Le samedi 9 mars 1896 au matin, ruminant son sermon pour le lendemain à la chapelle de l'Ambassade, et flânant dans les rues de Vienne, William Hechler surprend un titre en devanture d'un de ses libraires préférés. En effet, comme chaque matin après l'office matinal, l'Aumônier est sur la piste de quelque édition rare, de quelque parchemin bizarre. Il porte une de ses fameuses redingotes, dont se souviennent bien tous ceux qui l'ont approché, aux immenses poches prêtes à engloutir les cartes les plus encombrantes et les in-folio que les générations ont maltraités.
Devant ce titre, son cœur s'arrête de battre : Der Judenstaat. L'ÉTAT JUIF !
Il s'approche et se penche sur le nom de l'auteur, qui ne lui rappelle aucun souvenir, aucun visage : Théodore Herzl. Est-ce que la trompette du retour à Sion aurait sonné, sans que lui, Hechler, sentinelle attentive, l'ait entendue le premier ?
Entrant dans la librairie, il agrippe son propriétaire, une vieille connaissance :w
– Depuis combien de temps cet ouvrage est-il sorti de presse ? – Il vient de sortir… attendez un instant… tout récemment, exactement le 14 février, ici même à Vienne.
Trois semaines de retard ! C'est impardonnable de ma part, se dit l'Aumônier d'ambassade. Et de reprendre :
– Connaissez-vous l'auteur ?
– Mais bien sûr ! Ne lisez-vous pas ses articles de critique dramatique dans le “Wiener Allgemeine Zeitung”, et depuis quelques années déjà ses remarquables notes politiques dans la “Neue Freie Presse” ? N'allez-vous jamais au théâtre, M. le Pasteur ? (ceci avec un sourire entendu…) et n'y avez-vous jamais applaudi les pièces souvent si drôles du Doktor Theodor Herzl ?
À vrai dire, l'honorable chapelain de l'Ambassadeur de S. M. britannique à Vienne, ne se rend pas au Burgtheater ; on n'y joue jamais de drame biblique ! Mais à réflexion, le nom de Herzl lui dit à présent quelque chose, car s'il ne fréquente pas les comédiens à la mode, il lit la presse de la capitale. Herzl, voyons un peu, mais bien sûr, il y a tout juste un an, ces articles relatant le procès du capitaine Dreyfus !
Hechler achète l'ouvrage et se hâte vers son logis haut-perché de célibataire. Assez troublé, car il est pour le moins étrange que cet homme du monde, ce producteur d'amusements boulevardiers produise un livre s'appelant “l'État Juif” “Je connais bien mes juifs de Vienne. De très fidèles sujets de l'Empereur, certes oui ; des Messieurs à comédies, à n'en pas douter. Des juifs qui se souviennent de Jérusalem ? À part mes réfugiés russes et roumains tout au plus une fois l'an, lors du rituel de la Pâque où ils prononcent du bout des lèvres, comme honteux de leur propre audace – L'an prochain à Jérusalem ! – Mais pour eux le principal est de ne pas oublier Vienne et ses charmes, et de s'y accrocher à toujours. Non, il n'est pas possible que ce soit cet Herzl là… Enfin lisons rapidement l'ouvrage, et allons trouver son auteur”.
« L'an prochain à Jérusalem est notre vieux refrain. La question est de savoir si le rêve peut se transformer en réalité vivante… Nous n'habiterons pas des huttes de terre mais de belles demeures, et nous y serons en sécurité. Nous abandonnerons nos droits si chèrement acquis pour en obtenir de meilleurs. Nous ne sacrificierons plus nos coutumes aimées, nous les retrouverons… ceux qui sont à présent désespérés partiront les premiers, ensuite les pauvres, puis les gens aisés, et bons derniers, les riches. Ceux qui partiront les premiers s'élèveront vers une vie meilleure… ainsi l'Exode se révélera une amélioration des classes… Nous donnerons un foyer à notre peuple, et nous le lui donnerons sans l'arracher brutalement de ses lieux de labeur, mais en le transplantant soigneusement sur une terre meilleure… »
Hechler est frappé par ce mélange d'extraordinaire sûreté de soi de réalisme et d'une certaine inspiration de style biblique manifestement inconsciente chez l'auteur. Beaucoup plus une vision qu'une théorie :
« Ne nous imaginons pas que l'Exode des juifs se fera soudainement. Il sera graduel, continu, et s'étendra sur maintes décades. Les plus pauvres partiront les premiers pour rendre vie au sol. Selon un plan bien préparé, ils ouvriront des routes, des ponts, des voies ferrées et des installations télégraphiques ; discipliner les eaux, bâtir leurs propres demeures, sera leur tâche. Leur labeur engendrera le commerce, attirera d'autres immigrants, car chaque homme s'en ira volontairement… La création de notre État sera profitable pour les nations voisines… Nous ferons de cette nouvelle terre un État modèle… »
C'est bien une vision, l'homme est inspiré. Il ne craint pas même d'entrer dans les détails au risque de se voir contredir par l'avenir ; comme si cet avenir lui était mystérieusement dévoilé… Il écrit comme si tout cela existait déjà : Notre État ! Dans la bouche d'un bourgeois de Vienne, quel signe !
« Nous n'avons pas de drapeau, il nous en faut un. Si nous désirons conduire les hommes, nous devons dresser ce symbole au-dessus de leurs têtes. Je proposerai un drapeau blanc aux sept étoiles d'or ; le champ blanc symbolisant notre nouvelle pureté de vie et les étoiles nos heures de travail. Car nous entrerons en Terre promise avec l'étoile de l'honneur !… Je pense qu'une merveilleuse génération de juifs va se dresser : à nouveau les Maccabés. Laissez-moi répéter ce que je disais au début. Les juifs qui veulent un État l'auront. Nous vivrons enfin tels des êtres libres sur notre propre sol et nous mourrons en paix dans nos demeures. Le monde se verra libéré par notre liberté même, enrichi de nos richesses, grandi par notre bonheur… »
Sans aucun doute un Prince s'est levé en Israël – se dit le pasteur sioniste – “Ce n'était pas trop d'atteindre toutes ces années : droite fut ma route vers lui, au travers des Indes, de l'Afrique et de l'Europe des princes. Mais ce Prince juif ne sait pas que Dieu l'appelle, que Dieu l'a pris en mains et ne le lâchera plus, au travers même des grandes épreuves qui le guettent. C'est à moi de le lui dire et je suis à son service. Voici, je vais me lever et lui annoncer cette bonne nouvelle…” Mais auparavant, Hechler fait un saut à l'Ambassade afin d'annoncer l'extraordinaire événement à l'ambassadeur Monson, auquel il avait bien sûr donné "ses cours bibliques" quant au proche retour du peuple juif en terre sainte. Sir Monson est un protestant fort pieux gagné a cette vieille école anglaise prêchant depuis plus d'un siècle le nouvel Exode d'Israël vers Sion, si possible soutenu par Londres.
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Herzl est à son bureau. Une carte lui est remise, celle d'un visiteur inconnu et pasteur de son état. Un raseur ! se dit Herzl qui va m'entretenir de quelque bonne œuvre afin d'en chanter les louanges dans mon journal. À moins que ce ne soit un convertisseur et dans ce cas, l'entretien sera bref.w
L'homme entre. Herzl n'a pas le temps de remarquer la grande noblesse de visage, car de suite l'homme prend la parole, en termes enthousiastes, manifestement très ému. Décidément un raseur, se dit Herzl…
– Dr Herzl me voici ! Depuis des années je vous attendais, depuis des années je vous annonce aux princes, aux hommes d'État, aux dignitaires ecclésiastiques que je rencontre. Je vous ai préparé la voie. L'heure a sonné, votre idée vaincra. Considérez-moi comme étant à votre service, au service de notre cause !
– Mais, Monsieur, qui êtes-vous au juste ? interrompt Herzl. Car le clergyman britannique, sous le coup de l'émotion, manque aux plus élémentaires usages anglais : il ne s'est pas présenté… La chose est bien vite réparée et les deux hommes font connaissance. Le Grand-Duc de Bade est de suite évoqué, ainsi que l'ouvrage du pasteur Hechler, fixant à 1897 l'année fatidique de l'idée sioniste : “Votre livre, Dr Herzl, est inspiré et sans doute vous-même ne vous en rendez-vous pas compte, et c'est très bien ainsi. C'est le signe même de la grâce de Dieu. Car, comme tout le monde et comme tout juif dans cette capitale, vous avez oublié vos Prophètes, vous ne leur accordez plus crédit. Mais vous êtes de votre peuple et vos Prophètes joints à la souffrance d'Israël, ne vous laissent pas en repos. Comme Moïse autrefois, c'est le martyre de votre peuple, en Russie et sous les traits d'un capitaine français, qui vous ramène à Dieu, et vers la Jérusalem oubliée. Je vous le dis avec émotion, je vous le répéterai sans cesse Dieu est avec vous et vous réussirez, quoi qu'il arrive !”
Herzl ne répond par, intérieurement très remué lui aussi. Il se sait fort loin de la Bible et de ses prophètes. Mais il sait néanmoins qu'il fut inspiré en écrivant l'État Juif 8. Ce pasteur serait-il prophète ? A-t-il "deviné juste ? Nous verrons bien… Hechler reprend l'entretien :
Nous sommes le 10 mars. Il n'y pas de temps à perdre. Ce mois encore il faut agir. Je suis au mieux avec le Grand-Duc de Bade, lequel est comme vous le savez, l'oncle du Kaiser, que j'ai plusieurs fois rencontré. Je m'engage à vous obtenir une audience à Karlsruhe laquelle marquera l'engrenage de toutes les futures démarcher. Acceptez-vous de me faire confiance ?
Trop beau pour être vrai, pense Herzl. Ce pasteur me tombe du ciel avec ses relations princières et impériales. Il partage mon enthousiasme et ma flamme. Il nourrit cette foi que je n'ai pas et il n'est par juif. Tiendra-t-il ses belles promesses ? Mais ce regard aux yeux bleus ne saurait tromper…
Les deux hommes se serrent la main, longuement. Hechler, lui, ne doute pas un instant. Il est bien devant le Prince du Retour d'Israël. À cet homme il ne manque que le diadème. Rayonnent de sa personne la majesté, la dignité et cette fantastique lueur dans le regard qui devait être celle des héros bibliques.
Allons, Théodore Herzl, non pas à la vie et à la mort – mais bien l'an prochain à Jérusalem !
8 Herzl notera dans sa brève autobiographie : “Je ne me souviens pas avoir jamais rien écrit dans un tel état d'exaltation. Heine nous dit qu'il entendait un bruit d'ailes lorsqu'il composait certaines strophes. Moi aussi je les entendais lorsque je composais ce livre, travaillant chaque jour jusqu'à l'épuisement…”
Le dimanche suivant, 15 mars 1896, Herzl fait sa première visite au nouvel ami, au quatrième étage d'un immeuble de la Schillerplatz, dans un studio dont les murs sont recouverts de rayons débordant de livres, de Bibles, de documents divers, depuis le plancher jusqu'au plafond. Hechler montre tout d'abord la charte panoramique s'étalant d'Adam… jusqu'en 1897 ! Cette dernière date à l'encre rouge. Puis la grand carte d'État-Major avec les frontières messianiques et l'emplacement exact du Temple futur… selon les données du livre d'Ézéchiel le prophète. Mais écoutons Herzl, penché sur son “journal” :
« Nous vous avons préparé le terrain ! s'écrie triomphalement Hechler… Puis il me joua sur son harmonium l'hymne sioniste de sa composition.
De la femme qui me donne des leçons d'anglais, j'ai entendu que Hechler était un hypocrite 9. Moi je le prends pour un naïf visionnaire aux dadas de collectionneur. Il y a en lui un aspect séduisant dans son enthousiasme, je l'ai surtout senti quand il me chanta son hymne.
Ensuite nous avons touché le cœur du problème : et je lui ai dit : je dois établir un contact direct avec quelque homme d'État – ministre ou prince.
Alors les juifs croiront en moi et me suivront… »
9 Jeu de mot de cette femme “charitable” envers le pasteur de sa communauté : en effet hypocrite en allemand se dit Heuchler ; on voit le rapport avec le nom Hechler…
Le pasteur propose alors de suite de se rendre à Berlin afin d'y rencontrer son collègue à la Cour, le pasteur Dryander, aussi bien que les Princes Gunther et Heinrich ; mais l'homme est toujours sans une goulden devant lui ! Bien sûr, Herzl subviendra aux frais de voyage, et il ajoute dans son “journal” :
« … certainement un sacrifice considérable dans mon état présent. Mais je suis prêt à risquer la chose afin de rencontrer le Kaiser. D'autre part je réalise pleinement que cet Hechler – que je ne connais pas bien – peut se révéler un clergyman sans le sou désireux de voyager à mon compte. Même s'il obtient une audience, je me demande comment il réussira à intéresser ces familles princières. Sans doute les Princes allemands vont-ils rire de ce vieux précepteur, lui taper sur l'épaule en disant “Hechler, cher vieil homme, ne laissez pas les juifs vous embobiner”.
Quel être déroutant, vu par les yeux d'un journaliste viennois expérimenté… Mais je découvre en lui certains signes qui font penser qu'il est un adepte des Prophètes. Ainsi il m'a dit : “Je n'ai qu'un scrupule, c'est que nous désirions ajouter quoi que ce soit aux prophéties. Mais ce scrupule se dissipe par le fait que vous avez commencé votre œuvre sans moi, et que vous l'achèverez sans moi”.
Il considère notre départ pour Jérusalem comme proche et me montra la large poche de sa redingote où il mettra la carte de la Terre sainte lorsque nous la parcourirons ensemble. Ce fut son trait le plus innocent et le plus touchant ».
Ainsi Herzl, en bon journaliste viennois expérimenté, commence par douter de la sincérité de ce pasteur tombé du ciel. Peut-être du fait même qu'il est tombé du ciel, mais aussi parce que l'auteur de “l'État juif” n'a pas été habitué à côtoyer des personnages de l'acabit d'Hechler. Qu'un chrétien vienne se placer à son service, dans cette Vienne où prend naissance en ces années mêmes l'antisémitisme qui sera nazi trente ans plus tard – c'est trop déroutant. Mais nous le verrons, Herzl rapidement jugera l'homme comme il convient.
Pour l'instant il rêve et songe qu'il a tout à faire, car selon son expression, “jusqu'à présent je n'ai rencontré que des obstacles à combattre”. Ses amis sûrs, pour cette folle aventure sioniste dans laquelle il s'est lancé, se compteront toujours sur les doigts de la main – et parmi eux, jusqu'à l'heure de la mort brutale, ce pasteur aux idées farfelues. Herzl rêve, accoudé à cet harmonium poussif : dans un an ce sera la Pâque 1897, et il reste tout a accomplir. Et soudain, aux accents naïfs de l'Hymne sioniste, tout parait limpide et simple, évident et facile – entre la maquette du Temple reconstruit, et dans les frontières messianiques de l'Israël futur !
Le 26 mars, Hechler envoie une longue missive à Frédéric de Bade, dont voici quelques extraits :
« … Puis-je attirer l'attention de Votre Majesté sur un livre très remarquable récemment paru à Vienne et traitant d'un sujet dont j'ai souvent eu l'honneur de vous entretenir : le retour des juifs en Terre sainte selon l'annonce des prophètes hébreux. “Der Judenstaat” est une œuvre qui fera grandement avancer cet événement… Après l'avoir parcouru j'ai rencontré son auteur, le Dr Herzl qui m'était tout à fait inconnu. Je me demandais s'il voulait lui-même forcer les Écritures… mais ce n'était pas là son désir puisqu'il ignorait les prophéties relatives à ce sujet. Son livre peut se résumer par sa propre formule : L'État juif est une nécessité mondiale ! (…)
Je pense depuis des années que l'antisémitisme est cette “détresse de Juda” annoncé par les prophètes et qui fait que ces gens réalisent qu'ils sont juifs avant tout… ce qui fait qu'est suscitée en leur cœur la nostalgie du retour en Terre promise afin d'y former une nation… La Palestine leur appartient de droit, car c'est le seul pays au monde dont Dieu ait par avance désigné le possesseur, quel signe extraordinaire ! (…)
Si nous comprenons bien les prophéties, Jésus dit à ses disciples (Luc XXI.24) que les juifs seront emmenés en captivité au sein de toutes les nations et que Jérusalem sera foulée aux pieds des nations païennes jusqu'à ce que s'achève le temps des nations. La première partie de cette prophétie du Christ s'est littéralement accomplie… D'autre part dans le livre de l'Apocalypse (XXI.2) on voit l'ange révéler à saint Jean que la Ville saine sera foulée aux pieds 42 mois… En étudiant mes chartes historiques, chartes que j'ai eu l'honneur de présenter à Votre Majesté, au Prince Hohenlohe et même à S.M. l'Empereur d'Allemagne à Karlsruhe, on sait qu'il existe une date précise d'où peut partir cette période de 42 mois… »
Hechler se livre alors à son fameux calcul étudié plus haut, puis il ajoute prudemment qu'il n'est ni prophète ni fils de prophète, mais qu'il veut étudier les signes des temps, comme le recommandent d'ailleurs les Saintes Écritures !
Hechler n'a-t-il pas calculé d'autre part qu'Isaac naquit 1897 années avant le Christ, et qu'il fut, le premier enfant de l'Alliance à naître en Terre promise – pour y voir le parallèle nécessaire après le Christ ? Quittant le terrain d'une exégèse quelque peu tirée par les cheveux, le pasteur développe pour le Grand-Duc l'aspect politique de la chose :
« … Je ne puis m'empêcher de penser que si l'Allemagne et la Grande-Bretagne prenaient ce Mouvement et l'État nouveau, sous leur protection, et si la Palestine était déclarée pays neutre comme la Belgique, le retour des juifs s'affirmerait une bénédiction certaine pour l'Europe, en mettant un terme à cette haine qu'est l'antisémitisme si néfaste au sein des nations, et en Autriche particulièrement… Ayant appris par la presse que l'Empereur d'Allemagne est sur le point de faire un bref séjour à Vienne, j'espère que ce problème intéressera Sa Majesté. C'est pourquoi j'envoie plusieurs copies de ce livre à Votre Majesté… Dois-je demander audience à l'Empereur afin de lui présenter le problème ? »
Ce passage révèle ce qui demeurera le souci central de Hechler jusqu'aux approches du premier conflit mondial, à savoir le solide parrainage germano-anglais de la renaissance palestinienne. Nous y reviendrons, mais notons dès à présent que si dans l'esprit de Hechler, ce parrainage s'impose, c'est du simple fait que les deux puissances sont protestantes. Cet aspect politico-théologique de la pensée sioniste du prophète herzlien lui jouera bien des tours, amènera bien des déboires, et sans doute la plus cruelle déception de sa longue vie.
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Les dés sont jetés : il faut en appeler à César, à ce César qui trône à Berlin et que Hechler connaît. Tel est le Prince qu'il convient de gagner à la Cause. En l'occurrence la naïveté du pasteur vaut celle de Herzl. L'homme de Dieu et le leader sioniste surestiment tous les deux la noblesse et la piété de César. Ils ne savent pas que les exigences bibliques, même sous la forme de Jérusalem en ruines, ne pèsent jamais lourd dans les balances des princes de ce monde, en regard de leurs politiques respectives et de leurs intérêts supérieurs. Pour le Kaiser, à condition qu'il se souvienne de lui, Hechler représente le type même du pasteur inoffensif que l'on va écouter d'une oreille distraite le dimanche matin, en grand appareil d'ailleurs. Et si la Palestine intéresse le Kaiser, ce n'est nullement à cause du drame juif, mais parce qu'elle se trouve sur la route des Indes et représente une pièce maîtresse sur l'échiquier de son grand jeu de pénétration orientale. Le cousin anglais est déjà sur place, c'est très gênant, tout protestant qu'il soit !
