« Je ne me glorifierai point de moi-même, sinon dans mes infirmités… »
Je vous suppose, mon cher auditeur, à la suite de mes précédents discours sur l'apôtre Paul, convaincu que vous avez une œuvre à faire pour la gloire de Dieu et pour le bien des hommes, discernant nettement cette œuvre, et sérieusement résolu de l'accomplir. Mais une chose vous trouble : votre tâche est au-dessus de vos forces. D'une part, vous n'y êtes pas propre, faute d'aptitude naturelle, et vous mesurez avec tristesse vos infirmités physiques, intellectuelles, morales ; de l'autre, vous n'y êtes pas exercé, faute d'avoir bien employé le temps passé, et vous comptez avec amertume les heures perdues, les occasions manquées, les ressources négligées, les dons enfouis. En voilà assez pour vous livrer au découragement : au découragement, ce mot caractéristique de notre époque ; au découragement, cette tactique subtile du diable, auprès de ceux à qui il n'oserait parler de désespoir ou d'incrédulité ; et que lui importent les mots, pourvu qu'on lui abandonne les choses ?
Il n'y a pas jusqu'à la jeunesse qui ne soit ouverte à ces pensées énervantes ; et c'est à la jeunesse que je m'adresse plus spécialement dans ce discours. Les jeunes ne sont-ils pas, dans ces jours de crise et de transition, l'espérance de l'Église, comme de la société ? La génération à laquelle appartient celui qui vous parle, choisie autrefois pour provoquer le réveil religieux de notre siècle, est peut-être aujourd'hui ou trop affaiblie, ou trop engagée, pour lui imprimer cette impulsion nouvelle où nous aspirons tous, et dont nous voyons tant de signes avant-coureurs. Jeunes chrétiens, c'est sur vous que nous comptons, dans le Seigneur, beaucoup plus que sur nous-mêmes ; et notre plus douce, en même temps que notre plus sérieuse ambition, est de vous former pour la grande tâche que nous entrevoyons devant vous. Vous l'entrevoyez vous-mêmes : plus elle est grande, plus elle vous attire, je me plais à vous rendre ce témoignage ; mais aussi, plus elle est grande, plus elle vous effraie, et les plus réfléchis d'entre vous sont les premiers à dire : Je n'y suis ni propre ni exercé. Hélas ! et faut-il donc avoir vécu tant d'années pour se frapper la poitrine, en comparant ce qu'on est avec ce qu'on pourrait être, et ce qu'on a fait avec ce qu'on aurait pu faire ? Quoi de plus contagieux d'ailleurs que le découragement ? Aussi est-il à l'ordre du jour chez la jeunesse contemporaine : l'aimable élasticité de cet âge plie sous le poids de la préoccupation commune ; on le dirait chargé des années qu'il a devant lui, comme on l'est ordinairement des années qu'on a derrière soi ; cela encore est parmi les caractères de l'époque.
Mais le jeune Saul, appelé à l'apostolat aussitôt que converti, croyez-vous, mes jeunes amis, que les pensées qui vous troublent lui aient été épargnées ? Croyez-vous qu'en mesurant la vocation qui lui est échue de « porter le nom du Seigneur devant les gentils, et devant les rois, et devant les enfants d'Israël Actes 9.15, » avec les forces, naturelles ou acquises, qui lui sont tombées en partage, il se repose avec complaisance dans la persuasion qu'il possède et l'aptitude requise et l'apprentissage désirable ? Oh non ! à ces pensées vous ne reconnaissez pas le pieux apôtre. Il a eu ses combats, ses tristesses, ses amertumes comme vous, plus que vous peut-être ; il s'est dit aussi, et plus d'une fois : « Qui est suffisant pour ces choses 2 Corinthiens 2.16 ? » et qui sait s'il n'est pas allé jusqu'à dire avec Moïse : « Je te prie, Seigneur, envoie celui que tu dois envoyer Exode 4.13 ? » Mais il a trouvé la paix en regardant à Dieu, dont « les voies ne sont pas nos voies, ni les pensées nos pensées Ésaïe 55.8. » Il a compris que ce Dieu « qui l'a choisi dès le ventre de sa mère, et qui l'a appelé par sa grâce, » ne l'aurait ni choisi sans aptitude, ni appelé sans apprentissage. Tel qu'il est, et pour son œuvre telle que Dieu l'a faite, Saul a été préparé de Dieu beaucoup mieux qu'il ne se serait préparé lui-même, quand il aurait pu la pressentir. Cette préparation a deux parties : une préparation de force, celle de ses dons naturels, qu'il consacre désormais au service du Seigneur ; et une préparation de faiblesse, celle de ses infirmités, qui le contraignent à se réfugier dans la seule grâce du Seigneur. La première paraît le préoccuper médiocrement ; la seconde, au contraire, tient une large place dans ses discours et dans ses lettres ; au reste, tout ce qu'il dit ailleurs là-dessus, mon texte le résume en quatre mots, que j'appelle la devise de saint Paul : « Quand je suis faible, alors je suis fort. » Chose étonnante ! le plus grand de tous les hommes a été fortifié pour la plus grande de toutes les entreprises, par quoi ? par sa faiblesse. Ce n'est pas là un paradoxe ingénieux : c'est la vérité toute simple, et vous l'allez voir ; afin que vous appreniez que vous-même êtes préparé, tel que vous êtes, pour votre œuvre telle que Dieu l'a faite, et que ce que vous nommez vos infirmités les plus accablantes peuvent devenir vos ressources les plus fécondes.
