Y a-t-il, en dehors de l’Evangile, une religion quelconque qui puisse satisfaire pleinement aux besoins infinis de l’âme humaine ? La question est des plus vastes, puisqu’elle suppose une étude complète de l’histoire des religions. Mais nous pouvons y répondre sans reproduire en détail nos recherches préalables. Notre enquête ayant pour unique objet l’examen comparatif du christianisme et des systèmes qu’on serait tenté de lui opposer, nous sommes libres de circonscrire la matière dans deux sens différents ; d’abord en éliminant d’emblée tout ce qui concerne les peuples sauvages, dont l’état d’infériorité religieuse et morale est universellement reconnu : il va sans dire que leur credo ne peut rivaliser avec celui des chrétiens. Les nations cultivées, dont la théologie a joué un certain rôle dans le monde intellectuel, méritent seules d’être appelées en témoignage.
Ensuite, même dans ce champ restreint, nous devons nous borner aux vues d’ensemble. Une description minutieuse de tous les mythes, une analyse critique de toutes les formes des divers cultes serait ici superflue. Ce qu’il nous importe de relever dans chaque religion, c’est la ligne maîtresse, le type général, et ce type ressortira d’autant plus en relief que nous laisserons dans l’ombre les traits accessoires. La hauteur des aspirations de la foi, la puissance de son effort vers l’idéal, voilà ce que nous tenons à constater. Nous ne descendrons dans les bas-fonds que pour mesurer l’élévation des sommets.
Toutefois, avant de passer en revue les grandes religions historiques, nous voyons surgir devant nous un problème spécial, aussi attrayant que difficile, je veux parler des croyances primitives de notre race. Avons-nous le droit de nous désintéresser de cette question ? Pouvons-nous l’écarter comme étrangère à notre dessein, en disant que sa solution, quelle qu’elle soit, n’enlève rien à la réalité des besoins actuels de la conscience humaine et n’empêche pas qu’il y ait urgence à les satisfaire ? L’observation ne manquerait pas de justesse, mais ne nous semble guère décisive, car notre silence aurait l’air d’un désaveu partiel de nos prémisses et apparaîtrait sans doute comme une lacune dans notre exposé. Si le sentiment religieux est notre instinct suprême, il est assez logique d’en conclure que la Providence y a pourvu dès l’origine, à moins que, selon le mot de Renan, elle ait mis en nous des « instincts trompeurs. » Il faut donc que nos premiers ancêtres aient connu le vrai Dieu. Aussi le christianisme, en se donnant pour la parfaite révélation du vrai Dieu, ne craint-il pas de remonter au berceau du genre humain et de s’en rapporter à la Genèse, qui nous montre l’homme primitif, je ne dis pas en possession de la vérité dogmatique, mais en relation vivante avec la Divinité.
Les savants se sont livré de rudes batailles sur ce sujet. Les uns, partant de l’hypothèse transformiste, affirment que l’idée de dieu l’homme a débuté par la bestialité pure et s’est élevé par une lente évolution à des notions métaphysiques de plus en plus raffinées, en passant d’abord par le fétichisme le plus grossier, puis par le polythéisme et le panthéisme, pour aboutir enfin au monothéisme. Les autres, s’appuyant sur la tradition biblique, maintiennent que la foi au seul Dieu vivant et vrai a été le point de départ des croyances du genre humain. Qui tranchera le différend ? Comment savoir l’idée précise que les premiers hommes se faisaient de la Divinité ? Nous ne pouvons le demander à la Bible, puisque c’est la Bible elle-même qui est en cause, je veux dire sa religion. Mais, en dehors de la Genèse, où chercher des renseignements positifs sur un sujet qui, par sa nature même, échappe à l’observation directe et au contrôle de l’histoire ?
Le positivisme, naguère, n’était pas embarrassé pour si peu. A quoi bon scruter la nuit des anciens âges quand la solution du problème est là, devant nous, incarnée dans des spécimens authentiques ? Les tribus sauvages qui vivent actuellement sont encore à l’état de nature et nous offrent la photographie exacte de ce que devaient être les premiers humains. Donc ceux-ci se trouvaient dans une condition des plus misérables et ne connaissaient d’autre religion que le fétichisme.
