Une science au sens propre du mot est autre chose et plus qu’une somme plus ou moins considérable d’informations sur un sujet donné. Tout être intelligent, le plus ignorant même, a déjà acquis des connaissances élémentaires innombrables dans tous les domaines qui confinent à l’existence du moi et intéressent ou sollicitent son activité quotidienne : physique, histoire, psychologie, philosophie, religion ; et la faculté même du langage, pour ne nommer que celle-là, suppose dans l’intelligence même la plus inculte, une multitude d’exercices faits et de notions acquises. L’être simple, sans aucune conscience du moi ni du non-moi, ne se rencontre dans l’espèce humaine que chez les nouveau-nés et chez les idiots. Tout homme est un être connaissant ; « un roseau pensant, » a dit Pascal ; mais les savants sont rares.
Or la différence que nous faisons entre un agrégat de choses sues et une science particulière, ne consiste pas seulement en ce que les données acquises à la science sont plus nombreuses et plus complètes que celles que procure au premier venu l’éducation commune ; mais principalement dans le fait que les connaissances élémentaires qui composent le fonds commun des intelligences, naissent à la suite les unes des autres dans le commerce de la vie, et par l’échange incessant des pensées entre les hommes ; qu’elles sont appelées dans mon esprit, non par quelque loi d’affinité intime, par quelque principe génétique, mais par les vicissitudes fortuites de mon existence ; tandis que toute science digne de ce nom est régie par une synthèse plus ou moins rigoureuse ; elle suppose une méthode ; elle réclame une coordination de ses matériaux, une discipline exercée dans son sein, dont l’effet sera l’élimination de tout élément étranger à l’organisme qu’elle s’est créé. Toute science constituée a été à tout le moins une prise de possession définitive de données qui étaient jusqu’alors demeurées éparses et partant infécondes sur le sol de l’intelligence.
Toutefois comme les connaissances multiples et élémentaires accumulées dans les différents domaines qui sont régis chacun par une science particulière, forment les premières et nécessaires assises de l’édifice scientifique, comme tout savoir a du prendre son point de départ dans ces premiers éléments et doit incessamment les retenir, il faut, pour arriver à la détermination de la vraie méthode scientifique que nous cherchons, commencer par l’analyse du fait intellectuel élémentaire.
Nous demanderons donc avant tout, comment se forment et se sont formées toutes les connaissances qui peuplent notre esprit dans les principaux ordres de faits qui nous intéressent : histoire naturelle, humanités, théologie. Nous demanderons quels sont les facteurs premiers de ces connaissances qui sont elles-mêmes les facteurs premiers de chaque science, et nous chercherons à en suivre le développement en nous arrêtant aux points où ces premiers acquis du savoir font masse, s’ordonnent, se systématisent, et aspirent à constituer une discipline scientifique particulière. Pour comprendre en effet la nature d’un produit quelconque de nos facultés, ne faut-il pas, ici comme en toute chose, être remonté aux origines ; avoir assisté, pour ainsi dire, aux premières élaborations de ce produit et aux premières actualisations de ces facultés ?
En interrogeant notre raison et notre expérience, nous nous convaincrons aisément que les facteurs primitifs de toute connaissance et de toute science par conséquent, peuvent se ramener à trois, que nous désignerons comme suit : le sens externe, la raison et le sens intime ; cette dernière expression devant répondre dans notre pensée au terme de νοῦς employé dans le Nouveau-Testament.
Le νοῦς n’est pas la raison logique, car il n’opère pas par la dialectique, et son critère est l’évidence morale ; ni la conscience, car c’est un organe appartenant à l’homme et régi par la volonté ; ni le πνεῦμα, car il fait déjà partie intégrante de la nature humaine originelle ; ni la volonté elle-même, car il est essentiellement organe de connaissance, et la volonté n’est que son auxiliaire. Le νοῦς est cette faculté d’intuition immédiate des choses qui ne sont ni de nature sensible, ni d’essence purement rationnelle. Le νοῦς, ce que nous appelons le sens intime, est en l’homme, l’organe aperceptif de l’invisible, du fait moral, du divin.
