Vestiges de l’Église fidèle aux xe et xie siècles.
Traces de la lutte que continue l’Eglise fidèle. — État de la société aux IXe, Xe et XIe siècles. — Le clergé, occupé de ses intérêts terrestres, empiète sur le civil. — Néglige les intérêts célestes. — Ses égarements, son ignorance. — Progrès des superstitions. — Rome et l’Eglise en proie à l’anarchie. — Etat du XIe siècle. — Rome et ses efforts pour se relever et étendre sa puissance. — La vérité se conserve à l’écart, oubliée du monde. — Jalons qui servent à indiquer l’existence des Vaudois. Atto de Verceil, ses écrits. — Réflexions et conséquences. — Damianus. — Radulphe de Saint-Thron. — Vallées Vaudoises. — Bruno d’Asti. — Portée de son témoignage. — Eglise différente de celle de Rome au nord de l’Italie. — Opinion de Costa de Beauregard.
L’épiscopat de Claude de Turin semble d’abord le dernier fait éclatant de la résistance de la partie saine de l’Eglise chrétienne aux envahissements des erreurs propagées en Occident. En effet, de Claude de Turin jusqu’aux.écrits des Vaudois, c’est-à-dire de la première moitié du IXe siècle jusqu’au commencement du XIIe, l’histoire de l’Eglise fidèle n’offre que peu de faits saillants et connus. Cependant elle n’en est pas entièrement privée. Une étude intelligente et un examen consciencieux font découvrir des faits clairsemés, qui n’apparaissent d’abord que comme des traces à demi-effacées, mais dans lesquelles on reconnaît bientôt la marque d’une Eglise envahie, mais toujours militante. Ces faits empreints sur la route de ce monde, à des distances inégales, et souvent en divers lieux, convergent vers un centre et ramènent aux contrées dans lesquelles nous trouverons prochainement une Eglise, évangélique, vivant d’une vie chrétienne avancée selon la doctrine des apôtres.
Un coup-d’œil sur l’époque devient donc nécessaire.
La fin du IXe siècle, le Xe tout entier et le XIIe ont été des temps de troubles sans fin, une époque où une société nouvelle tendait à se former sur les débris de l’ancienne, que des malheurs sans nombre avaient bouleversée. Les invasions des Goths, des Francs, des Lombards et de toutes les farouches peuplades du Nord, désignées sous le nom de Barbares, étaient arrêtées. L’épée victorieuse de Charlemagne les avait refoulées aux frontières. Mais les efforts de ce grand prince, pour reconstituer la société sur des bases solides, n’avaient eu qu’un succès momentané. A sa mort, sous ses fils et sous leurs successeurs, recommencèrent des guerres interminables entre les peuplades anciennes et nouvelles de son vaste empire. Les invasions maritimes des Normands et des Sarrasins vinrent encore ajouter à la perturbation générale. Des éléments de l’ancienne civilisation luttaient encore, mais faiblement et dénaturés, contre les éléments vigoureux de la vie turbulente et farouche des Barbares.
De ce chaos surgit une société nouvelle, ou plutôt, la société se reconstitua sur une forme nouvelle, le système féodal. De tout côté, l’on vit la société démembrée se reformer dans une multitude de petites sociétés obscures, isolées, rivales, obéissant à des chefs, seigneurs du territoire, qui tenaient les uns aux autres par des relations compliquées de suzeraineté et de vasselage.
Dans le conflit des prétentions qui marquèrent ces temps, le clergé n’oublia point ses intérêts temporels. Les évêques et les abbés cherchèrent aussi à s’émanciper du pouvoir civil. Ils voulurent réunir à l’autorité spirituelle la juridiction civile sur les villes et les campagnes de leurs diocèses et de leurs paroisses. En un mot, ils revendiquèrent le pouvoir, le rang et les honneurs des seigneurs, des comtes et des princes de l’empire, et ils l’obtinrent.
