Contre Marcion

LIVRE I

Chapitre V

Deux êtres souverainement grands ! La sagesse a-t-elle jamais imaginé un pareil système ? Si vous admettez deux êtres souverains, je vous demanderai d’abord, pourquoi pas plusieurs ? La substance divine ne paraîtrait-elle pas plus féconde si elle s’étendait à un plus grand nombre ? Il a été bien plus conséquent et plus magnifique ce Valentin, qui, du moment qu’il eut osé concevoir deux dieux, Bythos et Sigé, engendra jusqu’à trente Eons et répandit dans le monde un essaim de divinités, portée non moins merveilleuse que celle de la laie de Lavinium. La raison qui répugne à plusieurs êtres souverainement grands répugne à deux au même titre qu’à plusieurs. Après l’unité, le nombre. Mais que mon intelligence accepte deux dieux, il lui faudra bientôt en accepter davantage. Après deux la multitude, une fois qu’on est sorti de l’unité.

Enfin, la foi du chrétien exclut, par les termes même, la pluralité des dieux. Sans s’arrêter à la dualité, elle établit l’unité de Dieu sur cette base inébranlable : Dieu est de foute nécessité ce qui n’a pas d’égal, en sa qualité d’être souverainement grand ; Dieu est de toute nécessité l’être unique, en sa qualité d’être sans égal.

Toutefois, admettons cet absurde système ! Pourquoi deux divinités égales, souveraines, identiques ? Où est l’avantage de la dualité, quand ces deux êtres semblables ne diffèrent pas de l’unité ? car une chose, la même dans deux substances pareilles, demeure toujours une. Supposez même une infinité d’êtres pareils ; ils n’en seront pas moins une seule et même chose, puisqu’en vertu de leur égalité, aucune différence ne les distingue. Or, si l’un ne diffère en rien de l’autre, et comment différeraient-ils, puisqu’ils sont tous deux souverainement grands, possédant chacun la divinité ? si l’un n’a pas la prééminence sur l’autre, je cherche vainement dans cette égalité de pouvoir la raison de leur double existence. Il faut au nombre une raison décisive, souveraine, ne serait-ce que pour indiquer à l’homme incertain auquel des deux pouvoirs il doit porter ses hommages. En effet, me voici en face de deux divinités semblables, identiques, souveraines ; que faire ? les adorer toutes deux ? mais ces hommages surabondants vont passer pour une ridicule superstition bien plus que pour un culte religieux, attendu que ces dieux pareils, doubles dans leur individualité, je puis me les rendre propices en ne m’adressant qu’à l’un d’eux. Mon adoration devient un témoignage de leur ressemblance et de leur unité ; j’adore l’un dans l’autre : ce double principe se confond pour moi dans un seul. Adresserai-je mes supplications à un seul ? autre anxiété. En honorant l’un de préférence à l’autre sans tenir compte du dieu superflu, je paraîtrais chercher à couvrir l’inutilité du nombre. Qu’est-ce à dire ? pour sortir d’embarras, je trouverai plus sûr de les supprimer l’un et l’autre que d’honorer l’un des deux avec remords, ou tous les deux sans profit.

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