Réfutation des Ariens. – Rapportant à la substance de Dieu tout ce que l’Ecriture affirme de la relation des personnes, ils en concluaient que le Fils étant engendré par le Père, lui était par cela seul inférieur. – Saint Augustin leur répond que les relations diverses qui existent entre les personnes divines, n’altèrent aucunement en elles la substance, ou nature, et qu’il règne entre elles une égalité parfaite. – Il prouve sa thèse par l’explication de divers passages de l’Ecriture, et aussi par quelques comparaisons ou similitudes qu’il emprunte aux créatures, et il termine en avouant combien est grande l’impuissance du langage humain quand il s’agit d’expliquer le mystère de la Sainte Trinité.
1. J’aborde un sujet où le langage chez tout homme, et principalement chez moi, ne saurait rendre exactement la pensée. Bien plus, cette pensée elle-même, quand elle se fixe sur le mystère de la Sainte Trinité, sent tout d’abord combien elle est au-dessous de Dieu, et combien encore elle est impuissante à le comprendre tel qu’il est. Et en effet nul homme, fût-il l’égal du grand Apôtre, ne peut voir Dieu que « comme dans un miroir, et sous des formes obscures (I Cor. XIII, 12). Cependant nous devons toujours diriger nos pensées vers ce Dieu qui est notre Seigneur et maître, quoique nous ne puissions jamais avoir de pensées dignes de lui, et nous devons en tous les temps le bénir et le louer, quoique nous ne puissions jamais ni le louer, ni le bénir dignement. C’est pourquoi j’implore ici son secours pour bien saisir moi-même mon sujet, et pour en donner à mes lecteurs une facile explication. Je les prie aussi de me pardonner les fautes qui viendraient à m’échapper ; car si d’un côté la pureté de mes intentions peut me rassurer, de l’autre le sentiment de ma propre faiblesse me remplit de crainte. Que mes lecteurs me soient donc indulgents, s’ils remarquent que mes paroles ne répondent pas toujours à ma bonne volonté, soit parce qu’ils comprendront mieux que moi les choses divines, soit parce que je n’aurai pas su me bien exprimer. Quant à moi, je leur pardonne de grand cœur si la difficulté provenait en eux d’ignorance, ou de la faiblesse d’esprit.
2. Au reste, un moyen facile de pratiquer cette mutuelle et réciproque bienveillance, est de s’attacher fortement à ce principe que tout ce que l’on peut dire du Dieu immuable et invisible, existant par lui-même et se suffisant à lui-même, ne saurait s’apprécier par aucune comparaison avec les créatures visibles et changeantes, mortelles et indigentes. Ne nous en étonnons point, puisque dans l’étude des phénomènes du corps et des sens, et dans l’explication de ceux de la conscience, la science de l’homme se fatigue beaucoup et avance peu. Cependant les recherches auxquelles se livre la piété chrétienne touchant les choses divines et surnaturelles, ne sauraient être vaines et inutiles, si elle évite de s’appuyer orgueilleusement sur ses propres forces, et si elle se laisse diriger et conduire par la grâce du Dieu qui est tout ensemble le créateur et le sauveur de l’homme. Et en effet, comment pourrions-nous comprendre Dieu, nous qui ne nous comprenons pas nous-mêmes ? Toutefois nous avons à cet égard une connaissance suffisante pour savoir que notre âme est par l’intelligence bien au-dessus de toutes les créatures. Mais pouvons-nous saisir dans cette âme quelques linéaments de formes, quelques émanations d’odeur, quelque étendue d’espace, quelque division de parties, quelque fraction de quantité, et enfin quelque distance de lieu ou de locomotion ? Certainement nous ne trouvons rien de semblable dans cette âme intelligente qui est le chef-d’œuvre de la création, et qui selon notre capacité, nous fait comprendre les secrets de la sagesse divine. Or, ce qui ne se rencontre point dans la plus noble partie de l’homme, devons-nous le chercher en Dieu, qui est infiniment meilleur que tout ce qui est en nous bon et excellent ? C’est pourquoi concevons Dieu, autant que nous le pourrons, comme étant bon sans aucun attribut de bonté, grand sans aucun degré de grandeur, créateur sans aucun besoin des êtres, immense sans aucune dépendance des lieux ni de l’espace, renfermant l’univers en lui-même sans aucun circuit ni enceinte, présent partout sans aucune délimitation de présence, éternel sans aucun assujettissement au temps ni à la durée, auteur du mouvement et du changement des créatures sans aucune interruption de sa propre immutabilité, enfin impassible et supérieur à tout accident. Penser ainsi de Dieu, ce n’est pas, il est vrai, en comprendre parfaitement la nature, mais c’est pieusement éviter à cet égard tout langage erroné.
3. Cependant on ne saurait douter que Dieu ne soit une substance, ou essence, ce que les Grecs nomment hypostase. Et en effet, de même que le mot sagesse dérive du verbe sapere, discerner, et le mot science du verbe savoir, l’essence suppose un être qui existe par lui-même. Or, quel est l’être qui réalise le mieux cette condition, si ce n’est celui qui disait à Moïse son serviteur : « Je suis celui qui suis » ; et encore : « Celui qui est m’envoie, vers vous (Ex. III, 14) » ? Mais en dehors de Dieu, toute essence, ou toute substance est soumise à divers accidents qui l’assujettissent à une plus ou moins grande mutabilité. Dieu au contraire ne saurait éprouver rien de semblable. Et c’est pourquoi il est seul l’être souverainement immuable. Aussi, par cela seul qu’il ne tient l’être d’aucun autre que de lui-même, le nom d’essence lui convient parfaitement. Car on ne peut dire que l’être qui est sujet au changement, soit toujours le même, puisque, lors même qu’il n’en éprouverait aucun, la seule possibilité d’y être soumis fait qu’il cesse d’être souverainement immuable. Mais s’agit-il de Dieu, j’affirme que loin d’éprouver aucun changement, il ne peut en aucune manière y être assujetti. Aussi son immutabilité est-elle une vérité incontestable.
