« La terre sera remplie de la connaissance de l’Eternel, comme le fond de la mer par les eaux qui la couvrent. »
(Ésaïe 11.9)
Esaïe (dont le nom signifie Jéhovah sauve) naquit vers l’an 760 avant notre ère ; quand il jeta son premier cri, Rome n’était pas encore fondée. Alors que la Bible, dans son ensemble, est un livre de plein air, où l’on respire dans l’atmosphère de la campagne, Esaïe fut un citadin. Son ministère se déroula dans la ville de Jérusalem ; il avait accès à la cour du roi, où il vit se succéder plusieurs monarques. Il aurait pu dire de la capitale ce que Montaigne écrivait de Paris : « Je l’aime tendrement, jusques à ses verrues et à ses taches. »
Il en décrit les places, les modes, les mouvements de foules. Il nous a laissé un tableau des élégantes de son temps : « Elles marchent le cou tendu, les yeux hardis, à petits pas, en faisant résonner les anneaux de leurs pieds. Mais le Seigneur châtiera leur orgueil ; il enlèvera les filets et les croissants, les boucles d’oreilles, les bracelets et les voiles, les diadèmes, les chaînettes des pieds et les ceintures ; les boîtes de parfum et les amulettes, les bagues et les anneaux du nez, les miroirs, les chemises fines et les turbans. »
Ces perruches multicolores ne se doutaient guère, quand elles frôlaient Esaïe dans la rue, que cet homme sans apparence avait reçu vocation de l’Eternel. C’est vers l’âge de vingt ans qu’il eut la vision suivante : « L’année de la mort du roi Ozias, je vis le Seigneur assis sur un trône très élevé, et les pans de sa robe remplissaient le temple. Des séraphins se tenaient au-dessus de lui ; ils avaient chacun six ailes : deux dont ils se couvraient la face, deux dont ils se voilaient les pieds, et deux dont ils se servaient pour voler. Ils se criaient l’un à l’autre : « Saint, saint, saint, est l’Eternel ; toute la terre est pleine de sa gloire ! » Les portes furent ébranlées dans leurs fondements par la voix qui retentissait, et la maison se remplit de fumée. Alors, je dis : « Malheur à moi ! Je suis perdu, car je suis un homme dont les lèvres sont impures, et mes yeux ont vu l’Eternel. » Mais l’un des séraphins vola vers moi, avec une pierre ardente prise sur l’autel ; il en toucha mes lèvres et dit : « Ton iniquité est enlevée ! » Et j’entendis la voix du Seigneur disant : « Qui enverrai-je et qui marchera pour moi ? » Je répondis : « Me voici envoie-moi ! » Il dit alors : « Va, et déclare à ce peuple : Vous entendrez et vous ne comprendrez point ; vous verrez et vous ne saisirez point. Rends insensible le cœur de ce peuple, endurcis ses oreilles, et bouche-lui les yeux, pour qu’il ne voie point de ses yeux, n’entende point de ses oreilles, ne comprenne point de son cœur, ne se convertisse point et ne soit point guéri. »
Ce magnifique passage est dominé par trois grandes pensées qui inspirèrent le prophète, pendant un long ministère de soixante années : 1° L’Eternel est saint, donc Israël doit être saint. Quelle distance morale entre ce Dieu-là, et le Jupiter, peu respectable, de la mythologie grecque ! 2° Le peuple est trop corrompu pour échapper au châtiment purificateur. Ce principe explique l’attitude courageuse et douloureuse du voyant, accusé de manquer au patriotisme sacré de la nation élue, quand il prédisait la ruine et la défaite à ses concitoyens. 3° Au creuset de la souffrance restera un résidu purifié. Cette promesse contenait déjà les intuitions rédemptrices qui devaient prendre corps, après Esaïe, soit dans la vision du « Serviteur de l’Eternel », l’« Homme de douleur », soit dans l’apparition de Jésus le Christ, crucifié pour sauver le monde.
Quant à la parole : « Endurcis le cœur du peuple ! », elle semble un écho des amères expériences du prophète. Méditant sur les répercussions de son message, il mesurait l’étendue de son échec. En vérité, pensait-il, on pourrait croire que j’ai reçu mission de boucher, les oreilles de mes auditeurs ! La formule : « Vous entendrez et vous ne comprendrez point ! » marque la distinction fondamentale entre une religion de tête et une religion du cœur ; l’intelligence parvient à saisir, mais la volonté refuse d’obéir.
