L’île terrible

6
Une succession de malheurs

Partout dans l’île, il n’y a qu’un cri : « C’est Paton qui nous attire ces malheurs ! »

Et, en effet, les calamités déferlent sur Tanna. La rougeole a déjà décimé le tiers de la population. Les marchands de bois de santal qui fréquentent la région côtière n’ont pas la conscience au large ; ils devinent assez le mécontentement et la désapprobation des natifs pour juger prudent de détourner l’attention d’eux-mêmes en répétant partout :

— Vous voyez bien, ce sont les missionnaires qui vous portent malheur ! Vos dieux ne sont pas contents. Chassez Paton et sa clique ; tuez-les sans pitié et vous vivrez tranquilles. Pas avant !

En vérité, ces méchants honnissent les hommes de Dieu qui contrecarrent leurs desseins. Ils savent qu’ils pourront exploiter les habitants de l’île aussi longtemps que ceux-ci seront plongés dans la crainte, l’ignorance et la misère.

Quelques semaines plus tard, un autre capitaine refuse catégoriquement de faire le moindre commerce avec les Tannésiens :

— Tant que vous n’aurez pas banni ces gens dangereux, nous ne traiterons aucune affaire avec vous.

— Tenez, propose un autre marchand, je vous donne du tabac, de la poudre et des balles. C’est pour en finir avec Missi et ses acolytes.

Trop malheureux et trop ignorants pour discerner le but criminel de ces propos, les pauvres Tannésiens menacés par l’épidémie laissent les soupçons et la haine envahir leurs cœurs déjà ulcérés.

— Après tout, si c’était vrai ?

La terrible tempête qui s’abat sur l’île en mars 1861 n’est pas faite pour rassurer les esprits. Hélas ! Les arbres, secoués par un vent d’une violence inouïe, laissent tomber leurs fruits encore verts sur un sol déjà jonché de feuilles et de branches cassées. La précieuse récolte de bananes, richesse du pays, est anéantie en quelques minutes.

Visiblement, les ténèbres sont déchaînées et Paton le discerne. Par moment, le valeureux missionnaire sent faiblir son courage :

— Seigneur, nous sommes criblés. Et pour- tant, Tu nous as placés ici. Je n’en puis douter. Alors, qu’est-ce que cela veut dire ?

Cependant, l’espoir de voir quelques Tannésiens gagnés à l’Evangile le soutient dans ces moments de désarroi. Quel est le laboureur qui ne vit pas dans l’espérance de la moisson ? Dieu, il est vrai, n’a jamais dit que Paton serait le moissonneur, mais il est impossible que la semence jetée avec larmes ne lève un jour ou l’autre.


♦   ♦

Hélas, la rougeole continue ses ravages. Missi et son fidèle ami accourent à toute heure du jour et de la nuit au chevet des malades afin de soulager un peu leur peine, prodiguant les soins les plus urgents, apportant de l’eau et quelque nourriture à ceux qu’on ne secourt pas.

Pour les encourager sans doute, Dieu donne à Paton un nouveau collaborateur, nommé Kowia. Un chef tannésien, récemment converti à l’Evangile lors d’un bref séjour à Aneityum.

Une belle figure que ce Kowia ! Le dangereux cannibale est devenu, par la puissance de Dieu, un homme à la conduite irréprochable, un auxiliaire précieux « doux et humble de cœur ». Un merveilleux don du ciel pour des missionnaires submergés de tâche et… de menaces.

Hélas ! La fièvre n’épargne pas Kowia lui-même. Le sachant malade à la mort, ses proches — suprême cruauté ! — viennent le voir pour le narguer et l’outrager. Alors que son état ne fait qu’empirer, Paton qui le soigne est à son tour terrassé par la maladie. Il doit s’aliter ; et sa faiblesse est telle qu’il perd connaissance à plusieurs reprises. Lorsqu’il ouvre les yeux, il voit son fidèle ami Kowia en larmes à son chevet et priant dans des sanglots :

— O Seigneur ! Vois, Missi est très malade. Je suis malade et tes serviteurs sont mourants. Vas-tu les retirer de ce pays tous ? Laisseras-tu périr les Tannésiens dans leurs ténèbres ? Non ! Aie pitié de mon peuple. Epargne Missi. Sauve, sauve Tanna !

De grosses larmes coulent de ses yeux gonflés et rougis. Puis, s’approchant de Paton qui vient de reprendre connaissance, il lui souffle à l’oreille :

— Je suis très faible, je meurs… et viens te dire : Adieu ! Dans un instant, je verrai Jésus. Depuis que tu es malade, ma femme et mes enfants sont morts. Nous les avons enterrés sans te le dire, pour ne pas t’attrister. La plupart des instituteurs d’Aneityum sont morts aussi. Et moi, je vais bientôt les rejoindre. Et pourtant, je suis heureux, si heureux parce que je regarde à Jésus… Sais-tu quel est mon plus grand désir ? C’est d’être enseveli à côté des miens afin que nous puissions nous lever ensemble lorsque le Seigneur reviendra. Cependant, une chose me serre le cœur. C’est de constater que Dieu nous retire de Tanna, tous, les uns après les autres, sans que mon cher peuple soit amené à la lumière. Oh ! Missi, ne te décourage pas. Prie encore pour Tanna… jusqu’à ce que les ténèbres soient balayées. Tiens, veux-tu le faire maintenant, avant que je m’en aille ?

Kowia s’agenouille près de Missi. Et là, tout près l’un de l’autre, les deux amis supplient le Dieu des miracles de sortir le peuple Tannésien de son péché et de sa détresse.

Puis, à grand-peine car ses forces l’abandonnent, Kowia se relève et se traîne au-dehors en disant dans un sanglot qui bouleverse Paton :

— Adieu, Missi ! Tu me retrouveras au ciel près de Jésus.

Le mourant ferme lentement la porte, fait quelques mètres en titubant, puis s’écroule d’une masse pour ne plus se relever.

Paton vient de perdre un précieux ami.

— Ah ! soupire-t-il en essuyant une larme, il y aura au moins une âme de Tanna pour chanter dans le ciel la gloire de l’Agneau. Quelle joie lorsque je le verrai là-haut, près de Jésus !

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