4. J’aborde maintenant l’objection que nos adversaires tirent de l’impuissance où nous sommes de toujours exprimer parfaitement notre pensée, et de toujours connaître parfaitement la vérité. Ainsi un des sophismes les plus subtiles que les Ariens opposent à la doctrine catholique, est de dire que tout ce qui se peut énoncer, ou penser de Dieu, se rapporte non aux accidents, mais à la substance même. Or, le Père est non-engendré selon sa substance, et le Fils est engendré selon la sienne, car n’être pas engendré, et être engendré sont deux choses toutes différentes. Donc le Père et le Fils ne peuvent être consubstantiels. – Je reprends cet argument, et je dis : Tout ce qui s’affirme de Dieu, s’affirme de la substance : donc cette parole : « Le Père et moi sommes un », doit s’entendre de la substance (Jean X, 30). Donc encore le Père et le Fils sont consubstantiels. Voulez-vous au contraire ne pas rapporter cette parole à la substance ? j’y consens, mais avouez qu’on peut énoncer quelque chose de Dieu sans le rapporter formellement à la substance. Et alors qui nous force d’entendre de la substance les mots engendré et non engendré ? L’Apôtre affirme également du Fils de Dieu, qu’il « n’a pas cru que ce fût pour lui une usurpation de s’égaler à Dieu (Philipp. II, 6) ». Or, en quoi est-il égal à Dieu ? Si ce n’est pas selon la substance, il faut admettre, et qu’on peut parler de Dieu sous d’autres rapports que ceux de la substance, et que rien n’oblige à entendre de la substance les mots engendré et non-engendré. Vous y refusez-vous, parce que tout ce qui est énoncé de Dieu se rapporte forcément à la substance ? je suis alors en droit d’affirmer que le Père et le Fils sont consubstantiels.
5. On appelle accident tout ce qu’un sujet peut perdre par changement, ou par altération. Quelques accidents, il est vrai, sont inséparables du sujet ; c’est pourquoi les Grecs les nomment intrinsèques. Ainsi la couleur noire est intrinsèque à la plume du corbeau. Toutefois celle-ci cesse d’être noire du moment qu’elle n’est plus une plume de corbeau. C’est que la matière elle-même est sujette au changement ; et ainsi dans l’exemple que j’ai cité, le corbeau ou la plume, ou même tous deux éprouvent tantôt un changement partiel et tantôt une transformation entière, en sorte que ni l’un ni l’autre ne retiennent plus la couleur noire. D’autres accidents sont dits séparables, quoiqu’en réalité ils ne soient dans le sujet qu’un simple changement, ou une pure altération. Ainsi les cheveux de l’homme sont naturellement noirs ; mais parce qu’ils peuvent blanchir tant qu’ils adhèrent à la tête, on dit qu’en eux la noirceur est un accident séparable. Cependant avec un peu de réflexion, il est facile de voir que dans ce cas rien n’émigre au dehors, et que le noir de nos cheveux ne se retire point, je ne sais où, pour faire place à la blancheur. Ici les cheveux n’éprouvent qu’un changement de couleur.
Mais il n’y a en Dieu aucun accident, parce qu’en lui il n’y a rien de muable, rien d’amissible. On peut aussi nommer accident l’intensité, ou la diminution d’une qualité que le sujet ne saurait perdre. Ainsi notre âme est immortelle, en sorte qu’elle vivra tant qu’elle existera ; mais parce qu’elle existera toujours, elle vivra toujours. Néanmoins le développement ou l’affaiblissement de la raison fait que cette âme, sans cesser de vivre, reçoit une communication plus ou moins abondante de la vie. C’est le phénomène de la folie qui nous ôte le bon sens, et nous laisse la vie. Mais on ne peut rien concevoir de semblable en Dieu, parce qu’il est souverainement immuable.
6. Nous venons de voir qu’aucune notion d’accident ne peut convenir à Dieu, parce qu’il n’est soumis à aucun changement ; et cependant il ne faut pas en conclure que tout ce qui s’énonce de lui se rapporte à la substance. Sans doute, quand il s’agit des créature muables et changeantes, ce qui ne se dit pas de la substance, se dit de l’accident, car en elles tout est accidentel, la grandeur et les autres qualités, puisque ces qualités sont susceptibles de plus et de moins. Ce principe est général et il s’applique aux diverses relations de l’amitié de la famille et de la domesticité, non moins qu’à celles de la ressemblance et de l’égalité. On le retrouve même dans la position et le maintien du corps, dans l’espace et la durée, dans l’action et la passion. Mais en Dieu il n’y a rien d’accidentel, parce qu’il est souverainement immuable, et néanmoins tout ce qui s’énonce de lui, ne s’énonce point de la substance. Ainsi nous distinguons en Dieu le Père d’avec le Fils, et le Fils d’avec le Père ; et toutefois nous ne disons pas qu’en eux cette distinction soit accidentelle, parce qu’éternellement l’un est Père, et l’autre est Fils.
Cependant ce mot, éternellement, ne doit pas être pris dans ce sens que le Fils étant une fois engendré, ne peut pas plus cesser d’être Fils que le Père d’être Père, mais en ce sens que la génération du Fils a toujours existé, et que jamais elle n’a commencé. Et en effet, si la génération du Fils avait eu un commencement, ou si elle pouvait avoir une fin, elle ne serait en lui qu’un accident. De même encore, si le Père était dit Père par rapport à lui-même, et non par rapport au Fils, et si le Fils était dit Fils en excluant toute relation de paternité et de filiation, l’affirmation tomberait sur la substance. Mais il n’en est pas ainsi, parce que le Père n’est Père qu’autant qu’il a un Fils, et que le Fils n’est Fils qu’autant qu’il a un Père : c’est pourquoi ces expressions, Père et Fils, n’expriment en eux qu’une relation de personne à personne ; et toutefois cette relation n’est pas en eux un accident, parce que dans le Père et le Fils la paternité et la filiation sont éternelles et immuables. Sans doute autre chose est d’être Père et d’être Fils ; cependant cette diversité d’action n’affecte point en Dieu la substance, parce qu’elle s’affirme uniquement de la relation entre les personnes divines. Mais d’autre part, cette relation n’est point en Dieu un pur accident, parce qu’elle est immuable.
