Introduction à la dogmatique réformée

Première partie
De la connaissance en général

I.
L’innéisme

Descartes et Bacon de Verulam passent pour les créateurs de la philosophie « moderne ». En réalité, ses origines remontent à la période médiévale et les deux grands courants qui la divisent sont déjà discernables chez les scolastiques. Ces deux grands courants sont celui de l’innéisme et de l’empirisme. Descartes est innéiste, Bacon empiriste. Un moment, le génie puissant de Kant a fait se rencontrer en apparence et se fondre les deux courants dans les formes rigides de son système. Puis le temps, qui est une réalité objective quoi qu’en ait dit Kant lui-même, le temps, qui permet à ce qui est caché de se manifester, a fait son œuvre ; les deux courants se sépareront de nouveau, jusqu’au moment où l’école sociologique de Durkheim tentera une nouvelle fusion factice. Alors le fleuve se perdra définitivement dans l’océan de l’illusion des représentations collectives. C’est décidément dans d’autres régions de la pensée que la philosophie devra se frayer une route conduisant à la connaissance objective du moi, du monde et de Dieu. L’innéisme, sous toutes ses formes, au moins jusqu’à Fichte inclusivement, a pour caractère général et pour défaut évident de faire de l’esprit du sujet de la connaissance non plus l’organe, mais la source de cette connaissance : il est ainsi profondément égocentrique. Il tend à renfermer le moi en lui-même et à ôter à la connaissance son caractère d’acte transitif. On pourrait résumer sa tendance dans ce paradoxe : nous ne connaissons pas l’objet, précisément parce que nous sommes en relation de connaissance avec lui. Sous sa forme idéaliste, il en arrive à dire que nous ne connaissons que le moi et les états du moi. Son aboutissement logique est le solipsisme. C’est par le raisonnement — et un raisonnement qui s’avère de plus en plus difficile — que nous pouvons espérer atteindre le monde extérieur, nos semblables et Dieu.

Avec Descartes (innéisme des idées) cette école est encore hésitante dans la formule de son principe.

Tantôt, les idées semblent devoir être conçues comme des images impresses, toutes faites dans la pensée, tantôt comme des reproductions du réel dues à une activité spontanée de l’intelligence, plus ou moins en contact avec ce réel. Mais même dans ce cas « les principes constitutifs des idées innées, forme et contenu, sont internes à l’intelligence… la précontenance virtuelle de ces idées dans l’intelligence est plus que la simple puissance, plus que la simple capacité de les recevoir ou de les former sur un patron étranger offert par la sensibilité. Car ceci serait de l’aristotélisme. Or, Descartes s’élève contre l’adage péripatéticien qu’il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait été premièrement dans le sens (Discours, 4° partie, édition Adam et Tanney, t. VI, p. 37) ; adage qui va devenir, à tort ou à raison, le mot de ralliement de l’empirismel ».

lMaréchal, Le point de départ de la métaphysique, cahier II. p. 45.

En somme, l’innéisme de Descartes est encore « tout virtuel ». Cela fait qu’on pouvait aisément le confondre avec l’innéisme des seules facultés de l’intelligence. Le danger de la tendance n’apparaissait pas encore clairement. Bien que signalé par le théologien calviniste Vœtius, il fut méconnu par des théologiens qui partageaient sa foi, tels que Wittich, Van Till en Hollande, Glauberg en Allemagne. On sait le succès du cartésianisme près de théologiens aussi authentiquement romains que Bossuet, Malebranche, etc. Pourtant, à l’état latent, il est vrai, l’une des erreurs fondamentales du rationalisme est bien là : la raison, source, et non plus seulement organe de la connaissance. D’autres germes délétères sont à l’œuvre dans ce système : l’égocentrisme s’affirme dans le fait que le moi est présenté comme connu immédiatement en tant que substance spirituelle dont toute l’essence est de penser. Cette identification, logiquement illégitime, de l’intuition de la pensée avec l’intuition de l’esprit, est le faux point de départ de l’affirmation qu’on ne peut atteindre la réalité extérieure que par un raisonnement sur les sensations éprouvées.