Cette façon sommaire de résoudre le problème était par trop commode et ne répondait guère aux postulats de la science. Un raisonnement vicieux mis au service d’un préjugé, telle était l’hypothèse. L’état présent des diverses populations du globe étant le fruit d’un long développement historique, on ne saurait logiquement en inférer quoi que ce soit sur leur état originel. L’homme est un être perfectible en bien et en mal, susceptible de dégradation comme il est capable de progrès. Rien ne prouve que les races inférieures, dites primitives, méritent réellement le nom qu’on leur donne. De ce que notre société « fin de siècle » est menacée de toutes parts par les anarchistes, vous ne concluez pas que l’anarchisme soit un mal inhérent à la civilisation ; vous y voyez plutôt un symptôme de décadence. De même, le fait qu’il existe aujourd’hui des sauvages ne signifie pas que les peuples plongés dans la barbarie n’aient jamais connu de situation meilleure, ni même qu’il y ait toujours eu des sauvages.
Ces derniers, dites-vous, sont encore dans l’état naturel? Ne serait-il pas plus juste et plus humain de convenir que leurs mœurs repoussantes ou cruelles trahissent à beaucoup d’égards une dépravation contre nature ? Comment ! Que l’homme adore ce qui vaut moins que lui, qu’il se prosterne devant une pierre ou un serpent, qu’il se rabaisse au-dessous de lui-même, qu’il ait appétit à manger ses semblables, qu’il voue à la mort ses propres enfants quand ils ont le malheur de naître jumeaux ou malingres, que des mères jettent leurs nourrissons aux crocodiles pour apaiser les dieux, que l’homme, enfin, foule aux pieds ses instincts les plus vivaces et prostitue ses affections les plus saintes, vous trouvez tout cela… naturel ? En vérité, vous n’êtes pas difficile ! Vous faites un portrait peu flatteur de l’espèce à laquelle vous appartenez. Je veux bien que, livré à lui-même, isolé du grand courant humanitaire qui traverse l’histoire depuis Adam jusqu’à nos jours, l’homme finisse par se gâter et se corrompre au point d’en être méconnaissable, comme ces flaques d’eau détournées d’un fleuve, qui vont s’égarer dans des bas-fonds sans écoulement, ne sont bientôt plus que des mares nauséabondes. Je veux bien que l’homme sauvage ne soit autre que l’homme naturel abandonné à son sort, mais à condition d’ajouter avec l’Ecriture que l’homme « naturel » est déjà un être dénaturé.
Au reste, l’hypothèse se heurte à des faits dûment constatés. Certaines tribus nègres, nous en avons cité des exemples remarquables, ont le sentiment très vif de leur état de déchéance, ou tout au moins de la profonde altération de leurs coutumes religieuses. La tradition des anciens Aztèques du Mexique avait conservé la mémoire d’une époque où l’idolâtrie n’existait pas encore :
« Tous les hommes, disait-elle, n’avaient alors qu’une seule langue ; ils n’invoquaient encore ni le bois ni la pierre et ils ne se souvenaient que de la parole du Créateur et du Formateur, du Cœur du ciel et du Cœur de la terrea.
a – Le Popol-Vuh, dans les Essais sur l’histoire des religions, par Max Müller, p. 459.
Cette dernière expression voulait sans doute désigner Dieu comme le centre et la vie de toutes choses. Ailleurs, c’est le langage qui, à l’insu des indigènes eux-mêmes, porte les traces d’une religion supérieure maintenant disparue. Les Bassoutos du sud de l’Afrique, évangélisés par les missionnaires français, avaient totalement perdu l’idée d’un Dieu suprême. Et pourtant leur fétichisme grossier recouvrait les débris d’une croyance monothéiste. Ils appelaient Molimo tout être à qui ils rendaient un culte. Or, ce terme signifiait : celui qui est au ciel. Il y avait contradiction patente entre la langue et les idées reçues. « La vérité s’était réservé un témoin dans le vocabulaire de ces peuplesb.
b – Les Bassoutos, par E. Casalis, ancien missionnaire, p. 262. Paris, Meyrueis, 1859.