7. Ici les Ariens élèvent contre ce langage une difficulté qu’ils croient péremptoire, et ils raisonnent ainsi : Il est vrai que le Père est dit Père par rapport au Fils, comme le Fils est dit Fils par rapport au Père, ce qui n’empêche pas que les termes, non-engendré et engendré, doivent s’affirmer en eux de la substance et non de la relation, car père et non-engendré ne sont point synonymes, puisqu’en supposant que le Père n’eût pas engendré de fils, il n’en serait pas moins lui-même non-engendré, à l’opposé de ce qui arrive dans le monde où nous voyons que le père qui engendre un fils, ne peut se dire lui-même non engendré, parce que toute la race humaine ne se produit et ne se propage que par la génération. – Résumons ce raisonnement : les mots père et fils supposent une relation entre les personnes divines, tandis que ceux de non-engendré et d’engendré tombent sur la personnalité elle-même, et s’entendent de la substance. Or être engendré et n’être pas engendré sont deux choses absolument différentes ; donc en Dieu il y a diversité de substance.
Voilà bien le langage des Ariens ; mais en parlant ainsi, ils ne comprennent point qu’ils énoncent ici sur le Père une proposition à laquelle ils devraient réfléchir avec plus de soin, car, même sur la terre tout homme n’est point père parce qu’il n’est point engendré, ni non-engendré, parce qu’il est père. Ainsi le terme de non-engendré n’est pas un terme de relation, tandis qu’il y a relation, mais ils sont trop aveuglés pour le voir, à être engendré. Et en effet, si l’on est fils, c’est qu’on a été engendré, et on a été engendré parce qu’on est fils. Or, c’est cette double relation de la paternité et de la filiation qui dans la Trinité relie le Père au Fils et le Fils au Père ; c’est-à-dire la personne qui engendre, à la personne qui est engendrée. Aussi concevons-nous sous deux idées différentes que le Père engendre, et que lui-même n’est point engendré. Toutefois nous ne l’affirmons de Dieu le Père que par relation avec le Fils ; ce que nient nos adversaires qui veulent que la propriété d’être non-engendré tombe sur la personnalité même du Père. Ils disent donc : Une chose s’affirme du Père, et ne peut s’affirmer du Fils, et cette chose affecte directement la substance divine. Et en effet le Père possède personnellement la propriété de n’être point engendré, tandis que le Fils en est privé ; donc il est non-engendré selon sa substance, et parce qu’on ne saurait le dire également du Fils, celui-ci n’est pas consubstantiel au Père.
Il me suffit, pour répondre à cette chicane, de presser mes adversaires de nous dire en quoi le Fils est égal au Père, est-ce par identité de nature, ou bien seulement par relation de personne à personne ? La seconde proposition n’est pas admissible, parce qu’elle confondrait en Dieu toute notion de paternité et de filiation, et que de plus la même personne divine n’est point tout ensemble Père et Fils. Au reste dans la Trinité le Père et le Fils ne sont point entre eux, comme sur la terre sont les amis et les voisins. L’amitié n’existe d’homme à homme que par relation ; et si deux amis s’aiment avec la même cordialité, on dit qu’il y a entre eux égalité de sentiments. De même entre voisins, ce sont des relations de bienveillance ; et quand cette bienveillance est réciproque, on dit qu’il y a entre eux égalité de bons rapports. Mais ici le Fils n’est point Fils parce qu’il est Dieu, mais parce qu’il est engendré du Père, en sorte que ne pouvant lui être égal en raison même de cette filiation, il ne saurait l’être qu’en nature. Or, tout ce qui se dit de la nature, s’affirme de la substance : donc le Fils est consubstantiel au Père. Observons aussi qu’en disant que le Père n’est pas engendré, nous disons bien moins ce qu’il est que ce qu’il n’est pas ; et remarquons encore qu’en Dieu la négation d’une relation quelconque n’atteint point la substance, parce que ces deux choses sont entièrement distinctes.
8. Je m’explique par quelques exemples. Et d’abord j’affirme que les mots, fils et engendré, n’ont qu’une seule et même signification. Car en Dieu, le Verbe est Fils parce qu’il est engendré, et il est engendré parce qu’il est Fils. Lors donc que nous affirmons du Père qu’il n’est pas engendré, nous disons simplement qu’il n’est pas fils. Mais les mots engendré et non-engendré sont d’un usage plus facile, parce que la langue latine, qui admet le mot fils, rejette celui de non-fils. Cependant la pensée est indépendante de cet usage, et elle comprend le mot non-fils de même qu’elle entend celui de non-engendré qu’on emploie quelquefois pour inengendré. Ainsi encore les mots, voisin et ami, ont leurs corrélatifs dans notre esprit, quoique la langue qui dit ennemi, ne dise point invoisin. Il est donc bien utile dans toute discussion dogmatique de considérer moins ce que nous permet, ou nous refuse le sens habituel des mots, que les idées mêmes qu’ils renferment.
Ainsi nous ne dirons pas que le Père est inengendré, quoiqu’à la rigueur le génie de notre langue nous le permette, mais nous dirons dans le même sens qu’il n’est pas engendré, c’est-à-dire qu’il n’est pas le Fils ; car l’effet de toute particule négative n’est point de faire retomber sur la substance même de l’être ce qu’elle ne nie en lui que relativement. Ici donc, comme dans tous les autres attributs, nous nions seulement ce qui sans la négation serait vrai. Prenons pour exemple cette proposition : voilà un homme ; en l’énonçant je marque la substance de l’être auquel je la rapporte ; et quand je dis : ce n’est pas un homme, je me borne à nier dans le sujet la qualité d’homme, mais je ne lui applique aucun autre attribut. Lors donc que je dis : voilà un homme, l’affirmation tombe sur la substance ; et pareillement, lorsque je dis ce n’est pas un homme, la négation tombe sur la substance. Si vous me demandez ensuite combien un être a de pieds, et si je vous réponds : quatre, j’énonce seulement le nombre de ses pieds, de même qu’en disant qu’il n’est point quadrupède, je ne prétends nier en lui qu’une seule chose, à savoir qu’il n’a pas quatre pieds.