D’où menace de solipsisme qui prendra corps dans des systèmes ultérieurs. Nous serons bientôt acculés à la négation de la possibilité de l’action de l’âme sur le corps. L’esprit et la matière dans l’organisme sont juxtaposés l’un à l’autre et entièrement hétérogènes. Nous sommes en marche, par la voie des causes occasionnelles (Guelinx) et de la vision en Dieu (Malebranche), vers la négation leibnitzienne de la possibilité de l’action transitive, vers les monades qui « n’ont pas de fenêtres par lesquelles quelque chose puisse entrer et sortirm »

mLeibnitz, Princip. Philos., n. 7.

A ce moment, l’innéisme moderne reçoit sa formule : « Nos idées, même celles des choses sensibles, viennent de notre propre fondsn. »

nLeibnitz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, I ch. 1.

Fait plein de conséquences, qui pèsera sur toute la pensée moderne, le nominalisme est l’objet d’une adhésion formelle du plus grand génie philosophique du temps. Il n’y a de réel que les substances singulières. Hors de là, il n’y a rien que de « purs noms ». Les universaux n’ont aucune réalitéo.

oLeibnitz, De stylo philos. Nizolii, n. 28.

Loin de serrer de plus près la réalité vivante, le travail scientifique de l’abstraction et de la généralisation sera une tentative de coordonner la réalité par des procédés artificiels : plus l’idée sera abstraite, et plus nous nous éloignerons du réel.

Le réel tout entier étant intelligible, ce qui restera réfractaire à l’intelligibilité, les éléments sensibles de l’espace et du temps, iront rejoindre les qualités secondaires de Descartes et seront relégués dans le domaine de la subjectivité. Il ne restera plus du temps et de l’espace que des rapports de succession ou de coexistence, en attendant que Kant en fasse de simples formes de la sensibilité.

Mais malgré ces semences de scepticisme, nous sommes encore en plein dogmatisme rationaliste.

La règle de Descartes domine de plus en plus les esprits : ne tenir pour vrai que ce qui est démontré.

Déjà avec Wolf la pointe s’en fait sentir à l’orthodoxie. Wolf marque la transition entre Le discours de la conformité de la foi avec la raison, de l’auteur de la Théodicée, et le rationalisme incrédule et dogmatique.

Celui-ci fut d’ailleurs victime d’un accident : Hume parut et réveilla Kant de son sommeil dogmatique. Désormais le rationalisme va s’effacer devant le criticisme. Il faut en prendre son parti : l’empire sur la réalité extérieure objective échappe à la raison. Ses orgueilleuses certitudes se sont écroulées. Le David écossais a vaincu le Goliath du dogmatisme.

Pour conserver à la raison théorique sa valeur, pour sauver la science et, s’il se peut, redonner un fondement à la religion naturelle, il faut tailler un nouvel empire à l’entendement.

Emmanuel Kant abandonnera à l’inconnaissable le monde des choses en soi, les Noumènes. Mais ces Noumènes évoquent dans le sujet un monde de représentations, les phénomènes. Ce sont ces phénomènes que l’entendement enserre dans ses formes innées et subjectives : le temps, l’espace, les catégories. L’intelligence imposera ses principes synthétiques a priori de causalité, d’harmonie et de permanence de la substance. C’est à l’aide des catégories que l’intelligence portera des jugements sur la matière des représentations.

La raison pratique, en donnant sa loi impérative à l’action, amènera l’entendement à postuler les trois dogmes de la religion naturelle : Dieu, liberté, immortalité.

Ainsi sera, d’une part, sauvée la science et, d’autre part, fondée la religion dans les limites de la raison.

Il y a bien cet inconvénient que le monde de la science est devenu une sorte de fantasmagorie purement subjective sans ressemblance avec le réel ; que le monde de la religion n’est plus une fin en soi et n’existe que comme une sorte de construction hypothétique élevée sur le fondement, bien réel, celui-là, de l’autonomie de la raison.

Après Kant, l’effort de ses successeurs, Fichte, Schelling, Hegel, va porter sur la tentative d’expliquer le passage du sujet à l’objet. Fichte montrera que la matière de la représentation est inséparable de sa forme et qu’ainsi les éléments de la connaissance sont posés par le moi, a priori, dans un acte de liberté absolue.