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Le 14 avril 1896, Hechler fait irruption dans le bureau de Herzl, dans un état de grande excitation : l'Empereur vient d'arriver à Vienne avec sa suite. Dans cette dernière, le collègue Dryander, avec lequel Hechler vient de converser durant deux heures en flânant dans la capitale. Il a bien présenté le livre de son ami Théodore. Il serait bon d'aller ensemble à Karlsruhe afin d'obtenir la fameuse audience. Mais Herzl rejette cette idée car si l'audience n'est pas accordée, il restera dans la rue, ayant essuyé un échec. Non, mais vous Hechler, rendez-vous au château de Karlsruhe afin de m'obtenir l'audience. Hechler accepte et demande une photo à son nouvel ami ; écoutons ce que Herzl en a pensé :
« … sans doute se figure-t-il que ces gentlemen me prendront pour un “juif misérable”. Je lui ai promis une photographie pour demain. Étrange que je vienne d'en faire faire – ce qui n'était pas arrivé depuis des années – pour l'anniversaire de mon père, ce jour… »
Puis il se rend le même soir à l'Opéra, afin d'étudier d'une loge l'Empereur d'Allemagne. Rentrant à onze heures du soir, il trouve Hechler dans le hall, l'attendant depuis une heure, et qui lui annonce qu'il partira le lendemain matin pour Karlsruhe.
Les 16, 18 et 22 avril, Herzl reçoit de Hechler quatre télégrammes l'informant des progrès de ses démarches.
Le 17, l'ami pasteur avait été reçu un moment par le Kaiser, lequel devant toute sa suite, et se voulant spirituel, avait lancé cette pointe “Allons, Reverend Hechler, je vois que vous rêvez de devenir ministre d'un État juif ! N'y aurait-il pas du Rothschild là-derrière ?” Le brave homme, dans sa candeur, est tellement troublé qu'il écrit le même soir une lettre à Frédéric de Bade : “I am greatly troubled in mind !” Il s'empresse d'affirmer qu'il ne possède aucun intérêt personnel dans le Mouvement sioniste (qui n'est pas encore né…), qu'il n'a jamais rencontré aucun membre de la famille Rothschild et que par dessus le marché (qu'on le dise au Kaiser) il n'a pas une goutte de sang juif dans les veines, mais est issu du bon mélange “Forêt Noire-Grande Bretagne”. S'il s'est rangé aux côtés du Dr Herzl c'est tout simplement que vingt années d'études bibliques l'ont convaincu que l'État juif sera prochainement une réalité. Sachant tout cela, il eut été malhonnête de ne pas s'engager personnellement.
Certes il a pris la liberté, après avoir pris le conseil de son ambassadeur, Sir Edmond Monson, d'envoyer un message au Ministre à Londres, Salesbury, et c'est ainsi que le bruit en est venu aux oreilles de Guillaume II. Puis vient le délicieux paragraphe final, cette phrase qui résume toute l'attitude peu orthodoxe et peu “british”, il faut le dire, de cet étrange chapelain d'ambassade :
« Son Excellence mon ambassadeur vient aimablement de télégraphier pour m'annoncer qu'il prêchera à ma place dimanche à Vienne, afin de me permettre de rester à Karlsruhe pour le weekend…
Ainsi l'aumônier en titre écrit directement au Ministre des Affaires Étrangères, par dessus la tête de l'ambassadeur, et ce dernier en est réduit à annoncer la bonne parole le dimanche suivant dans la chapelle de l'ambassade, afin de permettre à son aumônier de poursuivre ses activités sionistes au service d'un journaliste juif !
Herzl apprend tout cela doucement amusé, ému. Le 26 avril, de suite après l'entrevue avec le Grand-Duc, il notera :
« Cet homme Hechler est une nature hors-série et complexe. Il y a à la fois en lui beaucoup de préciosité, d'humilité exagérée et de pieux roulements d'yeux – mais il me donne d'excellents conseils débordant d'une indéniable bonne volonté. Il est à la fois fin et mystique, rusé et naïf. Dans son comportement avec moi, il m'a soutenu presque miraculeusement… J'aimerais que les juifs lui manifestent une digne mesure de gratitude. »
Et pourtant durant ces quelques jours d'attente, Herzl, à nouveau avait douté de Hechler : il note le 17 – “Je commence à croire que Hechler se crée ses propres illusions” : le 18, presque amer : “Rien de Hechler. Avec son télégramme sans doute a-t-il voulu me lâcher en douceur. Mais puisqu'il a présenté mon ouvrage au Grand-Duc, et peut-être même au Kaiser, ses frais de voyage se justifient…” Et soudain le 21 au soir, cette note :
« J'avais l'intention de me rendre a Budapest demain matin, et tard ce soir je reçois un appel de Hechler me priant de venir à Karlsruhe.
Quel curieux jour : Hirsch meurt et j'entre en contact avec les Princes 10. Un chapitre nouveau commence ce soir pour la cause juive… »
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10 Voir l'index biographique.
Malgré leurs excellents rapports depuis bien des années, le pasteur-précepteur du défunt prince héritier Ludwig eut bien du mal à convaincre le Grand-Duc de la nécessité de recevoir l'ami Herzl. Tout d'abord il avait fallu attendre le rapport de lecture du Conseiller-privé, sur ce fameux “État juif” ; puis les lourdes plaisanteries du Kaiser avaient quelque peu refroidi les bons sentiments de Frédéric – après tout n'y avait-il pas du Rothschild là-derrière ? – enfin Herzl était un journaliste, et Dieu sait dans quelle embarrassante situation la presse pouvait à ce sujet placer la Cour badoise !
Mais lors du dernier entretien entre le Prince et le pasteur la conversation avait évoqué l'enfant défunt, Frédéric avait pleuré, et pour le consoler, Hechler avait lu un psaume où il était question… de Sion ! (Herzl appréciera beaucoup ce détail). Et l'audience avait ainsi été enlevée. Hechler avait également usé de cet argument de poids : Frédéric avait, le premier parmi les princes allemands, proclamé Guillaume I empereur à Versailles. Le destin lui offrait de fonder une deuxième nation : Israël…
Herzl arrive le 22 à onze heures du soir. Hechler l'accueille et l'emmène à l'hôtel Germania, “recommandé par le Grand-Duc”. Le lendemain, durant la matinée et jusqu'à l'audience de seize heures, les deux amis se promènent dans Karlsruhe, et partagent le même lunch. Écoutons Herzl :
« Je dis à Hechler : souvenez-vous de cette belle journée… peut-être dans un an serons-nous ensemble à Jérusalem ! Hechler me répondit qu'il avait l'intention de prier le Grand-Duc d'accompagner le Kaiser dans son prochain voyage à Jérusalem, l'an prochain, pour l'inauguration d'une Église. Je devrais également être présent alors, et lui Hechler, irait peut-être aussi en tant que conseiller technique du Grand-Duc.
Je dis : Si je vais à Jérusalem, je vous prendrai avec moi ! »
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Durant près de deux heures, Herzl présente son projet au bon Grand-Duc, qui écoute avec bienveillance, et dont le souci principal – cela dépeint l'homme – était de se voir accuser d'antisémitisme s'il encourageait un exode de juifs en terre promise ! Il souhaite également, s'adressant particulièrement à Hechler, une collaboration plus claire entre l'Allemagne et l'Angleterre, mais Londres bougera-t-il ? Herzl répond :
« Ce sera aux juifs anglais d'y veiller. Alors le Grand-Duc sur un ton désabusé : S'ils le peuvent! J'ajoutai : Si l'on apprend que le Grand-Duc de Bade s'intéresse à la chose, cela fera une profonde impression. Il ajouta vivement : N'en croyez rien, ma position n'est pas assez forte. Si l'Empereur allemand ou le roi des Belges intervenait, je ne dis pas… Je poursuivis : Si un prince expérimenté qui fit tant pour la création de l'Empire allemand et dont le conseil est recherché par l'Empereur… Il m'interrompit en souriant : Je le conseille et il fait ce qui lui chante ! »
Frédéric suggère d'installer au préalable plusieurs centaines de milliers de pionniers en Palestine, pour ensuite soulever la question de l'État. Herzl intervient alors sur un ton vif qui frappe le Grand-Duc :
« J'y suis opposé, car les juifs devraient alors se soulever contre l'autorité du Sultan. Je désire agir ouvertement et dans les limites de la légalité. » 11
Pour clore l'entretien Frédéric déclare : J'aimerais voir tout cela arriver, ce serait pour beaucoup une bénédiction !
11 Si Herzl avait vécu, il est évident qu'il eut d'abord exigé une reconnaissance de la patrie juive par les nations, pour ensuite seulement commencer la colonisation. Ce que ne surent pas comprendre ceux qui lui succédèrent…
Ceci après quelques paroles du bon Hechler sur le mûrissement des temps messianiques d'Israël devant un Grand-Duc “écoutant avec une attention appliquée, merveilleuse, pleine de foi” qui frappe vivement Herzl. Ce dernier est aux anges et ne peut que dire à son ami pasteur, après l'audience : “Quel être merveilleux ! Accompagnant à la gare Hechler, qui doit regagner Bâle, Herzl s'oppose à ce que son ami prévienne par dépêche ses amis de Londres que "deux têtes couronnées venaient d'être mises au courant de la proche création de l'État juif.” Écoutons Herzl :
« Je lui ai demandé de ne pas envoyer un télégramme semblable, le Grand-Duc pouvant en être gêné. Mais à présent je regrette de l'en avoir empêché : cela aurait créé une sensation en Angleterre, et le Grand-Duc n'aurait même pas été mentionné… »
Dans le train qui les ramène à Vienne, les deux amis ont tout le temps de faire le point. Non sans que Hechler déroule une de ses grandes cartes de Palestine afin d'indiquer à l'ami Herzl les limites exactes (et prophétiques bien entendu !) du futur État : au nord les montagnes surplombant la Cappadoce, au sud le canal de Suez. Mot d'ordre à faire circuler, cher Dr. Herzl : “La Palestine de David et de Salomon !” Puis tous deux travaillent à la lettre-mémorandum à envoyer à Frédéric, pour préparer l'audience du Kaiser et l'intervention de ce dernier en faveur d'une Palestine juive – en insistant particulièrement, sur les trois points suivants :
– en Terre Sainte les juifs seront d'excellents fourriers de la culture occidentale.
– Le Sionisme ne pourra qu'affaiblir les éléments révolutionnaires en Europe.
– Le Sionisme déplacera dans une autre sphère d'activité la Finance juive.
Où l'on voit que notre brave clergyman avait de temps en temps les pieds sur terre et savait utiliser de subtiles arguments pour plaider la cause de Jérusalem auprès de César !
Cette rencontre avec le César allemand va représenter durant deux ans l'objet de constants soucis pour Herzl, qui s'imagine que l'affaire est faite, que quelques semaines seulement vont amener l'audience impériale. César ne s'engage pas spontanément dans une voie que coupent et recoupent les sentiers de la politique internationale, une voie de surcroît ouverte par un journaliste juif flanqué d'un pasteur eschatologue ! Même le bon Frédéric de Bade pratiquera durant un certain temps la politique du “wait and see”, avant de s'engager par lettre auprès de son neveu à Berlin. Il faudra en fait le succès du premier Congrès sioniste de Bâle, et de forts remous dans la presse mondiale, pour la reprendre curieusement, nous le verrons, durant la première démarche de l'ami Hechler.
Le Kaiser n'est pas précisément un aigle, souvent il varie et seul l'intérêt de gloriole immédiate l'anime. Un instant il pensera que le mouvement sioniste de ce mystérieux Dr Herzl pourrait servir les intérêts allemands au Moyen-Orient, mais il abandonnera bien vite la chose, pour la reprendre curieusement nous le verrons, durant la première guerre mondiale, par lui déclanchée.
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Herzl songe un instant à lier le drame arménien à la cause sioniste, en intervenant entre les deux parties. L'ambassadeur anglais à Vienne, s'intéresse au projet, et le soumet à Salesbury avec une note de Hechler, expliquant une fois de plus le problème.
Début juin Herzl rencontre chez Hechler l'Évêque anglican Wilkinson :
« un vieil homme mince et intelligent aux favoris blancs et aux yeux sombres. L'Évêque avait déjà lu mon livre et déclara que c'était une grosse affaire (“rather a business”). Je lui répondis catégoriquement que je n'étais pas un homme d'affaire, mais un intellectuel. Sur quoi l'Évêque répondit qu'il n'avait nullement pensé à mal, bien au contraire… À la fin de l'entretien il me bénit et invoqua la bénédiction de Dieu sur ce projet. »
Quelques jours auparavant, Herzl avait rencontré le Nonce à Vienne, Mgr Agliardi, qui semble content que Herzl ne songe nullement à introduire les Lieux-saints dans les limites de l'État d'Israël. Cependant, après l'entretien, très tôt interrompu par l'ambassadeur de France, Herzl notera cette pensée amère :
« Je crois que Rome sera contre nous, parce qu'elle ne voit pas dans l'État juif la solution du problème juif – ou peut-être du fait que Rome craint cette solution… »
Malgré l'avis contraire de Hechler, Herzl part le 15 juin pour Constantinople, avec l'intention d'obtenir audience auprès du Sultan. Hechler estime qu'il est préférable d'exercer une pression sur Abdul-Hamid par l'intermédiaire de Berlin et de Londres, au lieu de se lancer seul dans l'aventure ; d'autre part il n'éprouve aucune sympathie pour l'homme de confiance que Herzl s'est trouvé en la personne d'un diplomate autrichien d'origine polonaise, un certain Nevlinsky, en poste à Constantinople. Ce ne sera qu'à la mort de ce dernier que Herzl réalisera qu'il fut trompé par cet homme sur toute la ligne, sans parler des sommes considérables exigées. Dans le train, Herzl écrit cette remarque : “Mon pauvre Hechler était moins exigeant lorsque nous voyagions ensemble…”
Herzl, passera dix jours inutiles dans cette splendide capitale de la Porte, mais sans autre résultat dans ses bagages que la croix de Com-mandeur dans l'Ordre de Mjidiye… Le jour du départ Nevlinsky proposera comme une victoire à Herzl la proposition du Grand-Maître des cérémonies : visiter en compagnie d'un adjudant de la Cour les palais et les trésors du Sultan ! Réaction de Herzl :
« Je ne suis pas assez fabricant de chocolat pour être touché jusqu'aux larmes par cette faveur ! »
Le 30 juin, le leader sioniste connaît une réception enthousiaste offerte par la communauté juive de Sofia ; atmosphère quasi-messianique : dans la grande synagogue, lorsque Herzl manifeste une certaine gêne à tourner le dos à l'arche où sont placées les saintes Écritures, quelqu'un lui crie : “C'est bien ainsi, vous êtes plus précieux que la Torah !” Les gens se pressent pour lui baiser les mains… Le lendemain, il reçoit une dépêche de Hechler, lui demandant de se rendre de suite à Karlsruhe afin d'y revoir Frédéric. Mais entre temps ce dernier est parti pour Freibourg, sur quoi Herzl se fait excuser et se rend directement à Londres, où il arrive le 5 juillet. Il ne réussira pas à entraîner avec lui les grandes fortunes juives, ni les israélites importants de cette capitale ; mais les masses pauvres de l'East-End lui font un accueil qui rappelle les instants fous de Sofia. Il en sera toujours ainsi durant les huit années qui lui sont encore chichement comptées – les banquiers l'ignorent ou le craignent, les pauvres et les persécutés des pogromes et des ghettos, l'acclament comme leur roi…
Durant cet été de voyages incessants pour le Prince méconnu, Hechler se dépense de son côté en conférences, entretiens, dans les milieux princiers d'Allemagne – pensant lui aussi convaincre Guillaume II d'accorder l'audience qui marquera le début du “protectorat” impérial. Herzl envoie de nombreux messages à l'ami pasteur : “vous qui connaissez toutes ces têtes couronnées, lecteurs de la Bible et familiers des Prophètes hébreux, en quelques semaines vous pouvez m'obtenir cette audience. Dépêchez-vous ami, ne perdons pas un instant…”
Hechler répond :
« Restez calme, paisible. Là-haut, à la tête de toutes choses, siège Quelqu'un qui conduit nos vies selon Sa volonté, malgré le mauvais vouloir des faibles humains. Suivons-Le. Je fais partout de la propagande, vous le savez ; chez les Ducs et chez les Princes… mais ces grands personnages sont encore bien timorés… God bless you ! »
Puis au moment où Herzl s'apprête à gagner Londres pour ses premiers contacts avec les dirigeants juifs de cette capitale, l'ami pasteur écrit :
« Je vous envoie ci-joint sept recommandations auprès de grands dignitaires protestants. Dieu le veut, cher ami, en avant. »
L'audience impériale ne vient pas. Que faites-vous, ami Hechler ? Que fait le Grand-Duc ? Avez-vous écrit, est-il intervenu ? Que se passe-t-il donc ? Qui nous veut du mal dans les coulisses ? N'est-il pas déjà trop tard ? – De Vienne, Hechler répond :
« Je suis très inquiet à votre sujet. Je crains que dans votre élan, vous ne cherchiez de la tête à passer au travers d'une muraille. Je vous en supplie, ne soyez pas trop pressé. Les grands de ce monde doivent être apprivoisés. Si tout cela parait impossible à des milliers d'enfants d'Abraham, et peu souhaitable, à combien plus forte raison à ceux qui ne connaissent rien à la chose. Je vous en prie : soyez très prudent au sujet de ce que vous écrivez et de la manière dont vous le faites. Pour le bien de votre cause, je vous supplie, moi qui juge impartialement la situation du dehors, de me laisser voir ce que vous écrivez avant de l'expédier.
