Assemblée au Désert, par Jeanne Lombard, 1934
Dans tout le Languedoc protestant, l’impression produite par le martyre de Pierre Durand fut profonde. Mais le zèle des religionnaires ne se ralentit pas. Des lettres admirables parvenaient à la veuve du ministre, et à Court : « Les assemblées n’ont pas diminué, pouvait dire celui-ci en les résumant toutes, et la mort de M. Durand a enflammé le zèle. » Un synode se tint en Vivarais le 21 mai, moins d’un mois après l’exécution. Il fut présidé par Lassagne, déjà rentré de Suisse où il s’était enfui après la capture de son collègue aux parents desquels il donna sans doute maints détails sur la catastrophe. On se préoccupa de réunir pour l’exilée de Lausanne les sommes qui restaient dues à son compagnon au moment de l’arrestation : le total s’en élevait à 606 livres, près de 15.000 fr. de notre monnaie, et correspondait à un arriéré de plusieurs années ! Mais l’hommage rendu au zèle du héros doit être reproduit :
« Ayant considéré le malheur de nos Eglises et fait réflexion sur la perte irréparable qu’elles viennent de faire en la personne de feu notre très cher et bien-aimé frère, M. Durand, qui les a servies avec beaucoup d’édification et qui a scellé de son sang la vérité de l’Evangile qu’il avait prêché au milieu de nous, la vénérable compagnie, touchée de reconnaissance des grands services que feu notre cher pasteur a rendus pendant sa vie aux Eglises de notre Vivarais, a ordonné qu’il se fera une collecte générale sur toutes nos Eglises pour payer les arrérages qui étaient dus à feu notre bien-aimé frère, laquelle sera employée non seulement pour payer les sommes qu’il pourrait devoir, mais aussi pour entretenir Mlle Durand, sa veuve, de même que ses chers enfants. La compagnie du synode a aussi arrêté qu’on continuera de payer à ladite demoiselle Durand, autant que cela sera nécessaire, les gages qui étaient assignés à monsieur son mari. »
La première collecte ne produisit que 296 livres. Au synode suivant, le 23 octobre, il fallut en ordonner une autre pour trouver le complément.
Aux témoignages collectifs s’ajoutèrent ceux des individus : Morel-Duvernet écrivit bientôt à Court, sous pseudonyme : « Nous tînmes heureusement notre synode provincial…, mais quelle tristesse et quelle affliction pour nous de n’y point voir paraître celui qui en était toujours le conducteur ! Quelle perte ont faite nos pauvres églises… Toutes les fois que je considère que nous sommes privés pour jamais d’un si aimable et si digne ministre, ma douleur et mon chagrin s’augmentent de plus en plus, quoique j’y voie plusieurs sujets de consolation. Si d’un côté nous avons lieu d’être affligés, nous avons de l’autre sujet de louer Dieu de sa persévérance… Au lieu de nous abandonner à une tristesse excessive, il faut faire un bon usage du martyre de notre cher frère, et nous servir de cet exemple pour l’avancement de notre salut, puisque, comme dit saint Paul, toutes choses aident en bien à ceux qui aiment Dieu.
Car après tout il faudrait être aveugle pour ne pas voir que nous sommes tous les jours exposés aux mêmes dangers ; et après y avoir bien pensé, j’ai conclu que le meilleur parti qu’il y ait à prendre, dans ces tristes conjonctures, c’est de travailler avec application pour faire des progrès dans la connaissance de Dieu, afin que, supposé que nous fussions pris, comme dans le fond la chose est possible, nous puissions faire triompher la vérité et la défendre contre l’erreur des adversaires. J’ai conclu que nous devons mettre en usage tous les moyens possibles pour nous mettre en l’état de suivre l’exemple de notre bien-aimé martyr, si Dieu veut nous y appeler, et de finir comme lui en soutenant les intérêts de la religion… »
Trois proposants venaient alors d’être reçus : Ladreyt, Lafaurie et lui-même. Emouvante réponse à l’iniquité de Montpellier que la décision de ces jeunes de se consacrer, malgré tout, au service des églises en deuil d’un chef qu’ils allaient remplacer avec le même zèle et le même courage !
En mai 1733, ce fut le tour d’un autre, Pierre Peirot, élève lui aussi de Pierre Durand, et qui devait fournir une longue et belle carrière dans le Vivarais. On lui avait donné, comme texte à développer, ces paroles du psaume IVe : « Tu as mis plus de joie dans mon cœur qu’ils n’en ont lorsque leur froment et leur meilleur vin abondent. »
Le prédicateur parla des secours que Dieu accorde à ses enfants dans l’épreuve, et il conclut ainsi :
« … Dieu en a usé pareillement, il n’y a que très peu de temps, en la personne de notre très cher et bien-aimé frère M. Durand. Si ce digne ministre de Jésus-Christ avait été abandonné à lui-même ; si son divin Maître ne l’avait pas soutenu, consolé, comment aurait-il pu résister à tant d’attaques ? Comment aurait-il pu souffrir, avec tant de patience, de si rudes épreuves ? Il ne l’aurait pu, s’il n’avait été secouru par son divin Maître. Mais son divin Maître, son divin Jésus, pour qui il combattait, ne l’abandonnait point. Il était toujours avec lui. Dans la prison, partout, il soutenait son fidèle serviteur. Dieu lui donnait tant de force, qu’il supportait avec une patience inouïe tous ses maux, comme cela paraît par diverses relations et principalement par une lettre que notre cher pasteur écrivit des prisons de Tournon à un de ses collègues. Dans cette lettre, bien loin de se plaindre, bien loin de murmurer contre la providence de Dieu, au contraire, il le bénit, il rend grâces à Dieu de ce qu’il lui avait donné la force de confesser ce qu’il était. Ce digne ministre de Jésus-Christ, par sa grande constance, par sa grande tranquillité, fit voir que dans la prison, que sur la potence, que partout, Dieu le soutenait, qu’il le rendait fort lorsqu’il paraissait faible. Or, mes chers frères, une personne qui est soutenue par la divinité, un martyr de Jésus-Christ qui voit les cieux ouverts et son Sauveur assis à la droite du Père céleste qui lui tend les bras, qui lui ouvre son sein, une telle personne, quoiqu’elle soit étendue sur une roue, ou attachée à une potence, n’est-elle pas plus heureuse que les méchants au milieu de leurs richesses ? Notre cher pasteur était plus heureux dans la prison et à l’heure de la mort, que l’intendant sur son trône et au milieu de ses trésors… »
Le titre du sermon, retrouvé dans les papiers de Peirot, sent son XVIIIe siècle ! « Le bonheur des gens de bien. » Mais on voit assez que le sujet est développé dans le plus pur esprit de la doctrine chrétienne. La foi du jeune huguenot est assise sur la pierre angulaire. Il n’est de joie, selon lui, que pour ceux qui ont choisi « la bonne part ».
