Le droit théocratique réclamait en cas d’offense l’infliction de la peine prononcée par la loi sur la partie coupable, soit que cette coulpe fût personnelle ou collective, et cette peine était la malédiction dont le signe est la mort (Deutéronome 27.20 ; cf. Galates 3.10). D’autre part, le but de l’alliance théocratique était non la mort, mais le salut du pécheur (cf. Ézéchiel 18.23, 32 ; 33.11). Afin d’accorder, provisoirement du moins, et dans tous les cas où cet accord était possible, le droit de la justice qui punit et qui tue avec celui de la grâce qui pardonne et qui sauve, la loi institua un double mode de restitution : l’un où la satisfaction requise par le droit théocratique était procurée par le subrogé du coupable : c’était la satisfaction propitiatoire, qui se réalisait au profit du coupable lui-même dans le cas du sacrifice théocratique. Selon le second mode, la satisfaction devait être procurée par le coupable à la communauté : c’était l’expiation pénale qui se réalisait dans le cas de l’interdit, par le retranchement du membre indigne de la communauté théocratique contaminée par sa présence.
L’institution du sacrifice était donc la condition de la viabilité du régime théocratique tout entier, condition sans laquelle l’interdit eût passé sans obstacle sur toute tête Israélite, affectée d’une coulpe soit personnelle, soit collective. Et ce fut le chef-d’œuvre de la pédagogie divine que d’avoir institué un moyen de propitiation, lequel, valable pour un temps, devait se démontrer par sa pratique même définitivement insuffisant.
La loi précise également avec soin les cas où l’un ou l’autre mode de satisfaction devait être appliqué.
D’une manière générale, les fautes réputées inexpiables dans l’institution théocratique et plaçant, par conséquent, leur auteur dans le cas de l’interdit, étaient celles commises beiad rammahz (Nombres 15.30), que l’auteur de l’Epître aux Hébreux appelle volontaires (Hébreux 10, 26, 28) ; c’étaient celles qui portaient sciemment, volontairement atteinte au droit théocratique, depuis la violation des prescriptions cérémoniales souvent même les plus minimes, jusqu’aux actes qualifiés de crimes dans toutes les législations.
z – A main étendue C. R.
Celles au contraire commises bischegagah, c’est-à-dire en tout ou en partie par entraînement ou par erreur, étaient mises par la loi au bénéfice de la substitution théocratique.
Cette distinction était conforme au caractère hautement spiritualiste de la législation tout entière ; car le rite n’ayant une valeur que moyennant la disposition morale qui l’accompagnait, dès qu’il était prouvé que cette condition n’existait pas et ne pouvait pas exister, comme dans le cas d’une violation intentionnelle et délibérée de l’ordre théocratique, la loi ne pouvait évidemment pas offrir au transgresseur de recours contre lui-même. Le péché volontaire était donc exclu du bénéfice de l’ancienne alliance comme de la nouvelle (Hébreux 10.28-29), à cette différence près que les cas où la première reconnaissait son inefficacité en retranchant le coupable de son sein étaient fréquents et multiples, tandis que la nouvelle alliance ne connaît qu’un seul crime réfractaire au moyen suprême de propitiation et par conséquent irrémissible dans l’éternité, comme dans l’économie présente (Matthieu 12.31-32).
Nous traiterons d’abord de la satisfaction propitiatoire instituée par la théocratie, et en second lieu de la satisfaction pénale.
L’institution du rite du sacrifice, commun à toutes les religions de l’humanité, sans en excepter le christianisme qui ne l’a aboli qu’en l’accomplissant, n’est signalée qu’à une date relativement postérieure, et au cours d’une pratique déjà ancienne de plusieurs milliers d’années (Lévitique 17.11). C’est qu’en effet la première apparition de ce rite ne doit pas être rapportée à une institution formelle ; l’histoire primitive nous le fait connaître comme un produit immédiat et spontané de la conscience humaine, à la suite de la chute (Genèse 4.1-3). Ce n’est qu’à l’époque mosaïque que nous voyons l’antique coutume soumise à des règles précises, et l’idée engagée jusqu’ici plus ou moins inconsciemment dans le rite, recevoir sa formule et prendre conscience d’elle-même.
L’acte symbolique qui nous est raconté dans Genèse 3.21, consistant en ce que Dieu couvre de la peau du premier animal immolé sur la terre la première nudité des humains, n’était pas un sacrifice, sans doute, qu’il faudrait supposer offert par Dieu à lui-même ; c’était, pour ainsi dire, une première leçon de choses dont l’idée du sacrifice pouvait naître, et naquit aussitôt en effet.
Nous aurons à traiter sous le chef de ce paragraphe :
- De la raison d’être subjective du sacrifice.
- Du rôle du sang animal dans le sacrifice.
- Des combinaisons diverses de l’idée du sacrifice dans le rituel théocratique.
La question qu’on pose ici est celle de savoir si la raison d’être du sacrifice est le sentiment primitif et universel de dépendance de la créature à l’égard du Créateur, ou le sentiment de culpabilité du pécheur en présence du Dieu saint et juste.
Dans le premier cas, le but de l’offrande sera de satisfaire le besoin de communion de l’homme avec Dieu ; dans le second, de procurer de la part de Dieu la propitiation pour l’offense de l’homme.
Les différentes appellations données au sacrifice dans la terminologie de l’A. T. répondent tour à tour à l’une et à l’autre de ces intuitions, et ne nous laisseront plus qu’à décider laquelle des deux est prépondérante.
D’une part, en effet, toute relation de l’homme avec le Dieu de l’Ancienne alliance considéré comme le Roi suprême, est soumise au canon énoncé plus d’une fois dans la loi : « Nul ne se présentera devant ma face à vide » (cf. Exode 23.15 ; 34.20 ; Deutéronome 16.16) ; et c’est en tant que satisfaisant à ce postulat que le sacrifice est appelé : qorban (dér. de hiqriv, obtulit ; cf. Marc 7.11) ; minchah (dér. de manach, donavit), employé pour la première fois : Genèse 4.3a ; matthan (cf. Exode 28.38).
a – Il est à noter que le mot minchah qui, dans Genèse 4.3, désigne le sacrifice sanglant d’Abel, aussi bien que l’offrande non sanglante de Caïn, ne se rapporte dans la loi qu’aux offrandes non sanglantes.
En tant, d’autre part, que le sacrifice devait répondre non plus seulement au sentiment de dépendance, mais de culpabilité, et avait pour but de satisfaire non pas le besoin de communion de l’homme avec Dieu, mais le besoin de propitiation, il est désigné comme une immolation : zevach, mactatio (comp. la première mention de ce terme dans Genèse 31.54 ; 46.1 ; Exode 10.25 ; 18.12).