Il y a chez saint Paul une préparation de force. Je veux dire par là qu'il y a chez lui certains avantages, naturels ou acquis, que Dieu, à qui il doit les uns et les autres, fait entrer dans son plan et servir à ses desseins. Ni Saul de Tarse n'était un homme ordinaire, ni Dieu ne l'avait tant enrichi pour rien ; « toutes choses le servent Psaumes 119.91, » et assurément les aptitudes diverses des hommes ne sont point exclues de cette règle souveraine. L'histoire de saint Paul, ses écrits, ses discours, révèlent à l'observateur même superficiel une réunion rare des dons les plus exquis et les mieux cultivés, apparaissant comme au travers de l'inspiration, qui dirige la nature sans la détruire, et qui la domine sans l'effacer. Dons de caractère : une énergie indomptable, une persévérance invincible, une patience à toute épreuve, une volonté que rien n'étonne dans l'entreprise, que rien n'abat dans l'exécution. Dons de sentiment : une vivacité d'esprit et de cœur qui se fait sentir dans les moindres choses, une chaleur d'affection qui élève l'amitié au rang des attachements de la nature, une tendresse de sympathie qui fait épouser les intérêts, les besoins, les combats et jusqu'aux infirmités d'autrui, une onction de langage qui va remuer jusqu'aux plus intimes profondeurs de l'âme. Surtout, dons d'intelligence : une puissance d'abstraction, que le lecteur le plus réfléchi désespère de suivre jusqu'au bout ; une pénétration à la fois si fine et si forte, qu'elle ne trouve rien d'inaccessible ; une fécondité de pensées, que la dixième lecture n'épuise pas plus que la première ; une richesse et tout ensemble une concision de langage, qui renferme un monde de choses dans une page de mots, et qui ne devient obscure qu'à force de s'enfoncer au-dessous du sol foulé par le vulgaire ; une vigueur de génie, tempérée par une grâce aimable qui sème à pleines mains les traits vifs ou touchants ; le tout mûri par une longue étude, dont l'objet principal est la littérature et la théologie judaïque, mais à laquelle ni les lettres, ni les lois, ni les mœurs des autres nations ne demeurent étrangères. Ce n'est là qu'une imparfaite ébauche du grand apôtre : et qui oserait se flatter de peindre un tel homme, sans affaiblir les traits du tableau ou sans les outrer ? Quoi qu'il en soit, saint Paul a eu à sa disposition des ressources humaines peu communes ; il y aurait affectation à le méconnaître. Et pourquoi le méconnaître ? La gloire de Dieu est-elle donc intéressée à ce que nous fermions les yeux aux présents de sa main ? Non, sans doute, pourvu que nous en rapportions l'origine à sa grâce et l'usage à sa gloire, dans l'esprit de ce même saint Paul : « Qui est-ce qui te distingue ? et qu'as-tu que tu n'aies reçu ? et si tu l'as reçu, pourquoi t'en glorifies-tu, comme si tu ne l'avais pas reçu 1 Corinthiens 4.7 ? »
Ecoutons là-dessus un des hommes qui ont le mieux étudié l'histoire de l'Église primitive. « La grâce divine, dit le savant et pieux Neander, se plaît, comme saint Paul le fait observer lui-même, à choisir, au début, les choses folles de ce monde pour confondre les sages, et les choses faibles pour confondre les fortes, et les choses viles de ce monde, et les méprisées, et même celles qui ne sont point, pour abolir celles qui sont. C'est pour cela que Christ a pris pour ses premiers disciples, non des sages et des grands de ce monde, mais des hommes simples, ignorants, grossiers, des pêcheurs et des péagers, qui n'avaient pas même des facultés naturelles éminentes, et qui, recevant tout de lui et ne lui apportant rien, ne pouvaient s'attendre qu'à sa grâce toute seule. Mais il faut que l'on reconnaisse ensuite que le Dieu de la grâce est aussi le Dieu de la nature, et que les forces admirables dont il a pourvu l'homme en le créant, loin d'être étrangères à la fondation et au développement de son règne spirituel, dernière fin de toutes ses œuvres et premier titre de sa gloire, y doivent être constamment rapportées, sous peine de manquer leur destination la plus haute. Aussi est-il entré dans les vues spéciales de la sagesse divine, que l'ouvrage entrepris par les pêcheurs et les péagers fût poursuivi par un esprit exercé à l'art de la pensée dans les écoles de la sagesse judaïque. Sans contredit, Paul, s'il l'eût voulu, aurait brillé au premier rang entre les sages et les orateurs de tous les siècles, et n'aurait eu à céder le pas à aucun des maîtres de la pensée ou de la parole dont la Grèce antique a pu se vanter. »
Ce que Neander dit ici de saint Paul, on peut le dire également de tous les grands serviteurs de Dieu : chacun d'eux a eu un élément de force propre et d'aptitude naturelle, auquel Dieu a fait sa juste place dans les conseils de sa providence : celui-ci, le don de parler ; celui-là, le don d'écrire ; un troisième, l'esprit d'organisation et de conduite ; un quatrième, l'art d'agir sur les hommes ; un autre, autre chose. Vous aussi, qui que vous soyez, et quoi qu'il plaise à Dieu de vous donner à faire, vous avez reçu, n'en doutez pas, la mesure de force et d'aptitude qui est nécessaire pour votre œuvre. Ici, comme ailleurs, ce qui importe, ce n'est pas de voir, mais de croire ; la vraie fidélité ne consiste pas à constater nos dons, non plus que la vraie humilité à les méconnaître ; mais nous serons à la fois fidèles et humbles en les prenant, dans la foi, tels que Dieu les a faits, et en les consacrant tels quels à son service, convaincus que celui qui nous appelle est aussi celui qui nous prépare.
Toutefois, cette préparation de force n'est pas la préparation principale, distinctive, de notre apôtre. Sa préparation distinctive, celle qui donne le mot de l'énigme de cette grande vie, celle qui a fait de saint Paul un saint Paul, c'est une préparation de faiblesse. Saint Paul aurait pu, à la rigueur, se passer de ses dons éminents ; il en eût été quitte pour se jeter plus complètement encore, s'il est possible, entre les mains du Dieu qui l'appelait, et qui, en l'appelant, avait pris l'engagement tacite de le préparer. Mais, sans ses faiblesses, il n'aurait plus été lui-même ; sans elles, il se fût arrêté à l'Apollos, ou au Barnabas, ou au Timothée, mais il n'aurait pas atteint au saint Paul, parce qu'il n'aurait pas été, dans la plus haute portée du mot, l'homme de la foi. C'est qu'en dépit de tant de promesses faites à la foi, nous sommes toujours plus ou moins affaiblis par un reste de force propre, comme nous sommes toujours plus ou moins troublés par un reste de propre justice, que les plus humbles eux-mêmes traînent toujours avec eux. Cette malheureuse force propre, ce talent propre, cette éloquence propre, cette science propre, cette influence propre, forme en nous comme un petit sanctuaire favori, que notre orgueil jaloux tient fermé à la force de Dieu, pour s'y réserver un dernier refuge. Mais, si nous pouvions devenir enfin faibles tout de bon et désespérer absolument de nous-mêmes, la force de Dieu, se répandant dans tout notre homme intérieur et s'infiltrant jusque dans ses plus secrets replis, nous remplirait « jusqu'en toute plénitude de Dieu Éphésiens 3.19 ; » par où, la force de l'homme étant échangée contre la force de Dieu, « rien ne nous serait impossible Matthieu 17.20, » parce que « rien n'est impossible à Dieu Luc 1.37. » Tel est le service inappréciable que rend à Paul sa faiblesse, et que nulle force ne lui eût jamais rendu. Dépourvu qu'il se sent de toute force humaine, il se présente sans arrière-pensée à l'action de la force divine ; et cette force, la seule véritable, Dieu l'en enrichit d'autant plus volontiers, qu'il n'est pas à craindre, dans cette disposition d'esprit, qu'il en tire la gloire à soi-même Juges 7.2,4. Heureuse faiblesse qui rend à la fois l'un plus propre à demander, l'autre plus empressé à donner ! Voilà le secret de la puissance de saint Paul ; voilà aussi quel sera le principe de la vôtre, si vous voulez rentrer dans son esprit.