En Vivarais, des complaintes circulaient déjà à la dérobée. Nous en connaissons trois, de longueur diverse, au rythme défectueux, aux vers rudes et incorrects. Mais elles traduisent, avec la force des convictions de leurs auteurs, et leur pitié naïve, les sentiments d’un grand peuple dont la souffrance même ne faisait qu’exalter la foi.
Nous citerons quelques passages de l’une d’elle :
Nos bourreaux sanguinaires
Ont répandu le sang
De plusieurs de nos frères,
Arnaud, Roussel, Durand;
Mais leur grande souffrance,
Et leur sang répandu,
Servira de semence à la maison de Dieu.
Deux autres strophes étaient plus explicites encore :
Imitons ce fidèle
Jusqu’aux derniers abois
Et si Dieu nous appelle
A porter notre croix,
Pensons que cette plaie
Ne fait pas déshonneur,
Puisque c’est la livrée
Des enfants du Seigneur
Vous avez la croyance,
Quand vous faites mourir
Quelque ministre en France,
La religion finir ;
Mais Dieu y pourvoira
Par l’aide de sa grâce
Il nous en enverra
Des autres à leur place.
Une autre n’est pas moins intéressante. Nous en connaissons deux versions quelque peu différentes, dont la première, plus chargée de développements théologiques et de controverse, mais aussi plus correcte, est celle que nous reproduisons ici :
Venez, petits et grands,
Entendre la sentence
Prononcée à Durand
Qui crie à Dieu vengeance
Et par cette sentence
Durand est condamné
D’être sur la potence
Pendu et étranglé.
Quel crime avait-il fait,
Ce pasteur des fidèles
Pour avoir mérité
Des peines si cruelles
Trois mois dans la souffrance,
Nourri au pain, à l’eau,
Mourir sur la potence,
De la main du bourreau ?
Le poète narre ensuite le voyage du martyr à Montpellier, et son interrogatoire.
Il fut interrogé
Par M. de Bernage
Durand lui répondait
D’un ton prudent et sage.
— Dites-moi : pour quel crime
Etes-vous dans ce lieu ?
— Répond cette victime
Pour avoir prié Dieu.
— Mais l’avez-vous prié
Comme un bon catholique ?
— Oui, monsieur, j’ai prêché
La loi évangélique.
Le nom de catholique
Vous nous l’avez volé;
La loi évangélique
Seule doit le porter.
— Etes-vous un pasteur,
Dites-moi je vous prie,
De ceux qui vont aux champs,
Qui prêchent l’hérésie ?
— Oui, monsieur, d’un grand zèle,
Avec un grand désir,
J’ai prêché l’Evangile
Du Seigneur Jésus-Christ.
Mais encore la complainte met sur les lèvres du pasteur l’apologie d’une croyance qui, elle, permet du moins de s’approcher de Dieu sans intermédiaire :
De s’adresser à Dieu
Vous nommez hérésie
Lisez en St-Mathieu,
où Jésus nous convie,
Nous disant de la sorte
« Vous qui êtes chargé,
Venez, je suis la porte,
Vous serez soulagé. »
Maintenant, elle nous représente, en des accents naïfs mais touchants, les adieux du héros à ceux qu’il va quitter :
Je vous dis tendrement,
Adieu, ma chère femme,
Es mains du Tout-Puissant,
Je vais rendre mon âme.
Invoquez-le sans cesse,
Mains jointes, à genoux,
Et, selon sa promesse,
Il sera votre époux.
Adieu, mes chers enfants,
Croyez bien votre mère ;
Le Seigneur tout puissant
Vous servira de Père.
Dieu vous donne sa crainte,
Son amour et sa paix
Sa religion sainte
N’abandonnez jamais
Adieu, mon cher troupeau,
Adieu, ma chère Eglise,
Je prie le Très-Haut
Qu’il Vous garde de prise.
Soyez toujours fidèle,
En espérant toujours
Qu’ en a vie éternelle
Nous nous verrons un jour.
Adieu, vous, chers pasteurs,
Mes collègues de France,
Je prie le Seigneur,
Par sa toute-puissance,
Qu’il veuille vous conduire,
Par son divin Esprit,
Et à jamais détruire
La loi de l’Antéchrist.
Je sais bien qu’il me faut,
Par l’édit de la France,
Mourir sur l’échafaud.
A Dieu soit la vengeance
Mon Seigneur je supplie.
Je m’en vais dans le ciel,
Pour tenir compagnie
A mon frère Roussel.
C’est là ne nous serons
Avecque les saints anges
Nuit et jour chanterons
Ses divines louanges.
Ah quelle symphonie
Ah l’aimable séjour
D’ouïr la psalmodie
De la céleste cour !
Ayant fait ses adieux,
Il monta à l’échelle,
Levant les yeux aux cieux,
D’un amour plein de zèle,
Grand Dieu, miséricorde,
Pour l’amour de ton Fils !
Et ta gloire m’accorde
Dans ton saint paradis !
Vers la fin de cette année 1732 le prédicant Lapra put rejoindre Lausanne, où il se préparait à compléter ses études au séminaire. Il emmenait avec lui les deux enfants de son malheureux collègue. Ainsi fut mise à exécution la promesse faite à celui-ci durant sa captivité. Mais la pauvre mère souffrait toujours d’une santé chancelante que les soins ne parvenaient pas à améliorer.
A la Tour la vie se poursuivait monotone, marquée seulement par l’incarcération d’une prophétesse des environs de Ganges, Marie Chambon (en 1732). La même année les deux sœurs Amalric, devenues par leurs mariages Isabeau François et Suzanne Peyre, l’une et l’autre emprisonnées avec six autres femmes nîmoises à la suite de la surprise de l’assemblée du Mas-des-Crottes, en avril 1730, sortirent de la geôle. Peut-être avaient-elles abjuré, bien que nulle trace d’un tel acte ne se retrouve aux Archives d’Aigues-Mortes.
Marie Durand, dont toute la famille était dispersée, sut garder sans doute et maintenir de plus en plus vive cette foi que tant d’orages n’avaient pu entamer, et dont elle devait donner la preuve sans cesse plus forte tout au long de sa captivité. Mais nous ne saurons rien d’elle ni de ses compagnes jusqu’en 1735.