Le sens externe, la raison et le sens intime désignent donc pour nous les trois organes primitifs auxquels se rattache nécessairement toute acquisition du savoir ; et les trois opérations primordiales de la connaissance seront la sensation, le raisonnement et l’acte d’adhésion au fait attesté au sens intime, la foi : ce dernier terme entendu dans son acception la plus vaste, et comprenant toute appropriation de vérité de l’ordre supersensible.
En d’autres termes : nous savons une chose, soit pour l’avoir perçue par un de nos sens, soit pour l’avoir rationnellement conçue ou déduite d’une vérité antécédente, soit pour avoir cru à la réalité de cet objet ; ou enfin, ensuite des combinaisons diverses et qui seront analysées ultérieurement, de ces différentes opérations.
Or nous annonçons d’avance que l’effort de notre argumentation tendra à établir qu’aucune connaissance réelle ne saurait, dans aucun domaine, être issue uniquement du fonctionnement d’un de ces trois organes.
Etant donnés les organes primitifs et les opérations primordiales de toutes nos connaissances, nous demandons ensuite : Quels sont les objets divers aux quels ces trois opérations élémentaires se rapportent, qui correspondent à ces trois organes primitifs, producteurs de toute connaissance ? Quels sont les objets perçus par le sens externe, par la raison ou par le sens intime ? et enfin : Quelles seront les catégories de l’être dont relèvent à la fois ces objets, ces organes et ces opérations, considérés encore dans leur isolement respectif ?
L’objet auquel se rapporte le sens est le phénomène, terme par lequel nous désignons les faits divers de l’existence matérielle ou spatiale, qui affectent spécialement l’un ou l’autre de nos sens corporels. L’objet auquel se rapporte la raison est le théorème qui est l’élément purement idéel de la connaissance, soit que la raison l’ait déduit des axiomes qu’elle porte en elle-même, soit qu’elle le dégage par le raisonnement pur des choses auxquelles il est impliqué.
L’objet auquel se rapporte le sens intime enfin dans l’opération que nous appelons la foi, est le noumène : terme dans lequel nous renfermons tous les faits qui ne ressortissant exclusivement ni à la sensation ni au raisonnement pur, contraires peut-être même aux analogies de l’ordre sensible ou de l’ordre logique, sont certifiés au sujet par un témoignage, c’est-à-dire par une affirma lion immédiate, dont l’auteur n’importe pas encore ici ; sont affirmés, dis-je, comme étant cependant. L’objet de ce témoignage, le noumène, vu donc se placer dans l’ensemble de mes connaissances à côté des éléments précédents : le phénomène et le théorème, et se combinant aussitôt avec les notions d’origine sensible ou idéelle, il concourra avec elles à la formation de connaissances nouvelles, au profit et en vue du perfectionnement de la personnalité tout entière.
C’est que le noumène, objet de foi, ne se présente jamais au sujet qu’entouré d’une certaine autorité morale, qui porte en elle-même, sinon le caractère de l’infaillibilité, du moins celui de la véracité, de l’immédiateté, de la crédibilité au point de vue du sujet. La certification immédiate du témoignage au sens intime, émane donc d’un ordre de choses manifestement différent de l’ordre phénoménal ou sensible et de l’ordre idéel, pour ne pas dire déjà qu’il est supérieur à tous les deux. La catégorie à laquelle ressortit le phénomène est celle de l’’étendue ; c’est évidemment la plus infime ; celle à laquelle ressortit le fait idéel est l’ordre du vrai, mais de la vérité logique nécessaire ; la catégorie à laquelle ressortit le témoignage, est celle du Bien, que nous nous contentons de nommer ici sans le définir, et en faisant provisoirement appel, pour s’en faire l’idée, à l’instinct de chacun. Nous voulons dire que le fait du témoignage suppose chez celui qui en est l’auteur, la présence, fût-ce à un degré minime, de l’élément moral ; et chez celui qui le reçoit, le préjugé de l’existence et de la réalité du Bien dans l’universd.
d – Voir mon article intitulé : L’autorité en matière religieuse et morale, ses critères et ses droits. Chrétien évangélique, août 1881.