Que Dieu vous tienne en Sa grâce et vous dirige ! »
En effet, dans une lettre écrite à Frédéric de Bade, le 17 septembre 1896, et devant un silence qui durait depuis six semaines, Herzl avait eu cette parole téméraire :
« De peur de vous importuner, je mettrais fin par la lettre de ce jour, à la possibilité que vous m'aviez offerte de vous écrire si je ne reçois ni lettre ni encouragement de votre part… »
C'est ainsi qu'un prince écrit à un autre prince – et tout autre que le bon Duc s'en fût trouvé blessé, et aurait, lui, interrompu toute correspondance. Mais sans doute Frédéric avait-il réalisé, dès la rencontre d'avril précédent, qu'il se trouvait devant un être exceptionnel – un homme d'État d'envergure – enfin Hechler est là pour jouer le rôle de “tampon” et plaider la bonne foi de l'ami survolté. Hechler à Frédéric de Bade :
« Tout ce que ce remarquable mouvement demande est la reconnaissance officielle et la protection des Souverains d'Europe. N'est-ce pas le moment, à présent que le Mouvement vient d'être sérieusement pris en mains par des Juifs… Mais certains riches d'entre eux, agnostiques, rechignent encore. Pourtant je suis certain qu'ils s'engageront eux aussi dès que l'État juif deviendra, réalité, ce qui, selon la Bible, se fera, car les juifs seront en bénédiction au sein des nations. Si je le pouvais je me rendrais auprès de chaque souverain européen, et je plaiderais en faveur de l'antique peuple de Dieu, suppliant que la terre de la promesse lui soit rendue, puisque Dieu la lui a donnée à jamais, il y aura bientôt quatre mille ans de cela. Le révolution à Constantinople ces derniers jours ne prouve-t-elle pas que nous sommes en cette partie du monde, au bord d'une grave crise annoncée par les Prophètes ? (…) Puis-je prier Votre Altesse de dire quelques mots au Tsar en faveur de ce Mouvement, si vous le pouvez à Darmstadt ? Si seulement je pouvais les persuader tous de lire le livre de Herzl afin qu'ils voient combien merveilleusement il s'accorde aux Écritures – et il l'a écrit lui-même sans le savoir… »
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Herzl, de son côté, passe par des semaines de profond découragement. Le Baron de Rothschild, lors d'une entrevue à Paris, alors que le leader sioniste rentre de Londres, a refusé à son tour de s'engager, pris tout entier par sa belle œuvre de soutien aux premières colonies agricoles de Palestine, œuvre, il faut le dire, de paternalisme mal géré et mal conduit sur place par des représentants médiocres. Coup sur coup, les 3 et 5 octobre, Hechler fait parvenir à Herzl deux messages :
« Souvenons-nous calmement, surtout dans les heures les plus sombres et les plus éprouvantes, que la volonté de Dieu s'accomplit malgré la folie des hommes. Ce matin, je suis venu chez vous afin de vous apporter une parole de rénconfort. Ô que Dieu dans Sa grâce vous dirige et vous accorde Sa sagesse. Soyez calme et faites-lui confiance… »
La lettre du 5 octobre va donner lieu à un malentendu passager dans l'esprit de Herzl, malentendu qu'entretiendront longtemps certains de ses proches – et qui deviendra une fable ; la fable classique dès qu'une amitié judéo-chrétienne se noue…
« Il est près de minuit, et mes pensées s'envolent vers Jérusalem et la Terre sainte… Comment faire pour réveiller ces endormis, ces paresseux de chrétiens ? Dimanche matin je prêcherai sur le retour des juifs en Palestine ; sans doute le dernier Dimanche où notre bon ambassadeur se trouvera dans notre chapelle, et me secondera dans la lecture des passages bibliques. Ne serait-ce pas bon d'en dire quelques mots dans votre journal ? Venez Dr Herzl ! Venez dimanche matin à onze heures, le sermon se donnant vers onze heures cinquante – mais il faut être là à onze heures afin d'entendre Son Excellence officier. C'est un bon conseil . . . Que Dieu nous dirige et nous bénisse ! »
Dans son “journal” de ce même 5 octobre, Herzl, après avoir rendu hommage à l'exceptionnel dévouement de Hechler, ajoute : “Mais je crois qu'il cherche à me convertir…” À lire cette réflexion, sans connaître la missive de Hechler du même jour, on peut faire confiance au jugement de Herzl. Il s'est passé tellement de choses attristantes au cours des siècles, entre l'Église et la Synagogue. Israël a subi tellement de pressions en Europe “très chrétienne”. Israël a été si peu habitué à l'amitié, à l'amour désintéressé du voisin chrétien. Il est si difficile d'imaginer, même si l'on s'appelle Théodore Herzl, que ce pasteur sioniste, n'enveloppe son amitié et son dévouement exemplaires, d'aucune arrière-pensée de convertisseur. Si difficile de penser que l'entrée dans l'Église anglicane de celui qui fait déjà figure de prince juif, n'est nullement souhaitée par l'Aumônier anglican de l'ambassade britannique à Vienne.
C'est pourtant ainsi. Et toute sa vie durant, en tant que membre et secrétaire de la célèbre Société biblique de Londres – extraordinaire mouvement missionnaire et unique propagateur des Écritures, dans toutes les langues de la terre – William Hechler fera figure d'hétérodoxe et d'original. On l'a vu à l'œuvre lors de sa mission russe et roumaine : ce n'est pas l'entrée des juifs sous le clocher anglican qui passionne le pasteur, mais bien leur entrée en Terre promise, et sans doute cette attitude, aux yeux de ses pairs et de ses supérieurs hiérarchique, entrera pour beaucoup dans l'échec de sa candidature au siège épiscopal de Jérusalem.
Théologiquement, voici quelle est la position de Hechler face au mystère d'Israël.
Israël n'est pas un peuple comme les autres. Le sorcier-visionnaire Biléam l'avait déjà réalisé ! Il est le seul sur la terre à constituer à la fois un peuple, une nation et une entité religieuse. La Synagogue n'est pas appelée à disparaître en se fondant au sein des nations, et l'Église ne saurait contribuer à sa disparition. Dieu ne veut pas que les enfants d'Israël perdent leur “être juif” en entrant dans une masse chrétienne fort éloignée de la Synagogue (où naquit l'Église). Dieu veut que Son peuple revienne à Lui par un retour aux Écritures, et certes, qu'il réalise si possible, tout en restant de la Synagogue que ce Messie qui vient dans la gloire, il était déjà venu dans l'incognito de la souffrance et de la mort. Dieu veut qu'Israël, ayant retrouvé sa patrie biblique, aplanisse les sentiers du Messie glorieux, qui un jour, comme l'annonce Zacharie “posera ses pieds sur la colline des Oliviers qui fait face à Jérusalem”, certes en tant que Roi d'Israël, mais aussi comme seul Maître de l'Église. On peut parfaitement, estime Hechler, croire et espérer cela, tout en restant enfant de la Synagogue. Attendre cette Parousie dans l'exaltation journalière et secrète du cœur, et parfois dans les armes.
Hechler voudrait rendre à son ami Herzl – au Prince d'Israël – l'espérance messianique. Il ne convient pas, lorsqu'il s'agit de la patrie à faire revivre et de Jérusalem à reconstruire, de placer la charrue avant les bœufs. Ce n'est qu'en terre d'Israël que le peuple juif retrouvera Dieu et Ses prophètes, et la profonde nostalgie du Messie. Pour l'ultime rendez-vous, comme au temps lointain des "fiançailles du Désert" chères à Osée…
Cette lettre du 5 octobre est claire, et ne saurait tromper. Hechler n'est pas ce jeune et naïf clergyman s'imaginant que la vue d'un ambassadeur montant au lutrin, fera de Théodore Herzl une ouaille anglicane ! Mais il souhaite que l'ami Herzl fasse un geste diplomatique, et l'impression que ne manquera pas de faire un tel pas, un tel hommage, auprès de Sir Monton, rappelé à Londres à un poste supérieur, d'autant plus qu'il a, à plusieurs reprises, manifesté ses bons sentiments à l'égard de Herzl et de sa cause révolutionnaire.
Sans doute est-il regrettable que Herzl, dans ce que l'on nous permettra d'appeller un inconscient réflexe de ghetto, n'ait pas cru devoir répondre à cette invitation.
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Hechler à rencontré plusieurs fois, entre autres Princes, le Grand-Duc de Hesse, qui se trouve être le beau-père du Tsar Nicolas II.
Occasion magnifique pour Herzl, qui ne vise pas seulement l'audience du Kaiser. Aussi le 18 octobre 1896, il fait parvenir à l'ami pasteur une traduction russe de “L'État juif” pour le parent du Tsar, ainsi que des notes pour inspirer deux lettres à envoyer aux Prince Gunther et Heinrich de Prusse. Puis, le 1 décembre, Herzl envoie une lettre à Hechler, avec prière de faire suivre à Londres, sur le bureau de Lord Salisbury, maître et éminence grise de la grande politique anglaise ; en voici des extraits importants :
« Cher Ami,
Votre conseil selon lequel je dois exposer mon plan à Lord Salisbury me parait judicieux… Pour vous, mon cher ami, la cause juive est une affaire théologique. Elle est aussi nettement politique. Dans la situation présente du monde, dominée par l'Entente franco-russe, un partage de la Turquie placerait l'Angleterre dans une situation délicate… un échec, et c'est pourquoi Londres souhaite les status quo. Cela ne peut se faire que si les finances turques sont rétablies. C'est pourquoi la Russie a saboté le récent projet financier, car elle souhaite le dépérissement et la désintégration de la Turquie.
Il existe une méthode de raffermissement des finances turques… la création d'un État vassal juif en Palestine, semblable à celui de l'Égypte… Aucun pouvoir ne peut empêcher le Sultan d'inviter les juifs à immigrer en Palestine… Il serait très avantageux pour Londres de voir se construire immédiatement en travers de la Palestine et de la Méditerranée au golfe persique, une voie ferrée allant vers les Indes.
L'Angleterre en tirerait d'énormes avantages sans bourse délier… Si Lord Salisbury considère la chose comme étant trop fantaisiste, je ne pourrai que le regretter. Mais le Mouvement existe, et tout homme d'État avisé saura en profiter… »
Hechler transmet le plan et recevera le 14 décembre déjà, ce que Herzl appelle une “douce réprimande” de Lord Salisbury : “Lord S. ne peut pas accorder audience au Dr Herzl”. Ce Lord était en fait un des rares hommes d'État anglais de cette époque, à n'accorder aucun intérêt particulier “à la vision biblique de l'Histoire” chère à Hechler.
Qu'à cela ne tienne ! Une porte se ferme à Londres, une autre peut s'entrouvrir a Berlin (le Kaiser !). En effet, et toujours de la bouche du fidèle Hechler, Herzl apprend que vient d'arriver à Vienne le Ministre prussien de la Guerre (descendant de huguenots !) Verdy du Vernoy ; une lettre lui est envoyée le 13 décembre où l'on remarque cette phrase étonnante :
« Ce Mouvement (sioniste) que l'opinion sous-estime, fait en ce moment le tour du monde. Les bénédictions qu'il contient, non seulement pour les juifs, ne sont pas encore pressenties… »
Où l'on remarque que Herzl, lorsqu'il le veut, et sans doute ici sur les conseils de l'ami pasteur, sait utiliser de pieuses formules, lorsqu'il s'adresse à un prussien vraisemblablement pieux bon-teint, au sang huguenot.
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Ainsi s'achève cette année de la rencontre, et ces neuf premiers mois d'amitié dévouée. En cette brève période, et grâce à William Hechler, le leader sioniste a fait connaître son nom et son mouvement, essentiellement par l'audience accordée par Frédéric de Bade, dont les échos ont atteint d'une manière ou d'une autre toutes les Cours européennes et leurs gouvernements respectifs. Fait capital pour ce qui est du souci à vrai dire principal de Herzl : gagner son peuple, et singulièrement les juifs fortunés et puissants en son sein, à le suivre et à le soutenir.
Depuis la destruction du Temple par les légions romaines, jamais un juif n'avait approché les puissants et les princes des Nations, par un langage si clair, si téméraire, si semblable à celui de Moïse “Laissez partir mon peuple vers la terre de ses Pères !” Certes les grandes fortunes juives, au début, ne pouvaient que s'en trouver incommodées, très à l'aise “à Babylone” et peu poussées à reconstruire Jérusalem ! Mais l'enthousiasme soulevé dans les masses juives, oppressées ou misérables, une fois éveillé, ne pouvait pas s'éteindre, devait aller en s'amplifiant jusqu'à créer un mouvement, opinion, auquel certains hommes d'État devaient un jour, favorablement répondre.
Ainsi s'annonce l'année fatidique – 1897 – cerclée de rouge sur la grande charte de “l'Histoire prophétique” du doux Hechler…
L'audience auprès du Kaiser demeure un rêve audacieux. Et pourtant Hechler accomplit de téméraires prouesses. Ainsi compose-t-il une missive pour Guillaume II, en anglais et sur papier officiel de l'ambassade ! Herzl, amusé, y trouve un vague “air d'officialité”. Il approche à plusieurs reprises le Prince Gunther de Schleswig-Holstein, frère de Impératrice, et bien disposé à l'égard du nouveau Mouvement, bien qu'il le trouve “très étrange”, et craint d'irriter le Kaiser en lui transmettant le mémorandum de Hechler…
Anecdote piquante : au milieu de ses multiples démarches d'une Cour à l'autre, l'aumônier d'ambassade manque à certains devoirs ecclésiastiques : un gentleman britannique venant à décéder à Vienne, on cherche le pasteur, sans succès, et Herzl lui-même lui télégraphie, mais trop tard. Et s'entend dire par la cuisinière : “Quelle pitié pour le Révérend, c'était un enterrement tellement riche !” L'histoire ne dit pas si l'ambassadeur, au pied levé, remplaça son chapelain !
Par l'entremise d'Hechler, Herzl “relance” à leur tour le Prince Ferdinand de Bulgarie et le Grand-Duc Wladimir ; pour la gouverne de ce denier, l'auteur de “l'État juif” use d'un argument nouveau, sans doute sur le conseil du dévoué pasteur, mais dont on peut douter de l'effet positif… Le voici : “Le retour des Juifs assurera la protection des chrétiens en Orient !”
Puis Hechler se tourne vers un autre ambassadeur, où il a table dressée : von Eulenbourg, représentant du Kaiser à Vienne et mari d'une ancienne élève du pasteur. Le 14 mars 1897, il fait savoir à l'Ami qu'il sera aimablement reçu à l'Ambassade lorsqu'il le souhaitera. Von Eulenbourg est un des confidents du Kaiser, et qui sait – telle est peut-être la voie la meilleure menant à la fameuse audience ?
En avril, Herzl rencontre un des amis de Hechler – sioniste enthousiaste comme lui – le Baron Manteuffel, lequel forme sur ses terres en Italie, de jeunes vignerons juifs qu'il enverra plus tard en Palestine ! Le Baron s'apprête d'ailleurs à se rendre sur place, afin d'étudier les possibilités de colonisation. Vraiment, se dit Herzl, lorsque ces chrétiens se mêlent de sionisme ils n'y vont pas par quatre chemins !
Cette rencontre apporte un peu de baume au cœur du leader découragé. En effet, les uns après les autres, les mouvements juifs et les “amis” prennent leur distance. Le coup le plus blessant viendra de la communauté juive de Munich, annonçant son refus d'accueillir le Congrès sioniste qui devait s'y réunir vers la fin août. Plusieurs sociétés d'“Amants de Sion”, notamment à Londres et à Berlin, annoncent leur propre défection. Les rivalités de personnes, et les jalousies y ont leur part notoire. L'ami parisien, le docteur Nordau, est un des très rares à demeurer fidèle. Hechler est stupéfait de l'opposition unanime des rabbins autrichiens et allemands. Il en rencontre quelques uns, en particulier le grand-rabbin Gudemann de Vienne, mais sans succès. Il se rend bien vite compte que deux éléments interviennent, expliquant cette attitude déroutante. Tout d'abord, ces rabbins et grand-rabbins dirigent des communautés de bourgeois confortablement installés (après des siècles de mépris et de pogromes). Prêcher le Sionisme à ces braves gens serait un acte héroïque. L'ami, Herzl d'ailleurs, ne les encourage-t-il pas à prêcher subtilement contre lui et son mouvement, simplement afin de briser ce mur du silence tacite et entendu : tout plutôt que ce complot.
D'autre part, ce Théodore Herzl représente pour la grande majorité des rabbins un dangereux énergumène, qui ne pratique pas, par conséquent un être que Dieu ne saurait avoir choisi, élu, béni. La cause est entendue. Dieu ne s'occupe-t-il pas uniquement des gens pieux et affichant leur piété !
Les juifs de Munich ayant donc refusé d'accueillir Herzl et les siens 12, c'est vers Bâle que le leader se tourne.
12 Moins de trente ans plus tard, la bonne ville de Munich sera le tremplin d'un aventurier appelé Adolf Hitler…
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Début juin 1897, et vivement encouragé par Hechler et quelques autres fidèles, Herzl lance “son journal”, organe du Sionisme, intitulé “Die Welt”. Cette décision va aggraver ses relations avec la “Freie Presse” dont il est une des vedettes. Car ce célèbre quotidien est dirigé par deux juifs convertis au christianisme, et qui n'ont jamais vu d'un bon œil les étranges activités de leur collaborateur. À tel point que Herzl devra payer de sa poche (75 florins) l'annonce de la parution du premier numéro de son hebdomadaire sioniste ! Il envisagera même la possibilité d'être renvoyé de son poste de rédacteur – son gagne-pain, ne l'oublions pas – et cette crainte hantera son esprit jusqu'à sa mort, ne contribuant pas légèrement à l'user. C'est de cette époque qu'il commencera à ressentir régulièrement des douleurs cardiaques. Le 21 août 1897, Hechler envoie au Grand-Duc de Bade une lettre dont voici un large extrait :
« … la semaine prochaine j'assisterai au Congrès sioniste à Bâle… Il est tout simplement merveilleux de voir combien ce Mouvement s'est développé en un an dans le monde entier, malgré l'opposition de quelques juifs fortunés qui se soucient bien peu de la glorieuse histoire de leurs ancêtres, et bien moins encore du Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, ignorant ainsi tout des promesses faites aux juifs d'aujourd'hui, par l'intermédiaire des Prophètes… Après je me rendrai en hâte à Vienne, où j'attends quelques-uns des Évêques de la Conférence de Lambeth se rendant au Congrès des “Vieux catholiques”… »
Jointe à cette lettre, Hechler fait parvenir à Frédéric de Bade la copie d'un appel qu'il vient de rédiger, et qui parait en partie dans “Die Welt” :
« Enfants d'Abraham, réveillez-vous !
En tant que chrétien je crois également dans le Mouvement appelé sioniste, car selon la Bible et ses prophètes antiques, un État juif doit s'élever en Palestine ; il me semble, d'après les signes de notre temps, que les juifs retrouveront bientôt leur patrie bien-aimée… Ce grand et merveilleux pays que Dieu a donné à Israël pour toujours, et qui peut facilement contenir 20 à 30 millions d'habitants ; un des plus beaux pays du monde, aux zones fraîches, tempérées et chaudes, une terre où toutes les sortes de culture et de civilisation sont permises ; centre commercial, industriel comme aucun autre au monde. De nos jours, voici que les pluies tardives font leur apparition. Ainsi non seulement les Prophètes, mais la nature, répondent à Dieu. Israël ! reviens dans ta patrie. Ce pays a fêté son sabbat, et les cieux s'ouvrent à nouveau après avoir été si longtemps scellés… Certainement par ce retour prévu depuis si longtemps par le Seigneur, la situation affligeante de tant de juifs sera améliorée et la haine malfaisante de l'antisémitisme cessera. La Turquie ne peut que gagner à voir s'installer en Palestine une population agricole juive, travailleuse et ingénieuse, sous un gouvernement légal d'obédience turque et la protection des puissances européennes. Je suis certain que l'établissement d'un État juif, avec le soutien des princes européens, inaugurera le salut annoncé par Ésaïe, Michée et Zacharie…
Tout cela n'empêche nullement l'israélite de demeurer loyal et fidèle citoyen du pays où il réside. Mais si le Mouvement sioniste se fortifie rapidement ; alors ce merveilleux XXème siècle de l'Électricité, des chemins de fer, de la résurrection de l'Empire allemand et d'autres royaumes – pourra contempler la résurrection de l'État juif. Dieu le veut ! Tel est notre ordre de marche ! »
Rien ne manque dans ce naïf appel aux opposants de l'ami Herzl. Ni les prophètes bien sûr, à la place d'honneur, ni l'attrait de grandes réussites commerciales et industrielles, ni l'amélioration du climat palestinien, ni les souffrances des frères pogromisés, ni le discret rappel de l'antisémitisme universel, ni les chemins de fer, ni l'électricité, qui font bon voisinage avec l'Empire de Guillaume – ni surtout, trait très astucieux, l'assurance que malgré tout cela, il est parfaitement possible de demeurer fidèle bourgeois allemand !
Il est bien sûr impossible de préciser quelle influence cet original appel a pu exercer : mais nous aimons croire que plusieurs commerçants respectables, plusieurs docteurs austères furent "convertis" à l'amour de Sion par ce cri d'un "goy" de qualité, citant si bien les prophètes, hébreux et oubliés !
Le 24 août, dans le train qui le mène vers Zürich, Herzl relate dans son “journal” une rencontre inattendue :
« Ce matin comme je descendais les escaliers du Tiroler-Hof, qui se présente à moi ? Hechler ! Il était arrivé de la veille, et avait donné une conférence sur le Mouvement et moi-même, pendant que je déambulais solitaire dans les rues d'Innsbruck – pensant à tout sauf à “cette crème” du Tiroler-Hof se faisant donner un cours de Sionisme par un pasteur ! »
C'est ainsi que du 29 au 31 août 1897, le monde étonné apprend que se réunit à Bâle “l'Assemblée Constituante de la nation juive” ! Représentée par 202 délégués en tenue de gala, selon la volonté formelle de Herzl. Cela valait en effet la peine, à l'occasion d'un tel événement, après tant de siècles de brimades et de honte. De temps en temps, le Leader et son ami pasteur se sourient en silence, complices. C'était donc vrai ! Nous y voilà, en plein été de cette année pressentie par Hechler, qui n'était décidément pas fou. Mais ni l'un ni l'autre ne doit oublier que les véritables difficultés commencent, l'ami Théodore est en conscient qui note curieusement, la veille de l'ouverture solennelle :
« La direction de la chose va s'avérer, je pense, un exploit rare et qui n'aura d'autre spectateur que moi-même. Une danse sur des œufs invisibles :Décidément un des travaux d'Hercule, et je n'en ai plus le goût. »
- L'œuf de la “Neue Freie Presse” que je ne dois pas compromettre en lui donnant l'occasion de me renvoyer.