L’acte de faire propitiation est désigné par le verbe kapper, dont le régime construit avec al est toujours un objet contraire à la volonté et à la sainteté de Dieu, le péché ou la souillure de l’homme. Exemple : kapper al chattath (Lévitique 4.35 ; 5.13) ; al avon (Jérémie 18.23 ; Psaumes 78.38) ; al schegagah (Lévitique 5.18). Comp. Lévitique 4.20, 26, 31, 35 ; 5.10, 13, 16, 18 ; Nombres 15.28.
Kapper, inf. pihel de kaphar, inusité au kal, signifie de l’aveu de tous les interprètes : couvrir, mais seulement au sens moral ou figuré ; et il passe au sens d’apaiser ou de réconcilier dans Genèse 32.21 ; Proverbes 16.14. Il est à remarquer toutefois qu’il ne se construit jamais avec Jéhovah pour régime, dans le sens de : apaiser ou réconcilier Jéhovah avec l’homme, et ne peut dès lors dans le domaine religieux avoir d’antre signification que celle de : couvrir le péché de l’homme devant Dieu. A la signification fondamentale du verhe kapper, se rattachent les substantifs : kopher, couverture, rançon, kapporeth, couvercle de l’arche, propitiatoire, kippourim dans l’expression : iom hahkippourim. qui désigne le grand jour des expiations.
Une expression synonyme de kapper est chitteh (Exode 29.36 ; Lévitique 8.15 ; 14.49) ; cf. Nombres 8.21), que les LXX traduisent comme kapper lui-même par ἐξιλασκω, ἁγνίζω.
La raison d’être du sacrifice est donc explicitement, d’après une série importante de textes et d’expressions scripturaires, le besoin de propitiation résultant chez l’homme du sentiment de sa culpabilité. Mais nous n’hésitons pas à affirmer que toute offrande d’objets visibles faite par la créature au vrai Dieu et créateur de toutes choses, qui déclare n’avoir besoin que de l’offrande du cœur de l’homme (Psaumes 50.10-14, cf. Actes 17.25), est déjà de la part de ce dernier un aveu implicite portant sur l’insuffisance de sa prestation morale, et, par conséquent, sur sa culpabilité. Aussi était-ce une condition permanente de la validité du sacrifice de coûter quelque chose à celui qui l’offrait, comme David l’a reconnu pour lui-même : 2 Samuel 24.24.
« Le sacrifice, avons-nous écrit ailleurs, n’avait aucune raison d’être dans l’état normal, où la communion entre Dieu et l’homme était complète à chaque moment et à chaque degré. L’idée étant tout entière et à tout instant traduite dans le fait, il n’y avait aucun motif pour l’homme de donner à cette idée satisfaite en elle-même une expression supplémentaire dans le symbole. Par conséquent, le fait même qu’un objet extérieur était offert à Dieu en sus de la disposition du cœur, impliquait de la part de l’homme la conscience du déficit moral qui l’éloignait ou le séparait de Dieu, et que le sacrifice avait pour but de compenser d’une manière ou de l’autreb. »
b – Voir notre article intitulé : La théorie du sacrifice d’après Bähr et Oehler, Revue de théologie et de philosophie, 1881, page 331.
Nous définissons donc le sacrifice d’une manière tout à fait générale : L’offrande d’un objet de la nature sensible que l’homme subroge à lui-même afin de couvrir devant Dieu l’écart entre son être et son obligation.
Nous venons, par ce qui précède, de nous séparer tout d’abord de ceux qui, comme Ritschl et son école, réduisent la raison d’être du sacrifice au sentiment de dépendance de la créature envers Dieu, et ne veulent y reconnaître qu’un symbole de reconnaissance ou de consécration.
« La nécessité de la protection (Bedeckung), écrit Ritschl, procurée au fidèle par les actes du sacrifice, résulte du fait que le Dieu de l’Ancienne alliance est toujours la puissance supérieure qui, sans les intentions particulières de la grâce et sans les institutions correspondantes des alliances divines, détruirait l’homme qui s’approcherait d’elle sans mandat… Ce serait donc une erreur grossière que de mettre la protection que l’Israélite, membre de l’alliance divine, s’assure par l’acte du sacrifice, en relation avec la menace de la colère divine. Car ce n’est pas la colère divine, mais sa grâce qui est le fondement de l’alliance divine existant entre Dieu et l’hommec. »
c – Rechtf. mul Versöhn, tome II, page 208.
Ce même point de vue est énoncé par Oehler dans le passage suivant, qu’il serait injuste d’ailleurs d’isoler de l’ensemble de sa doctrine.
A la question : Qu’est-ce qu’un sacrifice dans le sens le plus général du mot ? l’auteur répond :
« Un acte extérieur et sensible par lequel l’homme montre qu’il veut se donner, se consacrer à son Dieu. L’homme est tellement dépendant de son Créateur, tout lui dit si clairement que ce qu’il est vient de Dieu, avec tout ce qu’il a, tout ce qu’il fait, tout ce qu’il souffre et tout ce qui lui arrive, qu’il se sent pressé de témoigner d’une manière positive à son Maître les sentiments qui remplissent son cœur. La prière lui offre déjà un moyen de louer Dieu, de le remercier, de l’appeler à son aide. Mais cela ne lui suffit pas. Il lui faut un acte, une cérémonie qui rendent sensibles ses dispositions intérieures.d »
d – Théol. de l’Anc. Test., trad. de Rougemont. tome II, page 5.
Ce qui nous paraît réfuter de prime abord le point de vue qui réduit au sentiment de dépendance la raison d’être du sacrifice, c’est, d’une part, le fait que le sacrifice eût du apparaître dès le premier éveil de la conscience et de l’intelligence de l’homme, tandis que l’histoire biblique nous le montre postérieur à la chute ; d’autre part, la cessation du sacrifice depuis la mort de Christ, qui n’a pourtant point supprimé la raison qu’on lui suppose.
Si surtout nous considérons le rituel du sacrifice, et quelle que soit d’ailleurs la valeur particulière que l’on attribue au sang dans ce rituel, nous ne discernons point de rapport rationnel entre les deux termes en présence dans la conception précitée ; et si la raison d’être unique ou prépondérante du sacrifice devait être cherchée dans la limitation de la créature humaine, nous objecterions que ce caractère est commun à toute existence terrestre, et propre à l’hostie animale plus manifestement encore qu’à l’homme.
« Ce n’est pas, écrit Delitzsch en réponse à l’opinion de Ritschl précitée, la nature créaturale de l’homme qui réclame la protection désignée par kapper, mais son état de péché, même là où il s’agit d’impuretés physiques, mais ressortissant au domaine religieux. Kapper ne signifie pas : consacrer l’âme afin qu’elle puisse s’approcher du Dieu saint (Herm. Schultz), mais la défendre contre la colère divine prête à s’enflammer ou déjà même allumée (Nombres 16.46 ; 17.11). Que tel soit le sens de kapper. c’est ce que montrent les expressions voisines, surtout kissah et machach (effacer), qui toutes ont le péché pour objet. La pensée que l’homme, en tant que créature terrestre, aurait besoin d’être couvert par un sacrifice pour entrer en communion avec le Très-Haut, n’est pas biblique. On ne voit pas non plus pour quelle raison le sang serait nécessaire pour couvrir l’homme devant la majesté divine et consacrer sa communion avec Dieu. Cela ne peut avoir qu’un sens. savoir qu’une vie innocente est nécessaire pour couvrir le coupablee. »
e – Handwörterbuch des bib. Alterhums, de Riehm ; Art. Opter, page 117.
