I. C’est à la lettre même de Clément, qu’il faut demander de nous renseigner sur l’événement qui en a fourni l’occasion et sur le but visé par l’auteur. Aucune indication ne nous est donnée par un document différent de l’épître et celles mêmes que nous tirons de la lettre consistent en des traits précis, mais peu nombreux et peu détaillés.
Des troubles ont éclaté dans l’Église de Corinthe depuis quelque temps (1.1). Il s’est produit un schisme « qui a mis le trouble dans bien des âmes ; il en a jeté beaucoup dans l’abattement, beaucoup dans le doute » et « ces dissensions se prolongent ! » (46.9). Juifs et païens, tous ceux qui « ont d’autres sentiments que les chrétiens » en prennent prétexte pour « blasphémer le nom du Seigneur » (47.7).
Un ou deux meneurs (47.5-6), « téméraires et insolents » (1.1), ont soulevé la masse des fidèles de Corinthe contre ses presbytres, dont quelques-uns, « qui vivaient dignement, » ont été destitués « des fonctions qu’ils exerçaient sans reproche » (44.6).
Nous ne savons rien des griefs allégués par les meneurs contre les presbytres de l’église. La querelle survenue à Corinthe n’est-elle qu’un épisode de la lutte d’influence entre la hiérarchie et les ministres inspirés ? On est assez tenté de le supposer ; d’abord c’est la seule façon d’expliquer les troubles de Corinthe autrement que par des motifs assez bas de simple égoïsme et d’envie ; ensuite elle permet de saisir la portée du conseil donné aux meneurs de s’exiler de Corinthe (44.2). Cependant quitter Corinthe n’équivaut pas à reprendre le ministère itinérant des prophètes et des apôtres qui sont mentionnés dans la Doctrine des apôtres (ch. 11 et 13). Nulle part dans l’épître il n’est indiqué que les presbytres injustement déposés ont en face d’eux des prophètes. L’auteur y parle bien des « charismes », mais comme de grâces ordinaires que Dieu donne « au fort pour prendre soin du faible, au faible pour témoigner du respect au fort, au riche pour fournir aide au pauvre, au pauvre pour remercier Dieu, etc. » (38.1-2). Les conseils généraux de demeurer humbles, exempts « de toute forfanterie de toute enflure, de toute déraison » (13.1), même adressés plus spécialement aux membres de l’Église « capables d’exposer une parole de connaissance, et sages dans le discernement des discours » (48.5), n’impliquent pas l’existence à Corinthe d’un parti composé de prophètes et d’ascètes en révolte contre les presbytres en charge. L’indice le plus favorable à la thèse d’un conflit entre les presbytres de la hiérarchie et les « inspirés » vient de ce que Clément s’étend avec insistance sur le culte qui doit se faire à des temps marqués, en des lieux déterminés et par des ministres spécialement autorisés. Mais il est bien singulier que pas une lois le prophète ne soit mentionné à cette occasion. Peut-être Clément n’a-t-il pas voulu donner aux auteurs du schisme le lustre d’une telle qualification. En somme, il faut nous résoudre à ignorer sinon le sujet du moins l’occasion précise de la querelle.
L’Église de Rome se propose de remédier aux maux de l’Église de Corinthe et d’y ramener la concorde. Rien n’indique qu’elle ait été priée de s’entremettre ; l’expression ἐπιζητούμενα (1.1) ne signifie pas que les Corinthiens aient écrit à Rome ou interrogé l’Église romaine ; elle désigne seulement les choses en litige (Lightfoot). Cependant certains critiques pensent que les Corinthiens ont eu recours à Rome ; c’est ainsi que Renan traduit ἐπιζητούμενα par « les questions que vous nous avez adressées » ; mais c’est mettre beaucoup de commentaire dans une traduction. Il est également peu vraisemblable que Fortunatus (65.1) ait été député par les Corinthiens à Rome : c’est plutôt la rumeur publique, les rapports privés (ἡ ἀκοή 47.6 ; cf. 1.1) qui a porté les affaires de Corinthe à la connaissance de l’Église romaine. Celle-ci entreprend de rétablir l’unité, et elle prend nettement parti pour les presbytres, parce qu’ils sont les chefs de la communauté chrétienne. Elle n’essaye ni d’une apologie, ni d’une conciliation. L’Église doit obéir à ses presbytres et les révoltés n’ont qu’à se soumettre. Cependant la décision, très catégorique en elle-même, se trouve un peu noyée dans de longs développements à tournure homilétique sur des textes de l’Écriture.
Une comparaison entre l’épître aux Corinthiens de Clément et les épîtres de même titre écrites par saint Paul, mettrait en évidence le peu de connaissance précise que Clément de Rome avait du détail des affaires de Corinthe. Sur le point particulier de la soumission aux presbytres, se marque une préoccupation bien définie, mais il ne se dégage aucun tableau vivant des désordres qui ont provoqué la composition d’une lettre tantôt très instante, tantôt un peu molle de dessin et un peu traînante dans l’exécution. Il semble que l’auteur veuille également ramener la paix et promouvoir la vie morale de la communauté en affermissant son obéissance à la loi de Dieu et sa confiance en Dieu. Entre tous les critiques, Knopf a insisté sur le caractère oratoire d’une lettre destinée, semble-t-il, dans la pensée même de son auteur, à être lue publiquement dans une assemblée des fidèles : « Nous aussi réunis par la communauté de sentiment « dans la concorde en un seul corps, crions vers lui, comme d’une seule bouche… » (34.7). L’adjonction de la prière s’expliquerait ainsi par l’usage des prédicateurs de terminer leur exhortation en prières. Ces remarques dans leur ensemble sont très justes et jettent une lumière sur le caractère de l’épître. Mais en les acceptant, il ne faut point trop se presser de conclure que « toute la première partie de l’épître de Clément a été formée par la réunion de compositions et d’homélies de moindre dimension. » Même l’artifice de quelques transitions ne justifie pas une conclusion aussi radicale ; car le souci de l’unité à rétablir est assez visible dans le choix et le traitement de chacun des développements moraux pour que l’on ne doive point soupçonner l’auteur d’avoir simplement utilisé des notes antérieures et pour ainsi dire, vidé ses tiroirs.
