A lui seul, le choix des faits me rappelle forcément la grande objection que soulève ma thèse.
A peine jeté-je les yeux sur les manifestations de l’autorité de la conscience, que je suis frappé, en effet, non seulement de leur infinie diversité, mais surtout de ce que cette autorité emprunte toujours plus ou moins son expression à ce qui, dans chaque cas spécial, découle de l’époque, de la race, du milieu, et des circonstances historiques.
Cependant, ce n’est pas de telles ou telles manifestations de conscience qu’il s’agit ici pour nous. C’est, en face de ces manifestations si diverses, parfois même contradictoires, de la présence, dans chacune d’elles, d’un élément commun grâce auquel elles nous apparaissent toutes également la manifestation d’un seul et même fait, et d’un fait indépendant de l’initiative de celui chez lequel nous les observons.
Aussi bien n’hésiterions-nous pas de la sorte, si nous pouvions faire choix, pour notre analyse, non pas de tel ou tel homme, mais de l’homme lui même ; si nous pouvions mettre ici sous vos yeux un de nos semblables, chez lequel le caractère individuel ne serait bien qu’un accident temporaire, qu’un voile transparent, qui laisserait nos regards pénétrer librement jusqu’à un fait de vie essentiellement et normalement humain, jusqu’à la personnalité humaine elle-même.
Si je disais que nous le possédons, ce fait ; — si, évoquant devant vous le souvenir du « fils de l’homme », je me contentais de vous rappeler cette personnalité sinon étrangère, du moins absolument supérieure, à tout ce qui trahissait en elle une existence individuelle ; — si je prenais pour exemple de la conscience humaine la conscience de Jésus de Nazareth, — je vous aurais sans doute nommé Celui qui demeure à mes yeux le seul exemple historique du fait humain normal. Mais aussi, et du même coup, j’aurais rendu notre étude superflue.
Cette personnalité de Jésus, en effet, ne se présente de la sorte qu’à l’expérience de la foi. Or, dès que nous nous en tenons à notre point de vue de croyants, nous n’avons plus besoin qu’on nous démontre l’autorité de la conscience morale, puisque notre foi est déjà le résultat, en nous, de l’obéissance à Celui dont seule cette autorité nous avait amenés à accepter le témoignage.
Ce n’est donc pas dans l’expérience de la foi que nous choisirons nos exemples. Ce sera à un niveau inférieur. Ce sera dans l’expérience de cette vie morale que nous avons en commun, nous croyants, avec tous nos semblables ; ayant soin, même là, de la prendre aussi loin que possible de toute influence, même indirecte, de la foi chrétienne.
Je prends l’exemple de Socrate.
Il n’est personne qui ne se trouve, dans la vie et dans la mort de Socrate, en face d’un fait de conscience morale.
Bien plus ! nous prenons tous le parti de Socrate contre ses juges. Il y a donc, pour nous tous, quelque chose de positif dans l’autorité à laquelle a obéi Socrate. Or, les impressions qu’il avait reçues du dehors et qu’il en recevait chaque jour, ne suffisent aucunement à motiver et à expliquer cette autorité. C’est donc bien au dedans de lui qu’il en faut chercher le point de départ.
Ou bien dirons-nous que l’héroïsme de cet Athénien ne consiste, après tout, que dans le choix qu’il a su faire entre deux espèces opposées d’impressions qui, les unes et les autres, auraient eu leur source dans le milieu dans lequel il vivait ? Dirons-nous que sa grandeur ne résulte pour nous que du fait qu’il aurait su, par exemple, substituer la réflexion de son âge mûr aux impressions de son enfance ?
Encore resterait-il à rendre compte de la raison qui l’a poussé, et cela d’une façon aussi décidée et aussi persistante, à faire, lui seul de tous ses contemporains, un choix aussi imprévu, et dont personne autour de lui n’a su apprécier la légitimité.
Ou bien ne verrait-on là dedans qu’un pur hasard, qu’un accident de volonté, auquel il nous est impossible d’assigner un motif quelconque ? Alors, pourquoi, malgré cela, sommes-nous tous d’accord à l’admirer ?