Seuls quelques menus incidents devaient troubler la terrible similitude des jours pareils à eux-mêmes : arrivée de lettres ou d’envois divers, maladie de quelque captive… Parfois aussi, le notaire faisait son apparition à la Tour pour prendre acte d’un testament. Ou bien c’était au contraire la prisonnière qu’on laissait aller sous bonne garde jusqu’à l’étude. Ainsi Marie de la Roche, dame de la Chabannerie, à laquelle, en septembre 1730, le vieil Etienne Durand recommandait à sa fille de se confier, remettait en 1734 ses biens laissés en Vivarais à divers amis ou parents et s’engageait à abandonner « les hardes » qu’elle portait sur elle à deux de ses compagnes de captivité.
Les familles des détenues ne restaient pas toutes inactives et s’efforçaient, par des démarches diverses, d’obtenir leur libération. Mais elles se heurtaient au mauvais vouloir des autorités. Rappelons toutefois qu’Antoinette Gonin, qui faisait acte de catholicisme depuis 1731, fut libérée sur l’attestation favorable du curé d’Aigues-Mortes en novembre 1735.
Le 31 décembre 1736 Marie Durand établissait au nom de ses compagnes une liste des prisonnières. Elles étaient vingt alors, non compris Marion Cannac la libertine. Seize étaient arrivées depuis 1724.
Quelques jours auparavant, Marie Vernet-Monteil, de Marcols, était morte. Sentant sans doute sa fin prochaine, elle avait pris la précaution de faire établir son testament. On peut se représenter combien une telle agonie, dans la salle commune, dut être dramatique, mais il ne paraît pas qu’en dépit de tant d’horreurs la patience des martyrs se soit lassée. Elles « tenaient » toujours bon.
Au début de 1737 elles furent rejointes par deux Vivaroises, Marie Vérilhac-Sauzet, de Pranles, et Marie Vidal-Durand, des environs de Vals dont le seul crime était d’avoir fait bénir leur mariage « au désert ».
Le 3 mars, c’était le tour de Marie Vey-Goutet, de St-Georges-les-Bains. Elle était accompagnée d’Isabeau Menet-Fialès, de Beauchastel. Toutes deux avaient avec elles un enfant au sein. Avec Jeanne Menet, sœur de la seconde, elles étaient convaincues de s’être rendues à une assemblée qui se tint chez un nommé Feissier, près du village de Bruzac. L’affaire eut lieu en mars 1735. Après un procès qui dura deux ans, et au cours duquel Jeanne Menet, — elle avait 16 ans, — parvint à s’échapper des prisons de Pont-St-Esprit où les trois femmes étaient enfermées, les deux dernières furent envoyées à Aigues-Mortes « pour le reste de leur vie ».
Marie Durand avait alors 22 ans. C’était probablement l’âge d’Isabeau Menet. Les deux captives ne tardèrent pas à se lier d’une étroite amitié. L’épreuve qui atteignait la nouvelle venue était d’autant plus lourde que son mari avait été, lui aussi, envoyé aux galères où il devait mourir à la peine au début de 1742. On peut penser qu’en ces tristes circonstances toute compassion devait être pour elle la bienvenue.
« Je m’estime fort heureuse que Dieu me trouve digne de souffrir persécution pour son saint nom, écrivait-elle à sa sœur en automne 1737… Soyez bien assurée que toutes les menaces du monde ne seront pas capables de me faire abandonner le dépôt de la foi. J’espère que ce bon Père de miséricorde ne me déniera pas le secours nécessaire pour supporter les épreuves qu’il lui plaira m’imposer.
« … Mon fils qui se fait grand a une dent, vous embrasse dans son innocent langage. »
Et encore, elle ajoutait ce post-scriptum :
« J’ai ici une bonne amie, nonobstant vous qui est Mlle Durand. Elle vous ressemble beaucoup, que c’est cause que d’abord en entrant ici, je lui dis qu’elle ressemblait ma sœur et que depuis nous nous sommes toujours appelées sœurs l’une l’autre. Elle vous embrasse de tout son cœur. »
L’année s’acheva. Elle n’avait pas apporté aux détenues les délivrances qu’en leur for intérieur elles espéraient. L’une d’elles, la veuve Rigoulet, s’était essayée encore à faire agir un prêtre des environs « venu pour l’instruire » dans sa prison. Mais elle était toujours « bonne protestante » aux dires du curé d’Aigues-Mortes, et la démarche resta sans effet.
Toutefois, un événement, en apparence insignifiant mais en réalité fort important, avait eu lieu avec l’arrivée du nouveau Lieutenant du Roi, Roqualte de Sorbs. Celui-ci se montra toujours fort accessible à la pitié, et les conditions de séjour des malheureuses enserrées dans leur étroite et sombre retraite en furent sans doute améliorées.
Pierre Rouvier, le frère d’Anne Durand, qui ramait depuis 1719 sur les galères du Roi, avait été libéré. Il quitta le royaume et se réfugia en Hollande.
Mais les sévérités du pouvoir ne diminuaient pas pour autant. Dès les premiers jours de janvier 1738, Anne Soleyrol, fille d’un boulanger d’Alès, franchit le seuil du donjon. Depuis quatre ans on essayait en vain de la convertir au couvent des Ursulines, à Mende. Elle avait « chagriné et fatigué toutes les religieuses », allant jusqu’à contrefaire la muette. L’Intendant, jugeant qu’elle causait un désordre qui ne permettait plus de la garder et moins encore de la rendre à ses parents, la fit conduire à Aigues-Mortes après en avoir conféré avec l’évêque de Mende.
Les Prisonnières n’étaient pas oubliées par les Eglises maintenant reconstituées. Dès 1727 les Synodes s’étaient préoccupés de leur procurer quelques secours. On lit dans les Mémoires de Pierre Corteiz, à la date du 22 octobre 1727 :
« Je fus appelé dans un colloque que M. Combes, alors proposant, avait convoqué dans les Eglises de Lozère et des Hautes-Cévennes. J’interrogeai, comme à l’ordinaire, Messieurs les anciens de chaque église… Cela fait, on vint à parler de nos frères qui sont sur les galères de Marseille et de nos sœurs qui sont dans les prisons d’Aigues-Mortes, et fut délibéré d’envoyer à nos frères de Marseille douze livres et à nos sœurs onze livres.