C’est encore dans le même sens tour à tour affirmatif et négatif que selon la couleur je dis : il est blanc, et il n’est pas blanc ; que selon la relation, je dis : il est proche, et il est éloigné ; que selon la position, je dis : il est couché, et il est levé ; et qu’enfin selon l’extérieur et les dehors je dis : il est armé, et il est désarmé, c’est-à-dire qu’il n’a point d’armes. Pareillement par rapport au calcul du temps, je dis : aujourd’hui et hier ; par rapport à la distance des lieux, je dis : il est à Rome, et il n’est pas à Rome ; et par rapport à l’action, je dis : il frappe, ou bien, il ne frappe pas, énonçant seulement par là qu’il ne fait pas l’action de frapper. Et de même, quand je dis : il est frappé, j’affirme, que le sujet souffre l’action marquée par le verbe frapper, ce qui est le contraire, quand je dis : il n’est point frappé. C’est qu’en effet il n’est point d’attribut ou de qualificatif que nous ne puissions détruire soudain en le faisant précéder d’une particule négative.
D’après ces principes, si j’appliquais le mot Fils à la substance divine, je nierais cette substance en disant : Non-Fils. Mais comme je n’affirme dans le Verbe la filiation que relativement au Père ; de même je ne nie dans le Père cette même filiation que par relation au Fils, en sorte que je veux seulement prouver qu’il est à lui-même son propre principe. Concluons donc que puisque le mot Fils, ainsi que je l’ai dit ci-dessus, a le même sens que le mot engendré, l’expression non-engendré, équivaut à celle-ci : il n’est pas Fils. Ainsi, soit que nous disions : Non-Fils, ou non-engendré, la négation ne tombe, dans notre pensée, que sur les relations de personne à personne. Car le qualificatif inengendré est absolument synonyme de non-engendré. Concluons donc encore qu’en disant qu’il est inengendré, nous ne lui appliquons que par relation cet attribut négatif. Et en effet, en disant du Fils qu’il est engendré, nous faisons abstraction de la substance ou nature divine, et nous affirmons seulement qu’il procède du Père : et de même, quand nous disons du Père qu’il est non-engendré, nous ne prétendons prouver qu’une seule chose, à savoir qu’il n’a point de père. Il est vrai qu’ici l’attribut relatif offre une double signification, mais parce qu’il est toujours pris dans un sens relatif, il ne tombe jamais sur la substance. Ainsi, quoique ce soit deux choses bien différentes que d’être engendré, et de n’être pas engendré, ces deux qualificatifs n’indiquent point diversité de substance. Car comme le mot Fils se réfère au mot Père, et le mot non-Fils au mot non-Père, ainsi devons-nous rapporter le terme engendré au terme générateur, et le terme non-engendré au terme non-générateur.
9. C’est pourquoi nous posons en principe que tout ce qui se dit de la nature, s’affirme de la substance même de Dieu, et que tout ce qui se dit des relations, ne tombe que sur la personne, et non sur l’essence de l’Etre divin. Bien plus, l’unité de substance est si forte dans le Père, le Fils et l’Esprit-Saint, que nous exprimons au singulier tous les attributs collectifs qui leur conviennent. Ainsi nous disons que le Père est Dieu, que le Fils est Dieu, et que le Saint-Esprit est Dieu, expression qui ne peut s’entendre que de la substance divine. Toutefois nous ne disons pas que les trois personnes de l’auguste Trinité sont trois Dieux, mais un seul et même Dieu. Autant le Père est grand, autant le Fils est grand, autant le Saint-Esprit est grand ; et cependant ce ne sont pas trois Dieux souverainement grands, mais un seul Dieu souverainement grand. Car ce n’est point du Père seul, comme les Ariens le soutiennent malignement, mais du Père, du Fils et du Saint-Esprit qu’il est écrit au livre des Psaumes : « Vous êtes le seul grand Dieu (Ps. LXXXV, 10) »
Pareillement le Père est bon, le Fils est bon et l’Esprit-Saint est bon. Toutefois ce ne sont point trois Dieux bons, mais le Dieu unique dont Jésus-Christ n dit : « Nul n’est bon que Dieu seul ». Observez en effet que si cette expression : « Bon Maître » ne s’adressait, dans l’intention du jeune homme dont parle saint Luc, qu’à Jésus-Christ comme homme, celui-ci voulut par sa réponse élever ses pensées jusqu’à sa divinité. C’est pourquoi il ne lui dit pas : Nul n’est bon que le Père, mais, « Nul n’est bon que Dieu seul (Luc XVIII, 18, 19) ». S’il eût dit le Père, il n’eût en réalité nommé que le Père, mais en disant Dieu seul, il nommait le Père, le Fils et le Saint-Esprit, parce que ces trois personnes ne sont qu’un seul et même Dieu. S’agit-il au contraire de termes qui expriment la position et le vêtement du corps, le temps et le lieu ? ils ne doivent s’entendre de Dieu que par métaphore et non dans le sens propre et direct. C’est ainsi que par rapport à la position et au vêtement, le psalmiste nous dit que « Dieu est assis sur les chérubins, et quel abîme l’enveloppe comme un vêtement (Ps. LXXIX, 2 ; CIII, 6). » Il dit également par rapport au temps et au lieu : « Seigneur, vos années ne finiront jamais » ; et, « si je m’élève vers le ciel, vous y êtes (Ps. CI, 28 ; CXXXVIII, 8) ».