La première faiblesse que Saul de Tarse converti doit se reconnaître est une faiblesse d'éducation, d'autant plus grande qu'elle réside dans l'homme moral et intellectuel.
Car, à quoi Saul est-il désormais appelé ? et comment s'y est-il exercé jusqu'ici ? Apôtre, mais auprès des gentils, il ne peut espérer de leur faire accepter cet Évangile si nouveau pour eux, qu'à la condition de le leur offrir dégagé d'avec tout particularisme juif, et réduit à son essence intime, universelle, permanente. La justification par la foi sans les œuvres de la loi, accessible au grec comme au juif, et nécessaire au juif comme au grec Romains 3.27-29, à la différence de cette justice légale que le juif se flattait de posséder seul entre toutes les nations, tel est le thème né de l'apostolat de saint Paul. Or, pour annoncer au monde cette grâce toute gratuite, quelle éducation que celle de Saul, jusqu'ici juif entre les juifs, pharisien entre les pharisiens, n'aspirant qu'à cette justice légale qu'il est chargé désormais de combattre, et ne connaissant que cette logique faussée de la synagogue qu'il va trouver partout sur son chemin ! L'esprit, le cœur, la conscience du nouvel apôtre, pourront-ils si bien secouer des préventions et des habitudes si fortement enracinées, qu'il n'en retienne du moins comme une ombre confuse attachée à sa parole, et offusquant la pure lumière de son Évangile ?
Rapportez-vous-en à l'Esprit de Dieu, pour le soustraire complètement aux souvenirs et aux impressions du passé : soyez tranquille, cet Esprit le peut faire, il le fera, il l'a fait. Mais reconnaissez avec moi que cet affranchissement intérieur une fois opéré, la doctrine nouvelle de la grâce trouvera en Paul un interprète d'autant plus intelligent et plus dévoué, qu'elle se révélera plus clairement à lui par le contraste même qu'elle présente avec ce passé regrettable. Il arrive ici à Saul quelque chose d'analogue à ce qui devait arriver quinze cents ans plus tard à Luther, le Saul de la Réformation. Pourquoi Dieu veut-il que le jeune professeur de Wittemberg laisse emprisonner son beau génie dans la scholastique bizarre et stérile du moyen âge ? C'est qu'il prépare en lui un rénovateur de la théologie, qui, par ce qu'il y a de vide et de fastueux dans la scholastique, doit apprendre à goûter tout ce qu'il y a de vrai, de solide, de salutaire dans la sagesse des Écritures, accueillies par un cœur honnête et par un sens droit. Pourquoi encore Dieu veut-il que le jeune moine d'Erfurt use tristement les forces de son corps et celles de son âme, pour satisfaire aux exigences de la loi, pour éteindre la convoitise dans les macérations, pour étouffer l'orgueil naturel sous le poids des pénitences et des humiliations volontaires ? C'est qu'il prépare en lui un réformateur de l'Église, à qui de longues années de justice légale feront savourer les délices de la liberté évangélique, et qui, secouant enfin ce joug insupportable de dessus ses épaules fatiguées, enseignera au monde ce que vaut le pur Évangile par le seul accent dont il prononcera les mots foi, grâce, parole de Dieu, ces mots, qui sembleront ressuscités du tombeau, quand ils sortiront des lèvres de ce bienheureux réchappé des œuvres, de la loi et de la parole des hommes. C'est la chaire de Wittemberg et le couvent d'Erfurt, qui ont fait Luther et sa réforme ; c'est aussi l'école de Gamaliel et le rigorisme des pharisiens, qui ont fait Saul de Tarse et son apostolat.