La difficulté née du kantisme disparaît avec la réduction du non-moi au moi. D’où une métaphysique de l’évolution du moi.

Le moi est d’abord non ce qui est, mais ce qui doit être, l’Idéal, l’Absolu, le Devoir, créateur du monde. Dans ce premier stade de son évolution, le moi pur est inconscient. Puis il produit le non-moi, le monde extérieur, réalisation de l’Idéal. C’est le deuxième stade de l’évolution. Au troisième stade, par la réflexion, le moi prend conscience de son identité avec le non-moi. Ce dernier n’est, en effet, que la réalisation, par voie d’évolution, du premier. Ainsi l’objet est tiré du sujet et l’innéisme subjectiviste atteint son apogée. L’esprit du kantisme est respecté : la foi au Devoir est le principe de toute connaissance,

Schelling essaiera, au contraire, de faire sortir le sujet de l’objet qu’il appellera l’Absolu. Principe du moi et du non-moi, l’Absolu « n’est ni l’un ni l’autre, bien qu’il soit la cause de l’un et de l’autre : principe neutre, indifférence ou identité des contrairesp. » Une évolution analogue à celle de Fichte nous donnera et le réel et l’idéal, la nature et l’histoire. Arrivé avec l’art, au terme de son évolution même, l’Absolu, trouvant une union intime entre le conscient et l’inconscient, au-dessus du réel et de l’idéal, se connaît comme l’Identité, dans la philosophie.

pŒuvres, X, p. 92

Hegel, donnant tort à ses deux prédécesseurs, trouve entre le sujet et l’objet un lien plus souple que l’un et l’autre, quelque chose de moins déterminé encore : l’Idée et la plus vide en même temps que la plus générale de toutes, l’Idée abstraite d’Etre. De la nécessité d’existence inhérente à l’Idée, il conclura à la réalité de ce qui est rationnel. De la nécessité dialectique de tout réel, il conclura à la rationalité de tout ce qui est réel. De la sorte, l’ordre du réel et l’ordre de la pensée sont identiques.

On le voit, le panthéisme idéaliste moderne est le produit d’une tentative de résoudre un problème épistémologique : expliquer le passage du subjectif à l’objectif.

Plus fidèle à l’esprit du kantisme est le criticisme phénoméniste (Renouvier), et peut-être aussi celui de Gourd, bien qu’il s’y mêle de nombreux éléments hégéliens. Nous ne connaissons que des phénomènes, il est inutile de supposer des choses en soi. Par là, un pont est établi, notons-le, en passant, qui permettra d’aboutir à l’empirisme rationaliste. Mais parmi ces phénomènes que sont nos états de conscience, il en est qui peuvent servir de principes organisateurs. Ce sont les catégories de la pensée. On pourrait les nier. On les posera pourtant, parce qu’ils sont les conditions du raisonnement, et qu’il nous plaît d’organiser notre pensée d’une manière cohérente.

C’est donc arbitrairement que nous nous enchaînons aux principes d’identité et de contradiction. Ainei toute connaissance est en dernière analyse une adaptation commode à des conditions pratiques. Elle relève de l’autonomie du moi. C’est le sujet qui se donne souverainement sa loi, non plus seulement dans le domaine de l’activité pratique, comme le voulait Kant, mais dans le domaine de la pensée contemplant et organisant le réel phénoménal, le seul qui existe pour nous. Nous devons donc affirmer la liberté-coup d’état. Nous la trouvons à la racine même de notre pensée réfléchie. Nous devons nier l’infini, parce qu’il met cette pensée en présence de contradictions et d’impossibilités. Le dieu que postulera le néo-kantisme sera donc un dieu fini et limité. Nous sommes bien toujours dans l’innéisme ; la possibilité d’une idéogénie des représentations qui conditionnent l’expérience et la pensée est combattue.

L’innéisme moderne, dont nous avons essayé de décrire à grands traits le processus historique, avait un idéal. Il a dû s’avouer finalement impuissant à le réaliser. Celui que Gerdil appelait avec raison le père de la nouvelle philosophie, Descartes, avait rêvé de donner de la métaphysique une chaîne de démonstrations more geometrico. Spinoza crut avoir réalisé cette chimère.