Mais tout ce qui se rapporte à la puissance d’action se dit vraisemblablement de Dieu seul. Car Dieu seul agit ou n’agit pas, et en tant qu’il est Dieu, il est indépendant de toute passivité. C’est pourquoi le Père est tout-puissant, le Fils est tout-puissant et le Saint-Esprit est tout-puissant. Toutefois ce ne sont pas trois Dieux également tout-puissants, mais un seul Dieu tout-puissant, et « tout est de lui, tout est par lui, tout est en lui (Rom. XI, 36) ». Ainsi tout ce qui atteint directement la nature de l’Etre divin se dit au nombre singulier de chacune des trois personnes, le Père, le Fils et le Saint-Esprit ; et c’est encore en ce même nombre singulier, et non au pluriel, que nous appliquons les mêmes expressions à la Trinité entière. Et, en effet, être et être grand ne sont pas en Dieu deux choses, mais une seule et même chose. Aussi, par la même raison que nous ne reconnaissons pas en lui trois essences, nous ne lui attribuons pas trois grandeurs.
10. J’emploie ici le mot essence, qui est un terme de la langue grecque, et qui répond dans la nôtre à celui de substance. Les Grecs disent également l’hypostase ; mais quelle différence mettent-ils entre l’essence et l’hypostase ? Ceux qui ont écrit en grec sur la Trinité disent communément une seule essence et trois hypostases, expressions qui signifient en latin une essence et trois substances. Quoi qu’il en soit, l’usage a prévalu parmi nous d’attacher au mot essence le sens du mot substance ; aussi n’oserai-je point dire une seule essence et trois substances, mais une seule essence ou substance et trois personnes. Ce langage est celui qu’ont adopté plusieurs auteurs latins bien recommandables ; et ils l’ont employé, n’en trouvant pas de meilleur pour exprimer par la parole ce qu’ils comprenaient sans le secours de la parole. Et, en effet, puisque le Père n’est pas le Fils, que le Fils n’est pas le Père, et que le Saint-Esprit qui est aussi appelé le don de Dieu, n’est ni le Père, ni le Fils, il faut nécessairement reconnaître trois personnes en un seul Dieu. C’est pourquoi Jésus-Christ a dit au pluriel : « Le Père et moi nous sommes un (Jean X, 30) ». Les Sabelliens traduisent au singulier : Le Père et moi est un ; tandis que le Sauveur a dit : « Nous sommes un ». Il y a donc trois personnes en Dieu. Mais s’agit-il de définir ce qu’est une personne divine, soudain toute parole humaine devient impuissante. Aussi disons-nous trois personnes, moins pour dire quelque chose que pour ne pas garder un silence absolu.
11. De même donc que nous ne disons point qu’il y a en Dieu trois essences, nous ne reconnaissons pas en lui trois grandeurs, ni trois êtres souverainement grands. Car dans les choses qui ne sont grandes que relativement, il faut distinguer la grandeur, de la chose elle-même. C’est ainsi que nous disons une grande maison, une grande montagne et un grand esprit. Mais dans ces trois exemples la grandeur n’est pas la chose même qui est grande, en sorte que la maison, si grande qu’elle soit, n’est pas la grandeur elle-même. Nous concevons en effet la grandeur comme indépendante soit de la maison, ou de la montagne que nous nommons grandes, soit de tout autre objet auquel nous appliquons une idée et une relation de grandeur. Ainsi la grandeur est autre que les objets qui lui empruntent leur grandeur ; et cette grandeur, principe premier de toute grandeur, surpasse excellemment tous les sujets sur lesquels elle se réfléchit.
Or, Dieu n’est point grand d’une grandeur qui ne lui appartienne point en propre, en sorte qu’il soit obligé de lui emprunter celle dont il jouit. Autrement nous concevrions la grandeur comme étant au-dessus de Dieu, tandis qu’il est l’Etre premier et souverain. Donc Dieu n’est grand que parce qu’il possède par lui-même toute grandeur. C’est pourquoi nous ne disons point qu’il y a en lui trois grandeurs, pas plus que nous n’affirmons en lui trois substances. Car Dieu est grand par cela seul qu’il est Dieu. Et de même nous ne disons point que les trois personnes divines sont trois êtres souverainement grands, mais un seul et même Dieu souverainement grand, parce que Dieu n’est point grand d’une grandeur étrangère et empruntée, mais qu’il est grand par lui-même, et qu’il est lui-même le principe unique de sa grandeur. Nous tenons également le même langage quand nous parlons de la bonté, de l’éternité et de la toute-puissance de Dieu, et en général de tous les attributs qui se rapportent à la nature divine, et qui sont exprimés dans un sens propre et direct, et non point dans un sens accommodatif et métaphorique. Mais que peut exprimer la parole de l’homme, lorsqu’elle veut expliquer l’essence même de Dieu ?
12. S’agit-il au contraire des opérations propres à chacune des trois personnes divines, nous disons qu’ici ces opérations ne touchent pas à la nature même de Dieu, et qu’elles n’affectent que les relations des trois personnes entre elles, ou leurs rapports avec les créatures. C’est pourquoi il est évident que tout ce qui s’affirme alors de Dieu tombe sur les relations divines, et non sur la nature ou essence divine. Ainsi nous disons des trois personnes de la sainte Trinité qu’elles ne sont qu’un seul et même Dieu, et que ce Dieu unique est grand, bon, éternel et tout-puissant. Nous ajoutons encore qu’il est à lui-même le principe de la divinité, non moins que sa propre grandeur, sa propre bonté, sa propre éternité et sa propre puissance. Mais on ne peut donner à la Trinité entière le nom de Père, si ce n’est peut-être dans un sens relatif aux créatures et à cause de notre adoption divine. Et en effet, cette parole de l’Ecriture : « Ecoute, Israël, le Seigneur ton Dieu est seul Seigneur (Deut. VI, 4) », ne doit point s’entendre du Père à l’exclusion du Fils et du Saint-Esprit. Cependant nous pouvons avec raison appeler Père ce Dieu unique, parce qu’il nous engendre par sa grâce à la vie spirituelle. Mais on ne saurait dans aucun sens nommer la sainte Trinité Dieu le Fils. Quant à l’Esprit-Saint, comme il est écrit que « Dieu est Esprit (Jean IV, 24) », il est permis de le faire du moins dans un sens général ; car le Père est Esprit, le Fils est Esprit, et également, le Père est saint, et le Fils est saint. Ainsi parce que le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont qu’un seul et même Dieu, et que ce Dieu est tout ensemble saint et Esprit, on peut désigner la Trinité tout entière par le mot Esprit-Saint.