Notre assertion ne sera pas contestée toutes les fois que le contenu du témoignage sera un fait spécifiquement religieux ou moral. Elle paraîtra peut-être téméraire dans les cas si nombreux qui, ressortissant au cours ordinaire de la vie, seront jugés étrangers à la catégorie morale. Il est évident que, dans notre existence quotidienne, la part du témoignage dans l’acquisition de nos connaissances est très importante, et que la plupart des choses que nous savons, nous ont été rapportées. Mais nous nous faisons fort de montrer que, même dans les cas les plus vulgaires, l’ordre moral préside à la certification du témoignage ; que tout témoignage rendu sur les objets les plus indifférents à l’ordre moral est encore placé sous la garantie du Bien ; que la connaissance acquise par la voie du témoignage suppose à tout le moins chez moi la foi à l’ordre moral qui régit les rapports entre le moi et le non-moi.
Prenons un exemple : je sais que New-York, que Jérusalem existent. Comment cette certitude est-elle entrée en moi et y est-elle entretenue ? Ce n’est pas par le médium du sens, si je ne suis jamais sorti d’Europe ; ce n’est pas non plus par la voie du raisonnement pur ; car il n’y a aucune nécessité logique à ce qu’il existe deux villes appelées New-York et Jérusalem. Ce ne peut donc être que par la voie de la foi, et pour avoir donné créance aux innombrables témoignages des innombrables témoins qui sont revenus de Jérusalem ou de New-York. Mais, à vrai dire, si quelque monomane s’avisait de récuser tous ces témoignages, prétendant que tous leurs auteurs se sont accordés pour me tromper ou que leurs sens les ont trompés eux-mêmes, il n’y aurait pas d’autre parti à lui conseiller que d’aller faire une vision locale. Donc le seul fondement de ma foi à l’existence de ces deux villes, est la présomption de bonne foi que j’accorde sans aucune contrainte ni du sens ni de la raison, aux innombrables témoins dont je parlais tout à l’heure.
Il y a donc dans toute foi, quel qu’en soit l’objet, et si neutre qu’il nous paraisse, supposition de bonne foi ; c’est-à-dire que les connaissances que j’ai acquises touchant les faits situés en dehors du contrôle de mes sens ou de ma raison, sont placés sous la garantie de l’ordre du Bien qui régit l’univers et des représentants de cet ordre qui font plus ou moins autorité pour moi. Toute foi suppose que l’existence humaine est organisée de telle sorte que les perceptions reçues par le moi soient les fidèles représentations du non-moi ; que dans mes relations apparentes avec la nature et avec mes semblables, avec mon corps même, je ne suis pas la victime d’une universelle hallucination, d’une continuelle mystification ; que je vois, entends, sens, vis, existe dans l’état que mes facultés m’enseignent ; et pour le moment, arrêtant notre ascension à ce degré qui suffit à notre démonstration actuelle, nous nous abstiendrons de nous demander si oui ou non cette foi à l’ordre universel du Bien renferme et suppose la croyance à un Etre suprême et personnel, garant du Bien lui-même.
Un préjugé généralement répandu consiste à attribuer exclusivement à l’objet de la foi, et tout spécialement de la foi religieuse, le caractère de l’autorité, en opposant cet ordre de l’existence à ce qu’on appelle le domaine de la recherche scientifique ou de la libre pensée. Selon ce préjugé habilement entretenu par la littérature courante, la connaissance religieuse et morale serait nécessairement instinctive et irraisonnée ; toute foi religieuse et morale serait fides implicita, tandis que l’acquisition des connaissances dites exactes et positives, ou l’exercice de la raison, étant exempts de toute influence étrangère à l’intérêt du savoir, seraient seuls à sauvegarder l’indépendance et la dignité du sujet.
