Le caractère de Paul se montre à nous sous des traits nouveaux par la manière dont il reçut les dons d’argent qui lui étaient envoyés de Philippes. Il y a dans l’homme naturel un mauvais désir d’indépendance, une fierté orgueilleuse se parant de nobles noms, qui fait que l’on a honte de recevoir des autres les secours dont on a besoin, pour n’avoir pas à s’humilier devant eux. Il est encore une tendance plus funeste qui a le même principe : a-t-on reçu quelque don dont on a profité, on l’oublie volontiers ; on repousse toute reconnaissance parce qu’on craint d’y trouver une certaine dépendance ou une certaine humiliation. Le chrétien au contraire a le sentiment de former un seul corps avec ses frères, et par conséquent il admet une solidarité complète entre les membres de ce corps dont Christ est la tête. Il sait que la force qui le fait croître vient uniquement de cette tête divine et qu’elle ne se répand en lui de manière à le conduire, à le vivifier et à le préserver de dissolution, que quand les membres se regardent comme les organes de ce chef divin et se soutiennent et s’aident mutuellement sous le rapport temporel et spirituel, prêts à agir en commun dans l’amour et dans le support : « Nous devons croître, dit Paul (Éphésiens 4.15-16), en toutes choses en celui qui est le chef, c’est-à-dire Christ ; duquel tout le corps bien ajusté et serré ensemble par toutes les jointures du fournissement, prend l’accroissement du corps, selon la vigueur qui est dans la mesure de chaque partie, pour l’édification de soi-même, en charité. » Christ est ici désigné comme celui vers lequel tend tout le développement du corps, car l’Eglise n’a pas d’autre but que celui de croître dans sa communion, de le recevoir tout entier et d’être comme remplie de lui. D’un autre côté, Christ est le principe même du développement ; c’est de lui que découlent la sève, la vie, qui animent les membres ; c’est lui seul qui les dirige.
Christ agit sur l’ensemble du corps par les membres divers qui le constituent ; c’est par eux qu’il répand son esprit, se servant de chacun selon sa vocation spéciale. Ainsi il n’y a croissance, développement normal du corps que quand les membres se placent dans une complète dépendance de Jésus-Christ d’une part, et de l’autre sont dans un échange continuel de grâces et de dons entre eux. Le chrétien est pénétré de la pensée que les besoins sont divers comme les positions, et que les grâces qui y pourvoient sont également diversement réparties, et dans des mesures très inégales. Les membres du corps sont ainsi tenus dans une dépendance réciproque vis-à-vis les uns des autres, et contraints à un échange continuel ; aucun ne peut en conséquence se séparer des autres, vivre pour soi ; le besoin qu’ils ont les uns des autres développe incessamment leur mutuel amour.
Il n’y a donc rien d’humiliant pour le chrétien à dépendre des autres. Il reconnaît dans cette dépendance l’ordre naturel établi de Dieu. Celui qui donne se réjouit d’avoir reçu de Dieu les biens qu’il peut mettre au service des autres et il les envisage comme lui ayant été prêtés de Dieu dans ce but ; ils n’ont de valeur à ses yeux qu’en tant qu’ils servent à manifester l’amour que le Saint-Esprit répand dans le cœur des fidèles et qui est le signe caractéristique des disciples du Seigneur, des membres de son corps. Celui qui reçoit ne se réjouit pas tant de l’avantage extérieur, momentané qu’il tire des dons de ses frères, que du sentiment divin dont ils sont l’expression, de cet amour qui est l’élément vital de l’Eglise et comme sa réalisation. Il reconnaît que ces dons servent au bien spirituel du donateur lui-même, car celui-ci par sa charité sème sur la terre le fruit excellent qu’il recueillera dans la vie éternelle et montre par ses œuvres la disposition essentielle pour entrer dans cette vie glorieuse. Tels étaient bien les sentiments de Paul, lorsqu’il écrivait aux Philippiens : « Je me suis fort réjoui en notre Seigneur, de ce qu’à la fin vous avez fait revivre le soin que vous aviez de moi (de ce qu’après un temps de pauvreté pénible, vous avez été mis à même de pourvoir comme vous le désiriez à mes besoins temporels), à quoi aussi vous pensiez, mais vous n’en aviez pas l’occasion. — Je ne dis pas ceci par rapport à mon indigence (Philippiens 4.10-11, 17). Ce n’est pas que je recherche des présents, mais je cherche le fruit qui abonde pour votre compte (le fruit que les Philippiens recueillaient pour la vie éternelle). »
Paul nous apprend, dans la même circonstance, comment nous devons envisager les choses extérieures. Le vrai chrétien, assisté de la force du Seigneur, se sent indépendant et vainqueur du monde ; il est capable d’endurer toutes les privations qui peuvent lui être imposées par son maître dans l’intérêt de sa vocation. Son esprit, rempli de la vie divine, ne peut pas être abattu par la pauvreté ; dans toutes les privations il se sent d’autant plus soutenu intérieurement par celui qui est le maître du monde. Mais en même temps, il est bien loin de cette spiritualité fausse et raffinée qui pousse à une mortification exagérée de la chair dans le sens ordinaire du mot. D’après l’Ecriture sainte, tout ce qui ne vient pas de l’esprit de Dieu, tout ce qui vient de la volonté propre, tout ce qui est le fruit de la vanité et de l’orgueil spirituel, vient de la chair (Colossiens 2.23). Le chrétien ne s’impose donc pas de privations arbitraires pour se faire un mérite auprès de Dieu et des hommes ; il se borne à accepter joyeusement celles que Dieu lui envoie. Il reçoit avec une humble reconnaissance les biens que Dieu lui accorde, quand ils dépassent le strict nécessaire. Partout l’élévation du chrétien est basée sur l’humilité. Son indépendance vis-à-vis des hommes, vis-à-vis du monde, se montre précisément en ce qu’il est toujours le même dans la pauvreté ou dans la richesse. Il n’est ni abattu par l’une, ni mondanisé et dissipé par l’autre. En toute circonstance il s’attache à révéler une vie divine, élevée au-dessus du monde. C’est ce sentiment que Paul exprime dans ces mots : « J’ai appris à être content de l’état où je me trouve. Je sais être dans la pauvreté, je sais aussi être dans l’abondance : partout et en toutes rencontres je suis instruit, tant à être rassasié qu’à avoir faim, tant à être dans l’abondance que dans la disette. Je puis toute chose par Christ qui me fortifie (Philippiens 4.12-13). » C’est bien là cette vigueur morale et cette grandeur d’âme basée sur l’humilité qui convient au chrétien.