- L'œuf des orthodoxes.
- L'œuf des modernistes.
- L'œuf du patriotisme autrichien.
- L'œuf de la Turquie et du Sultan.
- L'œuf du gouvernement russe, contre lequel rien de désagréable ne devra être dit, bien que la situation déplorable des juifs russes devra être évoquée.
- L'œuf des dénominations chrétiennes, au sujet des Lieux saints.
- L'œuf Edmond de Rothschild.
- L'œuf des "amants de Sion" russes.
- L'œuf des colons, dont le soutien par Rothschild ne doit pas être contrecarré, tout en considérant leurs misères.
- L'œuf des oppositions de personnes.
- L'œuf de la jalousie et de l'envie…
De retour à Vienne, une fois le Congrès passé, Herzl transcrira les célèbres paroles, désormais gravées dans le cœur de chaque israélien :
« À Bâle j'ai fondé l'État juif ! Si je disais cela à présent je serais accueilli par un éclat de rire universel. Dans cinq ans peut-être, dans 50 ans certainement, la chose sera devenue claire pour tout le monde… À Bâle j'ai créé l'abstraction qui en tant que telle, est imperceptible pour la majorité. En fin de compte, avec des moyens infinitésimaux, j'ai introduit progressivement mon peuple dans l'atmosphère d'un État. Je lui ai fait sentir que cela, c'était son Assemblée Nationale ! »
Cinq ans, cinquante ans ? Dans cinq ans, il sera un homme usé à bout, dans l'impasse et près de son agonie. Mais dans 50 ans, exactement le 29 novembre 1947, une autre Assemblée, dite des Nations Unies, portera (à une voix de majorité…) sur les fonts baptismaux de l'Histoire – dans le sang – un État nouveau au nom théophore…
Pour instant, Hechler est là qui sourit dans sa barbe de patriarche bienfaisant. Ses humbles études matinales, dans le froid et dans la solitude, les railleries et les sourires de pitié depuis tant d'années – ne l'ont pas trompé. Il vit la plus grande minute de sa vie d'homme : l'ami intime se révèle comme l'élu de Dieu. N'est-ce pas, d'ailleurs, un diadème qui scintille sur son front de monarque assyrien, lorsque tous les délégués se lèvent pour l'acclamer dans les cris et dans les pleurs – ou bien est-ce tout simplement le jeu des lumières ?
Hechler vit également sa plus grande minute de pasteur : les prophètes, vieux compagnons dès l'enfance, éclairent cet instant. Il a bien déchiffré l'Histoire ; il sait de manière sûre, dès ce moment d'émotion et de gloire, que Jérusalem va reprendre son rôle de plaque tournante de la politique de Dieu, combien au-delà de Berlin et de Londres, de Paris ou de Constantinople. Tes fils, tes filles reviennent, vieille Mère farouche et tendre. Les voici sous mes yeux, un peu gauches dans leurs habits de gala. Ils se tournent vers toi ; ils ne t'oublieront plus…
De toutes les réactions dans le monde, celles du Vatican sont les plus nettes. En effet, le Saint-Siège fait circuler une note protestant contre les velléités juives d'occuper les Lieux-saints, Herzl demande audience au Nonce Taliani, à Vienne ; reçoit un avis du secrétariat de la nunciature : réceptions chaque jour de 10 à midi ; se présente le 23 septembre pour s'entendre sèchement refuser l'audience.
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L'objectif principal demeure l'audience impériale. Hechler utilise toutes ses relations, le Grand-Duo et les Princes, son collègue à Berlin, Dryander. Herzl de son côté, écrit le 22 octobre une lettre à Frédéric de Bade, et joint un mémorandum pour le neveu-empereur. Il apprendra le 1 décembre que le Kaiser a bien reçu la chose, ne peut le recevoir à présent, mais le prie de lui faire parvenir l'étude publiée par le leader sioniste et intitulée “Der Basler Kongress”. Demi-victoire. Attendre et espérer.
Note du 12 mars 1898: « Las, mon cœur se détraque… »
Le 17 avril :
« À Vienne, “Die Welt” a 280 abonnés… Je dois bien sûr prendre l'énorme déficit à mon compte… »
Puis le 21 mai :
« Hechler se rend à Berlin afin d'assister à une Conférence d'églises. Je lui demande vivement de me procurer l'audience impériale… S'il réussit je lui promets de l'envoyer à nos frais en Palestine en automne lorsque le Kaiser s'y rendra… Il me demande de l'accompagner à la chapelle dimanche prochain. Ni plus ni moins ! Sur ce je commençais à parler de l'herbe poussant dans mon jardin… Mais quand il fut parti, je lui écrivis pour l'assurer qu'il irait en Palestine en automne… »
Hechler de Berlin écrit chaque jour à l'Ami, et tous ses messages se terminent par la formule: “Ora pro nobis !” Ce qui n'est pas pour rassurer Herzl ! En effet le 31, le pasteur doit rentrer bredouille de Berlin. Il fera par contre, part a son ami de l'entrevue avec Frédéric de Bade, lequel conseille fortement de tout faire afin de gagner à la cause von Eulenburg à Vienne, conseiller écouté du Kaiser. Que Hechler, recommande le Grand-Duc, n'hésite pas à répéter à l'ambassadeur allemand, que le Sionisme peut se révéler important pour la politique de l'Allemagne au Moyen-Orient.
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Finalement, le 28 juillet 1898, Frédéric de Bade, de St. Moritz où il se repose, envoie à Guillaume II une longue lettre où il est question de Herzl, du Sionisme, et d'un projet cher au cœur de Hechler. Projet tendant à retrouver l'Arche de l'Alliance et les Tables de la Loi, quelque part cachées par Moïse avant sa mort sur les pentes du Mont Nebo. Hechler est tout à fait sûr de son fait. Aussi souhaite-t-il que l'Allemagne – ou l'Angleterre – achète au Sultan dont les finances sont perpétuellement asséchées tout le district de la Mer Morte. Cette rêverie, le vieux pasteur la poursuivra jusqu'à sa mort en 1931 !
Il espère bien, sur le moment, que Guillaume II, peu ému par Herzl et son Idée, ne manquera pas de l'être par cette occasion biblique de faire briller l'Empire allemand dans le monde par la trouvaille archéologique la plus fantastique. Et par la bande, ce sont en fin de compte l'ami Herzl et son Idée qui sauront bien en profiter !
Dans cette bataille, l'aumônier de Vienne fait donner, comme dernier carre de la Garde, à l'assaut du Kaiser, Moïse et ses Tables ! Il est touchant de constater avec quel sérieux, avec quelle peine, le bon Frédéric explique en long et en large ce projet farfelu au neveu de Berlin. Lequel, deux mois plus tard, le 29 septembre, répondra de son chalet de chasse à Romintern :
« … il fait chaud et les cerfs me laissent peu de temps… j'ai parcouru les écrits du pasteur Hechler et j'ai fait lire par un de mes secrétaires l'étude de ce Dr Herzl… L'idée sioniste est à suivre, car il ne faut pas manquer cette occasion d'affaiblir la puissance juive… tout en portant un coup sérieux à la subversion socialiste. Une bonne chose également que de venir en aide aux finances turques grâce aux Rothschild et autres… Mais je n'oublie pas que les juifs ont tué Jésus, et Dieu leur a bien fait payer ce crime ; c'est pourquoi si les sujets allemands s'étonnent que l'Empereur soutient un mouvement juif, eh bien il conviendra de leur rappeler qu'il est écrit dans l'Évangile: ‘Aimez vos ennemis et faites du bien à ceux qui vous persécutent’. Ainsi que cette sentence du Christ : ‘Faites-vous des amis avec les richesses injustes’ ! »
Cette exégèse impériale est savoureuse et jette une certaine lumière sur ce Kaiser qui devait, quelques années plus tard, plonger sciemment toute l'Europe dans un horrible carnage et devenir pour une bonne partie du monde, l'incarnation du Diable…
Mais ceci mis à part, Guillaume se déclare prêt à recevoir le Dr Herzl en Palestine, lors de son prochain pèlerinage.
Fin août, le deuxième Congrès se réunit à Bâle, particulièrement épuisant pour Herzl : ce dernier devant présider la dernière séance durant vingt-et-une heures !
Puis le 3 septembre, en compagnie du fidèle Hechler, seconde audience auprès de Frédéric de Bade, lequel se prononce franchement en faveur de la création d'un État juif. Le Kaiser a demandé à von Eulenbourg une étude sérieuse sur le problème, avant l'entrevue d'automne à Constantinople avec le Sultan. L'Allemagne est en effet en train de s'installer dans le cœur de l'Empire ottoman. L'idée de retrouver l'Arche de l'Alliance l'a séduit et il en parlera à Abdul Hamid…
Sur ces entrefaits, l'Impératrice d'Autriche est assassinée et toutes les têtes couronnées se retrouvent à Vienne le 17 septembre. Le 16, von Eulenbourg reçoit Herzl, en compagnie de Hechler. Lequel met la dernière main, en bras de chemise ! à une petite exposition biblique dans le hall de l'Ambassade…
Eulenbourg se révèle cordial et sincèrement prêt à faire tout son possible auprès de l'Empereur, qui certainement sera heureux de recevoir Herzl en Terre sainte. Le septième ciel ! "Journal" de Herzl, ce 16 septembre 1898 :
« En guise de récompense pour ses services récents, Hechler reçoit ses frais de voyage en Palestine : mille florins pour commencer.
Il est une si bonne âme, modeste et humble. Il ne m'a même rien réclamé, et cela me fait chaud au cœur de pouvoir réaliser le vœu secret du cher homme. »
Le lendemain Herzl rencontre pour la première fois le chancelier von Bülow, débordant de belles paroles et de sourires, mais se rendra bien vite compte que tout cela est fausseté et cache une froide hostilité aux plans sionistes.
Cette note du 8 octobre, naïve et douloureuse à lire :
« Grâce au Sionisme, les juifs pourront à nouveau aimer l'Allemagne, à laquelle nos cœurs restent attachés, malgré tout ! »
Comme certains auraient du mal à comprendre qu'un pasteur accompagne Herzl et la délégation sioniste en Terre promise, Hechler précède son ami et s'embarque seul début octobre pour Constantinople et Jaffa. Auparavant il envoie trois messages coup sur coup à l'ami Théodore, véritables mots d'ordre pour se préparer à retrouver la terre des Pères :
« Voici des jours viennent dit l'Éternel, où je susciterai à David un germe juste ; il régnera en roi et prospérera, il sera juste et droit dans le Pays. »
« L'Éternel des armées célestes les bénira ainsi : bénis soient l'Égypte mon peuple l'Assyrie œuvre de mes mains et Israël mon héritage… »
« Ainsi parle l'Éternel : Je retourne à Sion et veux habiter au milieu de Jérusalem
Jérusalem sera appelée Ville fidèle. »
Il est juste que d'autres, après les ducs, les princes et les ministres de ce monde, aient quand même le dernier mot dans cette unique aventure. Il est juste que les prophètes hébreux, de la part du seul maître de l'Histoire, ouvrent ce pèlerinage, et que les hommes en route vers Jérusalem, par intérêt, par gloriole, ou par amour, fassent silence un instant…
Puis une longue lettre pour Frédéric de Bade, comme il se doit dons voici des extraits :
« À nouveau Dieu est très bon en ma faveur : cette lettre vous apprendra, Majesté, que je pars pour Jérusalem !
L'Impératrice d'Autriche a été assassinée à Genève… et j'ai dans mon sermon de dimanche dernier lancé un sérieux appel aux parents et aux éducateurs, particulièrement aux mères, afin qu'elles ne négligent pas leurs devoirs envers leurs enfants, les élevant dans l'amour de Dieu et le désir d'être de loyaux sujets. Le monde se corrompt sans cesse davantage, en partie du fait que tant de mères égoïstes et sans cœur ne recherchent que leurs plaisirs, au lieu d'être bonnes épouses et bonnes mamans. Si seulement la mère de Lucheni avait envers lui accompli son devoir ! »
Notons au passage cette analyse très spéciale des éléments anarchistes de l'époque : si l'assassin de l'Impératrice avait eu une bonne mère l'élevant dans le respect des têtes couronnées, la gent souveraine serait encore en vie…
« J'ai l'intention, Dieu voulant, de quitter Vienne le 3 ou le 4 octobre et d'aller admirer au musée de Constantinople l'inscription grecque qui se trouvait dans le Temple de Jérusalem et que le Sauveur a pu contempler. Je ferai également une visite de courtoisie à l'ambassadeur d'Allemagne et à son épouse, qui fut une de mes élèves à Karlsruhe, et m'a aimablement présenté à son époux, lors de son récent séjour à Vienne. C'est à lui que je veux parler du mont Nebo afin de le persuader d'intervenir auprès de l'Empereur pour obtenir tout le district oriental du Jourdain près de la Mer Morte… sans doute y trouvera-t-on aussi les manuscrits des cinq livres de Moïse, écrits de sa main et qui furent cachés dans l'Arche – et tout cela prouvera combien insensés sont les théologiens actuels lorsqu'ils affirment que Moïse n'a rien écrit… »
On le voit, Hechler ne doute pas un instant que cette découverte s'avère possible. Et pourquoi pas ? Sans prétendre que les documents les plus fameux de l'histoire des religions sont vraiment enfouis quelque part, la découverte des célèbres manuscrits, dans la même région de la Mer Morte, est assez bouleversante en soi, et porta un coup fatal à ces mêmes critiques “insensés” que stigmatise le doux Hechler, à 50 ans de distance ! Mais les hommes et les politiciens au Moyen-Orient, préfèrent se combattre et se haïr plutôt que de s'unir pour partir à la recherche, pourquoi pas ?, de ces Tables légendaires qui, pour la première fois, ont révélé au monde ce qu'étaient la justice et la fraternité.
« J'espère atteindre Jérusalem au moins une semaine avant l'Empereur et me rendre de suite sur le mont Nebo – si mes moyens le permettent – et photographier cette région pour Sa Majesté… Tout le district est dit-on très riche en minéraux précieux. Je crois que d'extraordinaires inscriptions y seront mises à jour, semblables à la stèle moabite de Mesha, trouvée non loin du Nebo… Le Seigneur fait avancer si vite l'Histoire, que me voici dans la position de pouvoir intercéder auprès de l'Empereur d'Allemagne, pour la sauvegarde de tous les protestants et de tous les juifs en cette partie du monde… Combien le saint roi Frédéric-Guillaume IV se réjouirait-il s'il était encore parmi nous !… »
Gentil Hechler qui fait de l'artisan de l'unité allemande autour de Berlin “un saint monarque” – mais n'était-ce pas un roi extrêmement pieux, qui érigea à Jérusalem un siège épiscopal protestant… ?
« J'ai attentivement observé le Dr Herzl lorsqu'il était en compagnie de Son Excellence, et je l'ai trouvé aussi humble et simple que d'habitude. À Constance, alors que nous nous rendions à l'audience de Votre Majesté, je lui conseillai de porter l'Ordre précieux qu'il avait reçu de la part du Sultan ; mais il refusa par humilité. Comme il refusa de publier un communiqué, bien que Votre Majesté lui en eut donné la permission. Lorsque le Congrès sioniste lui offrit un salaire régulier, il refusa encore.
Ô! qu'il soit non seulement un instrument dans les mains de Dieu, mais le Serviteur précieux et humble de cœur pour la gloire et le bien de l'humanité ! Dans nos revues de l'Église anglicane, je lis que les prières des fidèles sont sollicitées en faveur du Dr Herzl, afin que Dieu le guide… »
Ces dernières lignes sont étranges, il convient de les cerner de plus près. Il semble bien que Hechler ait attendu de son vivant, sans doute la Parousie elle-même, mais surtout le dernier-signe avant-coureur selon la tradition juive : l'apparition du hérault messianique, réincarnation d'Élie, annoncée dans les derniers versets des Prophètes (Livre de Malachie).
« Le deuxième Congrès sioniste à Bâle, une fois de plus a démontré combien les juifs accomplissent les prophéties de Dieu, sans même le savoir. Les croyants parmi eux n'hésitèrent pas cette fois à soulever le problème religieux… Le grand-rabbin Gaster fit un exposé sur le Sionisme à la lumière de la Foi… et cela ils le font aussi simplement, inconsciemment, que leurs pères avant eux, lorsque le Sauveur vint pour la première fois à Jérusalem… Les déléguées ont déclaré vouloir élever leurs enfants dans la foi sioniste… chaque détail est passionnant pour nous autres théologiens qui nous tenons tels des sentinelles sur les murailles spirituelles de Sion… Nous assistons à la résurrection des ossements entrevus dans la vallée par Ézéchiel. Dieu veuille que nous assistions bientôt à l'effusion du Saint-Esprit, annoncée par le même prophète dans le même passage (chapitre 37). Un des rabbins, au Congrès de Bâle, de tendance libérale, m'a affirmé qu'il allait à nouveau introduire dans son rituel la prière si longtemps délaissée : “L'an prochain à Jérusalem !” »
Ainsi Hechler n'hésite pas à inscrire l'idéal sioniste dans le contexte général de la Foi, par une compréhension profonde de cette charte sioniste citée par Ézéchiel. Si c'est Dieu qui est à l'œuvre, et comment n'y serait-il pas ? – les aspects physiques et matériels de cette aventure spirituelle ne s'opposent pas à Sa volonté. C'est pour ne pas comprendre ce mystère, partie intégrante du grand mystère d'Israël, que les Églises n'ont pas su soutenir, ne savent pas reconnaître, le Sionisme et son État.
Dernier chapitre de cette longue lettre à Frédéric de Bade :
« Nous attendons la visite de l'Empereur allemand en Terre sainte, le mois prochain. Mais peut-être aurons nous bientôt le privilège d'y rencontrer Jésus, lequel a promis d'y revenir… lui ‘dont les pieds se poseront en ce jour sur le mont des Oliviers’.