Le volontarisme de Kant, de Fichte, de Renouvier est la condamnation, l’abandon découragé du rêve initial. L’innéisme moderne s’est condamné déjà lui-même en répudiant l’idéal qui avait été historiquement, sa raison d’être et de se dresser contre la philosophie médiévale.

Quand l’innéisme fait du moi la source des idées que nous avons des choses, il commet une confusion analogue à celle qui consisterait à identifier l’œil, organe de la vision, avec les objets qui y reflètent leur image. En réalité, nous n’avons pas d’idées innées : la conscience psychologique dépose contre l’innéisme.

Nous n’avons pas d’idées innées virtuelles, c’est-à-dire que nous n’avons dans notre raison, ni la forme ni les éléments intellectuels des idées du moi, des esprits, de Dieu. Autre chose est d’avoir conscience de soi comme affecté par un objet extérieur qui se révèle dans la représentation, et autre chose est d’avoir le concept intellectuel du moi ou d’un autre esprit. Bien loin d’avoir des idées adéquates à ces réalités, nous ne pouvons nous en former que des idées analogiques et négatives très incomplètes.

Ce qui est inné à l’esprit, ce qui est virtuel en lui, ce n’est pas une idée ; c’est l’aptitude à prendre conscience de la nécessité du rapport d’identité ou de convenance qui lie le sujet à l’attribut d’un jugement. Ainsi, la proposition A = A est bien, malgré la forme tautologique de la formule, un jugement synthétique. Car, dans cette proposition, il y a, dans l’attribut, quelque chose de plus que dans le sujet, savoir l’intuition de la nécessité de l’identité. Mais le fait qu’il est synthétique n’empêche pas ce jugement d’être un jugement en matière nécessaire, comme disaient les scolastiques : c’est la loi s’imposant objectivement à l’intelligence — et faisant qu’elle est intelligence — qui est ainsi innée à celle-ci. L’être de l’intelligence, lui, est bien évidemment inné. Cela devrait aller sans dire. Les idées innées ne peuvent paraître nécessaires que dans les présuppositions erronées des philosophes que nous combattons.

Si, au lieu d’admetre l’unité organique de la substance vivante d’un organisme matériel informé par un esprit, on statue, avec Descartes, une simple juxtaposition de l’âme et du corps, d’une substance inétendue et d’une substance étendue, très certainement il en faudra venir, bon gré mal gré, ou à la vision en Dieu de Malebranche, ou à l’innéité de l’idée d’être, avec l’ontologisme (Gioberti).

Mais rien ne nous oblige à nous créer ce pseudo-problème : comment deux substances hétérogènes peuvent-elles agir l’une sur l’autre ? Si l’on nie, avec l’auteur de la Monadologie, la possibilité de l’action transitive d’une substance finie sur une autre, il faudra bien que nous tirions tout, même les représentations sensibles, de notre propre esprit. Mais si l’on considère que l’action de la Monade finie n’est pas à cheval sur l’agent et le patient, mais qu’elle est dans le patient et que si la dépense d’énergie a lieu, ce fait s’explique non par l’action de l’agent, mais uniquement par la réaction du patient, toutes les objections de Leibnitz contre l’action transitive tombent. Où est alors la nécessité de la représentation totale de l’univers dans la Monade ?

Il n’y a plus de raison d’inventer des idées innées. C’est l’objet lui-même qui fournit sa matière à notre connaissance.

Il n’y a pas davantage de formes innées de la sensibilité, à la manière de Kant. On sait que ce philosophe faisait du temps et de l’espace les conditions subjectives de la perception sensible.

Ces deux représentations étaient pour lui les formes pures de toute représentation, formes nécessaires et universelles parce qu’elles sont données par la constitution de notre sensibilité.