Le sacrifice ne doit pas non plus être assimilé à la prière.
Selon Hengstenberg, le sacrifice serait une incorporation de la prière (eine Verköperung des Gebets).
« Le sacrifice, écrit de même Herm, Schultz, est aussi ancien que la religion et le péché, aussi ancien par conséquent que le développement humain de notre race. Le sacrifice est un fait aussi explicable et naturel que la prière. Dès que l’homme a eu la conviction qu’il existait des êtres supérieurs qui peuvent exercer une influence sur son sort, dont il a quelque chose à espérer et à craindre, il a dû se sentir pressé de les invoquer, — et là où la parole ne suffisait pas, de la confirmer par des offrandes. »
Nous opposons à cette assimilation de la prière et du sacrifice, qui ne pourrait s’appuyer que sur des comparaisons et des analogies (Osée 14.2 ; Hébreux 13.15), le même argument qu’à la conception de Ritschl précitée ; c’est que le sacrifice n’a été qu’un rite transitoire, qui a commencé dès la chute et a été aboli avec la mort de Christ, tandis que la prière fait partie intégrante et permanente de toute relation de l’homme avec Dieu. La différence essentielle qui existe entre l’un et l’autre, c’est la présence du symbole, essentielle à l’un, inutile à l’autre. Dans le sacrifice, l’homme présente à Dieu un substitut ; dans la prière, il se présente en personne. L’un enfin exprime une aspiration générale ; l’autre formule des demandes précises.
Etant donné que la propitiation était la raison d’être prépondérante du sacrifice normal, nous demandons maintenant quel était le moyen par lequel cette propitiation était censée procurée.
Nous aurons à établir ici :
- La fréquence de l’emploi du sang animal dans le rituel théocratique ;
- L’effet propitiatoire du sang animal dans le sacrifice théocratique.
a. De la fréquence de l’emploi du sang animal dans le rituel théocratique.
Quelle que soit la conclusion qu’on en tire, il est indéniable que le sang et le sang animal jouait un rôle incessant et prépondérant dans le rituel israélite. D’une part, toute offrande non sanglante, pour avoir une valeur théocratique, devait accompagner l’offrande sanglante, tandis que celle-ci se suffisait fréquemment à elle-même. C’est le principe formulé dans l’ancien canon judaïque : Nulla est expiatio, nisi per sanguinem, qui a été rendu par l’auteur de l’Epître aux Hébreux en ces mots : χωρὶς αἱματεκχυσίας οὐ γίνεται ἄφεσις (Hébreux 9.22). D’autre part, le sang animal, après avoir figuré au premier plan dans la cérémonie de la fondation de l’alliance (Exode 24.8 ; cf. Hébreux 9.20), reparaissait à tous les degrés du rituel théocratique, comme pour en marquer le commun caractère : enfin, au degré culminant des lieux sacrés, sur le kapporeth, et au degré culminant des temps sacrés, dans le iom hahkippourim, au grand jour dit des expiations.
La conjonction de toutes les valeurs théocratiques se faisait une fois par année au grand jour des expiations, où le souverain sacrificateur entrait dans le Lieu très saint, apportant sur le kapporeth le sang du bélier immolé pour les péchés de tout le peuple (Lévitique 16), et le sang animal était désigné par là même comme l’objet le plus important du culte, en même temps que le médium essentiel de la propitiation.
b. De l’effet propitiatoire du sang animal dans le sacrifice théocratique.
L’effet propitiatoire est partout rapporté à l’emploi du sang dans le rituel théocratique et principalement dans le texte : Lévitique 17.11, où l’interdiction faite à l’Israélite de se nourrir de cette substance est motivée par l’usage sacré auquel elle est réservéef :
f – Bähr a raison sans doute de faire de ce texte le locus classicus de la doctrine du sacrifice théocratique, tout en en tirant des conclusions que nous repousserons.
« Car l’âme de la chair est dans le sang, et je vous l’ai donné à l’autel en propitiation pour vos âmes, car le sang fait propitiation par l’âmeg. »
g – Et non pas : pour l’âme (Luther). La version : par l’âme, sur laquelle Bähr insiste, ne préjuge rien.
Dans ce texte sont supposés ou établis les principes suivants :
1° L’inopportunité du sacrifice humain qui seul sans doute satisferait pleinement le droit de Dieu (Genèse 22), mais qui n’en fut pas moins condamné par la législation et les mœurs Israélites (Deutéronome 12.31 ; 18.10 ; cf. Exode 13.13,15 ; Lévitique 18.24 ; 20.2 ; 2 Rois 3.27 ; 17.17 ; Jérémie 19.5 ; Ézéchiel 20.20 ; Michée 6.7).
2° La validité théocratique du sang animal fondée sur la solidarité reconnue entre l’âme de l’animal contenue dans son sang et l’âme humaine.
3° L’efficacité propitiatoire du sang de l’hostie animale, qui, libérée par la mort de l’obligation incombant à toute créature terrestre, était reconnue apte par là même à couvrir (kapper) l’âme humaine devant Dieu.
4° L’efficacité objective en Dieu même de cette propitiation par le sang, qui pour être réelle doit réunir Dieu à l’homme en même temps que l’homme à Dieu (Genèse 8.21 ; Lévitique 1.9 ; 8.21 ; 2 Samuel 24.25 ; cf. Éphésiens 5.2).
5° Le caractère conventionnel ou symbolique, transitoire par conséquent, du rituel du sacrifice, qui n’existait que par un acte de tolérance ou de prétermission divine : « Je vous ai donné » (διὰ τὴν πάρεσιν, Romains 3.25), et faisait attendre par là même une satisfaction complète et définitive.
C’est ici même que se révèle la différence entre le sacrifice israélite et le sacrifice pratiqué en terre païenne. L’élément commun à l’un et à l’autre que l’on a raison de relever dans l’histoire des religions, si toutefois l’on n’en tire pas des conséquences exagérées, c’est le besoin éprouvé par l’humanité naturelle, avec une remarquable unanimité, de se rendre la divinité propice par l’effusion du sang.