Il s'agit de tenir tête aux docteurs juifs, hérissés des distinctions de l'école, habiles à dénaturer un texte, sous couleur de l'expliquer, « coulant le moucheron et avalant le chameau, » et mettant sur le compte de Dieu les imaginations humaines les plus insensées. Quel autre le pourra mieux que ce docteur juif versé depuis tant d'années dans leurs arguments captieux et dans leurs interprétations forcées, qui peut lutter contre eux avec leurs propres armes, et qui saura leur présenter, à leur gré, ou de ces preuves ingénieuses et subtiles dont ils se sont fait une longue habitude, ou de ces raisons simples et solides qui se font jour dans tout esprit ami de la vérité ? Mais surtout (car c'est là le point capital), il s'agit de convaincre d'erreur cette justice légale, à laquelle le juif demande une paix ou qui lui échappe ou qui le séduit, et de montrer au monde que rien ne justifie, rien ne sanctifie, rien ne console un pauvre pécheur, que la grâce toute gratuite de Dieu en « Jésus-Christ, et en lui crucifié Romains 3.24 ; 1 Corinthiens 1.2. » Quel autre le pourra mieux que ce jeune pharisien, qui a commencé par un apprentissage personnel et douloureux de cette impuissance de la loi qu'il devait révéler au monde Romains 8.3, qui n'a trouvé de repos pour son âme, ni de force contre le péché, que du jour qu'il a cru en cette grâce dont il avait été longtemps l'adversaire ardent et sincère, et qui, ayant pénétré bien plus avant que Moïse dans cette parole de Moïse : « Abraham crut à Dieu, et cela lui fut imputé à justice Genèse 15.6, » et bien plus avant qu'Habacuc dans cette parole d'Habacuc : « Le juste vivra par la foi Habakuk 2.4, » peut dire aussi après David, avec une toute autre profondeur de sentiment que David : « J'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé Psaumes 116.10 ? »
Voilà, pour ne citer qu'un exemple, mais un exemple qui renferme en soi tous les autres, voilà la source vivante et féconde d'où est sortie l'épître aux Romains. Je l'ai dit, et je le répète : dans l'inspiration des Écritures, c'est l'Esprit de Dieu qui parle, mais c'est aussi l'esprit de l'homme ; l'Esprit de Dieu avec toute son autorité, mais l'esprit de l'homme avec toutes ses expériences, toutes ses luttes, toutes ses douleurs. Cela est doublement vrai pour l'inspiration du Nouveau Testament, plus libre et plus personnelle que celle de l'Ancien, parce qu'elle est plus spirituelle. Autant il est vrai de dire que la main de Paul apôtre écrivant l'épître aux Romains a été conduite de l'Esprit de Dieu, autant il est vrai de dire que la main de Paul apôtre écrivant l'épître aux Romains a puisé largement dans le cœur de Saul de Tarse. Dans Paul apôtre, rendant ce témoignage éclatant à la grâce de Dieu : « Nulle chair ne sera justifiée devant lui par les œuvres de la loi… mais maintenant, la justice de Dieu est manifestée sans la loi, lui étant rendu témoignage par la loi et par les prophètes ; la justice de Dieu par la foi en Jésus-Christ, pour tous et sur tous ceux qui croient… étant justifiés gratuitement par sa grâce, par la rédemption qui est en Jésus-Christ Romains 3.20-23, » reconnaissez Saul de Tarse, se travaillant pour plaire à Dieu, mais « sans connaissance » comme sans succès, « parce que, cherchant à établir sa propre justice, il ne s'est pas soumis à la justice de Dieu Romains 10.3. » Dans Paul apôtre, tout rempli de cette consolation abondante : « Etant donc justifiés par la foi, nous avons la paix avec Dieu par notre Seigneur Jésus-Christ, par lequel aussi nous avons eu accès, par la foi, à cette grâce dans laquelle nous nous tenons fermes ; et nous nous glorifions en l'espérance de la gloire de Dieu ; et non seulement cela, mais nous nous glorifions même dans les afflictions Romains 5.1-3, » reconnaissez Saul de Tarse, poursuivant la paix sans jamais l'atteindre, parce qu'il la demande à l'obéissance de la loi, au lieu de la demander à la liberté de la grâce. Dans Paul apôtre, découvrant je ne sais quelle puissance de péché dans la sainte loi de Dieu, pour qui attend d'elle la justice et la vie : « Le péché, ayant saisi l'occasion, a produit en moi toute sorte de convoitise par le commandement ; car sans loi, le péché est mort ; pour moi, étant autrefois sans loi, je vivais ; mais quand le commandement est venu, le péché a repris la vie, et moi je suis mort ; et il s'est trouvé que le commandement, qui était à la vie, m'a tourné à morta, » reconnaissez Saul de Tarse, luttant avec cette loi terrible, et ne recueillant d'autre fruit de cette lutte imprudente que de sentir en lui le péché plus vivace, plus tyrannique, et tout ensemble plus maudit que jamais. Et dans Paul apôtre, éclatant en chant de triomphe, comme s'il ne pouvait plus contenir l'action de grâces qui s'échappe de son âme : « Qui nous séparera de l'amour de Christ ? Sera-ce l'oppression, ou l'angoisse, ou la persécution, ou la famine, ou la nudité, ou le péril, ou l'épée ? … En toutes ces choses nous sommes plus que vainqueurs par celui qui nous a aimés. Car je suis assuré que ni mort ni vie, ni anges ni principautés ni puissances, ni choses présentes ni choses à venir, ni hauteur ni profondeur, ni aucune autre créature ne nous pourra séparer de l'amour de Dieu en Jésus-Christ notre Seigneur Romains 8.34,36-38, » reconnaissez Saul de Tarse, vaincu, épuisé, haletant, succombant sous le poids d'un fardeau qu'il ne peut porter et qu'il n'ose déposer, prêt enfin à douter et de Dieu et de lui-même. En deux mots : Paul n'aurait pas plus pu écrire l'épître aux Romains sans l'expérience de Saul, qu'il n'eût pu l'écrire sans la lumière de l'Esprit de Dieu. De même de tout le reste : Paul ne fût jamais devenu Paul s'il n'eût commencé par être Saul ; la faiblesse de Saul est la force de Paulb.
b – Aussi l'Apôtre se complaît-il à rappeler partout ce qu'il était autrefois : Actes ch. 22 ; 26 ; 1 Timothée 1.13-16, etc.
A vous, mon cher frère. Vous avez des faiblesses morales, qui vous pèsent plus que toutes les autres. C'est un vieil esprit de découragement et de mélancolie, qui coupe le nerf de toute action persévérante. C'est maint préjugé de naissance et d'éducation, dont vous ne savez comment dégager une foi mal affermie encore, pour n'avoir été acquise que dans un âge avancé. C'est un long asservissement à des habitudes, à des relations, à des mœurs, qui ne s'accordent pas avec les exigences de la vie chrétienne. C'est… Est-ce tout cela, et d'autres choses encore ? Bien, mon cher Saul de Tarse : voilà de l'étoffe pour du Paul apôtre. Ne vous donnez pas de repos que vous n'ayez trouvé le moyen de changer chacune de ces faiblesses en force ; et dites-vous bien qu'il n'y a pas d'erreur, pas de préjugé, pas de mauvaise habitude, pas d'infirmités morales, quelles qu'elles soient, qui ne puissent, une fois abandonnées, entrer à leur manière dans le plan de Dieu, et vous rendre plus propre à le servir aujourd'hui que vous n'auriez pu être sans leur secours : « Quand je suis faible, alors je suis fort. »
Si les faiblesses morales sont les plus profondes, les faiblesses physiques sont les plus senties, et, si je puis ainsi dire, les plus près de nous : elles n'ont pas été épargnées à notre apôtre.