Bien des signes se multiplient, autour de nous annonçant la Parousie dans des délais plus brefs que bien des théologiens le pensent. Un de signes qui m'a été révélé la semaine dernière, vient des Indes : l'attente grandissante des Hindous et des musulmans de la Venue d'un Libérateur. Le pasteur Guildford du Pundjab écrit ‘qu'ils espèrent une ère heureuse de mille ans introduite par l'apparition d'un grand homme’. Aux Indes occidentales, un musulman annonce le retour du Christ, ce qui lui vaut bien des persécutions… Ces faits étonnants me rappellent ce que Tacite relate de son temps (qui était évangélique) au sujet des espérances païennes à Rome et dans l'Empire. C'est pourquoi il ne faut pas s'étonner si les signes de la Parousie nous sont offerts par des êtres étrangers à la Chrétienté. »
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Finalement, les efforts conjoints de Frédéric de Bade, de Hechler et de Herzl portent leur fruit le 10 octobre, le Grand-Duc envoie en télégramme à Hechler annonçant que l'Empereur accepte de rencontrer Herzl à Constantinople, puis en Palestine : le 16 octobre à Constantinople, le Kaiser reçoit le chef sioniste, en présence de son ministre von Bülow. Voici quelques uns des propos saisissants échangés à cette occasion, tels qu'ils sont transcrits dans le journal de Herzl, en date du 19 octobre :
« … l'Empereur déclara que ‘le Sionisme méritait son attention’… Il parlait toujours des juifs en disant ‘votre peuple’, sur un ton qui n'était pas précisément cordial. Il ne doutait pas qu'avec l'aide de ‘nos ressources humaines et financières’, nous réussissions à coloniser la Palestine… Il y a toutefois des éléments dans votre peuple qu'il serait bon de transplanter là-bas ; je pense à la Hesse où des usuriers sont à l'œuvre dans la Population… »
À ce point, la conversation qui vient de s'engager prend une tournure aigre, attisée par l'attitude de von Bülow – car Herzl prend la mouche et se lance dans une vive attaque de l'antisémitisme. Mais il se rend compte du “faux-pas”, et très adroitement oriente l'entretien vers la France et l'Affaire Dreyfus, ce qui provoque cette étonnante tirade du Kaiser, devant un Herzl stupéfait et un Bülow gêné :
« … Quels sont ces gens à Paris ? Pensent-ils vraiment que je suis fou au point d'envoyer des lettres à n'importe qui ? Hanoteaux avait mis sur table 27.000 frs pour ces faux. C'est à lui qu'ils furent soumis, et lui ce Richelieu, ce grand homme d'État, fit semblant de les croire authentiques ! La chose fut révélée par la princesse Mathilde, chez laquelle Hanoteaux déclara devant une nombreuse assemblée, qu'il possédait des lettres de ma main ; elle en vit l'impossibilité et le lui déclara devant de nombreux officiers… Depuis un certain temps les fonds secrets de l'État-Major français ont disparu. On a également offert 20.000 frs à Dreyfus, il refusa en disant : ‘Que ferai-je de cette somme ?’ C'est pourquoi ils ont du le liquider, puisqu'il était au courant de ce qui se tramait. Ainsi Esterhazy et du Paty du Clam sont compromis, avec un grand nombre d'autres officiers, et maintenant ils se tiennent tous les coudes. Je me demande souvent ce qui va advenir de la France… »
Herzl apprend donc du Kaiser que Dreyfus est innocent ! Cela ne l'empêche pas de revenir à ses moutons :
« … La France ne peut se permettre de s'opposer à notre projet ; quant à la Russie, il représente également une solution (pour elle). Puis je développai devant lui tout le plan accompagné de ses marques d'assentiment de la tête… Il m'écouta durant tout ce temps avec une attention extraordinaire… finalement je lui dis :… la chose me semble tout à fait naturelle !
C'est alors qu'il me dit : “A moi aussi ! Cela fera une rude impression si l'Empereur d'Allemagne s'intéresse à ce projet…”
Et j'eus la sensation féerique d'entendre la fabuleuse licorne me parler et se présenter en ma langue.
Il se leva et me dit : “Dites-moi en un mot ce que je dois demander au Sultan.
Une Compagnie à charte – sous protection allemande.
Bien ! Une Compagnie à charte”. »
Lorsque Herzl débarque à Jaffa, l'Empereur vient lui-même d'arriver et des salves sont tirées en l'honneur de ce dernier. Le bon Hechler par contre dit à qui veut l'entendre qu'en réalité ces bruyantes marques d'honneur sont "prophétiquement destinées" au vaillant leader sioniste qui pose pour la première fois de sa vie ses pieds sur le sol de la terre promise. Souhaitons que ces propos ne soient pas parvenus aux oreilles impériales ! Le Kaiser n'était pas homme à en apprécier le contenu mystique…
Herzl de son côté est atterré par la situation des colonies juives qui souffrent toutes de la malaria, et sont assez démoralisées malgré les subsides énormes d'Edmond de Rothschild.
Le 28 octobre, devant l'entrée de l'École d'Agriculture de MikwehIsraël, première colonie juive fondée par l'Alliance Israélite Universelle en 1870 – Herzl rencontre brièvement, et pour la seconde fois le Kaiser, sur son chemin de Jérusalem. Quelques réflexions sont échangées, l'Empereur répète à plusieurs reprises “Le pays a un grand futur, un grand futur – mais il faudra énormément d'eau”. Tous les spectateurs, et en particulier les inspecteurs de Rothschild, peu enclins à voir Herzl et sa suite d'un bon œil, son confondus de stupéfaction…
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Deux jours plus tard, à Jérusalem, Herzl déclare à son ami pasteur :
« Si j'ai mon mot à dire lorsque le siège épiscopal anglican sera à nouveau vacant, vous deviendrez l'évêque de Jérusalem ! »
Et devant la réaction de Hechler : “Parfaitement ! évêque de Jérusalem !”
Herzl cependant veut obtenir un engagement formel de l'Empereur, et le pasteur sioniste est une fois de plus envoyé en mission auprès des Eulenbourg et autre Bülow. Longues attentes sous les tentes brûlantes, brimades et moqueries des officiers d'ordonnance, sourires en tendus dans la suite impériale… “Voici ce révérend un peu toqué et ses folles idées juives !”
Finalement, le 2 novembre (19 ans jour pour jour avant la fameuse Déclaration Balfour) Guillaume II reçoit une dernière fois la délégation conduite par Herzl. Le Kaiser est cette fois extrêmement vague et déclare à Herzl qui lui remet un nouveau mémorandum : “Je vous remercie de cette intéressante communication ; l'affaire mérite certes d'être discutée et étudiée…”
Ils ne se rencontrent plus, et cette sentence polie et banale marque la fin de l'intérêt de l'Empereur à la cause sioniste. Herzl apprendra plus tard que le Kaiser fut désagréablement surpris, par la présence juive orthodoxe à Jérusalem, vivant uniquement des dons et des secours des communautés juives à l'étranger. D'autre part, il n'a bien sûr pas pris la peine de visiter les premiers travaux de colonisation juive, il n'a pu se rendre compte du combat héroïque mené contre les marais, la rocaille et la malaria. Enfin, par les efforts de von Bülow, Guillaume II réalise la violente opposition turque à la pénétration juive, et surtout au mouvement que Herzl vient “politiquement” de lancer. Qui sait ? ces sionistes risquent de compromettre les propres plans de pénétration et d'influences allemandes. Cet argument de von Bülow suffit sans doute à réduire à néant le beau rêve de Herzl et de Hechler.
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Le temps des audiences impériales passé – Hechler, heureux comme un poisson sioniste dans les eaux du Jourdain, chevauche vers la fournaise de la Mer Morte, vers ce mont Nebo dont il rêve depuis tant d'années. Par moments, est-ce un mirage, il semble que l'Arche d'Alliance brille dans le lointain, et que les Tables se dressent dans le ciel, d'où elles avaient été données – il semble, dans ce décor, que c'était hier… Le pasteur-archéologue se rend bien vite compte que des mois de recherches seront nécessaires, sans parler de sommes très importantes.
Rentré à Jérusalem il se rend d'un pasteur et d'un missionnaire à l'autre et leur tient un langage qui n'est guère apprécié :
« Bien sûr, cher collègue, vous tenez à la conversion des juifs. Mais les temps changent rapidement, il importe de voir plus loin et plus haut. Nous entrons, grâce à ce Mouvement sioniste, dans les temps messianiques d'Israël. Ce ne sont donc pas tant les portes respectives de vos églises qu'il convient d'ouvrir à présent aux juifs, que les portes mêmes de leur patrie, afin de les soutenir dans leurs travaux à venir d'assainissement, d'irrigation et de reboisement. Tout ceci, cher collègue, est messianique, annonce le souffle puissant du Saint-Esprit, mais il faut d'abord que les ossements desséchés revivent et se rassemblent… »
Les chers collègues sont peu convaincus, malgré le respect que leur inspire ce pasteur étrange, vaguement diplomate, au mieux avec les princes européens, reçu par le Kaiser. Mais c'est cela même qui lui a tourné la fête, et ses arguments sentent de fort loin la “tentation judaïsante”, et qui sait ce que cet Herzl a bien pu lui promettre ? N'y aurait-il pas en plus, du Rothschild là derrière ? Ce mélange de théologie “juive” et de “politique” n'inspire nulle confiance. Ainsi raisonnent les missionnaires de Palestine… de nombreux disciples les suivront, jusqu'à nos jours…
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C'est de ce pèlerinage que date la plus belle photographie que nous possédions de Hechler. Vêtu tel un sheikh issu de la Bible, il évoque irrésistiblement le patriarche. Tout fait deviner l'homme qui sait où il va ; niais dans le regard se cache un voile mélancolique : le voile de celui qui se tient sur les pentes du mont Nebo, le cœur tendu vers Sion si proche et si lointaine, au sein de la Terre promise et interdite.
Il est là, devant lui, ce pays autrefois si fertile, et son esprit peut seulement imaginer ce que l'Autre voyait, il y a tant de siècles. Disparues les magnifiques forêts de Gilead, de Bashan et du Liban, disparues les fantastiques oasis de cette vallée du Jourdain. Les collines sont retournées à la désolation, les vallées à la malaria.
Mais il sait que tout cela va revivre, et son front est serein. Des événements prophétiques se sont déclenchés, et aucune force au monde ne pourra leur porter échec. Le prince juif non-couronné, certainement de la lignée de David, qui l'accompagne, s'en porte garant par sa simple présence…
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Pour l'instant, patrie interdite. En cette fin d'année 1898, toutes les portes à Berlin et à Constantinople se ferment. Plus nombreuses sont les voix “amies” qui déclarent à un Herzl découragé : “On te l'avait bien dit ! Tes plans reposent sur le sable, ce sable palestinien amassé inexorablement par les vents du désert. Et ce n'est pas ton prophète chrétien qui pourra te sortir de ton enlisement. Allons, sois raisonnable ! Écoute la voix douloureuse et sage de ton épouse, pense à l'avenir de tes enfants, à ta vocation d'écrivain, d'homme de théâtre ; là réside ta vrai gloire, Herzl !”
Herzl, au creux de la vague, écrit :
« Les riches et les grands d'Israël se chargent à vrai dire d'une lourde responsabilité en m'abandonnant… Ils me laissent m'user en de stériles efforts. Je pourrais mourir sans avoir posé le fondement de l'Œuvre, et la cause serait alors perdue… »
Non ! répète Hechler, dans ses visites et ses simples et naïfs messages, ses prières fidèles, son hymne sioniste, qui parfois, quand le cœur se serre par trop, prend des intonations de marche funèbre.
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Quelques mois durant, les deux hommes tenteront de réveiller l'intérêt de l'Empereur Guillaume II – pour voir tous leurs efforts se briser au doux sourire hypocrite de von Bülow et de quelques autres.
C'est alors que se placent deux interventions parallèles et concertées, de la part des deux amis, et qui portent une certaine ombre sur le tableau héroïque du Sionisme naissant. Nous appellerons cette double démarche "l'incident nationaliste" de l'amitié unissant Herzl à Hechler.
Le 6 janvier 1899, dans son hebdomadaire “Die Welt”, Herzl fait paraître un éditorial intitulé “La France à Constantinople”, à l'occasion de la nomination auprès du gouvernement de la Porte du nouvel ambassadeur de France, Constans. Quelques jours plus tard, Herzl en fait parvenir plusieurs exemplaires à Frédéric de Bade, accompagné d'une lettre brève où le visionnaire déclare :
« Je crois pouvoir affirmer que cette nomination constitue une réplique française directe au voyage du Kaiser en Palestine, et dont le but profond est de miner l'influence allemande en Turquie… Constans sera sous peu le centre d'attraction de toutes les intrigues contre la présence allemande… »
Le 2 mars de la même année, Hechler de son côté fait parvenir à Frédéric une lettre fort significative dont voici d'importants extraits :
« … Le Dr Herzl vient de me communiquer que selon des renseignements récents, le gouvernement français s'apprête à utiliser les sionistes français afin de rétablir la présence française en Palestine. Cette orientation semble dater du retour de l'Empereur… Les sionistes français ont toutefois fait savoir au Dr Herzl que s'il réussissait politiquement, ils se rangeraient à ses côtés. Or cette réussite se fait à leurs yeux trop attendre, et de ce fait ils se laissent porter vers une autre voie. Le Dr Herzl s'en plaint vivement, car il est de tout cœur favorable à la solution allemande ou anglaise. Des organisations de colonisation judéo-françaises sont à l'œuvre à Constantinople… Elles se lancent dans l'achat massif de terres, sans garantie juridique, au lieu d'obtenir au préalable l'accord et le soutien d'une grande puissance, comme le souhaite le Dr Herzl. Ce groupe qui s'intitule "Amants de Sion" est ouvertement soutenu par “l'Alliance Israélite Universelle” et son siège est à Paris… Les sionistes français ont ouvertement posé cette question à Herzl : Qu'avez-vous manigancé avec le Kaiser à Jérusalem ? Il me semble que l'influence de la France dans ce domaine peut s'avérer très dangereuse, car selon mon opinion solidement établie, les Sionistes doivent se placer sous la protection de l'Allemangne et de l'Angleterre, les deux grandes puissances protestantes, selon la volonté du roi Frédéric-Guillaume IV de Prusse, exprimée voici plus de 50 ans… »
De nos jours certaines voix s'élèvent encore affirmant que William Hechler était au service des intérêts allemands et anglais, tout au long de son amitié pour Herzl : on va même jusqu'à parler “d'agent secret” de l'Intelligence Service ! L'aumônerie de Vienne faisant paravent pieux et commode.
Dès que l'on se penche sur cet homme, ses écrits, sa manière d'être et de s'exprimer, dès que l'on découvre sa passion pour tout ce qui touche à Israël et à sa terre promise – on ne peut que sourire devant de telles allégations. Et certes Hechler fut l'agent secret d'une politique précise : celle de Dieu menant l'histoire de Son peuple à son terme sioniste et pré-messianique. Agent de la “politique du Royaume sur la terre comme au ciel”, il l'est de tout son cœur, vingt-quatre heures par jour, et gracieusement !
Il est non seulement pasteur de l'Église anglicane, mais avant tout le point d'aboutissement historique de toute une lignée de théologiens protestants, anglais pour l'immense majorité, et qui tous ont passionnément souhaité que Londres rende Jérusalem au peuple de la Promesse. Nul n'est besoin d'être agent secret pour ce faire, et nous dirons même qu'il importe de ne pas l'être. Les agents secrets ne s'embarrassent pas d'une théologie basée sur les écrits des Prophètes hébreux.
Dans cette lettre à Frédéric, Grand-Duc de Bade, un mot-clé : “puissance protestante”. Les historiens ont trop souvent tendance à sous-estimer, voire à ignorer, les données religieuses de certains phénomènes historiques. Les guerres de religion ne sont pas si éloignées de nous, elles vivent encore dans les consciences de nombreux chrétiens. On dit parfois, dans certaines régions : “C'était hier !” et l'on ajoute : “Cela pourrait recommencer…” Certains régimes sont-ils si éloignés du règne de l'Inquisition ? Combien en sortaient à peine du temps de Hechler : presque toute l'Europe ! À cette époque, d'autre part, la France parait gravement atteinte dans son âme même – l'Affaire Dreyfus fait rage – et l'Allemagne grandit en force, en ambitions de toutes sortes.
Hechler n'éprouve pas plus de sympathie pour la France d'hier : celle des rois fanatiques persécuteurs de huguenots – que pour celle d'aujourd'hui, qui crie en pleine rue, à quelques pas de la Sainte-Chapelle et de Notre-Dame : “mort aux Juifs !” De cette France Drumont est le prophète, cela suffit pour que la cause soit entendue. Et certes à Vienne, la situation est tout aussi alarmante, mais Vienne n'est pas Berlin ; dans cette dernière capitale l'antisémitisme n'est pas ouvertement entretenu par l'armée et le clergé… Enfin, le sang allemand de son père coule dans les veines du pasteur visionnaire, et c'est un prince allemand, le plus noble de tous, qui a pris sous son aile le prince juif non-couronné. Ce n'est pas tant Guillaume II l'impulsif que Frédéric-Guillaume-le-Pieux, qui aux yeux de Hechler, incarne l'Allemagne de son temps, et certes là il a tort.
Quant à Herzl, ses sentiments – théologie mise à part – découlent d'une même expérience.
Né à Budapest, Herzl est le sujet d'un Empereur allemand au régime indéniablement porté vers le libéralisme. Ses œuvres et surtout son "“journal” révèlent le grand bourgeois éclairé, rêvant d'instaurer en Terre d'Israël, un régime nettement aristocratique reposant certes sur la dignité humaine de tout un chacun. Les bienfaits du suffrage universel le laissent froid : il a trop étudié le régime parlementaire à Paris pour en être partisan. Il fut un jour bouleversé par les souffrances de son peuple, comme le premier Moïse du premier Exode. Et s'il n'a pas comme ce dernier, “tué l'égyptien”, il a vu le frère juif brimé et sali, dans la personne d'un capitaine d'État-Major français. Alfred Dreyfus est sans aucun doute l'étincelle qui alluma le feu sioniste de Herzl, ce feu en lui brûlera toujours, nourri au même scandale, attisé par les pogromes. Et cependant, cette France, il l'aime tendrement, mais il ne réussit pas à l'idéaliser. Il nourrira toujours la nostalgie d'une certaine figure de la France.
Enfin, les milieux sionistes français, davantage encore que ceux de Londres, ne le comprennent pas, se méfient de lui, et parfois le trahissent. Le très noble docteur Nordau est la classique exception confirmant la règle. Les Rothschild s'opposent à lui, et minent son œuvre jusque dans les milieux du Vatican. De belles âmes comme Bernard Lazare, l'ami d'un Péguy, condamnent ses projets financiers, comme si la résurrection d'un désert pouvait se faire sans banques et sans emprunts ! Les rabbins, de leurs côtés, réagissent presque tous à l'imitation de leurs collègues de Munich et de Vienne : il fait bon vivre dans les Babylone modernes…
Résumons.
Pour Hechler, la France évoque le double spectre du martyre huguenot et de la passion anticléricale. Pour Herzl, elle crie chaque jour : mort aux juifs ! Elle représente par excellence la douce terre d'exil où l'on s'enlise, où l'on oublie.
Il ne faut pas trop demander à ces deux hommes. Comment exiger qu'ils rompent toute attache patriotique, qu'ils brisent toute affinité naturelle ?
Ceci dit, le Prince et son Prophète étaient bien placés pour ne pas oublier que le Sionisme était un appel lancé au monde entier partout où vivaient des enfants d'Israël. Ils l'oublient, à ce moment précis de leur unique aventure.
Quant au Turc malade, comment chaque grande puissance pouvait-elle ne pas se sentir une vocation de docteur ou d'infirmière… La France après tout, avait quelques titres de noblesse à faire valoir sur cette Terre sainte ; droits remontant à l'époque où la Prusse stagnait dans ses propres marais ! Le sang français avait abondamment coulé en Judée, en Galilée, en Samarie ; certes rarement pour des mobiles purs, mais il avait coulé, et l'ombre de Saint-Louis hantait plus les esprits que celle de David-roi… Mais les Croisades n'ont jamais particulièrement ému un enfant de la Réforme sans parler d'un enfant d'Israël !
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Les deux amis n'ont pas su – au creux d'une vague de découragement intense – se réjouir de tout soutien, de toute intervention pouvant amener un Sultan corrompu à composition. Par dessus toute contingence de grandeur nationale, de prestige religieux. Et certes l'attitude hostile du Vatican, dès les origines sionistes, ne pouvait encourager un William Hechler à oublier un instant ses attaches et ses sentiments pour la Réforme. Rendons-lui cette rare justice, que jamais pour un quelconque intérêt personnel, il ne fit jouer ses relations avec des têtes couronnées ou des mitres protestantes ; il fut un théologien sans ambitions personnelles, sans orgueil spirituel, tout entier au service de son Maître et de l'ami Herzl. Nous l'avons déjà vu se compromettre, braver le ridicule des raffinés et des riches, encourir sereinement les remontrances des gens de Londres – tout cela pour que Jérusalem soit bien vite rendue au peuple de David et du Christ.