Mais les oppositions surpassent de beaucoup les similitudes, et les satisfactions si souvent monstrueuses données à ce besoin de propitiation ramènent à leur juste valeur les arguments apologétiques que l’on prétendrait fonder sur l’existence et l’universalité de ce dernier. Le Dieu d’Israël, créateur de la nature comme de tous les êtres, se suffisait à lui-même. C’est lui qui donnait la victime en même temps qu’il offrait la propitiation, n’étant mu par aucun besoin puisqu’il est le maître de toutes choses (Psaumes 50.7-14 ; cf. Actes 17.25) ; il lui plaît de ne demander à l’homme que son cœur créé par lui-même, libre et capable d’amour ou de haine (Proverbes 23.20), et les hosties que l’homme lui apporte ne sont et ne doivent être que les symboles de cette offrande seule bonne et seule nécessaire (Jérémie 7.21-23). Dès lors, l’homme donnant quelque chose à l’Etre qui n’avait besoin ni de lui ni de rien, se rendait avant tout service à lui-même, et l’offrande de l’homme acceptée par le possesseur de toutes choses, aussi bien que le bienfait descendu sur l’homme, était une grâce faite par le ciel à la terre.
Les altérations profondes qu’a subies la notion du sacrifice dans les religions païennes, étaient en revanche les conséquences de l’altération de la notion du péché, dérivée elle-même de la corruption de l’idée de Dieu. Le Dieu païen n’étant pas saint, ni indépendant du monde, le péché n’était qu’un dommage porté à ses intérêts et non pas une offense faite à sa justice, et l’offrande de l’homme devenait la tentative de réparer ce- dommage matériel ; l’hostie n’était plus qu’une pâture jetée à une puissance avide et jalouse, et la propitiation espérée se réduisait à une trêve conclue entre le caprice d’une part, la servilité unie à la ruse de l’autre. Comme, en effet, la satisfaction offerte par une des parties à l’autre n’est ni sérieuse ni durable, ce n’est qu’en enchérissant toujours davantage sur ses premières offres que le païen espère faire taire ses maîtres ou plutôt sa conscience jamais apaisée, et il ne s’arrêtera dans ses efforts toujours inassouvis et de plus en plus désordonnés, qu’à ces dégradations extrêmes qui ont fait la honte de tous les paganismes au sein même des civilisations les plus brillantes, et où l’homme offrait à des dieux pires encore que lui du sang humain et des voluptés.
Dans l’article Opfer du Realtwörterbuch, Winer a cru pouvoir assimiler le sacrifice israélite au sacrifice païen, en les l’amenant l’un et l’autre à des motifs grossièrement utilitaires :
« Pour obtenir ou s’assurer, écrit-il, la faveur divine, ou pour exprimer à la divinité sa reconnaissance des bienfaits reçus, l’homme qui n’était pas encore en état de distinguer les faits sensibles et les supersensibles, apportait à ses dieux réputés exposés aux mêmes besoins que l’homme des présents qui étaient d’ordinaire des objets destinés à la consommation : c’étaient généralement des aliments dont lui-même faisait usage avec le plus de plaisir, soit qu’ils fussent bruts ou apprêtés, et selon le plus ou le moins de goût qu’il y trouvait ; de là l’emploi du sel dans tous les sacrificesh. »
h – Tome II, page 176.
Nous rencontrons le même point de vue chez Dillmann, à cette différence près que cet interprète admet une épuration graduelle de la notion du sacrifice en Israël, depuis la conception inférieure commune aux religions de la nature et au Pentateuque (on sait que Dillmann est l’adversaire résolu de la critique de Wellhausen), et selon laquelle l’hostie serait un objet de jouissance offert à la divinité (parfums ou aliments, Lévitique 1.9 ; 3.11), jusqu’au moment où l’élite d’Israël en fit un symbole d’adoration ou de reconnaissancei.
i – Handbuch, 12te Lief., pages 376 et 377.
Nous opposons à cette interprétation réaliste du sacrifice israélite, d’une part, l’emploi dans le rituel de substances étrangères ou formellement interdites à l’usage ordinaire, comme le sang animal ; et de l’autre, l’interdiction dans ce même rituel des substances alimentaires le plus en usage dans la vie ordinaire, comme le levain, le miel, le poisson.
La différence fondamentale entre le rituel Israélite et le païen s’accuse de la manière la plus frappante dans l’interdiction formelle au sacrifice humain dans l’un, opposée à l’universalité de cette pratique dans l’autre. C’est que le sacrifice païen s’était transformé en effet en un drame aspirant à réaliser et à épuiser l’idée, où le signe se substituait à la chose signifiée. Le sacrifice israélite était resté un acte symbolique, maître et conscient de son effet, contenu dans des limites sévèrement déterminées, et comme tel préfigurant et appelant une réalisation de l’idée pure et parfaite. En interdisant le sacrifice humain qui eût été, il est vrai, une expression plus rapprochée de l’idée, le divin législateur avait voulu empêcher que par des satisfactions anticipées et d’ailleurs toujours insuffisantes elles-mêmes, le sentiment de la culpabilité ne s’amortit dans la conscience israélite ; il fallait que fût conservée et entretenue vivace et intense l’attente d’une propitiation supérieure tout ensemble à celle procurée par le sang des taureaux et des boucs (Hébreux 10.4) et par le sang d’un homme pécheur comme ses semblables.
Ou bien, comme dans les religions panthéistes de l’Inde, le mal était censé résider dans la limite du fini et de l’infini, des êtres particuliers et de l’être universel, de l’homme et de la nature ; et le rite devait symboliser et réaliser l’anéantissement de l’homme, la fusion du fini dans l’infini, et la propitiation était cherchée dans le suicide sous les deux mêmes formes de la souffrance et de la volupté
Le sang animal étant reconnu instrument de propitiation, on peut demander s’il figure dans le rituel l’âme de l’animal couvrant devant Jéhovah l’insuffisance de l’offrande de l’âme humaine, selon l’opinion de Bähr, Oehler et Rielim. ou s’il représente la victime immolée en expiation de la faute de l’homme, selon celle de Hengstenberg et de Kurtz. Dans le premier cas, le péché n’étant considéré que comme un défaut de prestation, l’élément cardinal de l’acte propitiatoire est la représentation de la vie humaine par une vie animale. C’est un fait de compensation. Dans le second, où le péché est réputé une offense directe faite à la justice, l’acte propitiatoire consiste dans la substitution d’une hostie immolée à l’âme coupable de l’homme.
C’est à cette seconde alternative que nous serons conduit en considérant les actes principaux dans lesquels se décompose l’idée générale de propitiation dans le sacrifice sanglant.
Ces actes peuvent se résumer comme suit :
- La présentation de la victime par l’offrant à la porte du sanctuaire : iaqqriv, hevih (cf. Lévitique 1.3 ; 4.4).
- L’imposition des mains faite par l’offrant sur la tête de la victime : samach iado (cf. Lévitique 1.4 ; 16.21).
- L’effusion du sang de la victime faite de droit par l’offrant au côté nord de l’autel : schachat (Lévitique 1.11 ; cf. Hébreux 9.22, αἰματεκχυσία).
- L’aspersion du sang faite par l’officiant sur les diverses parties du sanctuaire : zaraq (Lévitique 1.5,11).
- La combustion des restes : hiqtir (Lévitique 1.9.17).