Mais cette nécessité s’explique très bien tout autrement. Il suffit d’admettre que la durée et l’étendue, puis le temps et l’espace réels, que l’esprit en abstrait, sont non pas des formes subjectives de notre sensibilité, mais bien les formes objectives et réelles de notre être lui-même : Nous sommes essentiellement des êtres spatiaux et temporels parce que nous sommes des êtres finis. Notre esprit lui-même est soumis à la loi de succession et il est défini par l’espace. Soumis aux changements, entraînés dans un mouvement incessant, dans un passage continuel d’une puissance à un acte, lui-même puissance d’un acte ultérieur, placés sans cesse entre deux abîmes, le passé qui n’est plus et l’avenir qui n’est pas encore, n’ayant qu’une ombre fugitive de la réalité que Dieu seul possède, nous n’avons d’autre expérience de l’être que celle d’un acte puissance d’un autre acte, d’une virtualité qui tend à l’acte. Nous ne pouvons donc imaginer autre chose que la durée successive, subsistant même quand nous avons anéanti par la pensée tous les êtres finis. Mais en réalité cette durée successive, dont le temps n’est que l’abstraction, n’est pas une forme subjective : elle est tout ce que nous avons de réel.

D’autre part, les êtres finis, parce qu’ils sont tels, occupent un lieu défini ou circonscrit, puisqu’ils ont une étendue ou simplement puisqu’ils sont. Par suite, si nous supposions les autres êtres finis anéantis, nous ne pourrions anéantir, dans notre imagination, le résidu de l’expérience objective de notre propre nature. Pour l’imagination, subsistera toujours un contenant vide, par hypothèse, de tout contenu. Il sera infini, parce que nous ne pouvons imaginer de limites qui n’y soient renfermées. En effet, nous ne pouvons sortir de l’expérience de notre propre réalité objective. Or, notre étendue est finie. D’où l’impossibilité pour nous d’imaginer quelque chose qui ne soit débordé par l’infini. Et cet infini, nous ne pouvons l’imaginer que comme un fini qui se répète indéfiniment. C’est là cet espace (et ce temps) imaginaire, que Kant a confondu avec le temps et l’espace réels, abstraits eux-mêmes de la durée et de l’étendue concrètes. C’est contre le temps et l’espace imaginaires que portent les objections de Kant. Mais le temps et l’espace réels sont toujours finis, avec un commencement et une fin qui coïncident avec le commencement et la fin de l’être, de sa durée, et de son étendue.

Il n’y a pas non plus de formes innées de l’entendement. Les prémisses nominalistes, que la philosophie moderne a empruntées à Occam et donc au Moyen âge, doivent être rejetées. Leibnitz se trompe lorsqu’il prétend que seuls les singuliers sont intelligibles, et que hors de là il n’y a que de purs noms. Les universaux n’existent pas sans doute hors des choses, c’est entenduq. Mais il doit être également entendu que rien n’autorise à statuer qu’ils n’existent que dans notre esprit et qu’ils sont les éléments subjectifs, les artifices dont on fait usage pour constituer la science (J.-J- Gourd).

q – Rappelons que les universaux sont le genre, l’espèce, la différence, le propre et l’accident.

Ce n’est pas en effet notre esprit qui domine les représentations fournies par la représentation sensible. Ce n’est pas lui qui les modèle dans le moule de ses formes. Il ne les lie pas par les relations qu’il y met. C’est, au contraire, l’esprit qui est dominé par la contrainte que lui impose le réel objectif. C’est l’expérience du réel qui lui impose les catégories. S’il y a de l’intelligible dans le sensible, et la constitution de la science prouve qu’il y en a, l’esprit peut en abstraire les universaux qui y sont réellement.

Nous ne dominons pas l’objet, preuve en soit que nous n’avons nullement conscience de ce prétendu pouvoir discrétionnaire.

Nous n’imposons pas nos formes intellectuelles à la représentation. Car s’il en était autrement, on comprendrait, à la rigueur, que nous classions des êtres dans des catégories différentes ; mais on ne pourrait rendre raison du fait que notre esprit, à propos d’un même objet d’abord mal connu puis mieux connu, hésitât et, au besoin, réformât son jugement, à mesure qu’il serait mieux éclairé par la considération de l’objet : c’est donc bien l’objet, notre conscience l’atteste, qui domine le sujet.

Les universaux sont dans les choses, et les relations réelles qui les lient sont objectives.

