cette question un mystère, il rejette la prédestination au mal. Le jansénisme voulut faire revivre le système de saint Augustin. La bulle d’Innocent X (1653) et la bulle Unigenitus (1713) ne furent point favorables à ce système.
Remarquons en passant qu’il n’est pas étonnant de voir Luther tout attribuer à Dieu dans l’œuvre du salut. Il aurait menti à sa propre histoire s’il avait revendiqué quelque mérite pour l’homme. Qu’on se rappelle ses luttes au couvent d’Erfurt ! quels combats ! quelles angoisses ! quels tourments ! Il avait beau lire des messes, il avait beau jeûner, veiller et même verser des larmes amères, ses œuvres, sa propre justice ne réussissaient pas à lui donner cette paix du cœur qu’il demandait à tous ses frères du couvent et que la grande majorité d’entre eux, semble-l-il, ne connaissaient pas même de nom. Si jamais, dit-il lui-même, un moine a gagné le ciel, grâce à son état de moine (Mœncherei), j’aurais bien pu le gagner moi aussi. Qu’on s’étonne encore de voir un tel homme, après toutes ces luttes et tous ces combats, ramener tout le bien à Dieu. La foi lui avait dessillé les yeux ; cette foi lui venait de Dieu, c’était donc à Dieu que revenaient la gloire, l’honneur et la la louange. De plus, ce qui se faisait en petit dans le couvent d’Erfurt, se faisait en grand dans toute l’Église. Les armes à l’aide desquelles il avait remporté les victoires en premier lieu, devaient donc lui servir aussi dans sa lutte contre l’Église. Ce serait se faire une idée mesquine de la grande personnalité de ce réformateur que de s’imaginer qu’il a repris cette doctrine de la prédestination dans un intérêt de système. Non, il ne s’agissait pas alors pour Luther de se perdre dans des controverses ; ce qu’il lui fallait, c’était la vie ; ce qu’il voulait communiquer aux autres, c’était la vie, et pour atteindre son but, il ne demandait qu’à puiser à la source même.
C’est donc le besoin religieux, et lui tout seul, qui a fait revivre le système de saint Augustin. Du reste, il doit lui-même le jour au système de Pélage ; rien d’étonnant donc de le voir réapparaître et à une époque où régnait, non pas le système de Pélage, mais le pélagianisme, et le pélagianisme le plus effréné.