Mais l’on comprendra facilement qu’une telle ambition entraîna le clergé dans une vie d’agitation mondaine, d’entreprises militaires, d’intrigues et de passions, qui détournèrent son attention des devoirs de la piété et de la méditation des vérités de la religion. Le haut clergé n’aspira plus qu’au pouvoir, aux richesses et aux voluptés. Toutes ses vues se concentrèrent dans ses prétentions orgueilleuses, dans son luxe et sa mondanité. Le clergé inférieur se relâcha à son tour et ne conserva même pas toujours la décence extérieure. En outre il tomba dans une ignorance grossière. Les moines surtout devinrent des instruments de fourberie et des fauteurs de turpitudes. La lumière fut cachée sous le boisseau. La religion, déjà ébranlée par la lutte sur le culte des images et des saints, s’obscurcit toujours davantage et devint une grossière superstition. C’est au Xe siècle que ces maux furent à leur comble ; aussi est-ce à juste titre qu’il a été appelé siècle de fer.
Durant tout ce siècle, Rome fut en proie à l’anarchie ; la division paralysa sa force et son activité. On voit, par l’histoire, que les partis qui y existaient se disputaient le trône papal. Les papes élus passaient leur vie à défendre leur nomination, à combattre leurs antagonistes, à fortifier leur propre parti. Mais quelque circonstance favorable naissait-elle, le parti vaincu reprenait le dessus, élisait un nouveau pape, destituait l’ancien, et souvent le jetait dans les prisons et le faisait mourir. La plupart des papes de ces temps furent indignes de toute considération : quelques-uns même furent des monstres. Des scandales analogues agitaient la plupart des diocèses.
Le XIe siècle ressembla au précédent quant aux traits généraux. Même esprit d’indiscipline et de corruption, d’ambition, de volupté et de luxe dans le haut clergé (1). Même relâchement de mœurs, même grossièreté dans le clergé inférieur et dans les couvents. Partout enfin une ignorance incroyable.
(1) – C’est vers ces temps que les conciles durent fixer le nombre des chevaux qui devaient être à la disposition des prélats en voyage.
Cependant, quelques louables efforts sont tentés, quelques écoles commencent à fleurir, vers l’an 1050, en Italie. Les lettres reparaissent en France, à l’exemple de l’Espagne. La tendance romaine fut, en ce siècle, de regagner le terrain qu’elle avait perdu durant le précédent, et de soumettre à l’autorité papale, non-seulement le pouvoir ecclésiastique, les évêques et abbés, même les conciles, mais encore le pouvoir politique, les princes, les rois et les empereurs. Il ne s’agit point ici de retracer l’histoire de ces empiétements, commencés au IXe siècle contre la race de Charlemagne, et portés au plus haut degré, au XIe siècle, par Hildebrand, contre l’infortuné Henri IV, empereur d’Allemagne. Il suffit de constater que, durant le XIe siècle, comme durant le précédent et la fin du IXe, l’attention des chefs de l’Eglise romaine fut détournée de dessus les restes épars de l’Eglise fidèle, préoccupés qu’ils étaient de leurs intérêts terrestres, des dangers et des avantages de leur position, au milieu d’une société en dissolution, qui tendait à se reformer sur des bases nouvelles.
Chacun comprendra que, pendant ces temps malheureux de troubles et de conflits politiques et ecclésiastiques, alors, que presque personne dans l’Eglise latine ne s’occupait de la recherche consciencieuse de la vérité selon l’Évangile, les documents essentiels à l’histoire de la lutte de l’Eglise fidèle seront peu nombreux et d’une très-minime utilité, la lutte elle-même ayant cessé partout, et la vérité, là où elle était restée, n’étant plus remarquée, ni attaquée, à cause de la préoccupation générale des intérêts terrestres.
Ces explications données, nous allons examiner le petit nombre de documents, à nous connus, qui servent comme de lointains jalons à indiquer les Vaudois des vallées du Piémont comme successeurs et continuateurs de l’Eglise, primitive et fidèle.
Le lecteur se souvient de tout ce qui a été dit dans le chapitre précédent. Il a pu voir que, dans le diocèse de Turin, l’an 839, année de la mort de son digne évêque, l’Evangile était prêché avec pureté et fidélité et professé de même.