En effet, indépendamment de tout acte de la pensée, les choses sont ce qu’elles sont et leurs rapports sont ce qu’ils sont. Il semble difficile de contester que ce n’est pas notre esprit qui crée le rapport de grandeur inégale que nous constatons entre le cèdre du Liban et l’hysope.

Il est contraint d’accepter ce rapport qui existe en dehors de toutes ses opérations. Il y a relation objective entre deux êtres finis, lorsqu’une détermination de l’un est fonction d’une détermination de l’autre.

Or, les déterminations des êtres, les liens qui les unissent et les faits qui les séparent sont antérieurs à l’intuition que l’esprit peut en avoir. Prétendre qu’une relation n’existe pas pour nous, si n’intervient une opération subjective de l’entendement, revient seulement à dire que nous ne la connaissons pas avant qu’elle se soit imposée à nous. Cela ne signifie pas qu’elle n’existe pas réellement, même pour nous. Nous pouvons, en effet, en pâtir cruellement sans la connaître. De plus, le fait que nous ne nous sentons pas fondés à établir n’importe quelles relations entre n’importe quels objets montre que si l’esprit met sa puissance en acte quand il reconnaît des relations entre les choses, il se sent commandé par elles quand il affirme telle relation déterminée entre telles choses.

Une relation réelle, perçue intuitivement et dont nous ne pouvons douter, est celle de notre dépendance à l’égard de certaines de nos représentations, c’est-à-dire précisément de la contrainte de l’objet. Mais, dira-t-on, avec nos représentations, ne sommes-nous pas en pleine subjectivité ? Nos représentations ne sont-elles pas autre chose que des modifications du moi ? La sensation, fait de conscience agréable ou pénible, ne semble-t-elle pas plus propre à nous aider dans notre adaptation à la réalité qu’à nous renseigner sur elle ? Incommunicable, n’est-elle pas, par là même, éminemment subjective ? Ne faut-il pas reconnais que la raisonnement aux prises avec les données sensibles aboutit à des contradictions insurmontables ? Il y a là, nous dit-on, la preuve que la sensation est purement phénoménale et ne correspond à rien d’objectif. En somme, nous ne connaîtrions que le moi et ses états. Nous n’en pourrions sortir et il n’y a pas de raison décisive pour supposer au delà du phénomène un X inconnaissable, qui serait la chose en soi.

Nous ferons d’abord remarquer qu’on part d’une sorte de postulat rationaliste non formulé, mais qui se laisse dégager de l’argumentation. Le voici : tout le réel est intelligible et il n’y a de réel que l’intelligible.

Or, c’est là une assomption que les faits contredisent. La conscience psychologique, en effet, nous met en contact avec le supra-rationnel, car la conscience du relatif implique celle de l’absolu. Elle nous met aussi en contact avec le sous-rationnel perçu par les sens. Le monde matériel contient, certes, du rationnel. C’est ce qui rend possible la science, connaissance de l’universel et du nécessaire. Mais il y a toujours, dans le réel sensible, un résidu bien objectif qui n’est connaissable pour nous que par les sens et l’imagination. C’est ce qui fait qu’on ne peut donner aucune conception vivante d’une sensation quelconque à quelqu’un à qui manque, de naissance, le sens auquel elle correspond. Mais elles sont objectives, les sensations, puisqu’on peut lui en communiquer une idée analogique. Il suffit pour cela de faire appel à la connaissance qu’il a des autres sens, en commun avec les autres hommes.

La sensation est si peu essentiellement subjective qu’elle est l’un des principaux liens de communion entre les hommes. C’est tout à fait à tort qu’on met au premier plan, dans la sensation, l’élément appréciatif de plaisir ou de peine. La plupart des sensations sont indifférentes. Mais il n’en est aucune qui ne soit représentative ou plutôt présentative de l’objet. Avec elles, c’est l’objet qui devient immanent au sujet. Toute sensation nous dit quelque chose sur la nature physique, chimique ou radio-active des corps. Les sensations ne sont pas de purs modes de l’esprit. Si elles contiennent un élément hyperphysique, elles sont pourtant essentiellement organiques.