La question fut agitée, si l’on ne pouvait pas faire un plus grand effort. Messieurs les anciens représentèrent que les amendes qu’on fait payer avec sévérité aux pères et mères des réformés, lorsque leurs enfants manquent d’aller à la messe et à l’instruction des prêtres, les réduisent à la dernière misère. Il résulte de cet événement qu’il ne manque pas, à la plupart des réformés, la bonne volonté, mais les moyens de secourir leurs frères dans la misère. »
Onze livres, c’était peu. Toutefois, la charité des Eglises allait grandir, et déjà Benjamin du Plan parcourait l’Europe protestante pour plaider leur cause et recueillir des secours indispensables.
En 1738 un bienfaiteur d’Aimargues fit parvenir un don plus considérable aux prisonnières. Suzanne Vassas et Marie Durand remercièrent « en leur nom à toutes ». Ainsi voyons-nous se préciser la noblesse et l’importance du rôle joué par l’héroïne, porte-parole de ses compagnes, et de plus en plus leur conseillère et leur animatrice : « Monsieur, disait-elle, Mlle de Couste, qui est venue avec Mlle Boureille, nous ont fait la grâce de nous remettre dix-nuit livres argent de votre part, que nous avons partagé entre toutes. Nous avons l’honneur, Monsieur, de vous remercier très humblement de votre bonne et agréable charité venue à propos. Nous prions le Seigneur qu’il lui plaise vous en rendre la récompense dans ce monde et à jamais dans son saint Paradis. »
Vers la fin de l’année un habitant d’Alès écrivit à Du Plan, originaire de la même ville, pour l’intéresser au sort d’Anne Soleyrol. Aux dires de cette dernière il y avait alors vingt-quatre prisonnières à la Tour. Dès qu’il reçut ces renseignements le député général rédigea, de Londres où il se trouvait alors un placet en faveur des recluses. Nous en citerons les principaux passages :
« C’est en faveur des généreux confesseurs qui gémissent dans les fers, écrit-il, parmi toutes sortes de malfaiteurs et dans des prisons affreuses, qu’on a entrepris une collecte parmi quelques personnes charitables qui prennent part à la froissure de Joseph et qui se souviennent des prisonniers de l’Evangile comme s’ils étaient prisonniers avec eux… Le nombre des galériens est présentement de dix-huit ; celui des prisonniers au fort de Brescou, situé dans la mer, est de dix ; celui des prisonnières dans la Tour de Constance est de vingt-deux, sans compter dix-sept femmes qui ont été arrêtées depuis peu, près de Nîmes, en revenant d’une assemblée religieuse, et qu’on a condamnés à une peine perpétuelle dans cette Tour. »
L’auteur met toute son émotion à décrire la prison de ces infortunées :
« Il faut noter que la Tour de Constance est une prison où l’on envoie ceux qu’on veut faire périr petit à petit, sans éclat. La ville d’Aigues-Mortes était autrefois un port de mer ; mais, depuis que la mer s’est retirée, elle se trouve presque déserte, sans fabriques et sans négoce. Tous les environs sont remplis de marécages qui causent la stérilité du terroir et la disette, jusqu’à l’eau qu’il faut acheter, parce qu’on va la chercher jusqu’à deux lieues de la ville. L’air aussi y est si malsain que les maladies y sont fréquentes et que la plupart des habitants portent le deuil. Si la ville est pauvre et malsaine, la prison l’est encore davantage, à cause d’une plus grande misère et du peu d’air qu’on y respire, à travers quelques petites ouvertures de murailles qui sont extrêmement épaisses ; ce qui empêche que ces pauvres prisonnières jouissent jamais des rayons du soleil et fait qu’elles sont comme ensevelies dans un vaste tombeau où les ténèbres et le froid règnent presque pendant toute l’année. Aussi sont-elles presque toujours malades, et ne recevant que très peu de secours, il en meurt en quantité.
« Malgré toutes ces misères, poursuivait Du Plan, il y a quelques-unes de ces captives qui subsistent dans cet horrible séjour depuis dix, quinze, vingt ans, soit par la force de leur tempérament, soit que Dieu les ait voulu conserver pour être des exemples vivants aux autres, de piété, de vertu et de constance. Parmi les galériens, les prisonniers et les prisonnières, il s’en trouve de tout âge, depuis vingt ans jusqu’à quatre-vingt-quatre ans, comme le père de M. Durand, ce fidèle ministre qui souffrit le martyre il y a encore neuf ans.
« Toutes ces choses, qu’on peut vérifier par plusieurs lettres et des attestations de personnes dignes de foi, émouvront sans doute le cœur des personnes pieuses et charitables et les porteront à contribuer quelque chose des biens dont Dieu les a bénis, pour le soulagement de leurs frères et sœurs en Christ, et ces fidèles confesseurs et confesseuses secourus et soulagés dans leurs souffrances, pénétrés d’une juste et vive reconnaissance, feront des vœux ardents à Dieu en faveur de leurs généreux bienfaiteurs. »
Ce douloureux appel fut entendu, et ce fut lui qui, très probablement, provoqua l’expédition à la Tour, par des amis de Genève et dès le début de l’année suivante, de divers objets ou denrées dont le reçu figure aux papiers Court.
Nous recopions la pièce :
« Mémoire de ce quy a esté envoyé à la Tour de Constance le 19 février 1740. »
155 can.......... Refoulé (1) en 31 pièces de 5 can. chacune.
400 l............... Lard salé en 32 pièces.
220 l............... Ris du Lévant.
100 l............... Savon blanc.
320 l............... Huyle d’olive faisant 16 can.
16 l................. Poivre en 32 paquéts.
2 l................... Epissérie en 32 paquéts.
2 l................... Coton fillé en 32 paquéts.
2 l................... Fil à coudre.
31l.................. Paire patins.
6 can.............. 5 pans refoulé pour les enfans.
« Nous déclarons et conféssons avoir récéu tout ce quy est énoncé au rolle ci déssus, que nous, déténues dans la dite tour de Constance, avons partagé de comun accord éntre nous trante-une prisonnières, et nous sommes signées pour sérvir de décharge aux personnes quy nous les on livré. Fait à la de tour, à Aiguémorte, ce 23, février mil sépt cént quarante. »
(1) Refoulé : tissu de drap passé deux fois sous le foulon.