Du reste, telle n’a pas été sa propre pensée à cet égard. On sait ce que Socrate se plaisait à appeler son génie, ou son « démon familier. » Que pouvait-il vouloir désigner par ce terme insolite, sinon ce qu’il ressentait, non seulement comme un fait intérieur à la sphère de sa personnalité, mais, avec cela, comme un fait étranger, en même temps que supérieur, à sa volonté ? C’était, dis-je, un fait intérieur ; puisqu’il lui apparaissait, au dedans de lui, comme une voix distincte de toutes celles qui n’étaient qu’un écho du dehors. Et c’était, à ses yeux, un fait supérieur à sa volonté ; puisque cette voix s’affirmait en lui de façon à imposer silence à l’instinct de sa propre conservation.
On objectera que c’était précisément là l’erreur de Socrate ; vu que, s’il n’y avait pas eu chez lui d’erreur à cet égard, nous devrions, encore aujourd’hui, regarder comme autant d’oracles ce que lui dicta « son démon. » Nous pouvons admirer sa sincérité, dira-t-on, tout en reconnaissant qu’il s’est mépris, lorsqu’il a ainsi donné une valeur absolue à ce qui n’était au fond qu’une impression accidentelle.
Mais il faut distinguer entre l’usage que Socrate a fait des impressions de sa conscience, et l’autorité qu’il s’était tout d’abord vu forcé de concéder à ces impressions.
Qu’on admette, si l’on veut, une erreur dans la manière dont Socrate a apprécié ces impressions ; dans le nom qu’il a donné à l’autorité à laquelle il a obéi jusqu’au sacrifice de sa vie. La question n’est pas là ! Elle est tout entière dans le fait de savoir s’il a eu tort d’obéir ; c’est-à-dire d’attribuer à ces impressions spéciales une autorité absolue sur sa volonté. La question est de savoir si nous devons le plaindre, ou même le blâmer, d’avoir ainsi sacrifié sa vie au sentiment des droits de cette autorité.
Je prends un autre exemple. Je le choisis encore aussi loin que possible de toute influence provenant de notre foi. De plus, je l’irai chercher, maintenant, non plus sur les hauteurs, mais dans les bas-fonds, de l’humanité.
Le voyageur anglais Wallace, naturaliste, non seulement dans le sens de collectionneur et d’observateur d’insectes et d’oiseaux, mais comme sectateur avoué de cette école qui arbore le drapeau du « naturalisme, » nous racontait, il y a quelques années, dans des pages pleines de fraîcheur, de vérité et d’intérêt, sa visite aux Dayaks de Bornéo.
La conscience de ces gens-là ne ressemble guère à celle de Socrate, si ce n’est en ceci, qu’elle possède, pour eux aussi, une autorité absolue.
Au fond, ce sont de bonnes gens ; et même, à plusieurs égards, des gens dont la conduite pourrait nous faire rougir de la nôtre. Doux, affables, hospitaliers, ils semblent ignorer jusqu’à la pensée du mensonge et du vol. Victimes, depuis des siècles, de la tyrannie des Malais, nation de pillards et de forbans, ils forment, par plusieurs traits de leur caractère, un contraste frappant avec ce dernier peuple, qui leur est d’ailleurs très supérieur dans cette espèce de civilisation que produisent des relations étendues de navigation et de commerce.
Arec cela, ces Dayaks sont de redoutables chasseurs d’hommes, et d’invétérés coupeurs de têtes.
Ce n’est pourtant pas là chez eux le résultat d’un naturel féroce. C’est bien, comme chez les « étrangleurs » de l’Indostan, affaire d’honneur et même de conscience. Aussi déploient-ils, à cette chasse aux hommes, une persévérance, une patience, et un courage qui leur font complètement défaut lorsqu’il s’agit pour eux de la défense de leur propre vie, ou de la protection de leurs familles.