Est-il donc vrai que je ne sois vraiment libre dans le développement de ma personnalité, que lorsque j’en appelle soit au sens, soit à la raison comme facteurs de connaissances, et que la foi ou l’adhésion à l’autorité morale d’un témoignage, soit nécessairement un acte d’assujettissement de moi-même à un autre ? Il est vrai que nous venons de joindre les deux termes d’autorité et de témoignage en parlant de l’objet offert à la foi. Mais qu’est-ce à dire ? Un instant de réflexion suffira à nous convaincre que si l’on parle de contrainte dans l’acte de la foi, ce caractère est commun aux deux autres opérations, la sensation et le raisonnement, aussi bien qu’à elle-même ; et que si l’on parle de liberté, il y en a plus dans l’acte de la croyance que dans le fait purement sensible ou dans l’acte purement intellectuel.
Nous disons d’abord que l’objet phénoménal ou l’objet purement rationnel s’imposent au sujet avec autant de contrainte que l’objet du témoignage peut le faire, sans que d’ailleurs ils soient revêtus pour cela d’une évidence supérieure.
Voyons d’abord la sensation. Aussitôt que, volontairement ou non, j’ai placé mes sens sous l’action du phénomène, il est constant que ce dernier est devenu une puissance pour moi, une cause de contrainte, et dans un certain sens une autorité ; car, comme l’a dit Rousseau, le pistolet qu’on braque sur ma poitrine est aussi une puissance. La cause du phénomène avec laquelle, volontairement ou non, je suis entré en rapport, est un facteur avec lequel, bon gré mal gré, je dois désormais compter, auquel mes sens se rapportent plus ou moins passivement ; et l’évidence de ce phénomène pour moi est en raison directe de l’intensité de la perception causée à mes sens. Mais comme on cite des cas nombreux de perceptions très fortes auxquelles ne répondait aucune cause réelle et objective, on devra reconnaître que cette évidence sensible, si immédiate qu’elle paraisse, et si coactive qu’elle soit, n’est encore que relative, et est en tout cas d’un ordre inférieur.
De même, lorsque j’ai appliqué ou seulement livré mon esprit ou ma raison à la recherche d’un théorème, ce fait idéel une fois logiquement établi par moi et pour moi, devient aussitôt une puissance sur le moi pensant et voulant ; un élément intégrant désormais de mon être et de ma substance ; et je dis également que l’évidence idéelle de ce fait une fois établie et ajoutée au trésor de mes connaissances, me domine désormais, fait autorité pour moi, malgré que j’en aie, dans la mesure où les moyens dont j’ai disposé pour l’établir, m’ont paru suffisants. Il y a donc ici aussi, à un moment donné, contrainte exercée sur le sujet par cet objet idéel perçu par ma raison, même dans le cas où la première relation de cet objet avec le sujet aurait été due à ma propre initiative.
Que si, d’un autre côté, l’on parle de liberté, il yen a autant et plus encore, disons-nous, dans l’acte de l’adhésion au témoignage que dans le cas de la certitude purement sensible ou purement rationnelle.
Car le témoignage reçu par un acte de foi, n’étant accompagné ni d’une contrainte matérielle comme dans le premier cas, ni d’une évidence logique ou rationnelle, comme dans le second, nous apparaît revêtu d’une autorité morale, tout à la fois égale en force et supérieure en dignité à l’action exercée sur le moi connaissant par l’objet sensible ou par l’idée pure.
Nous disons d’abord que l’évidence qui s’attache à l’objet de la foi peut être aussi forte dans son ordre que l’évidence matérielle ou l’évidence logique dans le leur. Je puis être en état d’affirmer la validité du devoir ou l’existence de Dieu avec autant de certitude que je fais l’existence du soleil dans la nature, ou une vérité mathématique. Mais à cette certitude égale s’ajoute une dignité plus grande de l’acte de la foi, en ce que, d’une part, l’autorité qui s’attache au témoignage de l’ordre religieux ou moral proprement dit, émane, s’il a une vraie valeur, d’une garantie personnelle ; et que, d’autre part, cette autorité n’agit point coactivement sur mes organes, comme le fait phénoménal ou le fait rationnel, mais elle subordonne constamment son action en moi au consentement de ma volonté, c’est-à-dire du moi, et cette volonté reste toujours libre de rejeter jusqu’à l’évidence morale, au nom de préférences personnelles ou d’intérêts condamnés même par ma conscience ou par ma raison. Que dis-je ? ce sont là les droits imprescriptibles et les mystères de la liberté humaine.