Suivent les signatures des prisonnières. Après celle de Marie Durand, nous lisons ces noms écrits de sa main : « Pour celles qui ne savent pas scigner, Gabiade de Pasquier, Gaussainte de Crose, Mauranne, Vidale de Durand, la veuve de Rouvier, Savanière, Lardaitte (?), Marselle, Coulonne, Contesse, Suson Vernette, Ennette Goutette, Bourette, Frisole, Marie Paironne, Mlle Rigoulet, Fialaisse, Vassase. »
Du Plan avait écrit en même temps à Jacquette Vignes et Anne Soleyrol. La première était aussi alésienne. Elles répondirent le 27 mars 1740 par une lettre à la rédaction de laquelle Marie Durand ne paraît pas avoir été étrangère :
« Monsieur, nous avons eu l’honneur de recevoir la charitable vôtre et avons été vivement touchés des pieuses exhortations que vous avez eu la bonté de nous mander, que nous regardons comme une grâce descendue du ciel. Nous voyons bien que Dieu ne nous abandonne point, puisqu’il nous suscite des personnes aussi vénérables que vous pour nous être pour appui, nonobstant la furie de nos ennemis qui nous regardent comme la balayure et la râclure de la terre… Nous espérons, Monsieur, que par vos soins charitables nous pourrons trouver quelque soulagement à nos maux, avec l’assistance de Dieu, tant par les ferventes prières que vous lui adresserez en notre faveur ou par votre zèle. Plusieurs personnes, pieuses comme vous, suivront votre exemple.
« Les messieurs d’Alès ont eu la bonté de nous écrire que vous nous aviez envoyé quelque secours, mais nous ne l’avons pas reçu. Nous somme trente et une prisonnières, la plupart veuves ou orphelines, et vous n’ignorez pas, Monsieur, nos nécessités. En nous recommandant à vos pieuses prières, nous vous prions de nous recommander à celles de l’Eglise. D’un côté, nous supplions l’Etre suprême de vous combler de ses plus précieuses grâces et bénédictions spirituelles et temporelles. Ce sont les souhaits de celles qui ont l’honneur de se dire, Monsieur, avec un profond respect et une parfaite considération, vos très humbles et très obéissantes servantes. »
Nos lecteurs auront remarqué d’eux-mêmes la différence qui sépare le nombre des prisonnières indiqué par Anne Soleyrol en décembre 1739 (vingt-quatre) et celui (trente et un) que donne cette lettre postérieure de trois mois à peine.
D’importants mouvements s’étaient en effet produits à la Tour durant cet intervalle. L’une des détenues avait abjuré le 19 novembre en présence du major, d’un officier de la garnison et du supérieur du Couvent des Capucins. Mais sa libération ne fut pas accordée tout de suite.
Nous possédons une lettre d’Isabeau Menet, envoyée par celle-ci quelques jours seulement après ces incidents. Elle fut adressée à sa sœur, à la date du 23 décembre. Quel contraste entre la vaillance qui s’exprime dans ces lignes et l’attitude de l’autre captive succombant à sa lassitude et reniant, en apparence tout au moins, sa foi !
« Je ne cesse de faire des vœux au ciel pour votre conservation à tous, disait Isabeau… pour qu’il soit ému de compassion envers moi et tout son peuple ; nous en avons extrêmement besoin, car nous l’avons irrité à courroux. C’est la cause que son Eglise est agitée de toutes parts. Dieu veuille, par sa grâce, lui donner la tranquillité de son Esprit, la réjouir dans ses tristesses et la consoler dans ses afflictions, afin qu’elle cesse de pleurer et de lamenter, car nos péchés nous attirent tous ces maux qui nous accablent. Prions le Seigneur tous de bon coeur qu’il lui plaise d’abréger nos peines et nos souffrances… mais nous devons imiter Jésus-Christ, notre divin chef, qui a souffert le premier, lui juste pour nous injustes, afin de nous faire triompher de la félicité du paradis. Dieu nous fasse la grâce de le suivre, en quelque part qu’il nous appelle, puisque c’est pour sa gloire et pour notre salut. Car, quant à moi, je m’estime bien heureuse que le Seigneur m’ait appelée à souffrir opprobre pour son nom, puisque telle est sa volonté. Dieu me fasse la grâce d’aller jusqu’au bout de la lice, car je sais que Jésus nous y attend avec ses bras ouverts. »
La fidélité de la prisonnière allait être, un mois plus tard, soumise à la nouvelle épreuve que constituait pour elles et ses compagnes l’arrivée d’autres condamnées. Celles-ci avaient été arrêtées en juin 1739, aux environs de Nîmes. Quelques-unes étaient fort âgées. Elles furent rejointes presque aussitôt par Louise Peiron, de Lamastre, coupable d’avoir abrité sous son toit Matthieu Morel-Duvernet dont nous avons reproduit la lettre héroïque envoyée dès le lendemain de l’exécution de son maître Pierre Durand. Le prédicant avait été tué par un soldat alors qu’il tentait de s’échapper. Son hôtesse fut condamnée à entrer au donjon pour le reste de ses jours.
Lorsque l’envoi mentionné plus haut parvint à la Tour, le bruit en fut largement répandu et le Comité chargé de sa répartition à Nîmes, comprit aussitôt les dangers d’une telle publicité. Il craignait en outre que les églises de France ne fussent tentées de se considérer comme déchargées dorénavant de leurs obligations envers les prisonnières.
Pareil souci n’était, hélas, pas dénué de tout fondement. Ne voyons-nous pas Marie Durand, — qui avait, le 11 avril 1740, dressé la liste des prisonnières pour leurs amis d’Amsterdam, — écrire au nom de ses huit sœurs vivaroises, le 11 mai suivant, à Mlle Peschaire, une fidèle protestante de Vallon, ces lignes où se traduit une sourde plainte :
« Quoique je n’aie pas l’honneur de vous connaître que par votre digne réputation, je prends la liberté de vous écrire pour vous assurer de mes très humbles respects et pour vous souhaiter une santé parfaite, favorisée de toutes sortes de bénédictions. Le présent donneur m’a dit que vous l’aviez chargé de nous dire si nous avions besoin de quelque chose. Nous vous sommes bien obligées de votre attention ; mais permettez-moi de vous informer qu’étant éloignées de nos maisons comme nous le sommes, nous ne pouvons qu’avoir un extrême besoin du secours de nos frères. Nous sommes neuf du Vivarais, détenues captives dans ce triste endroit ; cependant, depuis dix ans que je suis ici, on ne nous a jamais rien envoyé dudit Vivarais. Les autres endroits n’en usent pas de la sorte, car ils pourvoient aux nécessités de celles de leur pays, de même que pour nous, autant qu’ils peuvent le faire. Permettez, dis-je, moi de dire que je ne m’étonne pas si Dieu fait sentir ses verges d’une manière si terrible aux fidèles de notre misérable province (2), car ils ne suivent pas les ordres de ce divin maître ; il recommande d’avoir soin des prisonniers, et ils n’en font aucun cas. La charité est le véritable principe de notre religion, et ils n’en exercent pas la profession. En un mot, il semble que nous sommes au dernier temps, car cette divine vertu s’est bien refroidie. Les véritables chrétiens ne seront pas condamnés pour avoir abandonnés la pureté de l’Evangile, puisqu’en effet ils en font une constante profession ; mais ils le seront pour n’avoir pas visité Jésus-Christ dans la prison, en la personne de ses membres. Je les exhorte, par la compassion de Dieu, de rallumer leur zèle de charité envers les pauvres souffreteux. Qu’ils apprennent que le Seigneur Jésus promet de récompenser jusques à un verre d’eau froide donné à ses enfants, à plus forte raison récompensera-t-il ceux qui sustenteront ses élus qui combattent sous les étendards de la croix. Leurs aumônes monteront en mémoire devant Dieu, comme firent celles de Corneille. Enfin s’ils sèment libéralement, ils moissonneront libéralement, comme s’exprime l’apôtre. Mon devoir m’engage à vous faire penser au vôtre, d’autant mieux que les prisonniers du Languedoc nous reprochent qu’il ne vient jamais rien de nos quartiers. Ils ont juste raison. Ils nous font part de ce qu’on leur donne ; ainsi nous sommes abandonnés de ceux qui devraient nous procurer le plus de soulagement, et, par conséquent, regardées comme des étrangères.
