Depuis la fin de la période patristique jusqu’au moyen âge proprement dit, la science chrétienne, n’ayant plus dans le paganisme qui avait disparu de la scène du monde un adversaire à combattre, tourna ses armes contre le judaïsme et le mahométisme. L’antisémitisme inspira aux écrivains de cette époque des titres menaçants : De insolentia Judæorum, d’Agobard de Lyon (822) ; Adversus Judæorum inveteratam duritiem, de Pierre le Vénérable, abbé de Cluny († 1150), qui prit encore à partie les mahométans dans son écrit : Adversus nefandam sectam Saracenum libri VI.
L’ouvrage de Raymond Martin : Pugio fidei adversus Mauros et Judæos (1278), qui se distingua d’ailleurs des productions similaires de l’époque par sa valeur intrinsèque, était réservé à une illustre destinée. MM. Molinier et Astié, dans leurs éditions des Pensées de Pascal, font de lui l’inspirateur responsable de certains fragments qui, selon eux, jurent avec l’ensemble de l’ouvrage du grand apologète du XVIIe siècle, sur les Miracles, les Figuratifs et les Prophétiesl. A supposer que ces fragments représentent une défaillance de l’auteur des Pensées, ce n’en serait pas moins un insigne honneur pour Raymond Martin d’avoir entraîné un moment à sa suite un des plus grands génies de l’humanité et le plus grand apologète des temps modernes.
l – Voir l’Avant-propos des Pensées de Pascal. Edit. Astié, pages IX et sq.
Mais bientôt l’esprit philosophique, l’activité de la pensée commença à renaître et à se dégager de la lourde chape de la théocratie romaine. C’est à l’époque où la scolastique se formait et commençait à fleurir, et où la foi chrétienne visait à revêtir une forme scientifique et systématique, que furent soulevés les débats sur les rapports de la foi et de la science, de la raison et de la révélation, de la philosophie et de la tradition biblique et ecclésiastique. Ces questions étaient d’autant plus critiques à ce moment-là que la théologie et la pensée du temps étaient tout entières placées sous l’influence des anciens maîtres de la philosophie grecque, Platon et Aristote, et que l’on courait ainsi le danger de transformer l’instrument de la dialectique en un fondement de la vérité.
A la tête de la scolastique de la première période se placent Anselme et Bernard de Clairvaux, qui prétendent passer de la foi à la connaissance, selon la formule : Credo ut intelligam, en opposition au principe d’Abélard qui intervertissait ces deux termes. La formule d’Anselme était conforme, selon nous, à la vraie intuition scripturaire et peut devenir la prémisse de toute véritable apologétique, à la condition que le terme foi soit entendu dans son sens scripturaire aussi, comme l’adhésion non à une autorité humaine, pour si infaillible qu’elle se donne, mais à l’autorité divine.
Le grand ouvrage de Thomas d’Aquin : Summa catholicæ fidei contra Gentiles, qui avait pour but de démontrer les vérités de la religion chrétienne de manière à convaincre même les philosophes non chrétiens, s’occupe aussi du rapport de la raison à la révélation. L’auteur distingue dans le christianisme les vérités supérieures à la raison et celles qui lui sont plus ou moins accessibles : « Est autem in his quæ de Deo confitemur, duplex veritatis modus. Quædam namque vera sunt de Deo, æ omnem facultatem humanæ rationis excedunt, ut Deum esse trinum et unum. Quædam vero sunt ad quæ etiam ratio naturalis pertingere potest, sicut est Deum esse, Deum esse unum, et alia hujusmodi ; quæ etiam philosophi demonstrative de Deo probaverunt, ducti naturalis lumine rationism.
m – Summa contra Gentiles. Introduction. Chap. III et sq.
Si nous ne pouvons convaincre positivement l’adversaire, nous pouvons montrer du moins, quant aux premières vérités, qu’elles ne contredisent pas la raison, et quant aux secondes, qu’elles ont pour elles les rationes probabiliores. Ainsi la révélation n’est pas seulement le complément nécessaire de la raison naturelle à l’égard de ce que celle-ci est incapable de reconnaître d’elle-même ; elle sert aussi à confirmer les vérités naturellement reconnaissables « afin que tous participent facilement à la connaissance de Dieu avec assurance et sans danger d’erreur. »
Le XIVe siècle amena la décadence de la scolastique. Duns Scott et Occam, puis la Renaissance, qui fut en partie la réhabilitation de la pensée païenne dans la chrétienté, tendirent à rendre toujours plus grave le schisme entre la philosophie et la théologie, qui étaient censées pouvoir se contredire sur le même point sans cesser d’avoir raison l’une et l’autre. Marsile Ficin, dans son traité : De religione christiana (1475), et Jérôme Savonarola, dans son Triumphus crucis seu de veritate fidei (1497), se firent, à cette époque qui précédait la Réformation, les champions de la vérité méconnue. L’apologète le plus éminent de l’époque, déjà contemporain des Réformateurs, fut l’espagnol Ludovic Vives, auteur de l’écrit : De veritate fidei christianæ (1543).