En fin de compte, trois sortes d’objet sont immédiatement donnés à notre conscience : le supra-rationnel, le rationnel, et le sous-rationnel.

Quand nous voulons connaître le sous-rationnel par notre seule raison, nous tombons dans des difficultés insurmontables pour elle, parce qu’elle ne peut en avoir qu’une notion abstraite. Il y a un résidu qu’elle ne peut atteindre. C’est ce qui est proprement sensible. De là proviennent les contradictions que la raison croit découvrir dans l’espace et le temps imaginaires, puis dans le temps et l’espace réels qu’elle confond avec les premiers.

Il arrive la même mésaventure à la raison ratiocinante quand elle prétend comprendre Dieu. Il est l’Incompréhensible ; on ne peut donc spéculer sur son essence. Il est évident que d’un être qui est, par hypothèse, au-dessus de tous genres et de toutes différences spécifiques, on ne peut donner une définition réelle. La définition, en effet, se fait précisément par le genre et la différence. On ne peut donc donner de Dieu qu’une définition descriptive. Il résulte de là qu’on ne peut le comprendre, puisque la définition, elle, est le résultat de la compréhension. Cela n’empêche pas qu’on ait de lui une certaine intellection : on le connaît, en effet, comme étant totalement divers et non comme simplement différent de tous les êtres (Quis ut Deus ?r). Le nominalisme sous-entend la négation de la réalité de toute idée qui n’est point individuelle. Cette négation conduit encore à nier la réalité de l’espace et du temps. Mais le principe nominaliste n’est pas un axiome. On verra, plus loin, que si le genre et l’espèce n’existent pas hors des individus, les individus ne sont intelligibles que parce qu’ils contiennent formellement en eux ces réalités.

rQui est comme Dieu ? Nom de l’archange Mikhaël. (ThéoTEX)

Nous avons dit que le mot de passe de l’idéalisme consiste à prétendre que nous n’avons conscience que du moi et de ses états. Or, cette formule n’exprime que très partiellement et bien imparfaitement le résultat de l’introspection. Ce qui est vrai, c’est que nous ne prenons conscience du moi qu’à condition de prendre conscience d’un non-moi. La conscience du moi, chez l’être fini, est toujours conscience d’une opposition avec ce qui n’est pas le moi. Le point de départ de la certitude n’est pas je suis. Pour rester dans la réalité, il faut modifier et compléter la formule. Il faut dire : j’ai conscience du moi comme affecté par le non-moi qui m’est donné dans la représentation, qui m’est rendu présent. Les modifications du moi sont ou bien le résultat des actions par lesquelles les objets s’intériorisent et se manifestent à nous, ou bien les réactions du moi consécutives à la connaissance intuitive que nous avons de ces objets en relation avec nous et agissant en nous. C’est dans ce sens qu’un théologien luthérien très éloigné du panthéisme, Martensen, a pu dire que nous avons conscience de Dieus. Cette expression serait impropre si l’on définissait la conscience comme la connaissance interne des états du moi, mais, nous venons de le démontrer, cette définition est trop étroite. L’objet n’est connu qu’à condition que nous sortions de nous-mêmes et que l’objet entre en nous. La conscience est aussi conscience de cette communion avec l’objet, de ce double mouvement que nous appelons la connaissance de l’objet.

sMartensen, Dogmatique chrétienne, traduction Ducrot, Paris, 1879. p. 7.