Devant l’incompréhension morale et l’endurcissement du peuple Esaïe se demande, parfois, comme les grands initiateurs, les messagers de Dieu, s’il n’avait pas reçu l’austère mission de provoquer l’impénitence. Néanmoins, après sa vocation, il put dire (comme saint Paul devait l’affirmer plus tard) : « Je ne résistai point à la vision céleste. »
L’appel de Dieu, vous l’avez perçu vous-même. Dans le sanctuaire intérieur vous avez entendu, sous une forme ou sous une autre, la question décisive : « Qui enverrai-je, et qui marchera pour nous ? » C’est le drame de la destinée individuelle. Là se décide l’orientation d’une vie, en réponse à la vocation personnelle venue d’En-haut.
Après l’appel de Dieu, Esaïe enhardit à prêcher. Fidèle à la révélation apportée par Moïse, il refusait de dissocier la religion et la morale. Quelle description des ivrognes de Jérusalem ! « Il chancellent dans le vin, et les boissons fortes leur donnent le vertige ; sacrificateurs et faux prophètes chancellent ; ils vacillent en rendant la justice ; leurs tables sont pleines de vomissements et d’ordures. » Réalisme vengeur, dont les dirigeants de notre pays devraient s’inspirer pour dénoncer l’infecte hideur, le péril effroyable, et le scandale sans nom, de l’alcoolisme. Il est bien porté, en France, de combattre la tuberculose, mais on n’aime point prendre position contre le règne du marchand de vin et l’empire du bouilleur de cru.
Esaïe n’avait pas froid aux yeux. Il s’attaquait aux puissants, qu’ils fussent des riches, ou des guerriers, ou des prêtres. « L’Eternel aura son jour contre tout homme orgueilleux et hautain, contre quiconque s’élève, afin qu’il soit abaissé ; contre tous les cèdres du Liban, et contre tous les chênes de Basan ; contre les montagnes et contre les tours, contre les forteresses et les navires aux grands mâts. Quand luira le jour de l’Eternel, il sera élevé lui seul, et les idoles disparaîtront. On se glissera dans les cavernes, on se cachera sous la poussière, pour éviter la terreur de l’Eternel et l’éclat de sa majesté, quand il se lèvera pour épouvanter la terre ; alors, les hommes jetteront leurs idoles d’argent ou d’or aux rats et aux chauves-souris. » Le thème de ce développement reparait, à chaque instant, dans l’Evangile : « Celui qui s’élève sera abaissé. Que celui qui vise à la grandeur consente à servir. S’humilier, c’est monter. » A plus d’une reprise, dans les synagogues, Jésus commenta le prophète Esaïe (1).
(1) Il est vrai que, dans le Nouveau Testament, on attribue à notre Esaïe l’ensemble des écrits réunis sous son nom. Or, seuls, les premiers chapitres lui sont attribuables. Les autres s’appliquent à une situation historique bien différente ; leur auteur est anonyme. Dans Matthieu 13-14, le Christ commente le récit de la vocation d’Esaïe.
Et comment n’aurait-il pas salué en lui un précurseur ? Le Christ « lutta jusqu’au sang » contre une fausse notion de la religion. C’est du haut de la croix que semblent tomber ces paroles brûlantes et lumineuses du voyant : « Ainsi parle l’Eternel : Qu’ai-je affaire de vos innombrables sacrifices ? J’ai la nausée de vos holocaustes de béliers et de la graisse des veaux ; je ne prends nulle délectation au sang des taureaux, des brebis et des boucs. Cessez vos vaines offrandes, vous souillez mes parvis ! J’ai en horreur l’encens et le sabbat ; je ne puis voir le crime associé aux solennités ; j’exècre vos fêtes religieuses ... Multipliez les prières ? Je n’écoute point. Etendez vers moi les mains ? J’en détourne les yeux ; elles sont rouges de sang. Purifiez-vous ! Renoncez à la méchanceté ! Recherchez la justice, protégez l’opprimé, faites droit à l’orphelin, défendez la veuve ! »
C’est le même idéal religieux que Jésus, au Calvaire, scella volontairement de sa mort.