« Si vous voulez bien, Mademoiselle, avoir la bonté de nous faire parvenir quelque chose, nous vous aurons de grandes obligations. Vous le ferez tenir à Mlle de Rouvier (Isabeau Sautel-Rouvier), belle-mère de feu mon frère, prisonnière ici avec moi, et à moi conjointement. Elle vous assure de ses respects, de même que la femme du sieur Daniel Durand, la femme de Jean Degoutet.
« Vous pouvez communiquer notre lettre aux fidèles qui voudront contribuer à cette bonne œuvre. Je vous prie de les assurer de mes profonds respects. J’espère que vous nous ferez éprouver votre amour, en faisant éclater votre charité envers notre triste situation. Je finis en priant l’Etre suprême qu’il lui plaise vous combler de toutes ses grâces en terre et, un jour, de sa gloire au ciel. »
(2) Il faut voir ici une allusion à l’arrestation et au meurtre des deux pasteurs Morel-Duvernet et Fauriel-Lassagne, survenus l’année précédente. Des poursuites judiciaires les suivirent.
Cet appel fût-il entendu ? On voudrait le croire mais il devait être renouvelé plus d’une fois encore par la prisonnière. La charité des églises avait des intermittences. Il fallait réveiller leur sympathie en faveur des détenues pour la foi. A la souffrance de la réclusion s’ajoutait donc, pour celles-ci, le douloureux sentiment qu’elles étaient parfois oubliées de ceux qui, selon leurs propres termes, eussent dû les premiers leur tendre la main d’association. « C’est ce qui », disaient leurs compagnes d’Alès dans la lettre déjà citée, à la date du 27 mars 1740, « augmente de beaucoup notre captivité ».
Anne Sabourin, qui avait abjuré le 19 novembre 1739, fut relâchée le mois d’avril suivant. C’est tout ce que nous savons des événements survenus à la Tour durant l’année 1740. Le 10 septembre Marie Durand avait tenu la plume pour « la veuve Frizol », de Saint-Césaire. Elle était enfermée depuis 1727 et ne devait sortir qu’en 1768, âgée de soixante-seize ans, après un séjour de quarante et un ans entre les épaisses murailles de la forteresse.
Elle recommandait à son fils de vivre d’accord avec sa femme. Ainsi parvenaient jusqu’aux vivants ces voix d’outre-tombe et la preuve que les martyres ne se désintéressaient point du sort de leurs familiers épargnés par la persécution. Le 20 janvier 1741 Marie Durand corrigea une nouvelle liste des captives établie par les soins de l’Intendant de Bernage. Elle mentionnait 32 noms. Une fois de plus la jeune femme fit modifier le texte qui l’accusait de s’être mariée au désert, et elle ne voulut paraître que comme « la sœur d’un ministre exécuté à Montpellier ».
En cette même année une guerre générale secoua l’Europe. On en eut l’écho à Aigues-Mortes. Les troupes de la province partirent aux frontières et les assemblées reprirent en Languedoc avec une fréquence et un succès renouvelés. Néanmoins des arrestations avaient encore lieu de temps à autre : on désirait par là maintenir en respect les populations protestantes. Une captive entra à la Tour, une infirme, qui depuis un an et demi refusait de se convertir.
Mais cela n’empêcha pas les détenues de se laisser aller à certaines illusions. Frédéric II, l’allié de Louis XV, était intervenu auprès du ministre des affaires étrangères Amelot de Chaillon, le 24 novembre 1741, afin qu’il accordât leur liberté « à plusieurs personnes de l’un et l’autre sexe, qui étaient en prison dans la Tour de Constance, pour cause de religion », et les événements paraissaient autoriser des espérances nouvelles.
L’Intendant, consulté par Amelot, ne conseilla pas d’accorder les grâces demandées par le roi de Prusse. Il donnait sur les mesures qui avaient frappé les malheureuses des explications tendancieuses, en interprétant leur attitude comme une désobéissance aux ordres du Souverain.
« Vous verrez, disait-il, que la plus grande partie des prisonnières ont été condamnées par des jugements en forme, non pas pour n’avoir pas rempli les devoirs de catholiques, parce qu’on ne leur fait aucune violence à cet égard (sic), mais pour avoir contrevenu aux ordonnances du Roi en fomentant ou assistant à des assemblées de religionnaires très contraires aux intentions et au service de Sa Majesté. »
Distinction subtile, et qui ne trompe personne. On pouvait vivre dans l’impiété sans s’exposer au courroux du Prince ; mais celui-ci ne pouvait tolérer nul exercice public d’une religion qui ne fût pas la sienne et l’hérétique devenait un rebelle.
Cependant quelques galériens furent libérés. Le mari d’Isabeau Menet mourut vers la même époque, le 24 avril, à Marseille, sans avoir pu bénéficier d’une pareille mesure. Il emportait « l’estime et le regret » du commandant de Lusignan.
Les mois passèrent et il fallut renoncer une fois de plus, à la Tour, à espérer les grâces attendues. On n’avait de choix qu’entre l’apostasie ou la prolongation indéfinie du séjour sous la voûte humide.
