Je réfléchis aux jours d’autrefois, aux années du lointain passé… Je médite au-dedans de mon cœur, et mon esprit fait des recherches.
1955.
Sur ce plateau dénudé de la Lozère, j’observe un paysan arc-bouté sur les bras d’une charrue tirée par une paire de bœufs paisibles et apparemment dociles. L’homme progresse au pas lent et régulier de ses bêtes. J’admire sans me lasser cette scène apaisante, puis je rentre au village. Un village sur-peuplé, gorgé de touristes déambulant dans ses rues étroites ou se faufilant entre les voitures aux allures de tortue. Le même jour, il m’est donné de vivre deux époques : celles d’avant et d’après guerre.
♦
♦ ♦
J’ai vécu intensément les années vingt et trente, le bon vieux temps de mon enfance où je portais blouse noire et pantalon court (ce n’était certainement pas le bon temps pour tous). Aujourd’hui encore, je suis saisi de nostalgie lorsque je revois ce rétameur ambulant qui montait périodiquement au village. Il parcourait les rues chargé d’ustensiles qui s’entrechoquaient sur ses épaules, en marmonnant une litanie bien à lui.
— Tiens, « l’estamaïre » est dans nos murs !
Les ménagères ne s’y trompaient pas. Elles sortaient en hâte de leur demeure comme si elles s’étaient donné le mot, accouraient au-devant de lui, apportant qui un chaudron, qui un seau ou une casserole à réparer. Cet artisan moyennageux, vêtu de velours râpé, avait son lieu sur la place du marché où il étalait son matériel. Et quel matériel !
Le rétameur ne travaillait jamais seul. Des badauds de tous âges, muets et attentifs, faisaient cercle autour de lui. J’étais de ceux-là. Nous suivions ses moindres gestes sans ouvrir la bouche, comme si une seule parole eût fait rater la soudure. C’était presque un rite : après chaque opération il redisposait ses braises, les attisait en actionnant du pied un soufflet archaïque, curieux instrument à faire pâlir d’envie les amateurs de brocante. Je ne quittais pas des yeux ses mains lorsqu’il faisait fondre dans une casserole bosselée des cuillères d’étain noircies et tordues. Après avoir enlevé avec précaution les scories qui surnageaient, il versait le métal en fusion dans un moule qu’il laissait refroidir près de lui. Nous attendions le grand moment, l’instant où il séparait les deux parties du moule pour en extraire une cuillère flambant neuve, brillante comme du vif argent. Manipulation délicate qu’il exécutait en soufflant sur ses dix doigts tant ces objets étaient brûlants. J’étais émerveillé.
Ce passé à jamais révolu m’étonnera toujours. Certes, la vie y était rude dans les Cévennes au sol aride, et pourtant les gens d’alors prenaient le temps de vivre. Ils allaient au rythme mesuré des bœufs de labour. L’hiver, c’étaient les longues veillées entre voisins autour des grandes cheminées noires de suie. L’été, lorsque le soleil dégringolait derrière la montagne, les familles sortaient les chaises sur le trottoir et chacun s’installait devant sa demeure. Après les heures surchauffées de la journée, qu’il était agréable de goûter la fraîcheur du soir en compagnie des habitants du quartier, dans une rue embaumée par l’odeur du café que l’épicier d’à côté torréfiait en tournant lentement sa manivelle ! Alors, de part et d’autre de la chaussée s’engageaient d’interminables conversations, sur un ton plutôt badin, qui gommaient les vicissitudes de la journée. L’après-midi, lorsque je passais sous les fenêtres d’une filature de soie, il m’arrivait, malgré le brouhaha des machines, d’entendre les femmes qui, les doigts dans l’eau bouillante, chantaient avec entrain le refrain du jour ou… un cantique lorsque l’Évangile avait été prêché dans le pays. Aujourd’hui, on ne chante plus guère… et pourtant, les conditions de vie n’ont rien à voir avec celles d’autrefois. Les ménagères n’avaient pas l’eau sur l’évier, elles qui devaient aller plusieurs fois par jour à la fontaine avec de grands seaux au bout des bras. Le lundi après-midi, sous le soleil ou la bruine, les mamans prenaient le chemin de la rivière, chargées d’une lourde corbeille d’osier remplie de linge. A la maison, elles ne chômaient pas non plus. La pile de chaussettes à raccommoder, les feux à entretenir, les fruits à mettre en bocaux – que sais-je encore ? – toutes ces opérations réclamaient du temps et beaucoup d’’énergie. Et pourtant, malgré de rudes travaux, certaines consacraient des heures à lire et méditer les Écritures.