Il fut de bonne foi et c'est de tout cœur qu'il croyait à la “mission protestante” dans l'aventure biblique du Sionisme. Enfin qu'il nous soit permis de poser cette question : combien de princes, de cardinaux, d'hommes d'État catholiques en Europe, avaient compris la vocation de Herzl, s'étaient offerts à la soutenir ? Combien de Frédéric de Bade sachant se faire humbles devant les prophètes hébreux – combien d'évêques priant pour l'ami Juif – combien de politiciens formés par de bonnes connaissances bibliques ? Combien en Autriche, en France, en Italie, en Espagne très romaines et très chrétiennes ? Et pour ce qui était alors du monde où les eglises orthodoxes devaient représenter le Christ et ses exigences de justice et d'amour fraternel, mieux vaut ne pas y penser…
La Providence semblait donc bien désigner Berlin et Londres. Il y avait certes un dicton allemand disant : “Heureux comme Dieu en France !” mais comment un tel trait libertin aurait-il pu toucher notre aumônier puritain au service d'une ambassade victorienne ?…
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Note dans le “journal” par Herzl, le 16 août :
« Mon testament au peuple juif : Faîtes votre État de telle sorte que l'étranger s'y sente heureux. »
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Les deux amis ayant compris qu'il n'y avait plus d'espoir du côte de Berlin, ils se tournent vers d'autres couronnes : le Tsar et le Sultan. Le premier n'accordera jamais audience, il n'est pas de ceux qui honorent des Juifs, mais de ceux qui les persécutent. Le second – maître de la Terre promise – recevra Herzl. Les prophètes ne le gênent pas, étant lointainement apparente à l'un deux !
Pour ce qui est du Tsar, Hechler connaît le Grand-Duc de Hesse, frère de la Czarine. Herzl prie ainsi son ami de se rendre à Marienbad ; ce dernier fait diligence puisque le 12 août, il obtient audience. Ce prince promet à Herzl de présenter l'Idée à son beau-frère le Tsar, qu'il pense “capable de s'intéresser à des choses de ce genre” – promesse que vraisemblablement il ne tiendra pas.
Entre temps le troisième Congrès se réunit à Bâle, où Herzl se débat et s'use à faire voter la reconnaissance de “sa banque”. Note du 24 août :
« J'ai connu la grande blessure de l'argent, a dit Henri Becque. Je la connais aussi. Mon œuvre paraîtrait plus miraculeuse encore si les gens savaient mes soucis financiers, du fait de mes dépenses pour le Sionisme… Je tremble à la pensée d'être remercié par la “Neue Freie Presse” et je ne puis me permettre de prendre le repos que mon état de santé exige… Ce jour je trouve à nouveau le chemin du bureau, après avoir été à Bâle un homme libre et un seigneur ! »
À Marienbad réside une autre tête pas encore tout à fait couronnée, mais de choix : le Prince de Galles. À nouveau le bon Hechler est envoyé en mission. Il rentrera bredouille le 3 septembre, et voici ce que Herzl en pense :
« Le Prince de Galles l'a bien sûr pris pour un vieux raseur – et comme Son Altesse Royale préfère les jeunes juives aux antiques Murs juifs, Hechler ne fut même pas reçu par l'Aide de camp ! »
Pour ce qui est du Tsar, juste ce qu'il faut en dire pour l'intérêt de cet ouvrage, avant que de le renvoyer à ses pogromes et à son Raspoutine. Il reçoit avant la Noël, une lettre datée du 8 décembre 1899, dans le français pittoresque de Frédéric de Bade :
« Sire
Votre Majesté Impériale voudra bien se souvenir que je lui ai nommé une personne de Vienne qui souhaitait oser faire un rapport sur une Société nommée “Les Sionistes”, société internationale qui intentionne la fondation d'une colonisation juive. L'homme en question, un Dr Herzl, domicilié à Vienne, a travaillé depuis un mémoire sur cette question, que je l'ai encourager de m'envoyer pour le présenter à Votre Majesté. J'ai pensé que ce serait le mode le plus préférable pour orienter directement en communication avec une personne quelquonque, et que l'accusé de réception du mémoire se fasse par mon entreprise. J'espère obtenir ainsi l'approbation de Votre Majesté et lui procurer l'occasion de faire la connaissance d'une entreprise qui peut devenir importante, entre autres par rapport aux intérêts socials et politiques de pays de l'Europe dans lesquels les populations juives ont une certaine influence économique sur les communes rurales et agricoles et sur les pauvres exposés aux entraînements socialistes… »
Herzl avait lui-même à plusieurs reprises fait agir l'ami Hechler auprès du bon Grand-Duc, lequel avait, après bien des hésitations, obtempéré. Si l'on essaie de dépouiller cette missive de son enveloppe très courtoisement diplomatique, cela donne à peu près ceci :
« Mon bon Nicolas ! Si tu veux à bon compte te débarrasser de tes anarchistes et révolutionnaires juifs – sans parler de tes pogromisés – fais en sorte que le Sultan vende un bout de sa Palestine. À bon entendeur, salut ! »
Et qui sait ? si ce Tsar imbécile avait entrepris de telles démarches, bien des événements très désagréables lui auraient été épargnés. Mais ce Nicolas ne bénéficiait d'aucune lumière spéciale pour ce qui était de déchiffrer l'Histoire. Aussi, le 25 décembre, notons la date, Nicolas répond dans un fort bon français :
« Monsieur Mon Frère et Cousin !
C'est avec un bien vif intérêt que j'ai pris connaissance du mémoire de M. Herzl qui se trouvait joint à votre lettre, et je tiens à remercier Votre Altesse Royale de cette obligeante communication.
La théorie du Sionisme pourrait certainement être un facteur important par rapport au développement de la tranquillité intérieure de l'Europe ; mais pour ma part je doute qu'une application quelque peu pratique de cette théorie soit possible, même dans un avenir éloigné…
… Je suis Monsieur mon Frère,
de Votre Altesse Royale
le bon frère et cousin Nicolas »
Vraiment doué le cousin Nicolas ! et tout à fait dans le vent de l'Histoire ; même dans un avenir éloigné !…
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Depuis 1896, Herzl s'use à toucher indirectement le Sultan par tel ou tel souverain européen. Il réalise à présent, comme Hechler, qu'il convient de frapper soi-même à la grande Porte – d'autant plus que le somnolent et tout-puissant monarque qui dirige ses destinées, a vraisemblablement entendu parler du Sionisme et de son leader. Mais comment faire ? L'agent Nevlinski est mort ; à son sujet Herzl a appris qu'il était un agent-double chargé d'espionner le Sionisme de l'intérieur et n'ayant jamais fait une seule démarche sérieuse.
Une fois de plus, Hechler est de bon conseil et connaît l'homme qui, effectivement, et cela prendra tout de même près d'un an – obtiendra la seconde audience impériale pour Herzl.
On se souvient que peu de temps après sa nomination à Vienne, Hechler avait été chargé de cours auprès de l'Université de cette capitale. De temps à autre il donnait un cours à Budapest, et c'est là qu'il avait rencontré un professeur en titre, beaucoup plus original encore, Haïm Vambéry. L'homme mérite une brève notice bibliographique : Né en 1832 de parents juifs très pratiquants, il se lance seul à 22 ans à la découverte du monde ottoman, devient secrétaire de Fouad-pacha et se convertit à l'Islam. En 1861, l'académie des sciences hongroise finance son expédition en Asie centrale, berceau supposé de la nation hongroise ; déguisé en derviche Vambéry parcourt ce monde inconnu à pied, et apprend toutes les langues de la région ! Trois ans plus tard il revient à Budapest, passe cette fois au protestantisme et devient vite célèbre par ses extraordinaires connaissances. Professeur de langues orientales à Budapest jusqu'en 1905 et tout à la fois agent grassement payé de Disraéli et du Sultan, il devient rapidement un des confidents de ce dernier, obtenant le poste de précepteur de la princesse favorite Fatima.
On le voit, quelqu'un à la mesure de Hechler ; lequel aura peu de peine en exploitant habilement les origines juives de ce génie, à le convertir au sionisme ! Herzl le rencontrera plusieurs fois en juin de l'an 1900, et lui enverra de très nombreuses lettres sur un ton d'affection filiale. Mais nous n'avons pas encore atteint cette audience sultanesque ; reprenons le fil des événements.
Début septembre 1899, Hechler apprend par une de ses amies, comtesse anglaise, par lui gagnée à la cause nouvelle, que lord Salisbury, devant la question : “Pourquoi ne vous intéressez-vous pas au Sionisme ?” lui répondit : Attendez, cela va venir !
Hechler vient l'annoncer à Herzl et les deux amis, chacun de leur côté, travaillent à des travaux d'approche…
Journal de Herzl en date du 13 septembre :
« L'anarchiste Marcou Baruch s'est suicidé à Florence. Cet insensé m'avait poursuivi de ses menaces entre les deux derniers congrès. J'ai vraiment craint qu'il n'attente à ma vie à Bâle où personne ne me protégeait. Il se tenait alors à mes côtés, devant et derrière moi, à sa guise… Toutefois j'ai dû lui lancer le juste regard du dompteur, car il m'adressa la parole sur un ton timide et aimable… »
Parfois, la note comique :
« Bien souvent des fous viennent me trouver, et je suis pourchassé de Messies de toutes sortes. Le dernier en date est un “Jésus” nommé Lichtheckert qui m'écrit dans une lettre par ailleurs intelligente que je suis Élie, son Élie, et me demande 5.000 florins pour la publication d'un ouvrage qui sauvera le monde. J'ai donné sa lettre à mon bon Hechler, qui le visitera et le calmera. Ce dernier d'ailleurs en profita pour me raconter l'histoire suivante : quand il était à Stockholm, un “Jésus” semblable fit son apparition, et rassembla autour de lui douze disciples. Lorsque le Vendredi-saint s'annonça, il remarqua que ses disciples amassait des lattes de bois. Leur demandant ce qu'ils voulaient, il s'entendit répondre : “Nous allons te mettre en croix !” Ce fut trop pour son goût, et il disparut comme il était apparu… »
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Le 18 avril 1900, Herzl rencontre à nouveau Frédéric de Bade, après avoir sérieusement préparé l'entretien avec Hechler. En fait tentative d'intéresser le Grand-Duc à la fameuse action conjointe Londres-Berlin. Herzl est sincèrement touché par la franchise de son interlocuteur qui lui brosse un tableau complet des aspirations allemandes en Europe. Citons cette remarque de Herzl, quittant le palais de Karlsruhe :
« Dans l'antichambre, le général von Müller rendit raidement mon salut. Un groupe de jeunes officiers en tenue de gala qui avaient été obligés d'attendre si longtemps la fin de l'audience, me vit sortir avec étonnement et respect… Je traversai ce groupe sans un signe, car je connais leurs manières et ne voulais pas leur donner l'occasion d'interpréter mon salut comme une marque de servilité juive… »
Du I mai cette remarque désabusée – à nouveau le creux de la vague…
« J'ai pensé à une bonne épitaphe pour ma tombe : Il avait une trop bonne opinion des juifs. »
En août se réunit le quatrième congrès sioniste, et cette fois à Londres. Hechler y assiste, après avoir ameuté toutes ses relations dans la capitale et organisé des services d'intercession en faveur du Mouvement et de son chef. Forte impression sur les milieux anglais, et certains banquiers juifs paraissent songer à rejoindre bientôt Herzl. Hechler et Sir Francis Montefiore arrangent un lunch tranquille pour le leader et le secrétaire du Premier ministre, un certain Barrington. On ne sait jamais !
Une immense garden-party est organisée au Jardin botanique, écoutons Herzl :
« Toute cette foule me suivait à la trace ; j'aurais bien voulu admirer calmement ce jardin mais j'étais écrasé d'honneurs royaux. Ils me regardaient admirativement boire ma tasse de thé, me passaient leurs enfants et me présentaient leurs épouses ; des vieillards cherchaient à baiser mes mains. Chaque fois je voudrais leur demander : Pourquoi faites-vous cela ?
Durant la session d'hier après-midi, j'ai cédé la présidence à Gaster et à Nordau, et je me suis réfugié à Kensington Gardens où j'ai pris une tasse de thé dans un décor charmant et face au lac… »
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L'année 1901 débute mal pour Herzl : une campagne de presse subtile est lancée centre lui, l'accusant de se vanter partout de ses excellentes relations avec les Princes et l'Empereur. De suite après en avoir pris connaissance, Herzl demande audience à l'ambassadeur à Vienne, von Eulenbourg, afin de mettre les points sur les i. Notons cette remarque où il est question de Hechler, peut-être témérairement mis en cause :
« Il me reçut dans la soirée, aimablement comme toujours… Mes ennemis, dis-je, cherchent à me faire désavouer par la Cour à Berlin. Croyez-moi, je n'ai utilisé en aucune manière par la presse ou dans mes discours, les audiences reçues… Il semble que notre bon Hechler ait trop causé, c'est le seul défaut de ce parfait honnête homme… »
À Jérusalem également, Herzl avait prié son ami pasteur de se montrer moins bavard ; car le bruit ne courait-il pas que ce Dr Herzl était à la solde des missions anglaises protestantes ! Certes Hechler chantait partout les louanges de son ami, mais on sait comment les louanges deviennent des calomnies, lorsque d'autres "amis" s'emparent d'elles…
En juin de cette même année, Hechler s'inquiète pour la santé de l'ami. Ce dernier en effet, au millieu d'une discussion dans les bureaux du “Welt” subit un étrange malaise qu'il qualifie d'anémie cérébrale, perdant à demi conscience mais s'observant lucidement. Il doit s'aliter quelques jours.
Ce n'est pas le voyage à Constantinople qui pourrait le remettre d'aplomb. Vambéry en effet, qui s'est rendu compte que Herzl est un inconnu du Sultan, a fait de son mieux, il convoque Herzl le 8 mai à Budapest et lui annonce que le Sultan le recevra, mais pas en tant que sioniste ! Comme journaliste important… Écoutons Vambéry :
« Le Sultan me reçut d'abord avec suspicion : Que faites-vous ici ? Je lui répondis que j'avais été invité par le roi d'Angleterre (!) avait-il un message pour ce dernier ? Ensuite je lui conseillai de soigner davantage l'opinion publique mondiale, et de recevoir un des journalistes les plus influents ! J'ai du revenir six fois à la charge pour arracher l'audience. Le type est complétement fou, et un voleur. Sa dernière trouvaille est de confisquer tout le courrier venant de l'étranger. Mais surtout ne lui parlez pas de Sionisme ! »
Herzl apprécie cette recommandation à sa juste valeur. Encore un travail d'Hercule en perspective, sans aucun doute.
Le 9 mai 1901, il prend l'Orient-express qui le dépose à Constantinople le 13. Durant quatre jours, il flânera tout à sa guise en ruminant d'ailleurs le jour comme la nuit ce qu'il dira au Sultan. Quelques heures avant ce grand moment, dans son bain et devant une glace, Herzl répète son difficile numéron :
« Est-ce que Sa Majesté permet que je parle simplement, sérieusement, ouvertement…? Je ne suis pas venu pour de petits services, mais pour les grands services ! Les articles des journaux se payent de 50 à 500 louis. Moi on ne peut pas m'acheter, je me donne ! Androclès et le Lion, etc…. Combien de tout cela vais-je pouvoir “placer” ? »
Tout ! répond-il lui-même dans son “journal” du 19 mai, en première ligne du long récit du déroulement de l'audience. D'emblée le Sultan déclare à Herzl qu'il lit régulièrement la “Freie Presse” (sans connaître un mot d'allemand, se dit Herzl éberlué) c'est le journal où il apprend les grandes nouvelles de Chine et d'ailleurs. Quel bonheur d'avoir de si bonnes relations avec l'Autriche, que l'Empereur et tous les siens se portent à merveille (!), “J'ai toujours été un grand ami des juifs !” Alors Herzl se lance :
« Je me souviens de la belle histoire d'Androclès et du Lion. Votre Majesté est le Lion, peut-être suis-je Androclès, et peut-être souffrez-vous d'une épine qui demande à être ôtée ?… L'épine, à mon avis est votre dette publique… »
Le Sultan alternativement, sourit et soupire. L'interprète de traduire sa réponse : dès le début de son règne, Sa Majesté a tenté de retirer l'épine, infligée sous les règne de ses augustes prédécesseurs… Il parait impossible de s'en débarrasser. Toutefois, si le gentleman peut se révéler d'une aide quelconque, on en sera très heureux. Herzl demande alors le secret absolu !
« Le Maître leva les yeux vers le ciel, mit les mains sur sa poitrine et murmura : Secret ! Secret !
En échange de mon aide, Sa Majesté pourrait m'aider, sous la forme d'une mesure particulièrement amicale pour les juifs…
L'interprète : Un des bijoutiers de Sa Majesté est juif. À ce dernier il pourrait dire quelque chose d'aimable sur les juifs, afin de la faire éditer dans la presse. Il possède aussi un grand-rabbin pour ses juifs ici, le Chakam Bashi ; à lui également il pourrait dire quelque chose d'aimable… »
Herzl, effrayé, rejette cette dernière proposition : il sait que ce grand-rabbin crache, chaque fois qu'il entend le nom du leader sioniste ! Tout l'entretien, près de deux heures, tourne autour des possibilités de développer l'industrie, les exploitations minières de la Porte, afin de raffermir le Trésor, avec l'aide de tous les financiers juifs (!). À un certain moment, le Sultan déclare qu'il accordera volontiers asile sur ses terres aux juifs qui le désirent. Herzl se lève et salue. En fin d'audience, le Grand Cordon de l'Ordre de Mejdiye est décerné au leader sioniste.
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Durant plus d'un an, les relations entre Herzl et la Sublime Porte demeureront dans un état de quiproquo. Finalement le Sultan fera savoir qu'il est prêt à accorder toute portion de son Empire sauf la Palestine. Dans les coulisses, l'Allemagne et la France se penchent elles aussi sur le Trésor du vieux renard, et ce dernier a vite fait de sentir que leur or est plus consistant que celui promis par ce mystérieux journaliste viennois !
Peu de personnes comprennent les démarches de Herzl, jusqu'au sein même des comités sionistes. Rencontrer le “Sultan-boucher” parait une ignominie, et Herzl est submergé de télégrammes de protestations de groupements les plus divers. Un homme, entre autres mène le combat contre lui, entraînant toute une élite intellectuelle, auprès de laquelle il pose au grand maître à penser : Achad Ha-Am.
À Paris, le 5 juin Herzl apprend que des bruits malfaisants courent sur son compte : il veut en fait se présenter comme un nouveau Baron Hirsh et faire des affaires sur le dos du peuple juif :
« Hier au soir, nouvelle attaque d'anémie cérébrale. Un jour je resterai dans cet état… Je me promenais dans le Bois, lorsque je me sentis mal dans la voiture je m'étendis sur deux chaises dans les bosquets et régagnai ensuite ma demeure dans un état de demi-conscience… Ces bruits qui courent suffiraient à frapper une bonne fois pour toutes tout homme… »
Le lendemain, il rencontre le grand-rabbin Zadok Kahn :
« … lequel prend la défense du mauvais vouloir des Rothschild, et me déclare dans son cocasse français d'Alsace : “Il vaut bourdant bleintre les riges…”
“Bleintre les riges !” cela suffit à définir le pieux personnage. »
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Puis il se rend à Londres, afin de préparer la voie au cinquième Congrès. Là plusieurs rencontres lui mettent un peu de baume au cœur. Grâce à Hechler il rencontre plusieurs évêques :
« Hechler est avec moi… L'Évêque Bramley Moore est un ardent sioniste et m'a invité hier au lunch… Sa demeure est majestueuse, mais dans le salon une Arche est dressée… il est très ému de pouvoir participer à la “restauration juive”.
C'est un vieillard charmant et de belle humeur qui a la religion gaie. Il m'a proposé de parler au Duc de Northumberland, en vue de mon projet d'intéresser Carnegie à nos plans… »
Puis dans le “journal” du 17 juin :
« Samedi j'ai envoyé Hechler chez l'Évêque de Ripon, un confident du Roi, afin d'obtenir une audience auprès de ce dernier, comme me le recommande également le bon évêque Moore. J'aimerais prier le Roi d'annoncer à ses grands juifs qu'il peuvent me soutenir sans craindre pour leur patriotisme anglais.