Par la sensation, nous pouvons avoir la connaissance immédiate, l’intuition de l’objet. Cela est possible parce que le moi, spirituel et organique tout à la fois, n’est pas un fantôme qui hante l’organisme. Il est cet organisme même, informé par l’esprit, une substance unique, mais composée du corps, qui est la matière, et de l’âme qui est la forme. La sensation n’étant pas un fait exclusivement mental, mais aussi un fait physique, nous met directement en présence des corps. Il n’y a pas besoin, pour les connaître, d’un raisonnement. La connaissance sensorielle est une intuition immédiate antérieure à tous raisonnements. L’enfant en bas âge, les animaux qui sont incapables de raisonnement perçoivent le monde extérieur. Quant aux vibrations qui accompagnent les sensations et qui retentissent dans le système nerveux, elles ne sont nullement la cause de la sensation. La preuve, c’est que nous n’en avons aucune conscience. Elles sont le milieu qui conditionne la sensation et la rend possible. Mais ce milieu est réel. Grâce à lui, le moi peut savoir qu’antérieurement à lui et à tout moi pensant créé, le monde a connu une longue histoire dont la géologie, la paléontologie et la préhistoire s’efforcent de nous livrer le secret. S’il n’y a que des phénomènes subjectifs, quel peut bien être le sens des faits géologiques ? Sont-ce des phénomènes ? Mais alors qu’on veuille bien nous dire ce que peut bien être un phénomène qui ne s’apparaît pas à lui-même, puisqu’un fait géologique n’est pas un fait de conscience, et qui n’apparaît dans aucune conscience puisque, par hypothèse, il est antérieur à toute conscience.

La géologie nous oblige à tourner les yeux vers le passé, et c’est vers un passé d’où toute vie consciente est absente qu’il s’agit de remonter.

Il est vrai que J.-J. Gourd semble vouloir nous faire concevoir le contraire : « Les faits, nous dit-il, n’existent que dans et par la conscience. » Oui, nous savons : c’est le cliché connu de l’idéalisme. Mais c’est aussi là qu’est la difficulté. Voyons la solution proposée : « … Ils ne se produisent qu’à mesure qu’elle se produit, ils ne prennent naissance qu’au moment où ils sont saisis. »

Il nous semblait, à nous, que l’examen d’une roche plutonienne nous renseignait sur ce qui s’est produit autrefois. Il paraît que c’était une erreur. Cette roche ne nous apprend pas ce qui a été. Au fond, il ne s’est rien passé du tout. Nous sommes les jouets d’une sorte d’illusion inversive. Nous craignons de ne pas comprendre ; mais il semble bien que ce soit la conclusion à laquelle aboutit le philosophe des Trois dialectiques. Voici comment il continue : « En conséquence, il n’y a jamais régression, mais seulement progression dans la recherche des causes. » On se figure — voilà bien l’illusion… — « qu’on recule d’un terme moins ancien à un terme plus ancien ». Mais oui, c’est vrai ; tout le monde croit faire ainsi : mais il paraît qu’on se trompe. Que fait-on donc réellement, d’après /"idéalisme ? « En réalité, on ne fait qu’avancer d’un terme actuel à un terme qui va l’être. » Si, nouveau Nicodème, un lecteur, peu habitué au paradoxe du phénoménisme, demandait comment ces choses peuvent se faire, voici la réponse qu’il obtiendrait : « La série des faits de conscience, même quand il s’agit de remonter vers le passé, ne se déroule que dans le sens du présent à l’avenirt. » La série des faits de conscience, dans la théorie que le savant construit comme explication ; oui, répondons-nous.

t – J.-J. Gourd, Un vieil argument en faveur de la métaphysique, p. 380, cité par Louis Trial, J.-J. Gourd, p. 359.

Mais, précisément, cette explication trouvée l’oblige, dans le cas présent, à reconnaître un état de la réalité objective bien antérieur à ses états de conscience, à lui, et la difficulté subsiste : qu’est-ce que ces phénomènes non perçus et non perceptibles ? Où résident-ils ? Certainement pas dans le moi qui n’était pas encore ; pas en Dieu, puisqu’on nous interdit de le trouver au sommet de la série des phénomènes ; pas en eux-mêmes, car il serait un peu violent d’accorder de la conscience à des phénomènes d’éruption, d’érosion ou à tout autre fait du même genre.

Nous concluons que les sensations qui nous renseignent sur le passé, tout autant que les sensations qui nous renseignent sur la nature des objets actuels, déposent en faveur de l’existence objective du monde extérieur et contiennent la réfutation de l’idéalisme phénoméniste.

L’innéisme au terme dernier de son évolution, l’innéisme devenu phénoméniste, se brise contre le roc de l’expérience sensible, contre la résistance de la réalité objective et expérimentale.

C’est à l’empirisme à nous dire s’il est mieux en état de nous donner une théorie de la connaissance.

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