Allez donc trouver une explication à ce manque chronique de temps – denrée si rare aujourd’hui – alors que tout est étudié pour en gagner ? Appareils ménagers de tous ordres, machines-outils des plus performantes, téléphone, voitures, semaine de 35 à 39 heures, T.G.V., supplément de vie (la longévité moyenne est passée de 60 à 75 ans)… Quoi ? Du temps libre à revendre ! Pas si sûr ! La vie moderne a multiplié les besoins, tous consommateurs de précieuses minutes. Qui ne consacre chaque jour des heures à la télévision, à la vidéo, aux cassettes ou à la chaîne Hi-Fi ?
Et la voiture ? En se démocratisant, elle a considérablement élargi le champ d’action de la famille la plus humble. Alors que l’homme de jadis ne quittait guère son village ou son quartier, de nos jours, les gens se déplacent le plus naturelle- ment du monde d’une ville à l’autre pour le travail, les affaires, même pour les achats et… « les devoirs religieux ». La preuve ! Ces parkings gorgés de véhicules aux abords des grandes surfaces, des bureaux, des usines ou des églises construites à la périphérie de nos cités.
Que dire de la publicité qui nous agresse à tout moment ? Omniprésente, elle excite la convoitise ; il faut être fort pour lui résister, pour renoncer à aller à l’autre bout du département assister à un concert exceptionnel ou à une manifestation sportive de haut niveau ! Et maître de soi aussi pour ignorer ce supermarché qui affiche des soldes mirobolants.
Mais déjà, le pays ne suffit plus car l’homme est entré dans une ère nouvelle. Désormais, la vie est à l’échelle planétaire. Les agences de voyages, les mass-médias nous allèchent et nous donnent envie d’aller au bout du monde. D’ailleurs, les voyages intercontinentaux se démocratisent. Rapides et agréables grâce aux « jets », on franchit allègrement océans et continents, pour son activité professionnelle, ses loisirs… même pour l’Évangile. Bref ! Des heures et des heures grignotées au détriment de l’essentiel, du temps consacré à la vie intérieure. C’est pourquoi, l’homme reste « stressé ». Avec humeur et mauvaise conscience, les yeux « vissés » sur sa montre, il déplore de ne pouvoir réaliser tout son programme. Il a beau appuyer sur l’accélérateur et avaler à la course ses sandwiches en guise de repas, il se voit contraint de renvoyer aux calendes grecques des contacts importants, de renoncer à visiter des êtres chers ou d’escamoter nombre de tâches prioritaires. Certes, il en est encore qui savent se détendre et jouir de la vie à « vitesse raisonnable » mais ces heureux ne sont pas légion dans nos pays industrialisés. Hélas !
Manque de temps ? Réalité ou prétexte ? Ce refrain tant de fois entonné camouflerait-il une excuse pour échapper à un devoir ? Pourquoi certains, en dépit d’un programme chargé, savent-ils s’organiser pour être libres lorsqu’il s’agit d’accomplir une tâche qui les passionne ou les met en valeur ? Des chrétiens zélés se diront dans l’impossibilité de se rendre à l’étude biblique du mardi soir tant leur activité est débordante. Et c’est vrai ! Mais chose étrange, ils trouvent miraculeusement du temps pour prendre part à une fête, à un mariage dans l’église ou à une rencontre exceptionnelle. Après tout, on peut ce qu’on veut…
Mais il y a le Sauveur. Chez lui, pas de précipitation. Jamais. Harcelé par une foule exigeante, capable de répondre, à des besoins immenses, il trouvait du temps pour chacun, du temps pour résoudre chaque problème et faire face à chaque situation. Il détenait le temps et en disposait à son gré. Bref ! Il n’était jamais à court de minutes pour remplir jusqu’au bout sa mission. Jamais on ne le vit remettre au lendemain la tâche qu’il devait terminer le jour même.
A méditer et à imiter. Avec le secours de Dieu.
QUESTIONS