Si la vraie religion est inséparable de la moralité personnelle, celle-ci, à son tour, doit travailler la société, comme du levain agit dans la pâte. La sentence du Messie : « A César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » ne prétend pas enfermer la religion dans le domaine cultuel, afin que des renards et des loups à face humaine s’ébattent, librement, dans le vaste monde. Jésus a voulu affirmer que l’empire de l’Etat s’arrête au seuil de la conscience, le sanctuaire intérieur où Dieu seul a le dernier mot. Mais le Christ n’a nullement prétendu que la personnalité consacrée, inspirée par l’Eternel, n’avait pas le droit d’intervenir dans le domaine social, pour y prêcher l’idéal suprême et y propager le Souverain bien.
De même que « Moïse porta l’opprobre du Christ » en renonçant à une situation royale en faveur des opprimés, de même Esaïe prononça déjà un premier « Sermon sur la montagne », quand il entreprit de conseiller les rois de Juda, et de faire pénétrer les principes du Royaume de Dieu au siège même du gouvernement. La religion de l’Esprit n’accepte pas les axiomes courants du défaitisme moral : « Les affaires sont les affaires. – L’argent n’a pas d’odeur. – A la guerre comme à la guerre. – Politique, d’abord ! – Chacun pour soi. » Toutes ces formules reviennent à celle-ci : « Chasse gardée ! » Entrée interdite à la Loi divine. Or, quand Dieu n’est plus partout, il n’est nulle part.
Les religions cultuelles répondent : « Partout ? Nulle-part ? L’une et l’autre thèse est erronée ; car Dieu est dans le sanctuaire. » Cela est vrai, si l’on signifie ainsi que la présence universelle de Dieu est sentie, plus spécialement, au milieu de ses adorateurs, comme la chaleur des rayons lumineux se concentre dans une lentille convergente. Mais si les clergés prétendent localiser Dieu dans un lieu ou un objet, à une minute précise, ils risquent d’évincer Dieu du domaine laïque, et de vider l’existence humaine (réputée « profane ») de son contenu surnaturel. De la sorte, et par un long détour, le cléricalisme peut aboutir, pratiquement, au même résultat que l’athéisme.
Pour comprendre l’activité politique d’Esaïe, regardez la carte ci-contre.
Le royaume d’Israël (capitale Samarie), et le royaume de Syrie (capitale Damas), voulaient forcer le royaume de Juda (capitale Jérusalem), à entrer dans une coalition contre l’Assyrie (capitale Ninive). A l’approche des armées alliées, déclare l’auteur sacré, « le cœur du roi et le cœur de son peuple furent agités comme des arbres secoués par le vent ». Esaïe refusa de s’émouvoir, déclarant que les chefs ennemis étaient « deux bouts de tisons fumants ». Il exhorta au calme le monarque : « Confie-toi en Dieu seul, tu seras sauvé par la foi. » Mais celui-ci, éperdu, vida le trésor du temple et envoya des présents au roi d’Assyrie, Tiglath-Piléser, pour acheter son intervention militaire. Imprudence inouïe ! Celui qu’on appelait accourut ; il dispersa les armées qui menaçaient Jérusalem, il déporta une partie du peuple d’Israël, mais il fit payer cher sa victoire à Juda, en exigeant un tribut du roi Achaz. Celui-ci perdit son indépendance ; il poussa même la servilité jusqu’à installer, sur le toit du temple, des autels consacrés aux divinités païennes de Ninive.