L’existence d’un nombre plus ou moins grand de chrétiens séparés de Rome, au nord de l’Italie, est mise au jour par les épîtres d’Atto qui, l’an 945, administrait le diocèse de Verceil, situé entre Turin et Milan. Les lettres de cet évêque ont été conservées. Dans quelques-unes il parle de personnes qui ont déserté l’Eglise, et il les mentionne comme voisines de son propre diocèse. Les points de doctrine et autres, qu’il signale comme les séparant de l’Eglise dont il est évêque, paraissent être ceux que les Vaudois ont soutenus.
Ces rapprochements de lieu et de doctrine sont d’un grand intérêt. Ils ramènent nos regards vers ces contrées que Claude de Turin administra comme un fidèle pasteur de Jésus-Christ, et confirment le fait que la petite lampe de vérité, placée dans ces contrées, ne s’est jamais éteinte.
Les paroles mêmes d’Atto indiquent assez que le mal dont il se plaint était considérable, car il s’en ressentait dans son propre diocèse. Voici une de ses plaintes : « Atto, à tous les fidèles de notre diocèse. Hélas ! il y en a beaucoup parmi vous qui tournent en dérision notre culte sacré ; hélas ! parce que de misérables coupables se sont séparés de notre sainte mère Eglise et du clergé, par le moyen desquels seuls vous pouvez atteindre votre salut. » (Dacherii Spicilegium… t. VIII, p. 110, emprunté au révérend M. Gilly.)
Cette citation prouve : 1° que ces misérables coupables, comme il plaît à l’évêque de Verceil d’appeler les restes de l’Eglise fidèle, s’étaient séparés de la sainte mère Eglise et du clergé de cette Eglise ; que, par conséquent, leur existence en dehors de cette Eglise était un fait accompli, ce dont nous prenons note. Cette citation prouve : 2° que les effets de cette existence, à part, d’une Eglise chrétienne, séparée de la prétendue sainte Eglise mère, se faisaient sentir jusque dans le diocèse de Verceil, et que le culte des saints, déjà fort en honneur à cette époque, ainsi que les autres vanités et erreurs, recevaient un grand préjudice d’un tel voisinage ; ce qui nous montre que la flamme qui brillait dans les ténèbres n’était pas encore si faible.
Un passage d’un auteur du XIe siècle pourrait bien se rapporter au même sujet. Petrus Damianus écrivant, en 1050, à Adélaïde, comtesse de Savoie (de Suse proprement) et duchesse des Subalpins, se plaint que le clergé des états de cette princesse n’observe pas les ordonnances de l’Eglise. (V. Opéra Damiani,… p. 566. — Gilly, Recherches, etc., en anglais, p. 88. — Marquis Costa de Beauregard, t. I, p. 111.)
La Chronique du monastère de Saint-Thron (dans la Belgique actuelle), écrite par l’abbé Radulphe ou Rodulphe, entre L’an 1108 et 1136, renferme un article des plus importants. Le chroniqueur, parlant d’une contrée qu’il désire visiter quand il traversera les Alpes pour se rendre à Rome, la désigne comme une contrée souillée par une hérésie invétérée, concernant le corps de notre Seigneur. « Præterea terram, dit-il, ad quam ulterius disposuerat peregrinari, audiebat pollutam esse inveterata hæresi de corpore et sanguine Domini. » (Spicilegium Dacherii, t. VII, p. 493. — Gilly, Recherches, etc., p. 88.)
Ce passage est important comme signalant la localité où se trouve l’hérésie ; c’est une contrée, terram, et une contrée au passage des Alpes, en se rendant à Rome. Sans doute la désignation est vague dans un sens, mais elle est très-précise dans un autre (2), en la caractérisant comme étant dans les Alpes, ou au pied des Alpes ; description qui convient parfaitement aux Vallées Vaudoises. De plus et surtout, cette contrée est représentée comme souillée d’une hérésie invétérée, pollutam esse inveterata hæresi. Ce reproche est d’une grande valeur pour nous. Il démontre que cette hérésie était connue de longue date, comme ayant son siège dans cette contrée, et comme n’ayant pu en être ôtée, inveterata, étant invétérée. Il prouve que l’hérésie dans cette contrée n’était pas l’effet de quelques individus isolés, mais de la masse, puisque toute la contrée en était souillée, pollutam. Ce qu’il y a de moins précis, c’est la doctrine qu’il qualifie d’hérétique. Il paraît ne la considérer que sous le rapport de la cène ; mais en ce point aussi, l’Eglise vaudoise qui rejetait la messe, comme nous le verrons en son temps, était bien désignée.