La plupart des prisonnières furent fidèles. Seule Marguerite Maury, l’une des Nîmoises enfermées en avril 1730, abjura et sortit à la fin du printemps (1742).
Mais dès le 27 juin la porte se fermait de nouveau sur sept femmes cévenoles arrêtées à la suite de la dénonciation d’une assemblée tenue près d’Aulas. Les « nouveaux convertis » du quartier furent condamnés à payer 800 livres d’amendes et les frais du jugement. Quelques hommes furent envoyés aux galères. Parmi eux se trouvait André Goutès, de Bréau, dont la femme faisait partie du triste convoi poussé jusqu’à la Tour. Elle amenait avec elle un enfant de six mois. Le nombre des captives s’élevait maintenant à trente-huit.
Anne Goutès se lia, elle aussi, d’une vive amitié avec Marie Durand, et très souvent son nom reviendra dans la correspondance de l’héroïne.
Bientôt survinrent de nouvelles abjurations : Elisabeth Michel, qui dès l’année précédente s’était efforcée de jouer semblable comédie, fit cette fois confession publique de catholicisme, le 23 septembre. Graciée, elle sortit le 30 octobre. Elle avait été ébranlée par les nouveaux emprisonnements et la libération de Marguerite Maury.
Suzanne Daumezon-Mauran, enfermée en même temps que sa compagne, et Madeleine Aberlenc avaient elles aussi abjuré. Etait-ce pour la première la douleur d’avoir perdu son mari, décédé le 1er mai 1739, ou l’impuissance à supporter davantage sa réclusion ? Dès le 11 septembre 1742, en l’église paroissiale d’Aigues-Mortes, elles avaient déclaré « renoncer aux hérésies de Luther et de Calvin ». Pourtant Suzanne Daumezon devait faire bénir plus tard son second mariage par un pasteur du désert, et nous pouvons en inférer qu’elle était en réalité restée fidèle à sa croyance.
Au mois de décembre les deux femmes n’avaient pas encore quitté leur prison et elles ne recouvrèrent leur liberté qu’au mois d’avril suivant, après de nombreuses démarches faites par le prêtre et le major.
Les conditions de vie devaient être alors fort pénibles autour d’elles. Une lettre du pasteur Clément, dit Gibert, à Antoine Court, mentionne en effet le 14 août 1743 « que les détenues sont dans une tour obscure, humide et puante, ne voyant que peu ou point de jour pour en sortir. Elles ont bien besoin de patience ».
Une prophétesse, Isabeau Gaibal, des environs de Sumène, était entrée au donjon le 21 mars. Déjà elle entreprenait les mêmes démarches qui avaient conduit plusieurs de ses compagnes à la délivrance : « Elle allait à la messe, en ayant demandé la permission, confessait et communiait, paraissait de bonnes mœurs… » On devine combien une telle attitude devait paraître pénible à celles qui, plus sincèrement pieuses et plus fortes, tenaient dans leur sépulcre depuis d’interminables années.
Pourtant une bonne nouvelle parvint, peut-être, à Marie Durand, quelques jours après que Gibert eût porté à Court la plainte des prisonnières : son vieux père put enfin rentrer chez lui et reprendre possession de la maison déserte du Bouchet-de-Pranles. Il avait plus de quatre-vingt-dix ans, et malgré toutes les terribles épreuves qui l’avaient accablé il allait vivre quelque temps encore.
M. Bost, qui a dépouillé avec tant de précision les archives, curiales et autres, d’Aigues-Mortes, les dossiers judiciaires de l’ancienne Intendance de Montpellier, les comptes établis par le boulanger qui servait le pain à la Tour et qui tenait une liste des captives, et d’innombrables pièces éparses en diverses bibliothèques, a pu suivre ainsi les prisonnières avec beaucoup plus de précision qu’on ne l’avait fait avant lui. Il indique pour la période 1740-1743 un total de sept abjurations.
Isabeau Menet écrivit le 26 décembre (1743) la dernière lettre que nous ayons d’elle. Le style en paraît quelque peu décousu, et si la foi de la vaillante femme s’affirme avec une vigueur toujours intacte, il semble que l’on pressente dans ses lignes le malheur qui devait fondre plus tard sur elle. Son fils, né en 1737, était trop âgé pour qu’elle pût désormais le garder auprès d’elle, et elle le confia à sa sœur en le lui recommandant avec affection :
« Je vous prie, ma chère sœur, au nom de Dieu, de vous souvenir de moi dans vos saintes prières, de même que de mon cher enfant, lequel je vous donne, que vous le regardiez comme votre cher enfant, pour le recommander à mon cher père et mère, qu’ils aient soin de son salut, afin de lui faire reconnaître que son cher père est mort pour la profession de l’Evangile. Je me fie que vous en aurez le soin de le tirer devers vous comme vous m’avez promis, car c’est la seule cause que je le livra à mon frère ; car je peux dire après Dieu qu’il m’était d’une grande consolation à mon entour, quoique jeune. J’espère que Dieu y pourvoira pour lui et pour moi, car il faut attendre tout d’en haut, puisque les hommes ne peuvent rien sans sa divine Providence. Le Seigneur soit apaisé envers nous et envers sa chère Eglise ! …
« Je vous souhaite une heureuse année suivie de plusieurs autres de bienveillance, où Jacob voie venir ses captifs de retour. Qu’elle soit couronné de toute sorte de bonheur pour la délivrance de notre chère Eglise et la paix du royaume et de toute la terre, afin que son nom en soit glorifié et les fidèles édifiés.
« Je vous prie, ma chère sœur, de me recommander aux prières de l’Eglise, car j’en ai grandement besoin, aux afflictions où je me vois réduite. Le Seigneur me fasse la grâce de prendre le tout venant de sa main.
« Je vous apprends, par bonne nouvelle, que dans, tout le Languedoc, l’on fait des assemblées fort fréquemment et à plein jour, l’on baptise et l’on épouse sans crainte. Grâces au Seigneur lui en soient rendues, et qu’il lui plaise d’augmenter le nombre des élus et fidèles… »
Six ans plus tard une note envoyée à Montpellier attestaient que les convictions de la huguenote n’avaient pas changé. Elles reposaient sur le roc.
Nous ne savons absolument rien de ce que fut, au cours de 1744, la vie des détenues. Mais cette année fut marquée — la lettre d’Isabeau Menet le laisse deviner — par une activité considérable dans les églises. Des assemblées très nombreuses se tenaient à la porte, même des principales villes de la province. L’Intendant Le Nain, qui venait de remplacer de Bernage, ne semble point sans doute avoir été très accessible à la pitié, mais l’absence des troupes rendait difficile la répression et les réformes jouirent alors d’une tolérance de fait qui leur permettait les plus vives espérances.