Voilà, certes, une singulière manifestation du sentiment du devoir ! Elle ne l’est cependant pas plus, — pour le dire en passant, — que telles formes du « fanatisme religieux » chez les nations « chrétiennes » elles-mêmes. — Si je l’ai choisie entre beaucoup d’antres, c’est qu’elle nous apparaît d’un côté chez un peuple encore voisin de l’état de nature, et de l’autre chez des hommes ornés, malgré cela, de vertus qui feraient honneur aux nations les plus avancées.
Vous me direz, peut-être, que des faits semblables sont précisément ce qui démontre, avec la dernière évidence, jusqu’à quel point la voix de la conscience est peu propre à être regardée comme une règle absolue.
Encore une fois, il faut distinguer ! — Si vous voulez parler de la façon spéciale dont les Dayaks entendent le devoir, vous ne risquez guère d’être contredits en dehors des forêts où s’abritent leurs tribus.
Mais ici encore, la question n’est pas là ! Il ne s’agit pas de savoir si le malheureux sauvage a tort de prétendre que tel est bien son devoir. Il s’agit de se demander s’il aurait raison de soutenir qu’il n’est pas lié par l’autorité qui accompagne pour lui la pensée de son devoir ; ou bien, — ce qui revient au même, — s’il devrait soutenir qu’il n’y a point pour lui de devoir.
Cet exemple, ainsi que tous les faits du même genre, nous amène bien plutôt à distinguer clairement entre la voix que l’homme prête à sa conscience dans tel ou tel cas, et l’autorité absolue dont s’accompagne à chaque fois cette voix. Les gens dont nous venons de parler, nous l’avons entendu, sont loin d’être des natures sanguinaires et féroces. Qu’elle est donc puissante l’autorité qui les force, de la sorte, à des actes aussi diamétralement opposés à tout le reste de leur vie !
Vous me direz peut-être qu’il faut y voir le résultat chez eux d’une influence extérieure ; celui de l’autorité de leurs prêtres, par exemple, ou des traditions de leur race.
Il ne paraît pas que les Dayaks aient des prêtres. Resteraient leurs traditions. Encore faudrait-il expliquer ce qui les porte à accepter et à perpétuer de semblables traditions ! Il faudrait surtout être prêt à dire comment ces traditions ont pu s’inaugurer ou chez eux-mêmes, ou chez ceux qui les leur auraient transmises. Evidemment, rien ne saurait expliquer ce fait, sinon le caractère absolu de l’autorité qui a revêtu chez ces peuples cette forme spéciale.
Mais laissons là ces exemples éloignés ou étranges, pour des faits comme il s’en passe trop souvent sous nos yeux ! — J’aurai soin, là aussi, de mettre devant vous un fait aussi étranger que possible à toute foi religieuse.
Je suppose un jeune homme de notre monde qui, après avoir été élevé en dehors de toute religion positive, a glissé jusqu’au fond de ces abîmes où les passions de son âge arrivent trop souvent à précipiter même les plus forts.
Arrivé là, le vertige s’empare de sa pensée. Sa vie est perdue ; son passé le dégoûte ; son corps avili n’est plus pour lui qu’un fardeau ; son esprit a dépouillé jusqu’à la dernière des illusions qui lui avaient tenu lieu de foi. Seul avec lui-même, voici le remords qui se dresse dans son âme !
N’y a-t-il rien de positivement objectif dans ce qui, chez cet homme, est à la racine d’une douleur si profonde, si aiguë, qu’elle va lui rendre insupportable le sentiment de l’existence elle-même ? Mais, si cette douleur n’est due qu’à une hallucination, que ne se hâte-t-on de la dissiper ! Vous me dites que précisément le fait que c’est une hallucination maladive, rend la chose impossible ; puisque c’est alors le résultat de l’état physique auquel l’organisme de cet infortuné a été réduit par le désordre ou par les excès de sa vie.
Je veux bien qu’il y ait en effet dans ses organes un trouble maladif. Mais pourquoi traduit-il le malaise qui en résulte, en une accusation formelle portant sur sa volonté elle-même ? Pourquoi s’accuse-t-il, lui, de ce malaise ? Pourquoi ce qui se réduit dans le fait à une rupture d’équilibre, se montre-t-il ainsi, dans sa conscience de lui-même, sous cette forme si caractérisée du remords ?