À cette occasion, Hechler me raconta qu'après ma première visite à Bramley Moore, ce dernier s'était de suite rendu à l'église voisine. Il avait revêtu ses ornements épiscopaux et déclaré : Prions Dieu afin qu'il nous montre Sa voie.
Le bon Hechler avait les larmes aux yeux en me disant cela, et moi-même j'étais très ému.
Ces cœurs simples de chrétiens sont bien meilleurs que nos ecclésiastiques juifs qui songent à leurs honoraires de mariage riches… »
Avant de regagner le continent, Herzl rencontre l'évêque de Ripon le Dr Boyd Carpenter, lequel se déclare tout prêt à intervenir auprès du Roi. Les deux hommes se quittent amis, mais le nouveau souverain est bien différent de son Impératrice de mère et se moque assez de tout projet de “restauration juive” – enfin n'oublions pas qu'il est “chambré” par les grandes familles juives, des milieux de la banque et du Parlement, que Herzl effraie considérablement, et qu'ils s'entendent à présenter comme un illuminé !
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L'année 1901 s'achève sur les journées harassantes du Congrès à Londres. Où les premières bases du "Fonds National" sont posées, fonds qui va s'atteler systématiquement à la résurrection du sol palestinien. Hechler y voit un important signe de plus, sur les sentiers messianiques.
Réflexion de Herzl, le 24 janvier 1902 :
« Le Sionisme aura été le Sabbat de ma vie. »
Depuis des années, il est l'homme d'une immense solitude, laquelle ne fera que s'alourdir. Les acclamations et la gloire éphémère des Congrès ne le touchent plus – il écrira quelque part “le ressort est cassé !” Les avertissements du cœur se font plus pressants, plus réguliers. Au foyer, l'épouse frôle l'hystérie et les enfants, bien sûr, s'en ressentent devant ce père qu'il adorent mais qui les abandonne sans cesse, entre ses voyages incessants de Londres à Constantinople. Il n'a vraiment pour lui que les pauvres, les persécutés de son peuple, une faible poignée de fidèles. L'ami pasteur aux naïves mais réconfortantes visites, aux messages d'exhortation : “Que Dieu vous garde… Il ne vous abandonnera pas… Faites-lui confiance, vous vaincrez… Ensemble nous retournerons à Jérusalem”. Herzl sourit tristement et répond : “Oui, cher William, et je réussirai bien à faire de vous l'évêque de Jérusalem !”
Herzl sent la vie qui s'enfuit. Il n'a plus qu'elle à donner pour son peuple.
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L'année 1902 va marquer pour les deux amis le seul désaccord dans leurs fraternelles relations. Les portes allemandes et turques se fermant (mais s'étaient-elles jamais ouvertes ?) aucun espoir n'étant d'autre part permis du côté de St. Petersbourg, Herzl, hanté par les pogromes qui persistent, surtout en Roumanie, cherche une solution de rechange. Car qu'est-ce qui importe davantage ? Trouver un asile quel qu'il soit pour les persécutés, ou rejeter pour le présent d'autres offres que la terre promise ? Ce dilemme ronge, use, et tuera, le prince-visionnaire.
Mon devoir n'est-il pas, se demande-t-il, dans l'état actuel de mes démarches diplomatiques et de mes contacts politiques, de trouver à tout prix un refuge ? Équivalent certes pénible des quarante années dans le Désert, hors la terre de la Promesse, mais à l'abri des persécutions égyptiennes. N'est-ce pas cela que Dieu exige de moi, de nous tous, de vous, ami Hechler ? Ou bien veut-il que plus de sang juif coule encore, jusqu'au bon plaisir d'un potentat fantasque et imbécile ?
Hechler hésite et ne sait trop que dire. Pourtant d'un moment à l'autre les portes de Palestine peuvent s'ouvrir. Après tout le Kaiser, le Tsar, le Sultan ne sont que des pions sur l'échiquier du jeu qui s'est engagé et dont le résultat est sûr : l'État juif. Car face à ces monarques le petit pion d'Israël, et les nations ne le savent pas, est la pièce maîtresse de tout le drame ! Toute naissance s'enfante dans les douleurs, bien des douleurs sont encore devant nous, et vous, mon ami, vous êtes au cœur de cette douleur…
L'insomnie s'ajoute aux troubles de Herzl. La nuit, il imagine des plans fous : s'établir à Chypre, puis un beau matin, il lance le mot d'ordre : en route vers les côtes de la mère-patrie ! Non ! rejeter toute autre terre que biblique : le Sinaï à la rigueur.
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Coup de théâtre : le 4 juin à Paris, Herzl reçoit une invitation à comparaître devant la “Royal Commission for Alien Immigration”.
Cette Commission est présidée par le vieux Lord Rothschild, et se penche essentiellement sur la situation grave causée par les pogromes. Du 5 au 7 juillet, le leader sioniste comparaît devant ses gens, tous hostiles au mouvement sioniste !
Herzl, le 9 juin, en route vers Londres, apprend la mort de son père Jacob, perte qui le touche grièvement. Il a cette image, qui annonce le déracinement proche :
« Quel soutien il fut pour moi, quel conseiller ! Il était à mes côtés tel un arbre. À présent l'arbre est tombé… »
Malgré tout, se rendre à Constantinople, et offrir au vieux renard, dans une tentative désespérée cette somme qu'il a pu arracher à ses prudents banquiers : 1.600.000 livres sterling. Pour essuyer un refus ; somme dérisoire pour celui qui s'écriait : “Si l'on veut dépecer mon Empire, il faudra attendre ma mort !”
Mais la porte de la Commission royale en ouvre une autre, celle de Joseph Chamberlain, ministre des Colonies, homme acquis en partie au sionisme par sa foi protestante, et quelques évêques amis de Hechler.
Chypre ? Oui, cela est du ressort de mon Ministère, mais vous avez là trop de turcs et trop d'orthodoxes grecs pour que vos juifs s'y fassent une place de choix, monsieur Herzl.
Le Sinaï ? Il y a bien une bande de terre qu'ont dit assez fertile : le territoire d'El Arish. C'était, si je ne m'abuse, le district accordé autrefois à vos ancêtres ! Ma foi – une terre prédestinée… Mais elle est du ressort de notre représentant au Caire, lord Cromer. Car, Dr Herzl, l'Égypte n'est pas domaine de la Couronne… Si lord Cromer y consent, je suis prêt à appuyer la chose.
Herzl est content – Hechler aussi. Cela cadre fort bien avec la volonté divine dans l'histoire d'Israël : un coup d'œil sur la carte “messianique” rassure les deux amis, le Sinaï fait bien partie du Royaume futur.
Herzl reprend un peu de courage. Il rencontre lord Landsdown qui détient le portefeuille des Affaires Étrangères. Ce dernier recommande l'envoi sur place d'une commission sioniste d'enquête. Si elle établit à son retour un rapport positif, pas d'obstacles. “Pas d'obstacles majeurs, monsieur Herzl, car vous n'êtes pas sans ignorer que le gouvernement égyptien est un gouvernement indépendant”.
Le cœur se serre : monsieur Herzl n'est pas assez naïf. Il sait bien que le Représentant de Sa Majesté britannique est le maître en Égypte, et le seul.
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À ce point tendu des démarches sionistes, au moment où l'expédition sioniste fait voile vers l'Égypte – faisons halte et pénétrons en Terre promise, en Terre d'Israël. En vision avec Herzl, lequel vient de faire paraître son deuxième ouvrage “prophétique” intitulé “Altneuland”, difficile à traduire en français – “Antique et nouvelle patrie”. Les promesses ont été tenues : la Palestine s'est éveillée de son sommeil millénaire, elle s'est défaite de ses sables, dépouillée de ses marais pestilentiels. Elle est à nouveau le pays où coulent le lait et le miel.
Derrière les noms romancés des personnages, on reconnaît facilement l'entourage de Herzl. En particulier un pasteur débonnaire mais qui n'est pas l'évêque de Jérusalem ! Le Révérend Hopkins 13.
13 Dans nos recherches aux Archives sionistes à Jérusalem, nous avons trouvé plusieurs messages de Hechler à Herzl, signés : “Votre Hopkins…”
Herzl, dans cet étonnante vision, décrit successivement la vie coopérative en Israël, la contribution volontaire des juifs du monde entier, la place prépondérante de l'industrie des agrumes, l'extraordinaire développement de l'exploitation des richesses minérales de la Mer Morte, des forces motrices et de l'irrigation. Il annonce des bonds prodigieux dans le domaine du logement, et de l'architecture en général. Il “voit” les centres de recherche scientifique, de renommée mondiale que sont actuellement l'Institut Weizmann et Polytechnique à Haifa. Il pressent la forme spéciale que prendra le service militaire en Israël (mais il n'imagine pas le danger aux frontières : Israël est un facteur de paix et de progrès pour tous ses voisins, heureux de sa présence…). Et voici peut-être le passage le plus saisissant :
« À présent que j'ai vécu la restauration des Juifs, j'aimerais ouvrir la voie à l'émancipation des Noirs. »
Ce passage bouleverse. Hechler-Hopkins qui y voit un nouvel aspect de la grande promesse des prophètes hébreux : “Tu seras une lumière pour les Nations”. Herzl n'a pas vécu pour voir se développer, 50 ans plus tard, le remarquable effort de présence israélienne en Afrique, mais ceux qui ont su mener à bien cette œuvre n'ont fait que suivre sa vision et lui être fidèle.
Il est intéressant de constater qu'en un seul point, Herzl s'est trompé : en effet la renaissance de la langue hébraïque lui paraissait trop miraculeuse pour réussir ! aussi opte-t-il en faveur de la solution… de Babylone, chacun parlant sa langue, où dominera bien sûr le fort jargon germanique !
Mais c'est à Jérusalem (qu'il avait trouvée si sale, si déprimante, si avilie) que le visionnaire accorde ses pensées les plus chères et ses plans les plus grandioses. Centre universel de prière, cœur de la paix universelle – comment ne pas employer ce terme à la mode : Jérusalem capitale de l'Œcuménisme, mais à l'échelle de tous les enfants d'Abraham, selon la chair et selon l'esprit…
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Hechler découvre à nouveau, dans ce Prince non-couronné, un être bien dans la ligne des grands souverains d'Israël, bien dans la ligne de David, autre prince visionnaire.
En feuilletant les pages de ce roman d'anticipation, le pasteur vieillissant sourit malicieusement : il est bon d'être cité dans la glorieuse bande des vaillants compagnons de ce nouveau David…
L'expédition d'El'Arish part en janvier, munie de la bénédiction de lord Rothschild ; mais tous ses membres ne sont pas à la hauteur de cette délicate mission. Se distinguent toutefois le colonel Gold-smith, par son rang et son entregent, et le docteur Hillel Joffé. Le commission piétine deux longs mois sur place et rend le 27 mars un avis favorable aux débuts de colonisation, à condition que tout un système d'irrigation soit mis en place. Herzl, qui a dû quitter rapidement le Caire, a laissé sur place un agent assez douteux, Greenberg, dont les démarches maladroites forcent le leader sioniste à revenir en Égypte, afin de rencontrer lord Cromer, froid et réservé, lequel manifestement ne trouve pas ce viennois à son goût : trop d'autorité pour un civil !
Dans le courant de mai, la “solution Sinaï” s'effondre : lord Cromer repousse le projet, et quelques jours après lui, comme il se devait, le “gouvernement” égyptien le repousse également.
Après Berlin et Constantinople, voici le Caire (et Londres indirectement) qui s'oppose au retour des enfants d'Israël. Les ennemis et les “bons amis” vont à nouveau “s'unir”, lors du Congrès de fin août, obligeant Herzl à combattre sur deux fronts ; et le cœur se fait plus lourd…
Allons ! s'écrie le bon Hechler, si le Sinaï se ferme, c'est le signe que vous n'aurez pas quarante ans à errer dans le désert !
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Herzl songe au Mozambique et demande à Hechler, au mieux avec l'ambassadeur portugais, de lui obtenir une audience. Elle est facilement accordée, mais ce comte Patay est aussi courtois qu'évasif. Rien ne va plus au Mozambique ! Tâtons un peu du Congo. Mais un certain Philipsohn qui avait parait-il des entrées à la Cour de Belgique, refuse d'intervenir, et rien ne va plus au Congo !
Il faut bien revenir à la Russie, car le sang de nouveaux pogromes coule à Kichineff. Hechler, puis Herzl relancent Frédéric de Bade, lequel s'adresse au Grand-Duc Constantin qu'on dit très influent à St. Petersbourg. Le Tsar fait respectueusement savoir qu'on le laisse administrer comme il l'entend ses propres juifs. À la Kichineff ! Constantin recommande d'entrer en relation avec un ou plusieurs ministres russes, Plehve si possible, ministre de l'Intérieur. Or la police russe a joué un rôle très sombre dans les récents pogromes et l'Europe montre Plehve du doigt : voici le vrai responsable !
Cela tombe bien, si l'on ose dire, car Herzl s'était lié d'amitié à une connaissance de Hechler : brillante intellectuelle polonaise, Madame Korvin-Piatrovska, au mieux avec Plehve. L'audience est accordée et début août, Herzl rencontre “le bourreau”. Lequel se montre particulièrement impressionné, par la personnalité de son interlocuteur sioniste. Pas d'objection à encourager l'exode juif à condition que ce soient les juifs fortunés qui financent ce vaste projet. Cela n'est fait pour déplaire à Herzl…
Grâce à Lord Rothschild, entrevue avec Witte, grand-argentier du Tsar, et d'une muflerie remarquable. Mais aucune chance de rencontrer Nicolas. L'être médiocre, superstitieux et bête qui siège sur le trône de toutes les Russies, ne reçoit pas un juif. On peut rencontrer d'autres têtes couronnées, d'autres Empereurs, mais on ne rencontre pas le grand Nicolas. Pour lequel d'ailleurs le problème juif se ramène à une solution très simple, que lui a soufflé ce Grand-Inquisiteur (et quelques dignitaires orthodoxes…) les juifs ont tué Jésus, il n'y a par conséquent d'autre salut pour eux que l'entrée dans le sein de la sainte Église orthodoxe – et surtout pas une installation en Terre sainte : leur seule présence souillerait les Lieux-saints… Qu'ils se contentent de leur Mur de la honte et des lamentations millénaires ! Nous, Nicolas II, permettons et tolérons qu'Israël pleure et se lamente. Rien de plus.
Pauvre Nicolas qui a oublié, sans doute, le sort réservé aux pharaons, petits et grands, qui rêvent d'exterminer Israël, et de lui fermer à tout jamais la route de la Terre promise…
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Herzl rentre de Russie riche d'autres expériences. Certes “le-bourreau russe” a souri et promis son appui (nombreux le lui reprocheront, comme ils s'étaient violemment élevés contre ses démarches auprès du Sultan : Moïse ne saurait rencontrer Pharaon !). Mais les pauvres, les humbles, les persécutés et les croyants, sur tout les chemins russes, se pressent autour de lui et ne s'y trompent pas. "Vive le Roi !" s'écrient plusieurs, et tous saluent en lui le Prince de la libération. Herzl frémit et pleure avec eux. Ceux-là reconnaissent son profond amour, sa passion pour son peuple, ceux-là savent que c'est avec dégoût et souffrance que Moïse rencontre Pharaon. Herzl pleure avec eux, car il sait qu'il n'est ni le Roi ni le Messie libérateur, tout au plus un messie juif des douleurs, un de plus… Et dont le cœur va bientôt craquer.
Au cours d'un entretien avec Herzl, qui une fois de plus a regagné Londres, le ministre Chamberlain, devant l'échec du plan d'El-Arish, demande soudain :
« Que penseriez-vous de l'Ouganda ? J'y ai fait un séjour récemment : très chaud sur la côte, mais climat excellent à l'intérieur des terres. Le coton y a un grand avenir. Qu'en pensez vous ? »
Herzl pense que le sang coule en Russie et ailleurs. Il pousse le ministre à arracher une déclaration officielle du Cabinet, qu'il pourra transmettre au sixième Congrès qui doit se réunir une nouvelle fois à Bâle, du 23 au 28 août. Le 16 août parvient sur le bureau de l'auteur d“Altneuland”, une lettre de Sir Clement Hill, du Foreign Office, offrant officiellement à la colonisation juive les terres de l'Ouganda, et invitant une délégation sioniste à poursuivre sur place leur enquête. Première reconnaissance par un gouvernement du Mouvement sioniste. Herzl est conscient qu'un engrenage politique irréversible s'est engagé là.
Et pour la première fois Hechler ne suit plus son ami. Pour la première fois, il le déclare fermement. Comment ne réalisez-vous pas, ami, que si une partie de votre peuple s'installe solidement sur une terre africaine, Jérusalem sera définitivement perdue pour lui ?
Mais le sang juif coule à Kichineff, et Herzl ne peut que répéter : “Nous aurons un gouverneur juif, et l'autonomie dans les cinq ans… telle est la réponse au drame de Kichineff, qui demande de suite une solution… Nous devons pratiquer la politique de l'urgence. Accepter l'offre de Chamberlain fortifie nos positions.”
Et voici ce qui révèle l'homme d'État :
« Nous le poussons à faire un autre geste au cas où le Congrès repousserait ce projet. Et de toute manière, nous aurons obtenu auprès de cette formidable puissance (la Grande-Bretagne) la reconnaissance de nation en puissance ! »
Ce que ne comprendront pas les délégués sionistes à Bâle. Ils ne voient qu'un scandaleux paradoxe, une ruse même, dans le discours inaugural de leur leader affirmant que la Palestine demeure la seule patrie, le seul but suprême. Les négociations avec le Sultan ne sont pas rompues. Mais il importe de nommer une Commission d'enquête, car quelle que soit sa décision, des négociations existeront entre le Sioniste et le gouvernement de Sa Majesté britannique ; auquel il convient de manifester sa reconnaissance.
Le très fidèle Max Nordau au soutient ensuite, à contre-cœur, son ami et son chef, mais une de ses formules déclanchera la tempête : à vrai dire l'Ouganda ne sera qu'un “asile de nuit !”
L'opposition se déchaîne, elle groupe les délégués russes, et les hommes de Kichineff… “La Palestine ou la mort !”
Dans les tribunes, Hechler bouleversé, a les yeux sans cesse fixés sur l'Ami. Que va-t-il se passer ? Le vote qui se déroule à présent ne va-t-il pas produire une rupture au sein de ce Mouvement dont le pasteur admirait tant l'unité et l'élan ? Rupture aux conséquences aussi imprévisibles que mortelles pour le Sionisme.
Mon ami, mon frère et mon Prince, où vas-tu ? Vers quelle solitude nouvelle, pire que celle de l'Ouganda ?
Herzl fait front, car il est celui qui a proposé l'exil africain préférable aux pogromes, et il est le Chef. Il a ce cri :
« Le temps presse ! Il est précisément du devoir du chef de mettre le peuple sur le chemin qui, par une voie d'apparence détournée, conduit au but. Moïse lui-même n'a pas agi autrement… »
Le vote donne ce résultat : 295 voix pour Herzl, 177 contre et 100 abstentions. Toute la délégation russe se lève et quitte la salle. Herzl suspend la séance et demande à être entendu par ses frères russes. On le fait attendre dans le couloir, la porte s'ouvre : beaucoup pleurent, puis un cri : Traître !
Un coup de plus au cœur, et dont nul ne sait combien profondément il a porté. Il prend la parole, dignement, mais comme un père. Il avait cru que ce départ était un simple geste de séance, mais on est venu lui dire que les délégués russes pleuraient :
« Alors j'ai compris que vous aviez été bouleversés, croyant que j'avais abandonné le programme de Bâle. C'est pourquoi je suis venu vous dire que cela n'était pas… En 1901, je pouvais obtenir la Charte sur la Palestine si j'avais pu en réunir le prix… on m'a refusé cet argent… Telle est ma situation. Vous ne me donnez pas d'argent, il reste la diplomatie… Je n'ai rien trahi, mais nous n'avons pas le droit de rejeter l'offre anglaise, qui marque un répit pour les martyrs d'Israël. »
Le cœur se brise, mais aime la violence de ces juifs russes, car elle part d'un même amour pour la même patrie perdue depuis tant de siècles.