Le premier acte nous paraît signifier la spontanéité du fidèle Israélite dans l’offrande qu’il fait à Jéhovah d’une partie de son avoir.
La signification générale et constante du second acte dans la symbolique de l’Ancien et du Nouveau Testament est le transfert d’une qualité ou propriété quelconque du sujet sur la tête de l’objet ; soit que la chose transférée soit la charge sacerdotale passant du peuple entier aux Lévites (Nombres 8.10), ou celle du ministère évangélique (1 Timothée 4.14 ; 2 Timothée 1.6), ou une essence (Actes 8.18), ou enfin, comme c’est le cas dans le rituel du sacrifice, une coulpe (Lévitique 4.33 ; cf. avec Lévitique 5.5 ; 16.21 ; Nombres 8.12)j.
j – Le texte : Nombres 8.10-12, contient un double transfert opéré par l’imposition des mains du peuple sur la tête des Lévites (10 et 11), et des Lévites sur la tête de l’hostie (12 et 19).
Nous sommes sur ce point d’accord avec Dillmann : « Quelques interprètes, écrit-il, Rosenmüller et Knobel, se référant à l’usage romain d’imposer les mains à l’esclave en signe de libération, ont voulu voir dans l’imposition des mains de l’offrant sur la tête de la victimes le signe d’une renonciation à l’objet et de sa consécration à Dieu. Mais imposer les mains n’est pas synonyme de manu tenere, moins encore de manu emittere, et cette signification ne convient pas aux autres cas où le même usage est désigné parles mêmes expressions (Lévitique 16.21 ; 24.14 ; Nombres 8.10 ; 27.18,23 ; Deutéronome 34.9). Dans tous ces cas, la signification fondamentale de l’acte doit être la même : ce n’est pas seulement l’institution d’une relation personnelle et intérieure entre les deux parties, mais le transfert de quelque chose opéré de l’une à l’autrek. »
k – Handbuch, 12te Lief., pages 390 et 391.
L’hostie animale chargée de la coulpe de l’homme par l’acte de l’imposition des mains, assumait donc par là même l’obligation suprême imposée à tout coupable par la première sentence divine : la mort.
Par le troisième acte, que nous considérons comme le centre du sacrifice, l’âme de la victime immolée répandue avec son sang, ayant payé par la mort son tribut à la loi actuelle de ce monde et étant quitte désormais des revendications de la justice satisfaite, était rendue apte à servir de couverture, kopher, à l’âme humaine devant Dieu.
Si l’imposition des mains sur la tête de l’hostie (deuxième acte), était l’imputation de la coulpe humaine à l’animal, le quatrième, l’aspersion du sang sur les objets du sanctuaire, signifiait, selon nous, l’imputation au peuple théocratique de la justice acquise par le troisième acte, l’effusion du sang.
Seulement cette imputation n’était pas encore individuelle et réelle, mais ainsi qu’il convenait sous le régime d’une alliance préparatoire, collective et symbolique : ce n’était pas sur l’offrant lui-même que se faisait l’aspersion du sang, mais sur les objets qui représentaient par excellence le culte théocratique, symboles de l’aspiration de la créature vers Dieu : les trois autels du Parvis, du Lieu saint et du Lieu très saint. C’était, pour ainsi dire, l’institution qui était purifiée toujours à nouveau, plutôt que les personnes.
Le drame du sacrifice était achevé par la combustion des restes de la victime, soit qu’une partie en eût été mangée par l’officiant, soit que l’animal tout entier eût été réservé pour la combustion, comme dans l’holocauste. Toutefois toutes les parties de l’animal n’étaient pas consumées au même endroit, et il faut distinguer ici la combustion que nous appellerons honorifique (Lévitique 1.9 : εἰς ὀσμὴν εὑωδὶας, Éphésiens 5.2) qui s’accomplissait, comme l’holocauste lui-même, sur l’autel du Parvis, et la combustion destructrice qui atteignait les parties viles de l’hostie, et s’opérait hors du camp (Lévitique 4.11-12 ; 16.27).
La première symbolisait la consécration active au service de Jéhova ; la seconde, la purification de l’homme par la destruction de toute souillurel.
l – Hengstenberg a certainement méconnu la portée des rites théocratiques en cherchant là un symbole du feu éternel. Nous n’en croyons pas moins à la présence de l’idée de réjection dans cette partie du rituel.
C’est sur l’évaluation relative du troisième et du quatrième acte dans le rituel du sacrifice que s’est produite une nouvelle divergence entre les interprètes.
Selon que l’on relève davantage l’élément pénal ou celui de l’offrande dans le sacrifice, on intervertit le rapport du troisième et du quatrième acte, les uns faisant du troisième : l’effusion du sang, les autres, du quatrième : l’aspersion (ou comme l’appellent les auteurs allemands : Die Blutmanipulation), l’acte central du sacrifice.
« L’idée de la représentation (Stellvertretung), écrit Oehler, se réalise pleinement là où une vie est offerte à la place de celle du sacrifiant ; dans chaque sacrifice véritable, le fidèle accomplit un acte de dépouillement de soi-même, apportant dans son don une partie de son être propre, soit qu’il soit poussé par l’amour et la reconnaissance ou par la crainte qui lui fait redouter pour lui ou pour ses proches la vengeance divinem. »
m – Theolog. des A. T., section 120.
« Encore, écrit de même Riehm, que le sang apparaisse comme l’instrument principal de la kapporah, le sang animal ou du moins la vie animale qui y est contenue ne peut être considérée que comme un don offert à Dieu, et l’application faite par le prêtre de ce sang à l’autel et aux autres parties du sanctuaire, réalise tout d’abord le transfert de cette vie animale à Dieu ou l’acceptation de cette vie pour Dieun. »
n – Die Sühne im A. T. ; article des Studien und Kritiken. 1877
Nous passerons d’abord en revue les raisons alléguées par cette dernière interprétation, pour montrer qu’elles ne sont pas concluantes, et nous y opposerons celles qui nous paraissent décisives contre elle.
1° Jéhovah n’est jamais désigné comme objet de l’acte de kapper, mais toujours le péché.
R. Cet argument, sur lequel Bähr insiste beaucoupo, n’établit point que le péché ne soit point une offense envers Jéhovah, puisque, de l’aveu de notre auteur lui-même, le péché est au contraire réputé couvert devant l’Eternel.
o – Syrnb. des mos. Kultus ; tome II, page 202 et sq.
2° Le sacrifice étant le centre du culte tout entier, l’élément pénal qui serait le fait central du sacrifice, serait par là le centre du culte lui-même. On transforme par là le sacrifice, institution de grâce, en une manifestation d’interdit.
R. La différence entre le sacrifice et l’interdit réside précisément, comme nous l’avons indiqué plus haut, en ce qu’il y a substitution de l’hostie au coupable dans l’un et non dans l’autre. L’expiation sanglante, vicaria muleta, n’était que la condition et le moyen de l’œuvre divine ; le but et la fin de l’expiation était la propitiation.