En voyant, dans les Actes des apôtres ou dans les épîtres de saint Paul, tous les voyages qu'il a faits, traversant l'empire romain d'un bout à l'autre dans tous les sens, et les travaux gigantesques qu'il a accomplis, en prédications, en prières, en veilles, en correspondances, en églises fondées, vous vous surprenez à lui prêter, sans y réfléchir autrement, une force physique peu commune, une constitution vigoureuse, un tempérament à l'épreuve de toutes les fatigues. Cette pensée est fort naturelle : elle a servi de guide aux artistes ordinaires qui ont essayé de représenter notre apôtre ; grand, beau, imposant, idéal, à peu près comme un Dieu du paganisme, tel apparaît saint Paul dans leurs statues ou dans leurs tableaux. Mais on sait que Raphaël l'a peint autrement : c'est qu'il avait compris que le plus haut point du génie est de concilier les besoins de l'art avec les données de l'histoire ; et il s'est inspiré, pour peindre saint Paul, du portrait que saint Paul a fait de lui-même, dans cette seconde épître aux Corinthiens, si précieuse par les échappées qu'elle nous ouvre sur la personne de l'Apôtre et sur son caractère. Je dis les échappées : car il n'a garde de s'étendre longuement sur cette matière ; il a mieux à faire qu'à parler de lui ; nous en sommes réduits à surprendre sa pensée dans quelques traits fugitifs. Je n'entre pas dans la discussion ingénieuse qui s'est élevée sur la question de savoir de quelle nature ont été les infirmités physiques de saint Paul ; mais, qu'il en ait eu de grandes et qui semblaient devoir faire obstacle à son ministère, c'est ce que je ne crains pas d'affirmer, surtout d'après deux indications contenues dans notre épître.
L'une se trouve dans mon texte même : « Il m'a été mis (littéralement donné) une écharde dans la chair, un ange de Satan pour me souffleter, afin que je ne m'élève point. Trois fois j'ai prié le Seigneur qu'il se retirât de moic ; mais il m'a dit : Ma grâce te suffit, car ma vertu s'accomplit dans la faiblesse. » Vainement a-t-on essayé de faire de cette écharde une écharde spirituelle, c'est-à-dire, je ne sais quelle tentation extraordinaire que l'Apôtre aurait désespéré de vaincre : il s'agit d'un homme qui a été donné au monde pour lui dire, et aussi pour lui montrer, que le croyant « peut tout en Christ qui le fortifie Philippiens 4.13, » et qu'il n'y a pas plus de tentation invincible qu'il n'y a de péché inévitable. Prenons les mots dans leur acception naturelle : « une écharde dans la chair » n'est pas une écharde dans l'esprit. Il ne faut pas m'opposer qu'elle est attribuée à l'influence de Satan ; car saint Paul 1 Corinthiens 5.5, qui ne fait en cela que suivre son Maître Luc 13.16, reconnaît à Satan une large part même dans les maux physiques de l'humanité. Que s'il pouvait rester quelque doute sur sa pensée, il serait dissipé par cette seconde indication de notre épître : « Ses lettres, dit-on, sont graves et fortes ; mais la présence de son corps est faible, et sa parole est méprisable 2 Corinthiens 10.10. » Tout prévenus que sont contre le ministère de l'Apôtre les hommes auxquels il prête ce langage, on peut les en croire sur la faiblesse de son corps, puisqu'ils ne font pas difficulté de rendre justice à la force de ses lettres. Qu'ils aient exagéré cette faiblesse, cela est possible ; mais toute exagération suppose une réalité qui lui sert d'appui. Au surplus, l'Apôtre accorde implicitement dans sa réponse la vérité de leur rapport : « Qu'un tel homme considère que tels que nous sommes de parole par nos lettres, étant absents, tels nous sommes en action, étant présents. » Il ne nie pas l'infirmité qu'on relève dans sa présence corporelle ; seulement, il prétend la racheter avec avantage par la vigueur de l'action.
c – Le pronom il se rapporte, selon moi, non à l'ange de Satan, mais au Seigneur, à qui l'Apôtre demande de retirer sa main appesantie sur son serviteur : Job 7.16 ; 14.6 ; Psaumes 39.14 (expliqué par 11).
Après cela, on ne saurait douter que saint Paul n'ait eu un corps faible. Cette faiblesse était, quant aux autres, assez sensible pour qu'on l'ait citée comme un fait notoire, et de nature à déconsidérer son ministère par le contraste choquant qu'il formait avec l'énergie de ses lettres. Elle était aussi, quant à lui-même, assez pénible, assez humiliante, assez préjudiciable à son œuvre, pour qu'il ait eu peine à s'y résigner, et qu'il ait prié, par trois fois, pour en être affranchi ; trois fois, ce serait peu pour nous, c'était beaucoup pour lui ; demander une grâce trois fois sans l'obtenir, c'était quelque chose d'inouï dans l'histoire de ses prières — quelle prière exaucée nous en pourrait dire plus sur leur puissance, que nous en dit cette prière rejetée, par l'étonnement qu'elle lui cause ? — Comment était venue à saint Paul l'infirmité qui m'occupe ? Etait-ce de naissance, ou par accident ? ou était-ce par les macérations et les pénitences qu'il s'était imposées, dans les jours aveugles de sa justice propre ? ou bien était-ce par les fatigues et les persécutions qu'il avait souffertes, et qui étaient bien capables de ruiner la santé la plus robuste 2 Corinthiens 11.23-29 ? Nous l'ignorons ; chacune de ces causes peut y avoir concouru ; quoi qu'il en soit, et c'est là tout ce qu'il nous importe de savoir, cet apôtre géant, ce Nimrod du règne de Dieu, ce conquérant spirituel de la moitié de l'Asie et de l'Europe, était d'une faiblesse corporelle qui frappait tous les yeux, qui enhardissait ses adversaires, qui le troublait lui-même, et qui semblait le rendre à jamais impropre à son œuvre.