En résumé : l’homme n’est plus libre d’ignorer ou de renier en soi-même les faits de son expérience sensible ou les découvertes de sa raison, mais il reste libre de ne pas accepter les autorités morales qui s’adressent à son cœur par le médium de son intelligence ; il reste libre même de rejeter une fois ou l’autre les croyances qu’il avait acceptées d’abord comme venant de cette origine.
Le sens, la raison et le sens intime (νοῦς), sont donc les organes primordiaux de toutes nos connaissances ; la sensation, le raisonnement et la foi sont les trois activités simples ou opérations mères de ces connaissances ; le phénomène, le théorème et le noumène transmis par le témoignage, sont les objets auxquels ces trois activités simples se rapportent ; l’étendue, la nécessité logique, l’autorité morale sont les catégories de l’être auxquelles ces objets ressortissent ; et nous ajoutons que la perception, le concept ou l’idée nécessaire et la croyance sont les produits simples de ces activités simples.
Nous pourrons donc nous représenter in abstracto au début de toute opération tendant à connaître, une perception sensible aussitôt transformée en aperception — qui n’est pour nous que la perception sensible interprétée par le sujet, — mais sans addition d’aucun concept ou idée nécessaire ; une conception idéelle pure et simple sans infiltration d’aucune image, et un état du sens intime affecté par la manifestation d’une autorité, dont la vraie origine et la vraie essence n’ont pas encore été saisies et formulées par la raison. L’œil a perçu une couleur ; l’oreille un son ; l’esprit a conçu une idée ; le sens intime a reçu un témoignage : tels sont, selon nous, considérés à un point de vue purement abstrait, les points de départ obligés et élémentaires de toute connaissance et de toute science.
Nous constatons un fait que la psychologie ne saurait dédaigner, savoir que la distinction que nous venons de faire entre les divers facteurs de nos connaissances et les rapports que nous avons institués entre eux, sont reconnus dans l’Ecriture-Sainte.
La définition la plus scientifique de la foi que nous trouvions dans le Nouveau-Testament, est celle de l’auteur de l’épître aux Hébreux : Ἔστιν δὲ πίστις ἐλπιζομένων ὑπόστασις, πραγμάτων ἔλεγχος οὐ βλεπομένων. (Hébreux 11.1)
La foi est définie ici comme un mode de connaître tout ensemble les choses visibles mais futures — encore invisibles, par conséquent — et les choses présentes, mais invisibles. Ce mode de connaître est opposé tôt après à la perception sensible, évidemment inadéquate à l’objet qui est mentionné ici, le grand fait historique de la création du monde ; et cet acte de foi est également désigné comme une opération du νοῦς : Πίστει νοοῦμεν κατηρτίσθαι τοὺς αἰῶνας ῥήματι θεοῦ, εἰς τὸ μὴ ἐκ φαινομένων τὰ βλεπόμενα γεγονέναι. (Hébreux 11.3).
Le phénomène, objet de sensations, est donc implicitement opposé ici au noumène, objet de foi ; et la foi elle-même, considérée comme facteur de connaissance, et se rapportant à un témoignage reconnu véridique pour une raison ou pour une autre, est opposée tout ensemble à la sensation et au raisonnement ; à la sensation, puisque nul œil humain n’a contemplé le spectacle de la production de l’univers ; au raisonnement : car aucune intelligence humaine ne serait capable de concevoir ce mystère, même après la révélation qui en a été faite ; à plus forte raison, n’aurait-elle pu le découvrir a priori, en le déduisant avec une nécessité logique de prémisses purement logiques elles-mêmes.