Alors, Esaïe ne contient plus son indignation ; et, dans cette même cité sainte, où Jésus, huit siècles plus tard, devait jeter l’anathème aux hypocrites, le prophète lance de terribles « Malheur à vous ! ». Il s’écrie : « Malheur à ceux qui, ajoutent maison à maison, et qui joignent champ à champ, jusqu’à ce qu’ils habitent seuls au milieu du pays ! Malheur à ceux qui ont de la bravoure pour boire du vin, et de la vaillance pour mêler des liqueurs fortes ! Malheur à ceux qui justifient le coupable pour un présent ! Malheur à ceux qui appellent le mal « bien », et le bien « mal » ! Malheur à ceux qui sont sages à leurs propres yeux ! Ils ont dédaigné la loi de l’Eternel, méprisé la parole du Saint d’Israël. C’est pourquoi, la colère de l’Eternel s’enflamme contre son peuple. »
Puis, le prophète, en une description dramatique, décrit l’imminente invasion du pays de Juda par les guerriers de Ninive. (Ésaïe, Chap. V). Les Assyriens étaient plus cruels que les Egyptiens, affirme l’historien Maspero (2). Tant qu’une ville résistait, ceux de ses habitants qu’on saisissait les armes à la main étaient suppliciés ; tantôt on les hachait en morceaux, tantôt on les empalait vivants par le creux de l’estomac, puis on plantait les pieux en terre, et les pals finissaient par former une haie sanglante entre les deux armées. La cité, une fois prise, était souvent détruite au ras du sol, et l’on semait du sel sur les décombres. Les survivants étaient massacrés ou déportés. « Si l’on épargnait le gros de la population, les notables payaient pour le peuple : on les précipitait du haut des tours, on leur coupait le nez ou les oreilles, on leur tranchait les mains et les pieds ; on les brûlait à petit feu avec leurs enfants ; on les écorchait vifs ; on les décapitait, on amoncelait leurs têtes en colonne. » Un conquérant se glorifia en ces termes : « Je construisis un pilier à la porte de la cité ; puis j’enlevai la peau de tous les notables, et j’en recouvris le pilier ; j’accrochai des cadavres au pilier même, j’en empalai d’autres au sommet du pilier ; je rangeai les derniers sur des pals autour du pilier. »
(2) Histoire ancienne des peuples de l’Orient classique ; vol. II, p. 637 ; vol. III, p. 182, 215.
Telle est la fresque infernale qui sert de fond à l’histoire d’Esaïe, et qui forme repoussoir à la révélation apportée par le voyant. Un autre historien moderne écrit : « Il s’était formé à Ninive le noyau d’un empire dont la force parait avoir été tirée des hordes énergiques qu’ont toujours nourries les montagnes du Kurdistan. C’était la première apparition de la force militaire dans le monde ; le résultat fut un despotisme brutal, que ne paraît avoir animé aucune idée morale ni religieuse. Des kilomètres de bas-reliefs, d’un réalisme effrayant, nous montrent à l’œuvre ce vieux militarisme, avec la simplicité de ses idées, la barbarie de ses mœurs. La cruauté est ici, comme chez les Peaux-Rouges, une force et un mobile. Des scènes de torture sont représentées avec autant de soin et d’amour que des scènes de victoire. Le roi, sorte d’Attila ou de Tamerlan, parait le centre unique de tout ce déploiement. A côté du roi, on ne voit que des soldats, des serviteurs, des bourreaux. Le roi est le dieu véritable de cet art de sculpteurs. Rien n’existe à côté de lui. Toutes les représentations n’ont qu’un but, c’est de prouver qu’il est fort. Or, on est bien fort, selon cette logique de sauvages, quand on voit son ennemi écorché vif à ses pieds … Le monde n’avait encore rien vu de semblable. L’empire grec, l’empire romain, jusqu’à un certain point l’empire perse, se firent pardonner leurs violences par la contribution qu’ils apportèrent au progrès. L’empire assyrien parait n’avoir fait que du mal … Les prophètes prirent l’Assyrie comme une espèce d’épouvantail à l’adresse de leurs compatriotes (3). « Les Judéens, prisonniers de guerre, savaient qu’on leur enfoncerait une boucle à travers les lèvres, pour les entrainer vers la servitude. Et les blessés n’ignoraient pas qu’on lâchait des vautours sur les malheureux qui gisaient, sanglants, à terre. Point d’ambulances de la Croix-Rouge !
(3) E. Renan. Histoire du peuple d’Israël, chapitre XVIII.
La ville de Samarie avait succombé, après trois ans de siège ; et le roi d’Assyrie, Sargon, avait déporté vingt-sept mille personnes, se procurant ainsi de la main-d’œuvre à bon marché. A ce moment, le roi de Juda était un homme de vingt-huit ans, Ezéchias, homme pieux, décidé à favoriser l’idéal prophétique. Il mit son enthousiasme religieux au service d’Esaïe. Lettré, il s’entourait d’écrivains ; on a parfois placé à cette époque la composition du livre de Job, poème unique dans l’antiquité, où l’auteur ose exprimer le Lamma sabachtani du genre humain : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » , En d’autres termes : Pourquoi l’innocent est-il frappé, ici-bas, avec le coupable ? Certes, la calamité où venait de s’effondrer Samarie, englobant tous les Israélites pêle-mêle, dans le même désastre, posait avec acuité le problème du Mal. D’autant plus que cette catastrophe était la conséquence d’une guerre fratricide entre descendants d’Abraham, disciples de Moïse : attaqué par le royaume d’Israël, le royaume de Juda, pour se défendre, avait déclenché l’avalanche assyrienne. – Il semble, aussi, que le Deutéronome ait paru à ce moment-là. Quand on songe à la brutalité de la civilisation assyrienne, ce petit livre a la beauté d’un sourire de pitié ; c’est un effort magnifique pour codifier la protection des faibles, tentative liée à toute une entreprise de réforme religieuse, inspirée par l’idéal des prophètes. Enfin, il faut noter que le Psautier doit une partie de ses chefs-d’œuvre à Ezéchias et à son temps.