Néanmoins quand il s’agit spécialement de l’Esprit-Saint comme troisième personne de la sainte Trinité, et non de la Trinité tout entière, nous le nommons Esprit-Saint dans un sens relatif, et par rapport au Père et au Fils, car il est l’Esprit et du Père et du Fils. Cependant il est vrai de dire que ce nom n’exprime point ces relations divines, et qu’elles se montrent bien mieux dans celui « de don de Dieu (Act. VIII, 20) ». Il est en effet le don du Père, puisque, selon la parole du Sauveur, « il procède du Père » : et il est également le don du Fils, puisque l’Apôtre nous dit que « celui qui n’a pas l’Esprit de Jésus-Christ n’est plaint à lui (Jean XV, 26 ; Rom. VIII, 9) ». C’est donc relativement aux deux premières personnes de la sainte Trinité que nous nommons la troisième Don de Dieu, quoiqu’elle ne soit pas elle-même étrangère à cette donation. Car nous la considérons comme l’union ineffable du Père et du Fils ; et peut-être n’est-elle appelée Esprit-Saint que parce que ce même nom convient au Père et au Fils. Ainsi le mot Esprit-Saint désigne spécialement la troisième personne de la sainte Trinité, mais il s’applique aussi aux deux autres, car le Père et le Fils sont tous deux Esprits et tous deux saints. L’Esprit-Saint est donc nommé le Don mutuel du Père et du Fils, afin que ce nom qui convient à l’un et à l’autre, explique par lui-même que dans la Trinité cet Esprit est l’union des deux premières personnes. Mais cette Trinité de personnes ne forme qu’un seul Dieu qui est unique, bon, grand, éternel et tout-puissant ; et qui est à lui-même son unité, sa divinité, sa grandeur, sa bonté, son éternité et sa toute-puissance.
13. Cependant nous ne devons point nous troubler parce que nous ne donnons que dans un sens relatif, le nom d’Esprit-Saint à la troisième personne de la sainte Trinité, et que nous le refusons dans un sens propre et direct à la Trinité entière. C’est que ce nom n’a point de corrélatif dans la langue théologique. Et en effet, nous disons bien le serviteur du maître, et le maître du serviteur, le Fils du Père et le Père du Fils, parce que ces expressions expriment des relations personnelles. Mais ici, un tel langage serait erroné ; nous disons, il est vrai, l’Esprit-Saint du Père, mais nous ne disons pas le Père de l’Esprit-Saint, dans la crainte qu’on entende par-là que l’Esprit-Saint est le Fils du Père. C’est ici encore que nous disons l’Esprit-Saint du Fils, et non le Fils de l’Esprit-Saint, pour éviter qu’on ne croie cet Esprit Père du Fils.
Au reste, dans un grand nombre de substantifs relatifs, le terme corrélatif manque absolument. Ainsi quoi de plus clair que le mot gage ? il implique toujours l’idée de celui qui le donne, et toujours il est la garantie de la chose à donner. Or, de ce que nous disons que l’Esprit-Saint est le gage du Père et du Fils (II Cor., V, 5 ; Eph. I, 14), s’ensuit-il que nous puissions dire le Père du gage et le Fils du gage ? Non, sans doute. Lorsque au contraire, nous affirmons que ce même Esprit est le don du Père et du Fils, nous nous interdisons ces autres termes, Père du don, et Fils du don, et nous nous bornons à dire le don du donateur et le donateur du don, parce qu’ici nous trouvons un terme usité, ce qui n’existe pas dans le premier cas.
14. C’est dans un sens relatif que la première personne de la sainte Trinité est nommée Père et principe ; mais elle est Père par rapport au Fils, et principe par rapport à toutes les créatures. Le même terme s’affirme également du Fils, et en outre ceux de Verbe et d’image ; et parce qu’ils expriment tous la relation du Fils avec le Père, ils ne peuvent s’appliquer à celui-ci. Au reste, que le Fils soit principe, c’est ce qu’il nous apprend lui-même. Car comme les juifs lui disaient : « Qui êtes-vous ? » il répondit : « Je suis le principe, moi qui vous parle (Jean VIII, 25) ». Mais est-ce qu’il serait le principe du Père ? non sans doute : et il ne se dit principe que dans ce sens qu’il est créateur au même titre que le Père. Et en effet celui-ci est appelé principe, parce qu’il est le créateur de tout ce qui existe. Or le terme de créateur a pour corrélatif celui de créature, de même que le mot maître implique celui de serviteur. Toutefois, quoique nous nommions le Père principe, et le Fils principe, nous ne reconnaissons pas dans la création deux principes différents, parce que le Père et le Fils ne sont à cet égard qu’un seul principe, de même qu’ils sont un seul Créateur et un seul Dieu.