Plusieurs races sont dégénérées, voilà le point acquis. Ajoutons à cette donnée un fait qui lui sert de contre-épreuve, c’est qu’on n’a pas d’exemple de peuples sauvages se civilisant eux-mêmes ou qui se soient progressivement relevés par leurs propres efforts. On dirait qu’à un certain degré de barbarie, difficile à préciser, le principe spirituel est décidément trop faible pour contrebalancer les penchants inférieurs ; la force d’inertie l’emporte sur l’attraction de l’idéal, et l’âme, comme un oiseau sans ailes, s’abat lourdement sur le sol. Il suit de là que le genre humain croupirait encore dans la sauvagerie, s’il avait débuté par elle : il n’eut jamais été capable de sortir de son premier état.
Aussi bien, sur ce point spécial, la cause est entendue. A l’heure qu’il est, sauf de rares exceptions, l’opinion générale des savants est qu’on n’a pas le droit de voir un type de l’homme primitif dans l’homme sauvage, tel que nous le connaissons. Pour savoir à quoi s’en tenir sur les notions religieuses de nos premiers ancêtres, il faudrait, de façon ou d’autre, percer le voile épais qui dérobe à notre vue ce passé lointain, se reporter aux origines mêmes de notre race et trouver des indices palpables de son activité intellectuelle à l’aurore de sa carrière. Grâce aux découvertes modernes, ce résultat peut être obtenu en partie. Elles nous ont ouvert deux sources nouvelles d’informations : l’archéologie préhistorique et la science du langage.
La première est d’un médiocre secours dans la question en litige, malgré l’intérêt considérable qui s’attache à ses travaux et la haute valeur des faits qu’elle a mis en lumière. Elle a enrichi l’anthropologie de données aussi certaines que précieuses. Elle a réussi, dans une étonnante mesure, à retracer la physionomie de la plus ancienne population du globe, à restituer ses traits et son genre de vie, les conditions matérielles et morales de sa rude existence. Elle a établi que l’homme errait déjà dans nos contrées à l’époque quaternaire, alors que l’Europe était presque entièrement couverte de glaces. Contemporain du mammouth et du grand ours des cavernes, vêtu de peaux de bêtes, ainsi que nos premiers parents d’après la Genèse (Gen.3.21), et n’ayant pour armes que des haches de silex grossièrement taillées, ce Troglodyte ou « habitant des cavernes » se nourrissait des produits de sa chasse et de sa pêche et disputait chèrement sa vie à des carnassiers terribles, dont il essayait parfois de buriner l’image sur tel fragment de leurs os comme trophée de sa victoire. Il était donc déjà artiste, au point que M. G. de Mortillet, qui lui refuse d’ailleurs toute « religiosité, » confesse que « nous sommes là en présence d’un art très vrai, très réel, » et que « cette enfance de l’art est loin d’être de l’art d’enfantc. »
c – Le préhistorique, p. 416, 2 édit, Paris, Reinwald, 1885.
Jamais, pourtant, sur notre pauvre terre, le combat pour l’existence n’a revêtu un caractère plus sombre et plus poignant. On ne conçoit pas que cet être inculte et sans défense ait pu triompher dans cette lutte inégale contre les forces de la nature, qu’il ait résisté aux bouleversements plus ou moins rapides qui ont marqué la fin de la période glaciaire, et que non seulement il ait survécu, là où ses formidables adversaires ont dû reculer ou disparaître, mais qu’il ait suivi une marche constamment ascendante vers le bien-être et la civilisation. Quoique déchu, il portait en lui l’étincelle divine, et, au choc de difficultés sans nombre, elle jaillissait plus vive et plus intense, de même que par le frottement énergique de deux rameaux desséchés, il produisait la flamme qui éclairait son ténébreux repaire. Ses épreuves mêmes devaient servir à son relèvement. On se croirait au lendemain du jour néfaste où Dieu dit : « La terre sera maudite à cause de toi ! » Il semble qu’on assiste à l’accomplissement sévère de cette menace qui avait retenti en Eden et qui, loin d’annuler le commandement primordial : « Remplissez la terre et l’assujettissez ! » allait faire de son exécution une corvée humiliante et une douloureuse expiation :
« Lorsque la science nous montre les premiers hommes parvenus dans nos contrées vivant au milieu des glaces dans des conditions de climat qui ne s’étaient encore jamais produites dans la zone tempérée, et qui n’y ont pas reparu depuis, on est amené à se souvenir que la tradition antique de la Perse (Vendidad-Sadé, chap. I) range au premier rang parmi les châtiments qui suivirent la faute originelle, en même temps que la mort et les maladies, l’apparition d’un froid intense et permanent que l’homme pouvait à peine supporter et qui rendait la terre presque, inhabitabled.
d – Manuel d’histoire ancienne de l’Orient, par F. Lenormant, tome I, p. 75. Paris, A. Lévy, fils, 1869.