Tel est le roi dont le ciel s’enténébra, soudain, par l’orage d’une invasion assyrienne. Il faut reconnaître qu’Ezéchias avait provoqué la foudre par ses pourparlers avec le roi de Babylone, capitale de la Chaldée, puissant empire capable de rivaliser avec l’empire d’Assyrie. Ezéchias, d’autre part, confiant dans sa propre diplomatie, avait accueilli les propositions de l’Egypte, pour secouer le joug de Ninive. Inquiet de ces machinations, le successeur de Sargon, le roi Sennachérib, décida d’écraser dans l’œuf la coalition. Il sortait d’une guerre terrible et victorieuse contre Mérodac-Baladan roi de Babylone et son ambition croissait avec le succès.
On a retrouvé un cylindre hexagonal qui contient un récit de sa campagne en Chaldée. « Sennachérib, le grand roi, le puissant roi, le sans rival, le pieux, le protecteur des justes, le noble guerrier, le vaillant héros, le roi des rois, le punisseur des incroyants … Au début de mon règne, j’ai vaincu Mérodac-Baladan. J’ai pris et pillé quatre-vingt-neuf grandes villes. » Dans une seconde expédition, il ravagea une contrée qui n’avait jamais été soumise aux Assyriens : « Je traversai les forêts et les monts à cheval. Dans les endroits dangereux, je mis pied à terre et grimpai comme une chèvre. Je pris d’assaut la capitale, j’emmenai les habitants, grands et petits, chevaux, ânes, bœufs, moutons. Je ruinai d’innombrables villages et en fis des tas d’ordures. » Ensuite, Sennachérib entra dans une autre région : « Je soufflai sur la contrée comme un vent de tempête. Je ravageai, détruisis et livrai aux flammes deux cités, résidences royales, trente-quatre grandes villes et d’innombrables petites villes. Je coupai les forêts, je semai des orties dans leurs champs de blé. Derrière moi, je laissai le désert. J’emmenai tous les habitants, hommes et femmes, et les animaux. »
Et à quoi employer ces hordes d’esclaves ? A construire un palais. « Sur l’ordre des dieux, je décidai d’achever la construction. Les hommes que j’avais ramenés de toutes parts comme captifs, je les forçai à façonner des briques. » (C’est le même labeur que les Pharaons avaient imposé aux Hébreux.) Les esclaves servaient aussi à charrier des blocs de pierre. On distingue, sur un bas-relief, quatre longues files d’infortunés qui tirent des taureaux ailés, à face humaine, chaque masse pesant jusqu’à dix mille kilos. Allez contempler, au Musée du Louvre, dans la salle des antiquités assyriennes, le seuil d’une porte d’un palais de Ninive ; cette pierre, délicatement ornée par le ciseau d’un sculpteur anonyme, fut peut-être mise en place, voilà plus de deux mille années, par les mains à vif des prisonniers de guerre, sous un soleil ardent ; le même qui rayonne toujours, impassible, dans l’espace.
Esaïe s’était fortement opposé aux pourparlers du roi avec l’Egypte et la Chaldée. Ezéchias l’écoutait volontiers, d’autant plus que le prophète était, semble-t-il, son médecin ; il soignait son corps en même temps que son âme. (Ésaïe 38.4). Mais Ezéchias, en ces conjonctures, imita son père Achaz ; il accusa le voyant de pessimisme ; pourquoi donc prédire qu’une coalition contre l’Assyrie finirait mal ? Alors Esaïe éclata : « C’est dans la confiance en Jéhovah que sera votre force. Vous ne l’avez pas voulu ! Vous avez dit : Non : « A cheval ! A cheval ! » Eh bien ! vous en aurez du cheval. « Au galop ! Au galop ! » Ah ! le beau galop sur vos talons. Mille fuiront à la menace d’un seul. Vous fuirez jusqu’à cc que vous restiez comme une perche, sur le sommet d’une montagne. » (Ésaïe 31.1-3 ; 30.15-17).