Eh bien ! elle n'a servi qu'à l'y rendre plus propre selon Dieu ; ou plutôt, Dieu l'a ainsi affaibli tout exprès pour pouvoir se glorifier en lui sans empêchement ; comme on l'avait vu autrefois réduire l'armée de Gédéon, de retranchement en retranchement, à une si petite troupe, qu'il pût enfin lui donner la victoire sans avoir à craindre qu'on ne l'expliquât par le nombre des vainqueurs Juges 7.2, 4, 7. Avec un corps plus sain et une constitution plus vigoureuse, Paul n'aurait pas tremblé comme il a tremblé, désespéré de lui-même comme il en a désespéré, crié à Dieu comme il a crié, ni par conséquent aussi fait ce qu'il a fait : « Je me glorifierai donc très volontiers plutôt dans mes infirmités, afin que la vertu de Christ habite en moi. C'est pourquoi je me plais dans les infirmités, dans les injures, dans les nécessités, dans les persécutions, dans les angoisses pour Christ ; car, quand je suis faible, alors je suis fort. »
Cette expérience n'est pas particulière à saint Paul. Bien des hommes qui ont accompli les plus grandes choses dans le monde, surtout de ceux qui ont travaillé pour le Seigneur et pour son règne, ont été faibles de constitution. Saint Bernard a été faible : on comprenait à peine où il trouvait du temps et des forces pour des travaux si vastes et si divers. Calvin a été faible : il est mort à cinquante-trois ans, après avoir lutté, jour après jour, contre de pénibles infirmités et de cruelles souffrances. Luther lui-même était loin d'avoir la santé robuste qu'on a coutume de lui attribuer. L'histoire contemporaine nous fournirait d'autres exemples, que chacun pourra trouver dans ses propres souvenirs. De faibles femmes, nerveuses, maladives, ne faisant guère que changer de maux et n'ayant qu'un souffle de vie, ont fourni quelques-unes des carrières les plus pleines et les plus utiles qui aient été montrées à la terre. Dans l'explication de cet étonnant phénomène, la nature peut bien revendiquer sa part : on sait qu'une constitution plus faible s'allie souvent à un tempérament plus délié, et ce n'est pas sans raison profonde que certains mots, tels que tendre ou délicat, désignent à la fois une faiblesse du corps et une force de l'esprit. Mais ce n'est là pourtant que le côté secondaire de la question, quand il s'agit des choses de Dieu : la vraie explication est l'explication morale, l'explication providentielle, l'explication de saint Paul.
Vous tous donc, famille chétive et mélancolique du peuple de Dieu ; esprits saintement ambitieux, mais tristement emprisonnés dans les liens de la chair ; aspirant au ciel par vos désirs, mais attachés à la poudre par vos organes ; qui brûlez de vous dépenser pour la gloire de Dieu et le bien de l'humanité, mais qui jetez un regard découragé sur ce corps si débile, sur ces membres si frêles, sur cette santé si incertaine, sur tout cet « homme extérieur » si languissant, ne vous laissez point abattre. Relevez, relevez vos mains affaiblies et vos genoux relâchés. » Ne songez plus qu'à vous faire une force de votre faiblesse, comme Calvin, comme saint Bernard, comme Luther, comme Paul apôtre : vous le pouvez ; on le peut toujours. Oui, vous pouvez, en redoublant de foi et de prières, acquérir plus d'aptitude pour votre œuvre que vous n'en auriez eu avec la force qui vous manque et avec la santé que vous regrettez : « Quand je suis faible, alors je suis fort. »
Il reste une dernière faiblesse, plus redoutable que toutes les autres pour l'apostolat de saint Paul : l'oserai-je nommer ? une faiblesse de parole.
Parmi les diverses faiblesses qui menacent de compromettre une entreprise, il se trouve communément une faiblesse spéciale qui l'attaque si droit au cœur qu'elle semble devoir la tuer infailliblement. Telle serait pour un peintre la faiblesse de la vue, ou pour un musicien la faiblesse de l'ouïe ; telle pour un apôtre, la faiblesse de la parole. Car, l'œuvre confiée à l'apôtre est essentiellement une œuvre de parole : voyager, organiser, écrire même, ce ne sont que les accessoires de l'apostolat ; parler en est la substance, l'âme et la vie. Aussi ne peut-on guère se rappeler les succès obtenus par saint Paul, sans lui prêter tout ce qui fait un orateur accompli : un organe sonore, une élocution facile, un langage flatteur, un geste noble et expressif. Et pourtant, on se tromperait en s'imaginant saint Paul pourvu de tous ces avantages. Apollos, oui ; saint Augustin, oui ; Théodore de Bèze, oui ; Jacques Saurin, oui : mais saint Paul, non.
J'ai hâte de m'expliquer. Loin de moi de refuser à saint Paul tous les dons naturels de l'éloquence. Il en avait plusieurs, il avait les plus beaux, la fermeté de la pensée, la clarté de la conception, l'énergie du sentiment, le choix de l'expression, la chaleur et la vie du langage, on n'en saurait douter ; et je redis, après Neander : « Il n'aurait eu à céder le pas à aucun des maîtres de la pensée ou de la parole dont la Grèce antique a pu se vanter. » Mais il a dû manquer à saint Paul certains dons extérieurs, qui ne viennent qu'en seconde ligne pour l'homme réfléchi, mais qui font la gloire et le prix de la parole aux yeux du vulgaire : la force, l'organe, l'action, l'éclatd. Paul était un homme d'une grande éloquence, dans le sens le plus élevé du terme ; mais Paul n'était pas un grand orateur, dans l'acception populaire de ce titre. J'en trouve la preuve dans cette même épître et jusque dans ces mêmes passages, qui nous ont fait tantôt entrevoir sa faiblesse physique ; ce qui donne à penser que cette faiblesse physique de l'Apôtre était la cause principale, peut-être la seule, de sa faiblesse oratoire — il faut bien me passer cette expression, car elle est exacte, vous l'allez voir.
d – Ceci n'a rien qui soit contraire à Actes 14.12.