3° On prétend que la législation elle-même subordonne manifestement l’acte de l’immolation à celui de l’aspersion, en ce qu’elle commet le premier à l’offrant et le second au prêtre
R. Cette disposition se justifie suffisamment par la solidarité spéciale qui devait se marquer pour la conscience même de l’offrant entre lui et l’hostie.
Nous faisons en revanche à cette interprétation les objections suivantes :
Le second acte, l’imposition des mains, est réduit par Bähr au symbole de l’abandon de l’offrande à Jéhovah. ce qui crée un double emploi de cet acte avec le premier.
La relation supposée entre les différents actes du sacrifice manque de logique intérieure.
S’il y a lieu de suppléer à l’insuffisance de l’offrande spirituelle de l’homme, nous demandons en vertu de quel principe le sang animal représenterait une perfection plus grande que l’âme humaine, et serait plus apte a couvrir celle-ci que son propre mérite.
Nous demandons enfin en quoi, au même point de vue, l’immolation de l’animal était nécessaire pour procurer cette compensation, et si la présentation de l’animal vivant tout entier n’eut pas mieux et plus complètement satisfait l’idée que la présentation du sang, c’est-à-dire de la partie.
L’interprétation que nous combattons ne nous paraît pas davantage s’accorder avec les intuitions et la terminologie scripturaires. Tout d’abord elle ne tient pas compte du rôle et de la signification attribués à la mort et à l’effusion du sang dans l’économie du salut, ni de la relation constamment établie entre ces termes et celui de péché (Romains 6.23 ; Hébreux 9.22)p. Non pas que la propitiation sanglante soit l’élément unique des religions bibliques, mais elle en forme une condition préliminaire indispensable, comme s’exprime Kurtz : « Le problème le plus élevé et le plus ardu, spécial et même unique, de toute l’économie du salut, que le conseil divin avait à résoudre, est l’expiation du péché de l’homme. Une fois cette difficulté surmontée, toutes les autres tombent, et le chemin pour obtenir tous les autres biens du salut est ouvertq ».
p – Il faut entre autres être dominé par le parti pris, comme Bähr l’est manifestement dans toute, cette partie, pour se refuser à traduire le mot αἰματεκχυσία par effusion du sang.
q – Der alttest, Opferclutus, page 16.
L’importance de la question qui est ici traitée résulte du fait que l’une et l’autre interprétation du rituel du sacrifice lévitique aura son retentissement dans les déterminations de la dogmatique chrétienne. Retrancher l’élément pénal, la propitiation sanglante, de l’idée du sacrifice théocratique, c’est réduire d’avance le sacrifice suprême accompli sur le Calvaire à n’être qu’une manifestation de miséricorde et non pas de justice, comme l’enseigne Paul (Romains 3.24) ; c’est professer d’avance que nous ne sommes sauvés que par la vie de Christ et non pas par sa mort (Romains 5.10-11).
La loi mentionne quatre catégories de sacrifices sanglants, avec lesquels se combinent diversement les offrandes non sanglantes. Elles sont énumérées tour à tour dans l’ordre chronologique et dans l’ordre logique. Selon l’ordre chronologique que nous trouvons : Lévitique ch. 1 à 4, l’holocauste (olah) et le sacrifice de reconnaissance (schelem, plur. schelamim,) qui remontent aux origines même du sacrifice, précèdent le sacrifice pour le péché (chattath) et le sacrifice dit de culpabilité (ascham)a qui s’ajoutèrent aux premiers dans l’institution mosaïque.
a – La dénomination de sacrifice pour le délit, qui se trouve dans nos anciennes versions, est avec raison abandonnée.
Nous nous l’attachons ici à l’opinion de Bährb et de Oehler, et nous opposons à celle de Dillmann, qui admet cinq classes de sacrifices au lieu de quatre, en donnant une valeur indépendante aux offrandes non sanglantes (minchoth) réglées : Lév. ch. 2c. Dillmann reconnaît qu’il n’est pas beaucoup parlé dans la loi de ces offrandes non sanglantes, et parmi ces cas exceptionnels, il en cite un qui confirme la règle, c’est que l’offrande propitiatoire non sanglante était tolérée de la part du pauvre (Lévitique 5.11 et sq.). L’offrande prescrite au prêtre : Lévitique 6.14 et sq., accompagnait incontestablement un sacrifice sanglant, cf. v. 12. Nous n’admettons pas en revanche que le gâteau de jalousie (Nombres 5.15), cité également par notre auteur, rentre dans la catégorie des sacrifices, puisqu’un simple soupçon ne pouvait constituer une coulpe nécessitant propitiation.
b – Symb., tome II page 199.
c – Handbuch, 12te Lief., pages 398 et su.
Bähr appuie avec raison l’opinion que les oblations non sanglantes n’avaient qu’une valeur accessoire, sur : Nombres 15.1-12. Ce qui nous détermine également contre l’interprétation donnée par Dillmann de Lévitique ch. 2 c’est la place qui y est assignée aux oblations non sanglantes entre les holocaustes (ch. 1) et les sacrifices de reconnaissance (ch. 3), tandis que nous eussions placé l’ordonnance qui s’y rapporte soit avant soit après celles qui règlent les sacrifices sanglants. Tout s’explique au contraire, si les oblations ne figurent ici, comme ailleurs, qu’à titre d’accompagnements des sacrifices proprement dits.
L’ordre logique de ces diverses classes, qui est le plus fréquent, et que nous rencontrons : Exode 29.14, 18, 28 ; Lévitique 8.14, 18, 22 ; 9.8, 12, 13, 18, oppose au contraire le sacrifice pour le péché et le sacrifice de culpabilité, comme exclusivement sanglants, à l’holocauste et au sacrifice de reconnaissance, qui étaient accompagnés d’offrandes non sanglantes. Les deux sacrifices du premier groupe sont ceux dans lesquels l’idée de propitiation s’exprime de la façon la plus adéquate et la plus simple, sans addition d’autre élément ; aussi empruntent-ils chacun son nom à l’objet même auquel il se rapporte : chattath, signifiant à la fois péché et sacrifice pour le péché ; ascham, coulpe et sacrifice de culpabilité, comme pour exprimer l’identification qui s’est accomplie par l’acte de l’imposition des mains entre l’hostie et la coulpe transférée sur sa tête (cf. 2 Corinthiens 5.21 : ἁμαρτίαν ἐποίησεν ; — Jean 3.14, où est supposée de même dans le cas du serpent d’airain l’identification entre le remède et le fléau).
Quant à la distinction des deux formes du rituel que nous désignons par les mots : sacrifice pour le péché et sacrifice de culpabilité, elle est si difficile à faire que plusieurs interprètes, entre autres Bähr, Julius Müller, renoncent à donner sur ce point une solution définitive et entièrement satisfaisanted.
d – Ce qui augmente singulièrement les difficultés du sujet, c’est qu’il est tel morceau, Lévitique 5.1-13, où l’alternance des mots chattath et ascham ne permet pas de décider sûrement si c’est l’un ou l’autre sacrifice qui est le sujet principal.