(2) – Pour ceux qui savent qu’il faut nécessairement traverser les Alpes dans un tel trajet.
Un autre témoignage digne d’attention est tiré des écrits d’un homme né dans le voisinage des vallées, savoir de Bruno d’Asti, évêque de Segni et abbé du Montcassin, vers l’an 1120. Ce qu’il dit ne se rapporte pas seulement au trafic indigne des choses saintes, à la simonie, mais à l’état général de corruption de l’Eglise de son temps, et surtout à l’existence de partisans actifs d’une vie plus chrétienne, à l’existence, disons-nous, d’une Eglise fidèle. Nous traduisons ce morceau : « Nous avons dit, s’exprime Bruno, que déjà, du temps de saint Léon (vers 460), l’Eglise était tellement corrompue qu’on trouvait à peine quelqu’un qui ne fût pas simoniaque, ou qui n’eût pas été ordonné par des simoniaques ; aussi trouve-t-on jusqu’à maintenant des personnes qui, par une mauvaise argumentation, et ne connaissant pas bien l’organisation de l’Eglise, soutiennent que le sacerdoce a défailli dans l’Eglise depuis ce temps-là. » (Maxima Bibliotheca, P. P., t. XX., col. 1734.)
Bruno d’Asti ne nomme pas les Vaudois, mais il les désigne suffisamment ; car, en confondant le pape saint Léon avec un autre Léon plus ancien, il cite une prétention formellement exprimée dans leurs écrits, et répétée dans les écrits de leurs adversaires ; et il semble faire allusion à une de leurs traditions les plus fermes ; savoir, à celle par laquelle les Vaudois font remonter leur croyance à Léon, confrère et contemporain de l’évêque de Rome, Sylvestre, au temps de l’empereur Constantin, comme on le verra plus tard.
Ces paroles d’un homme né dans le voisinage des Vallées Vaudoises, et réfutant une opinion ayant encore cours parmi eux conformément à leur tradition, paraîtront sans doute d’un grand poids à tous ceux qui savent réfléchir.
Ces divers faits démontrent avec force l’existence, aux Xe et XIe siècles, d’une Eglise non romaine, au nord de l’Italie. A ces témoignages anciens, nous ajouterons celui d’un auteur moderne, le marquis Costa de Beauregard. Ce témoignage est d’autant plus important, que M. Costa, en sa qualité de catholique, ne peut être accusé de favoriser la cause des Vaudois, et qu’en sa qualité de gentilhomme savoyard, d’ami des sciences historiques, et d’auteur travaillant à l’histoire de sa patrie, il a pu être admis à consulter toutes les pièces des archives. Il s’exprime comme suit : « Pour comble de maux, on se battait pour des opinions religieuses ; au sein de la dépravation et de la plus grossière ignorance, on controversait. L’arianisme était très-répandu en Savoie, le manichéisme (3) en Piémont. On voit, au Xe siècle, un comte de Turin et un évêque d’Asti prendre les armes de concert pour exterminer les manichéens attroupés dans les Langhes, les poursuivre le fer et la flamme à la main, et les brûler eux et leurs villages.
(3) – Nous exprimerons, dans le chapitre suivant, notre opinion sur les manichéens de cette époque.
» Les sectaires, qui prirent en France le nom d’Albigeois, s’appelaient en Italie Paterini, Cathari ou Gazari, noms équivalents à celui de Puritains. Ils se réunirent ensuite aux religionnaires des vallées de Pignerol.
» Il existe aussi une chronique de Fra-Dolcino, hérétique du XIe siècle, donnant quelques notions sur le manichéisme dont il était un ardent propagateur dans le Biellais, le Novarrais et le Verceillais, et dont les protestants des vallées de Pignerol ont en partie conservé les dogmes. » (Mémoires historiques, etc., par le marquis Costa de Beauregard, t. I, p. 46, 47 ; — préface, p. xiii et xiv.)