Quelle idée cet homme des cavernes se faisait-il de la divinité ? On ne peut le déterminer avec exactitude. De nombreux indices montrent qu’il avait foi au monde invisible. Il prenait un soin pieux de ses morts, les munissait de provisions, les parait pour la vie future et célébrait en leur honneur des repas funéraires, preuve en soit le « farouche habitant de la grotte de Spy, » qui date très certainement de cette époque, et dans l’abri duquel on a retrouvé des traces de ces agapes sacrées. On a cru reconnaître des amulettes dans divers objets ornementés qui n’avaient pas d’utilité appréciable, et l’on a vu dans la coutume fréquente de la « trépanation » des crânes un rite destiné à chasser les mauvais esprits. Il est donc hors de doute que la préoccupation religieuse accompagnait partout l’homme primitif, le hantait nuit et jour ; et cette donnée de la science, justifiant d’une manière imprévue l’opinion chrétienne, est importante à recueillir : dès son apparition sur la terre, l’homme est un être religieux. Mais la question de savoir quelle notion précise il avait de Dieu n’en est guère plus avancée, car l’usage des talismans et la pratique des exorcismes sont des traits communs à presque toutes les religions, même chez les peuples cultivés.
Cependant, il est assez probable que la conception religieuse de ces Troglodytes se rapprochait beaucoup de l’animisme, c’est-à-dire de la croyance à un esprit universel ou à une hiérarchie d’esprits qui, comme un souffle vital, pénètre la nature et parfois s’y révèle en se localisant. C’est bien là, semble-t-il, la forme la plus immédiate et la plus élémentaire que la religion a dû revêtir chez des créatures « bannies de la présence de l’Eternel, » et qui avaient rompu de bonne heure avec le milieu historique où se conservait le plus fidèlement la tradition des origines. La différence du théisme et de l’animisme est moins théorique que pratique. Ce n’est pas un changement d’idées qui marque le passage de l’un à l’autre, mais plutôt un changement dans les dispositions morales de l’homme lui-même. Chez ces tribus nomades, détachées avant les autres du foyer central de l’humanité, il a dû se produire un affaissement rapide et un morcellement de la conscience du divin. Ne le sentant plus vivre dans leur âme, elles le cherchaient au dehors ; et n’ayant gardé que la vague terreur d’une puissance invisible et mystérieuse, qui se dérobait derrière les apparences, elles étaient prédisposées à la soupçonner partout, à l’incorporer dans tel ou tel phénomène et à confondre le naturel et le surnaturel. L’animisme n’est pas encore le fétichisme, mais devait fatalement y conduire des peuplades ignorantes vouées à la superstition.
D’autre part, entre le polythéisme et le fétichisme, il y a étroite parenté, mais pas de filiation directe. Il ne semble pas qu’ils soient nés l’un de l’autre : ce sont plutôt des frères jumeaux qui se sont développés parallèlement. La distance qui les sépare correspond à une différence du niveau intellectuel et social. Le polythéisme, c’est le fétichisme des nations qui ont une histoire, un fétichisme élargi et idéalisé par la culture, comme le fétichisme n’est qu’un polythéisme à la taille des peuples sauvages. Il est à présumer que les races dont les migrations ont été le plus tardives ne sont jamais tombées à ce degré inférieur, parce qu’elles sont restées en contact avec le berceau du genre humain jusqu’à l’aube des temps historiques, et ne l’ont pas quitté avant d’être mûres pour la civilisation. Tel fut le cas des Aryas, nos ancêtres.
Par la science du langage, on a pu remonter presque aux origines de la race japhétite ou « indo-européenne, » et l’on est parvenu approximativement à reconstituer le tableau de sa vie patriarcale et le fond essentiel de ses croyances religieuses avant que ses tribus fussent séparées et que ses instincts polythéistes eussent déployé tous leurs effets. « C’est à M. Pictet, de Genève, que revient l’honneur d’avoir poussé le plus loin et développé de la manière la plus complète ces recherches de paléontologie linguistique, comme il les a appelées lui-même par une expression très heureusee. »
e – Fr. Lenormant, ouv. cité, tome II, p. 278.