Dans le chapitre premier de l’épître aux Romains, nous nous retrouvons dans le même courant de pensées et presque dans la même terminologie : Τὰ γὰρ ἀόρατα αὐτοῦ ἀπὸ κτίσεως κόσμου τοῖς ποιήμασιν νοούμενα καθορᾶται.
La rencontre des premiers et des derniers mots que nous venons de citer, fait naître un paradoxe : c’est que les choses invisibles se voient. Mais comment se voient-elles ? Précisément par le médium du νοῦς, de cet organe qui n’est ni le sens ni la raison. Car si le sens était apte à percevoir ces objets que l’apôtre nomme : ἥ τε ἀΐδιος αὐτοῦ δύναμις καὶ θειότης, tous les clairvoyants les verraient ; et si c’était la raison, tous les savants les sauraient. D’où vient donc qu’ils ne sont ni perçus comme les objets purement sensibles, ni conçus comme les idées pures ou les lois nécessaires de l’être ? c’est qu’ils s’adressent au sens intime, à l’organe aperceptif de l’ordre supersensible et divin. Pour que cet organe fonctionne, il faut que l’objet qui lui correspond, et en vue duquel il est disposé, lui soit présenté selon un mode tout spécial aussi et approprié à l’effet à produire, par un témoignage interne et immédiat, issu de l’ordre supersensible, et que l’apôtre désigne ici comme une φανέρωσις : διότι τὸ γνωστὸν τοῦ θεοῦ φανερόν ἐστιν ἐν αὐτοῖσ: ὁ γὰρ θεὸς αὐτοῖς ἐφανέρωσεν. (Romains 1.19)
Il y a donc au sein de l’ordre physique déjà, d’après le passage que nous venons d’interpréter, un élément qui ressortit à l’ordre supersensible, et qui pour cette raison n’est perceptible qu’au νοῦς, l’organe approprié aux faits et aux choses de cet ordre. A plus forte raison en sera-t-il de même dans l’ordre supersensible lui-même.
C’est ainsi qu’à diverses reprises dans les épîtres aux Corinthiens, l’apôtre Paul distingue l’un de l’autre les deux premiers facteurs de connaissance que nous avons indiqués, pour les déclarer tous les deux insuffisants, et inadéquats à l’objet, dans le domaine des choses divines.
Dès le début de la première épître, saint Paul caractérise les deux genres d’opposition que rencontre l’Evangile, dans cette antithèse aussi brève que profonde : Ἐπειδὴ καὶ Ἰουδαῖοι σημεῖον αἰτοῦσιν, καὶ Ἕλληνες σοφίαν ζητοῦσιν (1 Corinthiens 1.22) : les uns réclament l’évidence sensible ; les autres recherchent l’évidence rationnelle ; et à ces deux tendances également erronées, l’apôtre oppose la voie de la foi, l’acceptation par l’homme du mystère divin de la croix, folie aux uns, scandale aux autres.
La foi, en tant que facteur de connaissance — et elle en est un — est encore opposée par Paul dans ce domaine supérieur à la raison purement logique et spéculative :ἵνα ἡ πίστις ὑμῶν μὴ ᾖ ἐν σοφίᾳ ἀνθρώπων, ἀλλ’ ἐν δυνάμει θεοῦ. (1 Corinthiens 2.5).
Il y a sans doute une sagesse acquise et assurée à la foi, mais cette sagesse supérieure est en même temps d’un autre ordre que celle dont l’origine est la raison pure. C’est une σοφία dont la prémisse incontestée est le fait divin révélé dans l’Evangile : Σοφίαν δὲ λαλοῦμεν ἐν τοῖς τελείοισ: σοφίαν δὲ οὐ τοῦ αἰῶνος τούτου, οὐδὲ τῶν ἀρχόντων τοῦ αἰῶνος τούτου, τῶν καταργουμένων (1 Corinthiens 2.6).