Mais comme il est vrai que tout être qui, tout en restant ce qu’il est, enfante ou produit au dehors quelque chose, est dit le principe de cette œuvre, nous ne pouvons nier que ce titre n’appartienne également à l’Esprit-Saint. Et en effet nous l’appelons Créateur, et il est dit de lui qu’il opère au dehors sans altération aucune de sa substance, car il ne s’épanche, ni ne s’incarne dans les œuvres qu’il produit. Eh ! que produit-il donc ? Ecoutez l’Apôtre : « Les dons du Saint-Esprit, dit-il, sont distribués à chacun pour l’utilité de l’Eglise. L’un reçoit du Saint-Esprit le don de parler avec sagesse ; l’autre reçoit du même Esprit le don de parler avec science. Un autre reçoit le don de la foi par le même Esprit ; un autre reçoit du même Esprit le don de guérir les maladies ; un autre le don des miracles ; un autre, le don de prophétie ; un autre, le don de parler diverses langues. Or, c’est un seul et même Esprit qui opère toutes ces choses, distribuant à chacun ses dons, selon qu’il lui plaît », c’est-à-dire, agissant en Dieu, car qui pourrait produire ces merveilles, s’il n’était Dieu ? Aussi l’Apôtre affirme-t-il que « c’est un seul et même Dieu qui opère toutes ces choses en tous (I Cor. XII, 6, 11) »
15. Dans la Trinité la personne qui engendre est dite principe par rapport à la personne qui est engendrée. C’est ainsi que le Père est principe du Fils, parce qu’il l’engendre. Mais soudain se présente une grave et difficile question, à savoir si le Père « de qui procède l’Esprit-Saint », est le principe de cet Esprit. Si je réponds affirmativement, il s’ensuit qu’on doit nommer principe, non-seulement celui qui produit et enfante quelque œuvre, mais encore celui qui fait un don quelconque. Mais ici rappelons tout d’abord, et comme pouvant nous donner quelque lumière, que le Fils n’est point le Saint-Esprit, quoique cet Esprit soit sorti du Père, ainsi qu’il est dit dans l’Evangile (Jean XV, 26). Je sais bien que cette assertion préoccupe plusieurs esprits ; et néanmoins il est vrai de dire que l’Esprit-Saint diffère du Fils parce qu’il est sorti dit Père, non comme Fils, mais comme don. Nous ne saurions donc le nommer Fils, puisqu’il n’est point né comme Fils unique du Père, qu’en outre, il n’est point, comme l’homme, venu au monde pour recevoir la grâce de l’adoption divine. Quand nous disons que le Fils est né du Père, nous n’avons égard qu’à sa génération éternelle, et nullement à sa génération temporelle. Aussi n’est-il point Fils du Père dans le même sens qu’il est fils de l’homme. S’agit-il au contraire de l’Esprit qui est donné, nous le rapportons également et à celui qui le donne, et à ceux auxquels il est donné. Ainsi l’Esprit-Saint n’est pas seulement l’Esprit du Père et du Fils qui nous l’ont donné, mais il est encore l’Esprit de nous tous qui le recevons. Et de même nous disons que Dieu est notre salut (Ps. III, 9), parce qu’il en est l’auteur et le principe, et que nous le recevons de sa bonté.
Cependant l’Esprit-Saint n’est point en nous l’esprit, ou le souffle de la vie, et il n’est dans l’homme que d’une manière toute spirituelle. Aussi ne l’appelons-nous nôtre que dans le même sens que nous disons à Dieu : « Donnez-nous notre pain (Matt. VI, 11) ». Nous reconnaissons toutefois que nous ne nous sommes point donné l’esprit ou le souffle de la vie, puisque l’Apôtre nous dit : « Qu’avez-vous que vous n’ayez reçu (I Cor. IV, 7) ? » Mais autre est l’esprit que nous avons reçu pour vivre, et autre l’Esprit que nous recevons pour devenir des saints. C’est pourquoi, lorsque l’évangéliste saint Luc dit de Jean-Baptiste qu’il devait venir en l’Esprit et la vertu d’Elie, nous devons entendre ces mots de l’Esprit-Saint qu’Elie avait reçu (Luc, I, 17). Tel est également le sens de cette parole du Seigneur à Moïse : « Je prendrai de Votre Esprit, et je le leur donnerai », c’est-à-dire que je leur ferai part de l’Esprit-Saint que je vous ai donné (Nomb. XI, 17). Si donc l’Esprit-Saint qui est donné, a pour principe celui qui le donne, parce qu’il ne procède que de lui, il faut avouer qu’à l’égard de ce divin Esprit le Père et le Fils sont un seul et unique principe, et non deux principes. Et en effet, comme le Père et le Fils ne sont qu’un seul et même Dieu, ils ne sont également, par rapport aux créatures, qu’un seul et même Seigneur, un seul et même Créateur. Et de même à l’égard de l’Esprit-Saint, ils ne sont qu’un seul et unique principe. S’agit-il au contraire d’exprimer les rapports de la Trinité avec la création ? le Père, le Fils et l’Esprit-Saint sont un seul principe, un seul Créateur et un seul Seigneur.
16. Si nous voulons approfondir ce sujet, nous rencontrons la question suivante. De même que le Fils est essentiellement Fils, et en dehors de sa naissance temporelle, l’Esprit-Saint est-il par lui-même le don de Dieu, et abstraction faite de toute effusion sur l’homme ? En d’autres termes : l’Esprit-Saint existait avant qu’il fût donné, mais il n’était pas encore le don de Dieu ; ou bien, parce que Dieu devait un jour le donner, il était déjà le don de Dieu quoiqu’il n’eût pas encore été donné. Voici ma réponse : Si l’Esprit-Saint ne procède du Père et du Fils qu’au moment où il est donné, et si cette procession n’est point antérieure à l’homme auquel il devait être donné, comment pouvait-il exister personnellement et de toute éternité, puisque selon vous il n’est que parce qu’il est donné ? Vous reconnaissez que le Fils est Fils bien moins par relation de paternité et de filiation que par nature et essence : et pourquoi n’avouerez-vous pas aussi que l’Esprit-Saint procède du Père et du Fils avant tous les siècles et de toute éternité, mais qu’il en procède comme devant en être le don ? Ainsi il était le don de Dieu avant même que fût créé l’homme auquel il devait être donné. On peut en effet le considérer comme étant le don de Dieu, et comme étant donné de Dieu. Sous le premier rapport l’Esprit-Saint existe avant que d’être donné ; mais le second ne peut s’affirmer de lui s’il n’a été réellement donné.
17. Quoique l’Esprit-Saint soit coéternel au Père et au Fils, nous disons néanmoins de lui des choses qui n’ont existé que dans le temps, comme d’avoir été donné. Mais ce langage ne doit point nous surprendre, car si l’Esprit-Saint, en tant que don de Dieu, est éternel, il n’a été donné que dans le temps. Et de même un homme n’est appelé maître que du jour où il a un serviteur. C’est ce que nous disons également de Dieu par rapport à l’acte de la création qui n’a été accompli que dans le temps. Car si Dieu est de toute éternité le maître de la créature, celle-ci n’est pas éternelle. Comment donc expliquer qu’en Dieu ces relations ne tombent point sur la substance, parce que son immutabilité s’oppose, comme je l’ai prouvé au commencement de ce traité, à ce qu’il soit soumis aux influences du temps et des lieux ? Non, nous n’osons affirmer que Dieu est de toute éternité le Maître de la créature, de peur que nous ne soyons contraints de dire que la créature elle-même est éternelle. Car Dieu ne peut de toute éternité commander à la créature, si de toute éternité celle-ci ne lui est assujettie. C’est ainsi qu’on ne saurait être serviteur si l’on n’a pas un maître, ni maître, si l’on n’a pas un serviteur.