Nous avons en français un mot qu’on peut considérer comme l’héritage le plus direct et le plus authentique que nous aient légué les fils de Japhet, c’est le mot Dieu et autres expressions parentes, telles que divin, divinité. Ce mot, qu’on retrouve sous des costumes variés dans toutes les langues de cette race (en sanscrit Dyaus, en grec Zeus, génitif Dios, en latin Iovis, en germain Tiu), est dérivé d’une racine qui signifie briller et désignait d’abord le ciel, l’azur éclatant. Mais faut-il le prendre au sens littéral ou au sens figuré ? Nos premiers aïeux adoraient-ils le firmament en tant que phénomène matériel, le ciel physique ? Ou bien le nom de la Divinité était-il pour eux une simple métaphore, une image, enfermant une idée spirituelle ? Max Muller n’hésite pas à se prononcer en faveur du dernier sens :
« Grâce à ces noms de Dieu, dit-il, nous voyons revivre les ancêtres de la race aryenne tels qu’ils furent dix siècles avant Homère et les Védas, adorant un être invisible et lui donnant le nom le plus noble, le plus glorieux qu’ils pussent trouver dans leur vocabulaire, le nom de lumière et de ciel.… Dyaus ne signifie pas le ciel bleu ; il n’était pas le ciel personnifié, il voulait dire autre chose. Nous trouvons dans les Védas l’invocation Dyaus-Pitar, le Zeus-Pater des Grecs, le Jupiter latin ; et cela signifie dans ces trois langues ce que cela signifiait avant qu’elles se séparassent : cela signifie « le Père qui est aux cieux. » Ces deux mots ne sont pas seulement des mots ; ils sont, à mon sens, le plus antique poème, la plus antique prière de l’humanité, ou du moins de cette partie de l’humanité, la plus noble de toutes, celle à laquelle nous appartenons.
Cette opinion du célèbre orientaliste est ingénieuse et touchante, mais n’est-elle pas un peu arbitraire ? N’est-ce pas forcer le sens des termes que d’assimiler Jupiter à « notre Père qui est aux cieux ? » Et ne faut-il pas beaucoup de bonne volonté pour attribuer aux anciens Aryas une notion spécifiquement chrétienne, pour mettre dans leur bouche une invocation identique à celle de l’oraison dominicale ? La « paternité » de Jupiter a un sens hiérarchique plutôt que moral ; il est le Père en ce sens qu’il est le dieu principal duquel procèdent et dépendent les autres, le chef de l’Olympe. D’autre part, il fallait bien des paraboles, des figures empruntées au monde sensible pour exprimer les invisibles réalités et surtout l’Etre suprême. Le nom de Père que les chrétiens lui donnent, n’est-il pas lui-même une image ? La religion et la poésie, ces deux sœurs inséparables, ces éternelles compagnes de l’homme lui ont appris de concert, l’une à percevoir l’invisible et l’autre à le dépeindre. Il n’est donc pas impossible que, sous l’emblème du ciel, nos premiers aïeux aient adoré le Dieu vivant et personnel, Esprit tout-puissant et créateur, de même que nous disons encore : « Le Ciel m’en préserve ! le Ciel en soit béni ! » Ce serait un nouvel indice que dans l’histoire des croyances du genre humain l’unité a précédé la diversité, et la simplicité le fractionnement, bien que ce théisme primitif ne fût pas encore le monothéisme formel.
En somme, après les recherches minutieuses auxquelles la science contemporaine s’est livrée sur ce point, la lumière tend à se faire dans un sens qui contredit nettement les idées préconçues des matérialistes, mais sans donner tout à fait raison à l’ancienne orthodoxie. Identifiant l’innocence et la sainteté, le point de départ et le point d’arrivée, l’Eglise parlait couramment de la « perfection originelle » de nos premiers parents, et se faisait de leur condition intellectuelle et morale une idée fantaisiste qui ne cadrait plus avec le sobre tableau de la Genèse. Cette interprétation, condamnée par la psychologie et l’histoire, aussi bien que par l’exégèse, devait tomber un jour et la vérité nue recouvrer ses droits.