Et si la sagesse naturelle de l’homme est insuffisante pour concevoir à elle seule les choses et les faits supersensibles dans l’ordre du salut, combien plus le sens le sera-t-il pour les percevoir ἀλλὰ καθὼς γέγραπται, Ἃ ὀφθαλμὸς οὐκ εἶδεν, καὶ οὖς οὐκ ἤκουσεν, καὶ ἐπὶ καρδίαν ἀνθρώπου οὐκ ἀνέβη, ἃ ἡτοίμασεν ὁ θεὸς τοῖς ἀγαπῶσιν αὐτόν. (1 Corinthiens 2.9).
Ces mystères sont donc descendus jusqu’à nous par-voie de révélation divine, et c’est par la foi que nous les considérons, quoique imparfaitement encore, dans le présent, dans le passé ou dans l’avenir. Car ce sont des choses et des faits auxquels le sens ou la raison de l’homme ne se fussent jamais élevés (οὐκ ἀνέβη), ni par une série d’efforts partis des horizons terrestres, ni par quelque enchaînement d’idées ou par des inductions tirées de prémisses innées à la nature humaine. Ils sont d’un autre ordre, et accessibles seulement à l’organe, à la faculté et à la fonction qui relèvent de cet ordre.
Plus loin, à la fin du chapitre 13 de la première au Corinthiens, saint Paul oppose la gnose parfaite qui sera l’accomplissement de toute connaissance spirituelle, tout à la fois à la vision actuelle des choses qui n’est jamais que troublée ou médiate, Βλέπομεν γὰρ ἄρτι δι’ ἐσόπτρου ἐν αἰνίγματι (1 Corinthiens 13.12), et à leur intelligence actuelle qui n’est que fragmentaire, ἄρτι γινώσκω ἐκ μέρους, pour nous annoncer (v. 13) l’état où la dualité de la connaissance et de la vue sera définitivement et éternellement résolue dans la synthèse de la charité, accomplissement tout à la fois de l’espérance et de la foi.
Enfin dans la sentence générale, διὰ πίστεως γὰρ περιπατοῦμεν, οὐ διὰ εἴδους (2 Corinthiens 5.7), l’apôtre oppose la foi et la vue, dont l’antithèse domine selon lui tous les rapports de l’économie présente, aussi bien la conduite que la connaissance morale et religieuse.
L’on peut même dire que si la liberté et l’ordre moral existent dans l’univers, si l’amour a présidé en Dieu même à la production de toute existence finie, la distinction que nous faisons des vérités purement rationnelles et des vérités morales n’est pas temporaire et économique seulement, ni corrélative à l’imperfection actuelle de nos connaissances et à l’insuffisance de nos facultés ; non ! mais elle répond à une différence spécifique entre deux ordres de faits qui ne se confondent jamais ni nulle part, non pas même devant la toute-science divine. Jamais les mystères de l’amour divin ne se convertiront pour nous, non pas même dans le ciel et dans l’exaltation suprême de nos facultés, en concepts logiques, en faits nécessaires, s’il est vrai que l’amour est une activité libre de sa nature, et que l’amour suprême, l’amour divin soit l’essence d’un Dieu maître de soi comme de l’Univers.
Aussi vrai les vérités logiques et mathématiques ne deviendront jamais des objets de foi, aussi vrai la foi, qui se transformera bien en vue, lorsque les choses invisibles seront devenues visibles, ne saurait être changée jamais en certitude logique ou mathématique. Si fréquentes et si variées que nous supposions dans la suite les combinaisons des trois ordres de faits, il ne saurait y avoir identité entre les uns et les autres.
Nous croyons avoir caractérisé avec une clarté suffisante, les trois activités essentielles concourant à la production de nos connaissances et les organes auxquels ces activités se rattachent, en nous reportant à la genèse de ces connaissances et aux premiers fonctionnements de ces organes. Il nous fallait considérer ces opérations d’abord dans leur isolement respectif, pour nous rendre compte au moment voulu des combinaisons possibles des produits de l’une de ces facultés avec ceux des autres.
Mais ces combinaisons existent-elles ? Doivent-elles se réaliser ? comment se réalisent-elles au cours de la formation de nos connaissances, et quelles situations résulteront de ces combinaisons ?