Subitement, l’ouragan se déchaîna. Sennachérib commença une expédition punitive contre le petit royaume de Juda. On possède l’inscription suivante où le conquérant narre les débuts de sa campagne en Palestine : « Je pris les villes et les forteresses d’Ezéchias, et je l’enfermai à Jérusalem, comme un oiseau dans sa cage. J’emmenai à Ninive les femmes de son palais. Il envoya son serviteur pour faire soumission. » Ceci est d’accord avec le récit biblique. On y lit qu’Ezéchias avait envoyé une députation, à Lakis, pour supplier Sennachérib d’arrêter sa marche en avant. Celui-ci imposa une forte rançon ; pour la payer, le roi de Juda livra les lames d’or dont il avait couvert les portes du temple. (2 Rois 18). Il est vrai que les habitants de Jérusalem étaient prêts à se dépouiller, pour échapper au sort des habitants de Lakis. Les nouvelles qui provenaient de cette cité assiégée donnaient le frisson. Un bas-relief représente la prise de cette ville, et les supplices qui l’accompagnèrent. L’artiste a noté un détail émouvant : dans un chariot, escorté par des soldats assyriens, on distingue deux captives dont chacune garde un enfant ; et l’une des mères donne un baiser à son petit garçon.
Sennachérib, ivre d’orgueil, voulait parachever sa victoire par une descente en Egypte ; mais il n’osait laisser derrière lui une place forte, comme Jérusalem. Il poussa donc une armée vers la capitale, pour porter à Ezéchias un ultimatum. Il exigeait qu’on lui laissât occuper la ville sans combat, toute résistance étant vaine. La situation d’Ezéchias paraissait désespérée. Alors Esaïe se dresse. Lui qui a toujours prêché la paix, il tient un autre langage. Il dit à Ezéchias : « La rançon qui t’a été extorquée n’était qu’un châtiment pour être entré, malgré mes avertissements, dans une coalition insensée. Mais, aujourd’hui, l’Assyrien s’élève contre Jéhovah lui-même. Il menace la cité sainte. Réponds au barbare : « Elle te méprise, elle se moque de toi, la fille de Sion ! » Cette fois, le roi suivit le conseil du voyant. Alors Sennachérib, constatant que ses menaces restaient sans effet, remit à plus tard l’anéantissement de Jérusalem ; courant au plus pressé, il se dirigea vers l’Egypte.
Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Brusquement, l’armée invincible fondit comme beurre au soleil. La Bible raconte que l’ange de Jéhovah frappa de mort 185.000 guerriers. L’historien grec, Hérodote, emploie une autre image ; il dit que des souris rongèrent les arcs, les courroies, et rendirent impossible la progression de l’armée. C’est la description de quelque épidémie, puisque l’antiquité symbolisait par une souris les ravages d’une maladie infectieuse. (Nos modernes hygiénistes attribuent aux rats la propagation de la peste.)
Quoi qu’il en soit, Sennachérib, obligé de battre en retraite sans combat, regagna Ninive, et ses fils l’assassinèrent ; drame enregistré par la Bible et confirmé par les annales assyriennes.
Dans l’immensité du désert, au pied des pyramides, que pesait l’imperceptible Moïse ? Devant l’Empire ninivite, monstrueux de richesse, de luxure et de férocité, le minuscule Esaïe, dans la minuscule Jérusalem, ne comptait point. Et cependant, champion de l’Eternel, il ensemença d’une radieuse espérance les sillons de l’avenir. Semeur héroïque, il prépara, pour le monde entier, des moissons de justice et de joie qui n’ont pas encore achevé de mûrir, mais dont l’Evangile du Christ, et l’Eglise apostolique, et la Réformation du XVIe siècle, nous laissent pressentir la fertile magnificence.
L’Esprit lui avait révélé la mission providentielle, ici-bas, de l’élite, ou plutôt du « petit troupeau » des initiés, des enfants de Dieu, dont les yeux sont ouverts à quelque immense aurore.