On reconnaît de plus en plus que l’intuition religieuse primitive avait quelque chose de naïf et d’enfantin, « de flottant, de fugitif » (A. Réville), ou, pour parler le langage de l’école, un caractère éminemment synthétique, auquel le terme de monothéisme ne correspond guère mieux que celui de polythéisme. Ces deux types de doctrine, en effet, se présentent en opposition l’un avec l’autre, comme des principes inconciliables. Ce sont des doctrines de combat, nées de la lutte de deux tendances qui ont pu vivre mélangées, plus ou moins fondues ensemble pendant de longs siècles. Nos premiers ancêtres ne sont arrivés à la pleine conscience qu’il n’y a qu’un seul Dieu que lorsque leur foi a dû choisir entre des conceptions rivales, lorsqu’elle a dû réagir contre les manifestations flagrantes du polythéisme. Auparavant, ils ne se posaient même pas la question : y a-t-il un seul Dieu ou sont-ils plusieurs ?
« Le polythéisme, dit Max Muller, a dû être précédé partout d’un théisme plus ou moins réfléchi. Dans aucune langue du monde le pluriel n’existe avant le singulier. Nul esprit humain n’aurait pu concevoir l’idée de plusieurs dieux sans avoir préalablement conçu l’idée d’un dieu. »
Mais il ne s’ensuit pas, ajoute cet auteur, que « la croyance en plusieurs dieux a été précédée partout de la croyance en un Dieu unique. » De là le nom d’hénothëisme qu’il donne à la foi primitive. En revanche, il rattache l’éclosion du pur monothéisme, de la foi militante au Dieu unique excluant tous les autres, à la personne d’Abraham, quittant, pour l’amour de son Dieu, le Dieu des origines, un milieu qu’envahissait de plus en plus l’idolâtrie :
On nous demandera peut-être comment il se fait qu’Abraham n’avait pas seulement l’intuition de la divinité commune au genre humain tout entier, mais qu’il était parvenu à la connaissance du Dieu unique, en niant l’existence de tous les autres dieux. Nous sommes prêt à répondre que ce fut grâce à une révélation toute spécialef.
f – Essais sur l’histoire des religions, traduction Harris, 3e édit., p. 502. Paris, 1879.
Comment donc le polythéisme a-t-il pris naissance ? Quelle a été sa genèse ? Le ramener à une pensée de révolte coupable contre Dieu, à un acte d’impiété calculée, serait aussi faux que superficiel. C’est la piété elle-même qui l’a inventé, mais une piété déjà bien défaillante, qui ne jaillissait plus des profondeurs de l’âme comme une sève féconde, une piété qui n’était plus « esprit et vie. » Le polythéisme trahit la déchéance de notre race. Il n’était nullement un jalon sur la voie du progrès, une étape nécessaire de l’évolution religieuse. Il est le résultat d’un effort impuissant de l’esprit humain pour ressaisir le Dieu vivant qui échappait à sa conscience. Il prouve que les hommes ne se sentaient plus en relation directe avec le Créateur. La sensation intérieure du divin, affaiblie par le péché, ne suffisait plus ; il a fallu y ajouter la sensation extérieure ; le sentiment religieux, plus ou moins matérialisé, avait besoin de s’attacher à quelque chose de borné et de tangible, de s’alimenter à des représentations palpables de la divinité. Fais-nous des dieux qui marchent devant nous ! Cette supplique d’Israël à Aaron montre assez que le polythéisme répondait à une sorte de nécessité historique, dérivée d’un état anormal, à un impérieux besoin de se rapprocher de la divinité, qu’on savait au fond spirituelle et sainte, mais qui n’en était que plus inaccessible. On n’avait plus la force de s’élever jusqu’à elle, il fallait bien la rabaisser jusqu’à soi.