Ce qui est certain, c’est que tout d’abord les notions exprimées par les deux termes en présence : chattath, péché, et ascham, coulpe, sont intimement corrélatives, qu’une coulpe est toujours attachée au péché, et que nous ne nous étonnerons pas dès lors que le discours passe aisément de l’un à l’autre. Nous constatons en même temps que dans le rituel théocratique, c’est, quoi qu’en pense Dillmann, le sacrifice pour le péché qui est de beaucoup le plus important ; que le sacrifice de culpabilité est traité comme un accessoire ou une variété du premier, souvent passé sous silence, et dans ces cas réputé compris dans la première catégorie.
Cela étant, nous croyons pouvoir opposer le chattath et le ascham l’un à l’autre comme suit :
Le péché étant tout à la fois une offense faite à la justice divine et une infraction faite au droit divin, et à ce dernier point de vue un tort porté à l’ordre théocratique, la réparation pour être complète devra être une satisfaction donnée tout à la fois à la justice offensée et au droit lésé. Le sacrifice pour le péché était donc purement, et simplement propitiatoire ; le sacrifice de culpabilité ajoutait à l’idée de propitiation l’élément de la compensation des dommages et intérêts, et signifiait l’abolition du péché non seulement en lui-même mais dans ses conséquences.
Le rapport entre l’un et l’autre, écrit Dillmann, est le suivant : « Une coulpe encourue pour une faute commise sans préméditation et volontairement confessée, était couverte par le sacrifice pour le péché ; mais si cette commission consistait dans une atteinte portée au droit de propriété d’autrui, ou si elle y était connexe, elle devait être couverte par un sacrifice de culpabilité, c’est-à-dire par une amende payée à la partie lésée, avant tout à Dieu. De là le nom de ascham, sacrifice qui est une amende : Bussee »
e – Handbuch. 12te Lief. : page 433.
On peut dire que le sacrifice de culpabilité exprime spécialement l’idée à laquelle le groupe des interprètes nommés plus haut, Bähr, Oehler et Riehm, voulaient réduire le sacrifice lui-même.
Outre ce groupement de deux par deux, chaque classe de sacrifices s’oppose aux trois autres, tout en se réunissant à elles sous d’autres rapports.
Ainsi la manipulation du sang acquiert dans le sacrifice pour le péché une importance qu’elle ne retrouve pas dans les autres. Tandis que dans ceux-ci le sang est répandu autour de l’autel, le rituel du sacrifice pour le péché présente une application du sang sur les cornes de l’autel, et dans les cas les plus solennels (grand jour des expiations), jusqu’au centre même du sanctuaire, sur le propitiatoire. Aussi ce sacrifice est-il appelé expressément qodesch qodaschim (Lévitique 6.25), parce qu’il exprime de la façon la plus adéquate l’idée essentielle de l’institution elle-même : la justice procurée (par l’effusion du sang) et imputée par l’application qui en est faite aux points culminants des lieux et objets sacrés.
Le sacrifice de culpabilité à son tour s’oppose aux trois autres par l’importance qui y est attachée à l’évaluation de l’hostie (Lévitique 5.15), censée représenter de préférence le prix de l’amende payée, l’équivalent du dommage causé à l’ordre théocratique par la faute, (cas du Naziréen en rupture de ban, Nombres 6.1-21), ou l’impureté de l’homme (cas du lépreux, Lévitique 14.22-26).
Sous un autre rapport, l’holocauste s’oppose, à titre de sacrifice continuel ou quotidien (thamid), aux trois autres qui étaient accidentels ou intermittents, motivés par tel ou tel cas particulier de chute ou de faveur.
Sous un quatrième rapport, le sacrifice de reconnaissance s’oppose à son tour aux trois autres, en ce qu’ici les restes de la victime étaient mangés par l’offrant et par sa famille, tandis qu’ailleurs ils étaient ou entièrement consumés, comme dans l’holocauste et dans les sacrifices pour le péché tout à fait solennels, ou mangés par les prêtres exclusivement, comme dans les sacrifices pour le péché et les sacrifices de culpabilité de moindre importance (cf. l’incident raconté Lévitique 10.16-18).
C’est ainsi que l’idée complexe du sacrifice telle que nous l’avons définie plus haut, se décomposait dans les trois ou quatre catégories que nous venons d’énumérer, et que chacun des éléments particuliers qui y étaient renfermés y recevait tour à tour satisfaction d’une façon prédominante et proportionnée à son importance, y était représenté, pour ainsi dire, à dose plus ou moins forte.
La raison d’être première du sacrifice étant, comme nous l’avons dit, la nécessité pour l’homme de couvrir son passé devant Dieu avant d’engager avec Lui une relation nouvelle, une relation quelconque, c’était à ce postulat fondamental d’une propitiation entre Dieu et l’homme que répondaient de préférence, et chacun sous un rapport particulier, les deux sacrifices exclusivement sanglants : le sacrifice pour le péché et le sacrifice de culpabilité.
Le rapport normal de l’homme avec Dieu étant provisoirement rétabli par la satisfaction sanglante procurée à la justice et au droit, l’holocauste exprimait par la combustion de l’hostie et par les offrandes non sanglantes dont elle était accompagnée, la consécration complète que l’homme fait à Dieu de lui-même. C’est encore la consécration passive, pour ainsi dire, de la créature dépouillée d’elle-même et prête à toute bonne œuvre. La consécration active se produisant dans la reconnaissance et la communion avec Dieu, s’exprimait dans le rituel du sacrifice de reconnaissance qui présentait un caractère de spiritualité et de liberté plus accentué que les trois autres, et semblait annoncer déjà l’économie où le sacrifice serait aboli, parce qu’il serait accompli et changé en fête. C’est Jéhovah restituant au fidèle l’offrande qu’il a reçue de lui. Le sacrement de la grâce s’ajoute à l’offrande de l’homme et achève le cycle commencé par l’effusion du sang.
Mais tandis que dans le sacrifice pour le péché, l’idée relativement subordonnée de la propitiation recevait l’expression rituelle la plus adéquate et la plus parfaite, nous constatons au contraire dans le sacrifice de reconnaissance la rencontre de la supériorité de l’idée et de l’imperfection relative de l’expression.
Mais s’il est vrai que chacun des éléments de l’idée du sacrifice acquérait successivement la prédominance dans l’une ou l’autre des quatre catégories énumérées plus haut, il ne disparaissait jamais entièrement dans les autres. C’est ainsi que l’idée de propitiation, prédominante dans le sacrifice pour le péché et le sacrifice de culpabilité, continuait à s’affirmer, mais en sous-ordre, dans l’holocauste et le sacrifice de reconnaissance, où l’acte de l’effusion du sang était de rigueur. Elle en restait la hase ou la présupposition permanente, comme le prouvent entre autres les textes qui rattachent un effet de propitiation à l’un ou à l’autre de ces rites : à l’holocauste, (Genèse 8.21), au sacrifice de reconnaissance, (2 Samuel 24.20).