C’est à ces questions nouvelles que devront répondre les développements subséquents de notre étude, dont nous attendrons la confirmation de notre thèse déjà annoncée : savoir que les connaissances réelles et nécessaires à l’être pensant et intelligent, ne sauraient s’acquérir, non pas même dans plusieurs des cas les plus élémentaires, sinon par le concours incessant, mais diversement proportionné, des trois opérations simples que nous venons d’énumérer, la perception sensible, le raisonnement pur et la foi ; et, par conséquent, on ne désigne jamais une activité de connaissance sensible, rationnelle ou spirituelle qu’a priori parte, et à raison de la prédominance qui s’y révèle de l’un ou l’autre de ces facteurs sur l’un des deux autres ou sur tous les deux. Aussitôt que la perception sensible a passé l’état rudimentaire que nous avons supposé par abstraction, que dis-je, déjà même à l’état d’aperception, vous y découvrirez du raisonnement ou de la foi, et par conséquent une part quelconque d’intelligence et de volonté. Il y a de même de la sensation et de la foi dans presque toutes les opérations du raisonnement, et il y a enfin de la sensation et du raisonnement dans la plupart des activités de foi. Si même tous les trois facteurs ne sont pas réunis dans quelque formation de connaissance, nous avons droit de dire que deux au moins y figurent.
Nous chercherons à établir la proposition que nous venons d’énoncer, par voie d’élimination, en réfutant les théories contraires, les conceptions monistiques de la nature humaine, selon lesquelles une seule des facultés ou un seul des organes prénommés opérerait dans la production de la connaissance, et qui ne diffèrent entre elles que sur la préférence à accorder à l’un ou à l’autre. Nous mettrons donc à l’épreuve de leurs propres prémisses et de leur méthode les trois théories en cause ; nous les mettrons en demeure de nous montrer ce que chacune de ces méthodes, appliquée correctement et rigoureusement, sans aucune pétition de principe ni emprunt fait à quelque forme rivale, est capable de produire. Notre tactique devra consister à arracher à chaque adversaire sa propre réfutation, en poussant à l’extrême les résultats de ses données, auxquels il n’échappe d’ordinaire, croyons-nous, qu’au moyen d’inconséquences de méthode plus ou moins dissimulées ; et c’est ainsi qu’une fois de plus, si nous réalisons notre propos, l’arbre sera jugé à ses fruits.
Les trois méthodes de connaissance auxquelles nous sommes appelés à appliquer successivement le même procédé de réfutation ab absurdo seront désignées par les termes : positivisme, idéalisme et subjectivisme. Nous considérerons dans cette première section de Méthodologie, ces trois variétés de la pensée humaine, mais non pas encore au fond, ni quant au contenu des systèmes qui sont issus de ces méthodes. Nous réserverons à la deuxième et à la troisième section de la Propédeutique, la critique de ces systèmes : le matérialisme, le panthéisme et le mysticisme, et nous entendons ne traiter pour le moment que des méthodes de connaissance qui leur correspondent. En premier lieu : celle qui consiste à faire dériver toute connaissance de l’expérience sensible (positivisme) ; celle, en second lieu, qui vise au même résultat en suivant les évolutions nécessaires de l’idée pure (idéalisme) ; et celle enfin selon laquelle on prétend faire dériver toute connaissance de la description des états du sens intime, appelé tour à tour, et parfois par le même auteur, sentiment ou conscience du moi, parfois encore conscience morale ; et pour cette raison, nous qualifions cette méthode de subjectivisme.
Tout système philosophique et théologique en effet a des prémisses logiques ou psychologiques qui en forment, pour ainsi dire, la partie axiomatique, qui précédent toute démonstration et constituent le point de départ obligé de quiconque prétend raisonner sur son contenu. L’énoncé et la formulation de ces prémisses est ce qu’on appelle la méthode, qui prêtera plus ou moins à la critique, selon que les principes qui y sont préjugés paraîtront plus ou moins contestables aux esprits non prévenus.