Vous avez entendu ce que certaines personnes disaient de Paul : « Ses lettres sont graves et fortes ; mais la présence de son corps est faible, et sa parole est méprisable. » Pensez-y : c'est de saint Paul qu'il est question ; on a peine à se le persuader. Encore une fois, il ne faut pas me répondre : Propos d'ennemi, propos suspect. Ceux qui tenaient ces propos peu bienveillants étaient peut-être moins des ennemis que des auditeurs mal disposés ; mais je n'insiste pas sur cette remarque. Ennemis, si vous le voulez, soit : même un ennemi ne dira pas, n'osera pas dire d'un grand orateur, devant ceux qui l'ont entendu : « Sa parole est méprisable. » L'éloquence d'un Mirabeau, d'un Benjamin Constant ou d'un Royer-Collard, celle d'un Pitt, d'un Canning ou d'un Robert Peel, n'est pas contestée, même par l'esprit de parti le plus acharné : chacun sent qu'il ne ferait du tort qu'à lui-même ou à sa cause, en allant répéter de lieu en lieu : Mirabeau ne sait pas parler, ou, Pitt ne sait pas parler. Pour que les ennemis mêmes de saint Paul aient pu traiter sa parole de méprisable, en même temps qu'ils traitaient de faible la présence de son corps, il faut que cette faiblesse corporelle ait entraîné après elle je ne sais quelle infirmité oratoire, sur la nature précise de laquelle je m'abstiens à dessein de toutes conjectures. Aussi bien, saint Paul, dans sa réponse que j'ai déjà citée, ne se défend pas de cette étrange accusation : déclarer qu'il est fort « en action, étant présent, » c'est reconnaître implicitement qu'il ne l'est pas « en parole. » Il le reconnaît même explicitement au chapitre suivant, dans un verset qui paraît bien étrange, il faut l'avouer, quand on le lit pour la première fois : « Que si je suis un homme du commun pour le langage, je ne le suis pas pour la connaissance 2 Corinthiens 11.6. » A quoi vous pouvez ajouter ce témoignage de sa première épître : « Pour moi, mes frères, quand je suis venu vers vous, je n'y suis point venu avec excellence de parole ou de sagesse, en vous annonçant le témoignage de Dieu.… J'ai été parmi vous dans la faiblesse, dans la crainte et dans un grand tremblement ; et ma parole et ma prédication n'a point été en paroles persuasives de la sagesse humaine, mais en évidence d'esprit et de puissance, afin que votre foi ne repose pas sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu 1 Corinthiens 2.1-5. »
Tout cela décèle tout un ensemble d'infirmité qui nous eût vraisemblablement confondus, si nous l'avions vu de nos yeux. Quand on vient à rencontrer pour la première fois un homme que l'on ne connaissait encore que par ses écrits ou par ses œuvres, on est quelquefois tout surpris de le trouver si différent de ce qu'on se l'était imaginé : mais je ne pense pas qu'il ait jamais existé un homme dont la vue eût excité plus vivement que celle de saint Paul ce genre de surprise. Nous-mêmes, malgré toutes les réflexions que nous venons de faire, si on venait à nous le montrer dans un coin de Corinthe, d'Athènes, de Rome, nous aurions peine à en croire nos yeux. Quoi ! dirions-nous peut-être, cet homme, de si peu d'apparence, si craintif et si tremblant ; cet homme, au corps débile, au langage ordinaire, à la parole méprisable ; cet homme, qui porte de lieu en lieu cette douloureuse écharde attachée à sa chair — c'est saint Paul, c'est l'apôtre des apôtres ! Eh bien, c'est pourtant lui ; et c'est d'autant plus lui que vous le voyez si faible et si chétif.
La faiblesse de la parole peut avoir son genre de force, même aux yeux de l'homme, parce que cette faiblesse relève la valeur morale de la parole, qui en fait la puissance réelle. Qui ne sait, par exemple, combien de fois la parole d'un enfant a produit des effets où celle d'un homme fait n'aurait pu atteindre ? Combien de fois aussi les dernières exhortations d'un mourant, lentes, mal articulées, à peine intelligibles, ont-elles plus remué le cœur que n'aurait pu faire le discours le plus ferme et le plus éloquent ? Mais écartons cet ordre de considérations, pour ne voir que ce que la faiblesse fait gagner devant Dieu, en ne laissant plus d'autre ressource que sa force, saisie par la foi et substituée à la force humaine chez qui s'en reconnaît dépourvu.
Dépouillé de sa faiblesse, privé de son écharde dans la chair, quelle qu'elle soit, pourvu du bel organe, de la haute stature, de la puissance oratoire que vous revendiquez pour lui, Paul aurait pu prendre place parmi ces Chrysostome ou ces Whitfiefd, que des centaines d'âmes salueront au dernier jour comme leurs pères spirituels, parce qu'ils ont mis au service de Jésus-Christ les beaux dons dont la nature les avait enrichis : mais il n'aurait pas été saint Paul ; il en aurait été incapable par trop de capacité. C'est qu'il aurait pu demeurer alors dans les replis de son cœur un germe caché de complaisance et de confiance propre, peut-être à jamais impossible à déraciner jusqu'au fond. Mais tel que nous venons de le voir, et avec la tâche qu'il avait devant lui, il ne lui restait qu'un parti à prendre, et il l'a pris : il s'est jeté sans réserve entre les bras du Seigneur. L'orateur s'est effacé dans ses discours, comme l'homme dans sa vie ; et celui qui a dit : « Ce n'est pas moi qui vit, c'est Christ qui vit en moi Galates 2.20, » est aussi celui qui a pu dire, dans l'extrémité où l'avait réduit la faiblesse de sa parole : Ce n'est plus moi qui parle, c'est Dieu qui parle en moi. Ainsi, saint Paul a refait l'expérience de Moïse, réduit par sa parole empêchée à prendre pour lui la part « de Dieu » qui révèle, en laissant à son frère Aaron celle « de la bouche » qui transmet les révélations divines, et rendu ainsi « puissant en paroles » par l'infirmité de sa parole, comme il a été rendu « puissant en œuvres » par l'infirmité de son caractèree. Double merveille à ne jamais oublier : Moïse, sans contredit le plus grand organe de l'Esprit de Dieu dans l'Ancien Testament, saint Paul, sans contredit son plus grand organe dans le Nouveau Testament, n'ont eu ni l'un ni l'autre une parole puissante ; ce qui est d'autant plus significatif que chacun d'eux a eu auprès de lui un orateur, Moïse, Aaron qui « parlait très bien, » et Paul, « l'éloquent » Apollos Actes 18.24. La force fait un Aaron, mais la faiblesse seule fait un Moïse ; la force fait un Apollos, mais la faiblesse seule fait un saint Paul.
e – Exode 4.10-16 ; Nombres 12.2 ; Actes 7.22.