Tous d'accepter alors le compromis de l'envoi d'une Commission d'enquête, le prochain Congrès devant décider. Tous debouts, après Herzl, prêtent serment : “Si je t'oublie Jérusalem, que ma droite m'oublie !”
Et le soir même, aux intimes, dont Hechler, Herzl se confie :
« Je vais vous dire quelle sorte de discours je prononcerai au prochain Congrès, le septième, si je suis encore en vie… À ce moment, j'aurai soit obtenu la Palestine, soit compris la futilité de mes efforts. Dans ce cas, je dirai : ce n'était pas possible ! Le but ultime n'a pas été atteint et ne peut plus l'être dans un délai prévisible, mais un résultat secondaire est à portée de main : un pays où nous pouvons établir nos masses souffrantes, dans un cadre national, où elles pourront se gouverner elles-mêmes. Je ne pense pas que pour sauver un beau rêve, ou que pour l'honneur de notre drapeau, nous ayons le droit de refuser ce secours à nos fugitifs. Mais je reconnais que ce choix conduit à une scission décisive au sein de notre mouvement. La fissure passe par ma propre personne. Bien qu'à l'origine j'aie été en faveur d'un État juif établi ou que ce soit, j'ai brandi par la suite le drapeau de Sion… La Palestine est le seul pays où notre peuple puisse trouver le repos. Mais des centaines de milliers de juifs crient au secours… Il y a dès lors un seul moyen qui puisse résoudre le conflit : je dois démissionner de la Présidence… Ce que j'ai fait n'a pas rendu le Sionisme plus pauvre, mais le Judaïsme plus riche – Adieu ! »
Hechler note au passage une phrase qui l'atteint lui aussi en plein cœur : “La fissure passe par ma propre personne…” Et il pense à cette lettre qu'il avait envoyée au comité d'action sioniste de Vienne. Chaque phrase retentit, en son esprit, dans les rues vides de Bâle :
« … Tellement de chrétiens prient chaque jour pour vous, afin que Dieu vous accorde la sagesse d'accomplir cette grande tâche – moi même je prie trois fois par jour, la face tournée vers Sion, à l'exemple de votre cher Daniel d'autrefois… Vous avez, j'en suis convaincu, un leader choisi par Dieu… Tenez-vous sans cesse fidèles à ses côtés, Réconfortez-le par votre foi, votre obéissance, votre fidélité, votre unité… Il nous faut ressentir de la reconnaissance pour les tempêtes dans nos vies, car elles fortifient et nous rapprochent davantage de Dieu.
Ô notre Dieu, Père céleste et bon, dirige et bénis notre cher Benjamin 14. Accorde-lui force et sagesse pour accomplir Ta volonté, elle seule… »
14 Prénom hébraïque de Herzl.
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« Seigneur, quelle est à présent Ta volonté ? Toi qui inspires de temps en temps les puissants, fais-le maintenant afin que ce Sultan, qui n'est pas Ton serviteur mais une poupée d'apparat, rende la terre d'Israël, tu entends ces cris en terre de servitude. Toi qui m'as placé aux côtés de ce Prince, ne permets pas qu'il s'effondre dans une affreuse solitude. Tu ne veux pas rassembler Ton peuple en terre africaine, mais bien autour de Jérusalem, ‘comme une mère rassemble ses poussins’. Et souviens-toi, Christ-Roi, de la Jérusalem d'autrefois sur laquelle tu as pleuré, non parce que tu la condamnais, mais parce que tu voyais la vieille mère juive dans les flammes…
Toi qui as préparé mon chemin vers lui, depuis mes jeunes années, toi qui as fait de ma vie ce chemin long et droit vers lui, ne permets pas que par lui et par son cœur, passe le fer de la scission des siens, en route vers la terre de la Promesse.
Mais garde-le en vie, jusqu'à l'heure d'allégresse où tous ensemble, nous partirons vers une Jérusalem libre et messianique… »
Ainsi sans doute, priait Hechler, après le drame de cette fin août à Bâle, en 1903. Car il vu passer, seul parmi ces centaines d'hommes, l'ombre de l'Ange de la Mort sur le visage du Prince traqué et insulté.
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Dernier répit ? Dernières vacances ?
La douceur italienne et la saveur de l'incognito. Mais Rome attire le Prince, car cette carte romaine, il ne l'a pas jouée. Il ne sera pas dit qu'elle ne l'a pas été. Qu'en pensez-vous, ami William ?
Hechler aime le soleil romain et sa douceur de vivre. Mais il prise moins cette forteresse vaticane ; il est de ceux qui assez volontiers identifient alors le Vatican à cette Babylone que stigmatise le visionnaire de Patmos.
“Le Roi à la rigueur, ami, mais qu'allez-vous perdre votre temps au Vatican, où le seul intérêt qu'on pourra vous porter résidera dans l'éventuelle conversion d'un juif de qualité ! Ce monde plus politique que religieux a toujours été contre vous, avec plus ou moins de subtilité. La Palestine pour lui se ramène à ses Lieux qu'on appelle saints, à ses couvents, à ses écoles. Le Sionisme ne trouvera jamais grâce à ses yeux. Aussi bien pour des raisons d'ordre politique – pas de transfert d'autorité – d'ordre d'intérêts financiers – l'exploitation “spirituelle” de cette terre – que d'ordre théologique – Israël est condamné, rejeté (bien que saint Paul dise le contraire…). Par tous les moyens, ils agiront contre vous, les hommes de la Curie romaine, et leurs inquisiteurs…” Mais Herzl songe, séduit, à l'effet produit sur ses juifs nantis et installés, par une audience papale !
Et ne voici pas, au hasard d'une rencontre de brasserie à Venise – cette Venise qui l'a tant inspiré pour son État juif à créer – qu'il rencontre un comte Lippay, portraitiste du Pape, et séduit par les visions de Herzl, qui ferait si bien, une fois rentré dans le giron de Notre Mère l'Église !
L'audience est obtenue facilement, mais de suite Herzl met les choses au point : “je ne me rends au Vatican ni comme pèlerin ni comme candidat au baptême, mais comme porte-parole de mon peuple ! J'aime et j'admire Jésus, que je considère comme le plus émouvant des enfants d'Israël… mais ne partage nullement l'idéologie catholique…”
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Ce sont alors dans la vie du Prince juif sans royaume, en cette fin janvier 1904, trois scènes savoureuses – le Cardinal-le Roi et le Pape – que nous avons ramenées à trois brefs monologues, littéralement inspirés par le "journal" de Herzl.
SCÈNE I :
Le Cardinal Merry de Val.
Secrétaire d'État de Sa Sainteté.
Espagnol racé, la quarantaine.
« Tant que les Juifs renient la divinité du Christ, nous ne pourrons certainement pas cheminer auprès d'eux. Non que nous leur souhaitions le moindre mal : l'Église les a toujours protégés. Mais comment renier nos plus hauts principes et accepter que les juifs reprennent possession de la Terre sainte ?
L'Histoire d'Israël est notre histoire, la base sur laquelle s'élève l'édifice chrétien. Mais pour que nous puissions suivre le peuple juif dans la voie que vous souhaitez, il est nécessaire que les juifs acceptent d'abord la conversion ! »
SCÈNE II : LE ROI
Victor-Emmanuel, roi d'Italie. Très petit, habillé en général, très droit simple et affable.
« Je connais très bien la Palestine. Je l'ai visitée à plusieurs reprises, notamment à l'époque où mon père fut assassiné… Il doit vous revenir un jour, et cela se fera. Je suis heureux que vous ayez abandonné l'Ouganda. Cet amour pour Jérusalem me plaît… Je vous prenais pour un rabbin… La seule chose qui passionne le Sultan est l'argent ; on peut tout faire avec le bakshish… Oui lorsque vous aurez là-bas un demi-million de colons, alors le pays vous reviendra… »
SCÈNE III : LE PAPE
Guiseppe Sarto, pape depuis quelques mois. Homme bon et simple. Se sert souvent d'un grand mouchoir à carreaux rouges.
« Nous ne sommes pas en mesure de favoriser votre Mouvement… Nous ne pouvons certes pas empêcher les juifs de retourner à Jérusalem, mais nous ne pouvons sanctionner leur retour. Le sol de Jérusalem, même s'il n'a pas toujours été sacré, a été sanctifié par la vie de Jésus. Les juifs n'ont pas reconnu Notre Seigneur, par conséquent nous ne pouvons pas reconnaître les juifs…
Il est désagréable, bien sûr, de voir les Turcs maîtres de nos Lieux-saints ; nous n'avons qu'à mettre fin à cette situation. Mais sanctionner le vœu juif cela nous ne le pouvons pas… La foi juive a été la source de notre foi, mais elle s'est accomplie dans l'enseignement du Christ. Si vous allez en Palestine, et si vous y établissez votre peuple, nous voulons au préalable être prêts, avec des églises et des prêtres, prêts à vous baptiser tous ! »
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Hechler avait raison, une fois de plus, malgré sa douce naïveté. Mais Herzl n'a pas de chance avec les Grands qu'il trouve favorables à sa cause : ce sont des princes sans pouvoir direct : Frédéric de Bade et Victor-Emmanuel. Et l'on n'ose vraiment pas penser que si ces deux hommes accordèrent leur soutien, ce n'était que parce qu'ils se savaient sans pouvoir sur le Sultan…
Ainsi, ce roi anticlérical et “athée” est le seul de ces trois princes romains, à prononcer de belles paroles, pleines de confiance dans l'avenir, et il faut bien le dire, prophétiques à leur manière !
Les princes du Vatican, prisonniers de leur froide dogmatique, enlisés dans la séculaire tradition anti-juive, ne pouvaient pas comprendre. Ils ne se rendaient même pas compte que leurs paroles n'avaient aucun rapport réel avec le temps présent, avec l'Israël de ce début de XXème siècle – aucun rapport avec l'enseignement du Christ, de saint Paul et de tout le Nouveau Testament.
Il est en effet ahurissant de faire du retour d'Israël chez lui la condition de sa conversion à l'Eglise romaine. Mais telle est la mentalité depuis dix-sept siècles, depuis que l'Eglise, elle-même alors méprisée et persécutée, se retrouva sur le trône d'un César "converti" pour les besoins de sa politique.
Quand il sort de l'audience papale, Herzl remarque dans une salle un immense tableau représentant un Pape couronnant un Empereur, et il a cette remarque : “C'est ainsi que Rome entend les choses”. Trop longtemps Rome a distribué les couronnes, formé les royaumes, confessé les rois et dirigé les politiques, allant jusqu'à provoquer et organiser les guerres dites de religion. Rome a imposé l'étoile jaune aux juifs, Rome a diffusé durant des siècles une catéchèse de mépris qui a pavé la voie aux persécutions nazies (n'oublions pas, hélas, l'horrible responsabilité d'un Martin Luther…).
N'en déplaise à M. Merry del Val, qui prend vraiment son interlocuteur pour un enfant de chœur !
Voici des siècles que l'Église a perdu de vue (et de cœur) la position particulière et unique du peuple d'Israël dans l'histoire des Nations. Des siècles que le Christianisme, gardant pour lui les bénédictions contenues dans la Bible, rejette sur Israël les seules condamnations, lorsqu'elle ne veille pas subtilement à rendre ces condamnations plus actuelles au cours des siècles, en entretenant, en attisant au besoin, le mépris où est plongé dans l'Histoire européenne le peuple juif. L'Église romaine a fait bien des démarches, afin d'empêcher Israël de retrouver sa patrie. Alors que l'État d'Israël va vers sa dix-huitième année, il n'a pas encore été reconnu par le Saint-Siège – alors que des relations diplomatiques existent avec les principaux États arabes…
D'ailleurs un certain monde protestant officiel et qui siège dans la cité de Calvin, n'a rien à lui envier, dans ce domaine où règnent la prudence, la peur, et la cécité spirituelle.
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Un William Hechler de temps en temps, cela ne suffit pas aux yeux du Christ, à sauver l'honneur de l'Église universelle, des théologiens, des cardinaux et des papes – face à la Jérusalem à nouveau menacée d'extermination totale.
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Ce fut le dernier répit ; ce furent les dernières vacances, dans le soleil et la douceur italienne.
Le 30 avril, à Vienne, Herzl s'effondre. Hechler a le temps d'accourir, de le voir un instant, car les médecins l'envoient aux bains de Franzensbad pour six semaines. Mais il cache l'état de sa santé à sa mère, à ses proches. Il vit dans la hantise que ses dernières années aient été inutiles pour son peuple, qu'il ait été pour Israël un serviteur inutile…
Le 16 mai, il s'est penché sur son “journal” commencé à Paris pour la Pentecôte de l'an 1895 – un crachement de sang interrompt à jamais ses confidences.
Il rentre péniblement à Vienne ; pour repartir aussitôt vers la paisible station montagnarde d'Eldach. Écrasé par un courrier qui lui vient de partout (combien de violences et d'attaques ?) il note sur une grande page blanche, en guise de réponse à tous :
« In the midst of life there is death » « En plein cœur de la vie voici la mort »
Le vendredi 1 juillet, tôt dans la matinée une quinte l'éveille, son sang le quitte. Toute la journée il luttera contre la toux, l'étouffement, la fièvre, l'hémorragie. Il se lève, essaye de rester debout, droit, face au jour qui décline ; face à la lumière qui s'éteint au milieu de l'été. Dans la vision de ce qu'il n'a pas accompli, de ce qu'il ne pourra plus accomplir. Non, il ne faut pas pleurer – mais demeurer ainsi, debout, et tenter de sourire.
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Le lendemain, voici que s'ouvre la porte interdite à tout visiteur. L'Ami, son prophète naïf – qu'il voit pleurer pour la première fois. Une dernière fois encore, sur lui, dans ces yeux, l'immense bonté du regard de celui qui l'a le mieux compris, qui chaque jour depuis huit ans priait trois fois pour le prince de Sion…
Ne sont-ils pas dans le bureau de la “Freie Presse” à Vienne ? en ce 10 mars 1896, leurs yeux ne se croisent-ils pas pour la première fois… Ne sont-ils pas dans le salon du bon Frédéric de Bade, lorsque tout s'annonçait facile et merveilleux… Ne sont-ils pas à Jérusalem, après le fracas des salves de Jaffa, qui certainement, tonnaient pour eux ? Ne sont-ils pas dans le studio pastoral, au grand désordre, aux amoncellements de livres, mais aux accents de l'hymne sioniste… Quand nous entrerons dans le Temple nouveau bientôt, Ami – et je n'aurai plus alors l'envie d'en être l'évêque.
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… “Hechler, il ne faut pas pleurer, ça n'est pas permis à présent… Moi aussi, hier, j'ai versé quelques larmes dans la tombée du jour, mais le jour, lui, revit toujours… Ce n'est pas ainsi que deux amis comme nous doivent se quitter. N'avez-vous plus de paroles d'encouragement et de consolation ? ”
Hechler se reprend avec peine : Dieu sait qu'il n'est pas au chevet d'un paroissien mourant ! Dieu sait qu'il est devant son prince qui agonise ! Dieu sait qu'il ne comprend plus rien… et Dieu sait que ce n'est pas le moment de lire un psaume du retour à Sion, dans le rêve et dans les larmes…
Et l'heure n'est pas aux banales paroles de faux encouragement. Mais aux mots essentiels : “La vie est un pèlerinage vers le Royaume, et vous êtes déjà vainqueur, Ami… Vous nous précédez dans la gloire messianique, vous nous reviendrez avec notre Roi à Jérusalem… Il n'y en a plus pour longtemps… vous avez ouvert la brèche, vous êtes déjà vainqueur…”
Mais soudain un rictus sur le visage de l'agonisant, une main qui saisit Hechler désespérément, l'autre qui se porte, crispée sur le cœur – puis une phrase qu'il ne peut crier :
Saluez-les tous pour moi… tous ! ceux de mon peuple et dites-leur… dites-leur… que je donne le sang… le sang de mon cœur… pour eux, pour mon peuple !
Une crise nouvelle l'interrompt, il se détourne et fait un geste d'adieu de la main. Quelques instants, l'ami pasteur demeure silencieux, hébété. Il voudrait prier, silencieusement, mais ne trouve pas les mots – puis il sort – il s'enfuit, sans remarquer personne, sans saluer personne, mais en répétant : “Ils, n'étaient pas dignes de lui… ils n'étaient pas dignes de lui !”
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Le dimanche matin 3 juillet, Herzl a la force de voir les siens, il réclame sa mère et ses enfants absents, qu'il revoit une dernière fois à midi.
Dans l'après-midi, le calme. Mais un peu avant cinq heures il déclare :
« Maintenant mes amis, vous devez me laisser… Soyez sans crainte… Pour moi ce sera bon de dormir… »
Hechler, la veille, cherchant ses mots dans sa prière muette, pensait au mont Nebo. C'est en effet seul, que le Prince doit rendre le souffle à son Créateur, au Maître de la terre promise. Ils doivent faire silence, dans ce face à face mystique, au loin la vallée du Jourdain et Jérusalem dans les collines arides…
Appelé par le Dieu de Jérusalem dans le tumulte du procès d'un petit capitaine juif, guidé vers les Grands, vers quelques pharaons – voici l'heure du Buisson ardent, de l'ultime révélation, où Dieu reprend à lui l'esprit d'un Serviteur souffrant. Car il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime…
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Il a désiré être enterré comme les pauvres, avec les pauvres, sans fleurs et sans discours. Mais derrière sa dépouille, dans la Vienne de ce mercredi 7 juillet 1904 – une foule énorme pleure et se lamente en antiques litanies hébraïques. Ils sont venus par trains entiers, de tous les coins de l'Europe, ces juifs barbus du Ghetto, qui c'était hier, l'acclamaient en pleurant dans leur Russie féroce.
Et voici qu'au moment où le cercueil descend dans la fosse, une véritable hystérie collective saisit cette masse humiliée. Se précipitant sur la fosse, hurlant, déchirant ses tuniques et se jetant sur la tête un peu de cette terre insensible – tout cela dans une chaleur torride et devant les officiels sidérés et gênés.
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Ne soyez pas choqués, hommes de lettres, journalistes, politiciens et délégués officiels. Ne soyez pas choqués. C'est le peuple de la Bible, le petit peuple de la Bible – que d'autres sadducéens et d'autres pharisiens appelaient “ceux de la glèbe” – qui pleure son roi non-couronné. Qui sent qu'une immense bénédiction, une chance merveilleuse, une fête exaltante, viennent cruellement de s'interrompre. Et ce soir, ils vous débarrasseront les rues de votre cité antisémite, ils reprendront leurs trains vers leurs quartiers réservés du mépris. Dans les larmes et le désespoir : Qui à présent les mènera vers la Terre promise, inaccessible… ?
Hechler marche avec les proches et les amis, devant les officiels. Le drame sur la tombe ne l'a pas surpris, ne l'a pas choqué. Il connaît Israël, il est un peu de ce peuple-là… Il le comprend et l'aime depuis si longtemps.
Les autres sont là, eux aussi, dans leurs belles redingotes noires. Ceux qui ont tué l'ami Herzl… mort pour eux aussi, ayant brisé son cœur.
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Quant à moi, William Hechler, je serai là, frères russes, frères roumains, et tous les autres, afin de vous répéter jusqu'à ma propre mort : Il vous a été repris trente, quarante ans trop tôt, votre Prince. Mais il doit inspirer votre retour, dans l'unité et c'est sans doute pour cela qu'il est mort si tôt…
N'était-il pas écrit qu'il ne devait pas, qu'il ne pouvait pas démissionner, comme un simple président de conseil d'administration – il ne devait pas, ne pouvait pas rendre son diadème, devant l'échec passager. Sans doute valait-il mieux que Moïse ne prît pas part à la conquête de la terre des Pères…
Puisque toutes les patries s'acquièrent dans les douleurs ; puisque toutes les conquêtes se font dans le sang…