Le spectacle du monde a toujours exercé sur l’homme une réelle fascination et opprimé dans son cœur la conscience du divin. L’Esprit invisible et tout-puissant qui anime la nature et donne la vie à toutes choses se révèle dans les œuvres de la création ; il est le principe immanent qui fait mouvoir tous les phénomènes de l’univers. De là à le confondre d’une manière plus ou moins inconsciente avec le monde, il n’y avait qu’un pas, et ce pas fut franchi de bonne heure. L’homme prend garde surtout à ce qui l’intéresse, à ce qui influe directement sur son sort en bien ou en mal. C’est ainsi qu’il en vint à considérer comme des manifestations divines la plupart des phénomènes de la nature, et spécialement ceux d’où dépendait sa propre existence. Tout ce qui frappait son imagination ou concernait sa destinée fut mis à contribution. En haut, le mouvement des corps célestes, de la lune et des étoiles, et en particulier du soleil, qui répand la chaleur et la lumière ; en bas, la régularité des saisons, l’alternance du jour et de la nuit, de l’été et de l’hiver, de la pluie et du beau temps, la dualité du ciel et de la terre ; puis, dans les religions naturistes, le principe mâle et femelle, la puissance génératrice, représentée par certaines espèces animales ; en un mot, tous les organes de la vie du cosmos devinrent autant d’incarnations du divin.
Ce ne furent d’abord que des symboles, assez transparents pour que les âmes vraiment pieuses remontassent jusqu’à l’unité de l’être transcendant qui s’y révélait ou s’y cachait ; mais, par la force des choses, à mesure que la vie religieuse se figeait dans les formes, que la foi perdait de son élan, les masses populaires confondirent la divinité avec ses représentations matérielles, en sorte qu’elle se trouva morcelée en une multitude de dieux secondaires et d’idoles mortes. En vertu de l’adage nomina numina, qui a fourni aux savants (Burnouf, Kuhn, etc.) la clef de la mythologie comparée, chaque nom propre donné à Dieu, chaque personnification de ses attributs devint une divinité particulière ; chaque eidôlon ou image, devint une idole positive.
Cette déviation progressive de la simplicité première ne doit point nous étonner, puisque l’histoire du christianisme lui-même, ou plus exactement de l’Eglise qui en est le porteur, nous présente un phénomène analogue. Le catholicisme traditionnel, avec son vaste appareil symbolique fait pour parler aux sens, ses images de la Vierge et son culte des saints, ses crucifix, ses reliques, est né du même besoin anormal que le polythéisme antique. « Ce n’est pas le bois qu’on adore, mais l’être divin qui y est figuré ! » Ainsi parlent aujourd’hui les défenseurs des images ; ainsi parlaient autrefois les sages païens. Que dis-je ? les sauvages eux-mêmes, en se prosternant devant leurs fétiches, n’ignorent pas que leurs hommages s’adressent à l’esprit invisible, et non à l’objet matériel où il est en quelque sorte enfermé. Il n’en est pas moins vrai que la confusion est presque inévitable dans la pratique, puisque le sentiment religieux a besoin de se fixer sur l’image, de se cramponner à l’objet consacré, pour trouver son Dieu, qui sans cela s’évapore.
Le monothéisme fut donc un réveil de la vie religieuse, un retour conscient, héroïque, à l’intuition primitive du Dieu-Esprit, qui se révèle sans doute dans les lois de la nature, mais en se distinguant de la nature. Il y a un élément de panthéisme au fond de toutes les idolâtries : Dieu, c’est le monde envisagé dans son âme universelle ; et le monde, c’est Dieu dans la multiplicité infinie de ses manifestations ou de ses évolutions. Les théogonies (généalogies des dieux) et les cosmogonies se pénètrent mutuellement dans les mythologies païennes, à tel point que, pour beaucoup de mythes, il est presque impossible de savoir s’il faut leur donner un sens purement physique ou un sens spirituel, ou peut-être les deux à la fois. Au reste, le polythéisme ne constitue pas, comme le monothéisme, un système à peu près immuable, fixé une fois pour toutes. Les religions païennes ont subi des modifications profondes et diverses suivant le génie des peuples ; tantôt leur développement les a dégradées toujours davantage : c’est le cas des religions dites naturistes, qui ne voyaient le divin que dans les forces de la nature ; tantôt, sous l’influence de la culture philosophique, par exemple, elles se sont plutôt simplifiées, épurées : c’est le cas de certaines religions à tendance anthropomorphique ou morale, qui considéraient l’homme comme le meilleur symbole ou la plus haute image de la divinité.
Pour les apprécier à leur juste valeur, il convient donc de voir ces religions à l’œuvre ; il faut savoir dans quelle direction elles se sont affirmées, à quel résultat elles ont abouti. C’est ce que nous allons rechercher dans une revue rapide des principales nations de l’antiquité, de celles qui ont laissé de leur foi des monuments dignes d’attention et ont influé sur la marche du genre humain.