De même l’élément sacramentel ou le symbole de la faveur divine, qui se déployait dans le sacrifice de reconnaissance, est déjà représenté à un degré rudimentaire dans le sacrifice pour le péché et le sacrifice de culpabilité, soit par l’application du sang sur les objets sacrés figurant l’imputation de justice, soit par la manducation des restes faite par les prêtres dans certains cas désignés du sacrifice pour le péché. Enfin, l’élément de la consécration, prédominant dans l’holocauste, était évidemment représenté dans les trois autres par l’interdiction d’employer les restes de la victime à tout usage profane.
Tous les éléments particuliers dispersés dans les quatre catégories diverses que nous venons d’énumérer, étaient rassemblés dans le rituel de la Pâque, qui renfermait l’élément du sacrifice propitiatoire dans l’immolation de l’agneau et l’élément sacramentel dans la manducation de cet agneau et des pains sans levain qui en étaient l’accompagnement (Exode 12). Ainsi le rituel complet ne se renouvelait qu’une fois par année : et les rites répétés étaient tous incomplets.
Nous n’aurions pas traité d’une manière complète des moyens de restitution de l’alliance théocratique, si aux sacrifices nous ne joignions pas les rites qui en étaient comme les corollaires et les satellites : ceux des purifications. La différence entre les uns et les autres, c’est que les sacrifices se rapportaient à toutes les formes du péché, et les purifications à toutes les formes de la souillure, résultant d’un contact quelconque avec le péché. Car une des normes fondamentales de l’institution théocratique, qui, énoncée à diverses reprises : Lévitique 11.25 ; 14.8 ; 15.5 ; 17.15 ; Nombres 19.10, 22, n’était qu’une des applications particulières de la loi générale de la solidarité, attachait une coulpe non seulement au péché, mais à la souillure, et dans un de ces cas comme dans l’autre, réclamait une satisfaction propitiatoire. Ces souillures lévitiques étaient comprises dans les deux principaux cycles de l’existence humaine, qui sans être vicieux en eux-mêmes, portent le plus manifestement l’empreinte de la malédiction qui pèse sur l’humanité naturelle depuis la chute : le cycle de la naissance et le cycle de la mort.
Le caractère d’imperfection du sacrifice théocratique résultait :
1° De la disparité entre les deux parties de la substitution : d’un côté, l’âme humaine chargée d’une coulpe morale ; de l’autre, un sang animal (cf. Hébreux 10.4).
2° De la disproportion entre le mode de la réparation, celle-ci se décomposant en une série d’actes isolés, qui, si fréquents qu’ils fussent, témoignaient réciproquement par leur multiplicité même de leur insuffisance, et la coulpe à couvrir, qui de plus en plus devait se révéler à la conscience comme un état permanent.
Aussi l’unité du sacrifice parfait est-elle à bon droit opposée par l’auteur de l’épître aux Hébreux à la multiplicité des rites préparatoires (cf. Hébreux 7.27 ; 9.25-28).
3° De la nécessité imposée au souverain sacrificateur lui-même, le chef suprême de la théocratie et le médiateur suprême entre Dieu et son peuple, de renouveler pour lui tout d’abord ces rites sanglants avant de les célébrer pour le peuple (Lévitique 9.7 ; 16.11 ; cf. Hébreux 5.3 ; 7.27).
4° Du fait constaté plus d’une fois dans l’exposition précédente, que des deux éléments principaux du rapport de l’homme avec Dieu, celui de la propitiation et celui de la communion, c’était l’élément inférieur en dignité, celui de la propitiation, qui recevait dans le rituel théocratique l’expression la plus fréquente, la plus adéquate et la plus élevée (effusion du sang faite par le souverain sacrificateur sur le Capporeth dans le grand jour des expiations), tandis que l’élément supérieur en soi, la communion de l’homme avec Dieu, n’y rencontrait que des expressions sporadiques et imparfaites (sacrifice de reconnaissance).
Le coupable exclu du bénéfice de la substitution théocratique était appelé cherem. Ce mot, qui signifie Deo dévotus, ne se prenait pas nécessairement en mauvaise part ; il désignait la qualité d’être consacré directement à Dieu. Si c’était une chose qui était appelée cherem, elle devait être réservée comme absolument sainte (Lévitique 27.21, 28-29 ; Nombres 18.14). Si c’était une personne, retranchée de la théocratie, elle l’était par là même de l’existence terrestre tout entière, puisque la première comprenait la seconde, et l’excommunication spirituelle, dans un régime où l’ordre civil et l’ordre religieux étaient confondus, se confondait avec l’excommunication nationale (comp. Exode 31.14, qui établit la synonymie des expressions : ’mourir et être retranché.)
Les deux caractères de la pénalité théocratique, tout ensemble conformes à la nature de l’institution tout entière, et requis par les nécessités de l’éducation d’un peuple enfant, étaient l’immédiateté et l’extériorité. La première conscience de l’humanité et de l’individu n’accepte pas le spectacle d’une disproportion persistante et manifeste entre le sort et la conduite ; elle ne se contente pas des rétributions réservées à l’avenir ou à l’ordre spirituel, et elle appelle sur le coupable comme sur le juste une manifestation à la fois immédiate et sensible du rapport entre le bien-être et le bien faire.
L’exécution de la peine théocratique énoncée par la formule si fréquente : être retranché du milieu de son peuple, était remise au peuple, et à son défaut, à la justice divine elle-même, qui se réservait d’intervenir dans les défaillances de la justice humaine. (Lévitique 17.10 ; cf. Lévitique 23.29-30).
L’instrument du supplice était la pierre de ce sol sacré qui était censé se soulever pour couvrir le membre indigne du peuple de Dieu (cf. Osée 10.8 ; Luc 23.30).
Et cependant, au moment même où elle frappait le coupable, l’Ancienne alliance reconnaissait tacitement que toutes les instances de la grâce n’étaient pas plus épuisées que toutes les puissances du péché. Avant que le plus grand péché de l’humanité eût été commis, le crucifiement du Sauveur de l’humanité, la plus grande des peines n’avait pas encore été décernée ; et retranché même de la théocratie terrestre, le membre indigne du peuple de Dieu n’était pas à toujours pour cela séparé de Dieu. L’économie future n’était encore manifestée ni dans ses grâces ni dans ses teneurs suprêmes (Hébreux 10.28-29). Le ministère « de mort et de condamnation » désigné ainsi par l’apôtre de Gentils (2 Corinthiens 3.7, 9), n’avait pu instituer que des gloires ou des peines terrestres et limitées, et lorsque Hacan, frappé par l’interdit, est invité à donner gloire à Dieu avant de périr, il y avait là l’indication que la vallée de Hacor n’était pas le dernier terme des voies de Dieu à l’égard du transgresseur repentant (Josué 7.19).