Il s’était forgé des devises comme celles-ci : « Un reste subsistera. Un reste se convertira. » Ce sont, en effet, les minorités qui découvrent le vrai, combattent le bon combat, sauvent le monde. Avant l’apparition de l’Eglise chrétienne, il existait une pré-Eglise qui servait d’organe à l’Esprit rédempteur, et qui agissait dans la masse comme un ferment. C’est ainsi qu’Esaïe, pour préparer 1’avenir, s’entoura d’un cercle de disciples, chargés de transmettre son message ; méthode qui préludait à celle que Jésus lui-même devait adopter, un jour, quand il choisit douze apôtres. « Je veux envelopper cet oracle, déclarait Esaïe et sceller cette révélation dans le cœur de mes disciples. » (Chap. 8, 16, 18.)
La légende raconte que le grand vieillard fut supplicié, d’une façon barbare, par le roi Manassé, fanatique adversaire de l’idéal spiritualiste et social incarné par Esaïe. Ce monarque idolâtre, indigne fils d’Ezéchias, « observait les nuages et les serpents pour en tirer des pronostics, il s’adonnait à la magie, il établit des gens qui évoquaient les esprits, et prédisaient l’avenir ». Pour obéir à une atroce coutume païenne, il eut des fils qu’il brûla vifs, en l’honneur de la divinité ! On devine la douleur morale d’Esaïe. Est-il invraisemblable que sa protestation véhémente ait pu lui coûter la vie ? Mais si le roi superstitieux et brutal parvint à se débarrasser d’un gêneur, il ne réussit pas à éteindre le rayonnement de sa « Bonne nouvelle ».
Celle-ci, aujourd’hui encore, éclaire notre ciel. Chaque année, quand la chrétienté célèbre Noël, elle contemple avec émotion les merveilleux et indélébiles tableaux du Royaume de Dieu, légués au genre humain par le voyant. Non seulement, il annonça la fin des luttes de classes et des guerres internationales, mais le regard de son âme entrevit la figure mystérieuse du Messie, la « Sainte face » du Fils de l’homme : « Les ténèbres ne régneront pas toujours sur la terre livrée à l’angoisse. Le peuple, qui marchait dans l’obscurité, aperçoit une vive lumière ; sur ceux qui habitaient le pays de l’ombre de la mort, quelle clarté resplendit ! Toute chaussure qu’on porte dans la bataille, et tout vêtement guerrier roulé dans le sang, seront livrés aux flammes. Car un enfant nous est né, un fils nous est donné, et la domination reposera sur son épaule. On l’appellera Admirable, Conseiller, Dieu puissant, Père éternel, Prince de la paix. » (Ch. 9.)
Dans un autre passage, le prophète s’exprime ainsi : « Un rameau sortira du tronc d’Isaï, et un rejeton naîtra de ses racines. » (C’est toujours l’idée du « reste » où se réfugie l’espérance.) « L’Esprit de l’Eternel reposera sur lui : Esprit de sagesse et d’intelligence, Esprit de conseil et de force, Esprit de connaissance et de crainte de l’Eternel. Il ne respirera que la crainte de l’Eternel ; il ne jugera point sur l’apparence, il ne prononcera point sur un ouï-dire. Mais il jugera les pauvres avec équité, il prononcera avec droiture sur les malheureux de la terre ; il frappera la terre de sa parole, et du souffle de ses lèvres il anéantira le méchant. La justice sera la ceinture de ses flancs, et la fidélité la ceinture de ses reins. Le loup habitera avec l’agneau, et la panthère se couchera avec le chevreau ; le lionceau et le bétail qu’on mène au pâturage, seront ensemble, et un petit enfant les conduira. Sur l’antre de la vipère s’ébattra le nourrisson, et l’enfant sevré plongera sa main dans la caverne du basilic. Il ne se fera ni tort, ni dommage, sur toute ma montagne Sainte. Car la terre sera remplie de la connaissance de l’Eternel, comme le fond de la mer par les eaux qui le couvrent. En ce jour, le rejeton d’Isaï sera là – comme une bannière pour les peuples ; et les nations se tourneront vers lui. »
Sous une forme imagée, nous trouvons en ces passages mystérieux, vibrants d’espérance et de foi, un idéal où se concentrent les aspirations les plus pures de la Société des Nations, du Socialisme idéaliste, de la Catholicité évangélique, du Christianisme universaliste, et de l’œcuménisme « pan-chrétien ».
Un Juif moderne a écrit avec raison : « En remontant vers les prophètes, l’humanité ne recule pas de vingt siècles en arrière ; c’étaient eux qui étaient de vingt siècles en avant (4). »
(4) Darmesteter : Les prophètes d’Israël.