Mais peut-être direz-vous qu’à la vérité Dieu est éternel, tandis que le temps est essentiellement fini et limité, en raison même de sa mobilité et de ses variations. Bien plus, comme le temps n’a point précédé le cours des siècles, puisqu’ils ont commencé simultanément, vous vous croirez autorisé à dire que Dieu, même en qualité de Maître, n’est point soumis au temps, parce que de toute éternité il est le Maître des siècles, qui ont donné au temps sa valeur et son existence. Mais que répondrez-vous au sujet de l’homme qui a été créé dans le temps, et dont le Seigneur ne pouvait se dire le maître avant qu’il ne l’eût créé ? certainement ce n’est que dans le temps que Dieu est devenu le maître de l’homme ; et pour parler plus clairement encore, j’affirme que Dieu n’a pu que successivement devenir votre maître et le mien, puisque votre naissance et la mienne appartiennent aux périodes successives des siècles et des âges. Cette question vous paraît-elle obscure, parce que celle de l’éternité des âmes est encore douteuse ? je m’explique en l’appliquant au peuple d’Israël. Comment Jéhovah est-il devenu le Dieu d’Israël ? car en supposant même ce que je ne discute pas en ce moment, à savoir que l’âme de ce peuple fût déjà créée, il n’en est pas moins vrai que ce même peuple n’existait point encore comme peuple, puisque nous ne connaissons pas la date de son origine.
Selon le même ordre d’idées, j’affirme que le souverain domaine de Dieu sur les arbres et les moissons est soumis au temps. Et en effet les arbres et les moissons n’ont qu’une existence bien récente. Mais direz-vous : ils existaient en germes dès la création. Je vous l’accorde, et néanmoins vous m’avouerez qu’autre est la souveraineté qui s’exerce sur une matière brute et inerte, et autre celle qui régit la même matière polie et organisée. C’est ainsi qu’à des intervalles différents, je possède d’abord une pièce de bois, et puis, le coffre qu’elle a servi à confectionner. Car peut-on nier que le coffre n’existait pas encore, quand déjà je possédais le bois ? Comme ut donc serons-nous en droit d’assurer qu’aucun accident n’atteint la substance divine ? Ce sera en disant que Dieu est essentiellement immuable et que tout ce qui tient à la mutabilité du temps, des lieux et des créatures, ne s’affirme de lui qu’indirectement et par relation. C’est dans ce même sens que je dis d’un homme qu’il est mon ami. Car il n’a commencé de l’être que du jour où il a commencé de m’aimer ; en sorte que ce titre d’ami implique en lui un certain changement de volonté. S’agit-il d’une pièce d monnaie avec laquelle je paie ? C’est sans changer et dans un sens relatif qu’elle devient ou un prix ou un gage ou toute autre chose.
Ainsi une pièce de monnaie peut prendre bien des noms et les perdre sans que sa valeur substantielle et intrinsèque en soit altérée. Mais combien plus facilement dirons-nous du Dieu immuable et éternel que tout ce qui se produit dans le temps et par rapport aux créatures, ne tombe point sur sa substance, et ne se dit de lui que relativement à la créature ! « Seigneur, dit le psalmiste, vous êtes devenu notre refuge (Ps. LXXXIX, 1) ». Mais ici ce mot refuge ne s’applique à Dieu que relativement, tandis qu’à notre égard il se prend dans un sens précis et direct. Et en effet, de ce que Dieu devient notre refuge, lorsque nous avons recours à lui, pouvons-nous conclure qu’il éprouve dans sa nature, ou substance, une modification quelconque, modification qui n’existait pas avant que nous n’eussions recours à lui ? Non, sans doute, et c’est en nous seulement qu’il s’opère quelque changement, puisque de mauvais que nous étions précédemment, nous devenons bons en prenant le Seigneur pour notre refuge. L’homme change, mais Dieu demeure immuable. Ainsi encore le Seigneur commence à devenir notre Père lorsque nous sommes régénérés par sa grâce, car « il nous a donné dit saint Jean, le pouvoir de devenir enfants de Dieu (Jean I, 12) ». C’est donc l’homme qui devient meilleur par le fait de son adoption divine ; et si le Seigneur commence alors à devenir son Père, cela n’implique aucun changement en sa nature.
Je me résume, et je dis que tout ce qui s’affirme de Dieu comme ayant commencé en lui à une date précise, et comme n’existant pas auparavant, ne s’affirme que relativement. Gardons-nous cependant de croire qu’en lui la substance divine soit modifiée par ces relations accidentelles, car elles n’atteignent que le sujet auquel nous les rapportons. L’homme devient juste en devenant l’ami de Dieu, et ainsi il change. Mais on ne saurait assigner une date à l’amour de Dieu pour cet homme, comme s’il ressentait présentement pour lui un amour qui soit nouveau, et qui n’existait pas auparavant. Un tel langage contredirait en Dieu cette vision qui lui montre le passé comme toujours présent, et le futur comme étant déjà passé. Et en effet, avant toute création Dieu a aimé ses élus, et il les a prédestinés à la gloire. Mais lorsque ceux-ci se tournent vers lui, et qu’ils le trouvent, nous disons qu’il commencé à les aimer. Du reste nous ne parlons ainsi que pour nous faire comprendre et pour suppléer à l’imperfection de tout langage humain. Et de même quand Dieu s’irrite contre les méchants, et qu’il se montre bienveillant envers les bons, ce sont eux qui changent, tandis que lui-même reste immuable. C’est le phénomène de la lumière qui offense un œil malade et réjouit un œil sain. Certes la lumière est toujours la même, et notre œil seul a changé.