Osez vous plaindre, après cela, que la force spéciale dont vous avez besoin pour votre œuvre vous a été refusée : que vous avez une grande maison à conduire, sans avoir l'esprit d'organisation ; que vous avez des affaires graves et compliquées à suivre, sans avoir l'esprit de persévérance ; que vous avez à parler ou à écrire, sans avoir le don de la parole ou celui de la plume… Laissez, incrédule que vous êtes, laissez là ce calcul énervant. L'œuvre que vous avez en vue est-elle bien votre œuvre, que Dieu vous a assignée, à vous proprement ; votre œuvre, comme la conduite d'Israël dans le désert était l'œuvre de Moïse, et comme la conversion des gentils était l'œuvre de saint Paul ? Voilà la question à résoudre, par la réflexion, par la prière, par tous les moyens à votre portée — à moins qu'elle ne soit toute résolue par un devoir de position, puisqu'il n'y a besoin ni de réflexions ni de prières, par exemple, pour s'assurer qu'un père de famille a mission d'élever ses enfants, ou qu'un serviteur a mission de tenir en ordre la maison de ses maîtres. Une fois cette question résolue et votre œuvre bien déterminée, en avant, et sans crainte ! Dieu, qui vous appelle, vous dit en même temps, comme à Gédéon, à l'oreille du corps ou à l'oreille de l'esprit, peu importe : « Va, avec cette force que tu as ; n'est-ce pas moi qui t'ai envoyé Juges 6.14 ? » Cette faiblesse spéciale dont vous n'avez pu être délivré, il reste que vous en fassiez une force spéciale par la foi ; résignez-vous à être un Moïse, ne pouvant être un Aaron ; un saint Paul, ne pouvant être un Apollos… Quelle doctrine, ô mon Dieu ! Qui la pourra croire ? Ceux mêmes qui la prêchent, la croient-ils bien ? « Nous savons ces choses — bienheureux si nous les mettons en pratique Jean 13.17 ! » Oui, « quand je suis faible, alors je suis fort. »
Tel qu'il était — tel Saul de Tarse avait été choisi de Dieu pour devenir Paul apôtre, par une préparation de faiblesse, dont sa carrière nous offrirait bien d'autres exemples, et qui, à tous les services qu'elle lui a déjà rendus, ajoute enfin celui de lui révéler, pour lui et pour nous, la vérité profonde de mon texte : « Quand je suis faible, alors je suis fort ». Eh bien ! chrétiens qui avez à cœur de ne pas passer sur la terre sans faire votre œuvre, mais dont cette œuvre écrase la faiblesse, prenez aujourd'hui pour votre devise la devise de saint Paul : « Quand je suis faible, alors je suis fort ; » et faites vous-en l'application sans plus de délai, de peur que, selon cette parole sérieuse d'un serviteur de Dieu, « vous ne veniez à mourir avant d'avoir commencé de vivre. » Tel que je suis : non pas, tel que j'étais hier ; non pas, tel que je serai demain ; mais, tel que je suis aujourd'hui. Tel que je suis, si mon cœur est droit devant Dieu, si je suis résolu d'accomplir son œuvre coûte que coûte, m'y voici préparé, d'une préparation qui vaut toutes celles que je regrette de n'avoir pas. Tel que je suis, « me voici pour faire, ô Dieu, ta volonté ! » tel que je suis, et quel que je doive devenir ! ne fussé-je qu'un pauvre Saul de Tarse, et dussé-je devenir un Paul apôtre ! Ne laisse pas en moi, ô mon Dieu ! une seule faiblesse que tu ne convertisses en force ! une seule douleur que tu ne changes en joie ! une seule tentation que tu ne tournes en victoire ! un seul vide que tu ne remplisses de toi !
Jeunes gens qui m'écoutez, c'est par vous que j'ai commencé, c'est par vous aussi que je veux finir. Tout est sérieux pour vous : votre âge, parce que c'est le début de la carrière ; les temps où nous vivons, parce qu'ils sont chargés d'orages ; puis-je ajouter, devant Dieu qui sonde les cœurs, que votre cœur aussi est sérieux ? Voulez-vous, quoi qu'il en puisse arriver, et quoi qu'on en puisse dire, faire l'œuvre que Dieu vous a confiée sur la terre ? Eh bien ! commencez aujourd'hui, en vous engageant à son service, riches de tout ce que vous avez, enrichis encore par tout ce qui vous manque. « Ramassez les morceaux afin que rien ne se perde, » dit celui qui vient de multiplier les pains, et qui peut aussi multiplier vos ressources de toute nature. Ramassez tout ce que vous avez de force : santé, vigueur, ardeur, aptitude naturelle, lumières acquises, portez tout à Jésus-Christ, et gardez d'en rien retenir pour vous-mêmes. Ne lui appartenez-vous pas tout entiers ? et ne vous appartenez-vous pas d'autant plus à vous-mêmes, que vous vous serez donnés plus complètement à lui ? Ramassez aussi, ramassez surtout ce que vous avez de faiblesse : votre infirmité physique, votre ignorance, votre inexpérience, votre lenteur à concevoir, votre difficulté à apprendre, tout ce qui vous abat et vous décourage, portez-le lui, pour qu'il en fasse des forces de Dieu, meilleures que toutes les vôtres. Forts de votre faiblesse, tels que vous êtes, mes jeunes amis, par la foi !
De Saul, qui a fait Paul ? La foi. Ce qui est écrit dans le onzième chapitre de l'épître aux Hébreux, qui l'a pratiqué comme lui ? Par la foi, Saul de Tarse, s'acheminant vers Damas, a échangé le chemin de la persécution contre celui du martyre. Par la foi, Saul remplit le monde connu du nom de Jésus-Christ, et fait une œuvre que nulle autre œuvre humaine n'a égalée, ni en étendue, ni en profondeur. Par la foi, Saul, triomphant d'une nature rebelle, atteint à une hauteur de vie chrétienne qui aurait été jugée au-dessus de l'homme, si elle n'eût été réalisée dans son histoire. Par la foi, Saul a rendu la maladie plus forte que la santé, la parole méprisable plus forte que la parole admirée, et l'éducation de l'erreur plus forte que l'éducation de la vérité.
« Allez, et faites de même »… ce n'est pas une question de force, c'est une question de foi.