Antoine Court mit à profit ces conjonctures pour revenir pendant quelques mois en Languedoc et mettre fin, après quatorze ans de luttes incessantes, à l’affaire Boyer dont nous avons au début de notre ouvrage expliqué la genèse et les conséquences. La joie était générale. Les difficultés intérieures du protestantisme s’apaisèrent avec la fin du schisme, et la contrainte extérieure des pouvoirs s’allégeait elle aussi très sensiblement.
La trêve fut, hélas ! de courte durée. Dès l’année suivante, la répression recommençait, plus cruelle que jamais.
Le 15 avril, à la Tour, le major Combelles dressa une fois de plus la liste des prisonnières. Elles étaient trente-trois. Après le nom de chacune il écrivit ces mots significatifs : « Sa croyance toujours la même. » Seule Isabeau Guibal était mieux notée : nous en avons donné la raison. Parmi les noms rapportés par Combelles, vingt-six se retrouvaient déjà sur le reçu signé par Marie Durand en 1740.
Le 14 septembre le comte de St-Florentin qui, de Versailles, dirigeait les persécutions avec une inintelligente et cruelle obstination, en dépit d’une opinion générale qui appelait de plus en plus la tolérance, écrivit à Le Nain pour lui demander la liste des personnes détenues par ordre du Roi « dans les châteaux, communautés et maisons de force de la province ». Combelles, aussitôt sollicité d’envoyer les indications concernant Aigues-Mortes, ne put les donner avec une suffisante précision et l’Intendant se rendit en personne, vers la fin de l’année, à la Tour de Constance. La question ayant été posée par la Cour de savoir si quelques-unes des prisonnières ne méritaient peut-être pas d’être libérées, il les prit chacune en particulier et les invita à promettre « de se comporter suivant les intentions du Roi et de s’abstenir de toute pratique extérieure de la religion protestante ». Sept femmes y consentirent tandis qu’une autre tint à l’illustre visiteur des « propos extrêmement audacieux » et « lui parut capable de gâter ses compagnes en les entretenant dans leurs erreurs ». Pour les premières, Le Nain demanda l’indulgence. Elles avaient « promis de se comporter suivant les indications du Roi », et il ne craignait pas de terminer sa lettre par ces mots où perce quelque découragement : « Il se trouve actuellement en Languedoc un nombre infini de religionnaires contre lesquels on ne sévit pas, et qui sont plus coupables que ces femmes. »
St-Florentin répondit le 23 décembre : « J’ai reçu, Monsieur, les deux états que vous m’avez envoyés, tant des personnes détenues par ordre du Roi dans les châteaux, communautés et maisons de force du Languedoc, que des femmes enfermées dans la Tour de Constance et qui vous ont paru mériter grâce. Quoiqu’il y ait peut-être lieu de la leur faire, je crois que cela serait fort dangereux dans la circonstance présente, et que ce serait donner occasion aux femmes qui vont aux assemblées de présumer que, si elles venaient à être prises et enfermées, elles pourraient espérer leur liberté. Cependant, sur ce que vous me marquez d’avantageux de la nommée Isabeau Guibal, je pense qu’elle peut être exceptée de la loi commune, et vous trouverez ci-joint l’ordre du Roi pour la faire sortir. »
La pauvre femme ne put pas recueillir le prix de son abjuration : trois jours avant que l’ordre d’élargissement fût parvenu à Aigues-Mortes, elle mourait.
Le 7 janvier 1746, victime selon toute vraisemblance, d’une affreuse épidémie qui, de la ville, passa à la Tour, et dont M. Bost a pu établir la triste réalité par l’examen des registres d’état-civil d’Aigues-Mortes et la comparaison de la liste des prisonniers dressée en avril 1745 avec une autre datant de la fin de la même année. Tandis qu’au-dehors la mortalité était très considérable, on retrouve sur les deux listes, à quelques mois d’intervalle, une différence de huit noms : Suzanne Loubier, Jacquette Paul, Espérance Durand, celle-ci âgée de 86 ans, Catherine Vigne, Isabeau Amat, Madeleine Galary, Jeanne Bouguès, Jeanne Mabistre avaient été emportées par le terrible mal.
Une prophétesse, il est vrai, était entrée vers la même époque sous la voûte insalubre : Marie Roux-Chassefière, veuve d’un maçon de Generac. Elle avait eu l’esprit troublé par les propos de l’inspiré Maroger, de Nages, qui lui avait tenu les prédictions les plus étranges. Au mois de juillet ce fut le tour d’Anne Meynier-Bruguière, qui avait, par une lettre aussi courageuse qu’imprudente, protesté auprès de St-Florentin contre les tentatives faites auprès de sa fille pour lui arracher son abjuration.
En 1748 une autre prophétesse encore fut incarcérée. On est surpris d’assister à cette renaissance de l’ « inspiration », alors que l’autorité des pasteurs n’était plus discutée et que les églises avaient repris depuis longtemps de fortes habitudes d’ordre et de sobriété mystique. Mais la persécution faisait rage et les épreuves répétées finissaient par lasser les plus calmes parmi les « Nouveaux Convertis ».
Les deux années 1745 et 1746 furent, entre toutes, particulièrement néfastes, marquées pour la première par la mort des pasteurs Louis Ranc et Jacques Roger, pour la seconde par celle de Matthieu Majal-Desubas.
Avec Roger disparaissait le seul survivant des ouvriers de la première heure, puisque Court était depuis longtemps en Suisse et que Corteiz l’y avait suivi peu après. Le vieux lutteur était dans sa soixante-sixième année lorsqu’il fut arrêté aux environs de Die ; et sa fin, à Grenoble où il avait été conduit pour être jugé, fut simple et triomphante. Il avait joué un rôle considérable dans la vie de Pierre Durand, et sans doute Marie fut-elle fort sensible à ce coup qui réveillait dans son cœur tant de glorieux mais déchirants souvenirs. Toutefois la violence d’un pareil choc ne pouvait pas faire plus que l’usure épouvantable des ans, ou les atteintes de la maladie, ou le spectacle des âmes qui parfois fléchissaient : la prisonnière « tenait » toujours.
Mais une nouvelle étape du douloureux pèlerinage allait être franchie. Le caractère de l’humble chrétienne nous est apparu jusqu’ici dans l’éclat de sa force extraordinaire. Désormais, nous y découvrirons aussi les plus belles possibilités de tendresse et d’affection.