Ou bien ne verriez-vous aussi dans cette circonstance qu’un fait sans raison d’être ? qu’un pur accident ? qu’un fantôme de la pensée ? qu’une conclusion entièrement gratuite ?
Mais ce serait là avoir aussi affirmé, que tout sentiment quelconque de culpabilité est faux en soi ! — Resterait à expliquer la puissance écrasante qu’exerce tout sentiment de cette nature !
Sommes-nous prêts à dire, par exemple, qu’au moment où ce malheureux saisira l’arme qui va mettre fin à son existence actuelle, il a raison de vouloir ainsi se débarrasser d’un sentiment auquel ne répond rien de réel ? — Ce sentiment, c’est qu’il a foulé aux pieds tout ce qui pour lui s’appelle du nom de devoir. Peut-être, parmi les devoirs qu’il énumère à cette heure avec effroi, en est-il, en effet, dont l’impression ne repose que sur un préjugé. Il est même probable que tel est le cas.
Mais, encore une fois ! ce n’est pas de la pensée par laquelle il a formulé l’impression qui le domine, qu’il est ici question ; c’est de l’autorité qui accompagne cette impression, bien plus ! c’est du caractère inexorable, absolu, indiscutable, de cette autorité !
On peut tout accorder quant au premier point. Mais dès qu’on se décide à nier le second il faut être prêt à soutenir que celui dont nous parlons aura bien fait de se tuer. On devra même, avec les païens de la décadence, le louer du courage qu’il lui aura fallu pour cela.
Ou bien, hésitez-vous à aller jusque-là ? Continuez-vous à estimer qu’il eût mieux fait de ne pas se tuer ?
Vous affirmez alors, par là même, que le remède auquel il a eu recours n’en est réellement pas un. Cependant, dire que cet acte n’a pas atteint son but, c’est avoir affirmé non seulement que la vie personnelle de cet homme a persisté après cet acte (cela n’est pas en question !), — mais que cette vie renfermera encore la même angoisse à laquelle il avait voulu se soustraire en se tuant. Or, si cette angoisse a persisté, c’est que l’autorité qui la lui a imposée a persisté elle aussi. En d’autres termes, c’est que le fait intérieur qui s’était manifesté de la sorte pendant la vie terrestre de ce malheureux, s’est retrouvé au dedans de lui après sa mort.
Avait-il donc tort, pendant sa vie, de regarder déjà ce fait intérieur dont il avait conscience, comme positivement supérieur à sa libre initiative ? N’est-il pas évident que, déjà alors, cette autorité provenait de quelque chose qui dominait positivement sa volonté ; puisque ce « quelque chose » persistera à la dominer, en dépit du changement le plus foncier dans l’exercice de cette volonté ?
Faisons donc, de nouveau, une différence essentielle entre le langage que nous prêtons au sentiment de l’obligation morale, et ce qui persiste au dedans de nous-mêmes dans l’autorité qui accompagne ce sentiment. Sachons toujours distinguer entre la légitimité de tel ou tel devoir concret, et le caractère d’obligation qui accompagne pour nous tout ce que nous regarderions comme un devoir. Sachons parler d’une conscience plus ou moins éclairée, plus ou moins vigilante ou fidèle, sans rien enlever par là, dans notre pensée, au caractère indestructible de toute autorité de conscience quelle qu’elle soit.
Ce caractère se montre en ceci que cette conscience, quoi que ce soit qu’elle perçoive en nous, y rendra témoignage avec une autorité absolument supérieure à l’initiative de notre volonté réfléchie, et qui demeurera aussi indépendante de notre approbation que de nos protestations.
Cependant, s’il y a ainsi, dans ce que nous appelons « la voix de la conscience, » quelque chose de positif, quelque chose demeure objectif à ce qui au dedans de nous en ressentirait l’autorité, — tâchons de préciser la nature d’un fait que chacun de nous porte ainsi en lui-même.