II. La langue de saint Clément et son style sont très reconnaissables à quelques particularités, notamment au redoublement très fréquent des épithètes et des substantifs. Souvent les alliances de mots habituelles (προστάγματα καὶ δικαιώματα 2.8) lui sont en quelque sorte fournies par l’Écriture Sainte dont il s’inspire si souvent même quand il ne cite pas (1Rois.30.25 ; Ezéchiel.11.20 ; 18.9 ; 20.11 ; Malachie.4.4) ; mais il a un faible personnel pour la répétition d’épithètes ou de substantifs synonymes ou se complétant l’un l’autre. Dans les seuls chapitres 1 et 2, nous en avons de nombreux exemples : συμφοράς καὶ περιπτώσεις — ἀλλοτρίας καὶ ξένης — μιαρᾶς καὶ ἀνοσίου — προπετῆ καὶ αὐθάδη — σεμνὸν καὶ περιβόητον — πανάρετον καὶ βεβαίαν — σώφρονα καὶ ἐπιεικῆ — τελείαν καὶ ἀσφαλῆ — μέτρια καὶ σεμνά — βαθεῖα καὶ λιπαρά — στάσις καὶ σχίσμα — παναρέτω καὶ σεβασμίῳ.
Quelquefois il aligne trois épithètes pour souligner sa pensée : τὸ σεμνὸν καὶ περιβόητον καὶ ἀξιαγάπητον ὄνομα (1.1) — ἐν ἀμώμῳ καὶ ἁγνῇ συνειδήσει (1.3).
Ce qui rend parfois la prose de Clément pénible, traînante, très différente de la prière presque rythmée de la fin (ch. 59 à 61), c’est l’habitude des citations mal digérées qui s’incorporent par morceaux dans le discours et en alourdissent la marche.
Mais dans le détail, bien des nuances révèlent un esprit délicat. Soit que, tout pénétré de la bonté de Dieu, il se tourne vers le spectacle de la miséricorde sans bornes du Créateur (ch. 33) ; soit qu’il s’attarde à contempler l’harmonie qui régit les cieux, les océans et les entrailles même de la terre (20.1-12) ; soit qu’il ait l’âme tout émue des souffrances de généreuses femmes qui avec un corps débile ont conquis le prix des braves (6.2), Clément de Rome fait preuve d’une âme élevée, tendre, sensible, qui se retrouve dans la délicatesse de touche et dans la réserve avec laquelle il fait la leçon aux Corinthiens.
Il est tel endroit de l’épître où le groupement des mots et leur gradation sont habilement calculés avec un sentiment très vif de leur valeur : 3.12 dans l’énumération qui procède par redoublements de substantifs suivant la manière habituelle de Clément, il y a une eurythmie et une logique de développement également sensibles : ζῆλος καὶ φθόνος sont les sentiments mauvais d’où naissent les querelles ; ἔρις καὶ στάσις, manifestations bruyantes bien vite accompagnées de violence et de sédition ; διωγμὸς καὶ ἀκαταστασία désordres qui mènent à la guerre ouverte et prolongée et à la servitude, πόλεμος καὶ αἰαλωσία.
De même 30.8, on voit mis en opposition : témérité, insolence, audace, θράσος καὶ αὐθάδεια καὶ τόλμα, avec modération, humilité, douceur, ἐπιείκεια καὶ ταπεινοφροσύνη πρα"ύτης. La lettre est riche en analyses tripartites des idées morales. Aussi, malgré ses longueurs, le développement par lui-même quand il n’est pas trop encombré de pièces d’Écriture Sainte, ne languit pas et ne donne pas l’impression du sermon banal que produit assez souvent l’homélie faussement appelée la seconde épître de Clément.
Détails de style : prédilection de Clément pour des adjectifs composés : πανάρετος qui ne se retrouve ni dans les Septante ni dans le Nouveau Testament : παμμεγεθής, πανάγιος, παμπληθής, παντεπόπτης.
Quelques expressions révélatrices du tempérament moral de Clément reviennent fréquemment d’un bout à l’autre de l’épître, notamment les mots d’ἐπιείκεια, ἐπιεικής, termes presque intraduisibles en français dans leur complexité de sens, et qui expriment un heureux mélange de mesure, de modération, d’équilibre, de finesse et d’énergie ou de force.
En tout cas ils indiquent très bien la méthode de Clément pour obtenir la paix et la réunion des esprits dans la concorde. Il n’y a aucune hésitation sur la nécessité d’une soumission aux presbytres. Bang s’est lourdement trompé en soutenant que l’auteur de l’épître s’adressait aux presbytres démis de leurs fonctions pour les engager à s’expatrier par amour de la paix (54.2) ; la phrase isolée peut offrir quelque équivoque ; mais tout l’ensemble du discours tend à prêcher la soumission des meneurs aux chefs de la communauté et donne au conseil d’exil son véritable sens et sa portée.
Toute la lettre offre un mélange d’énergie et de douceur. Les conseils de soumission sont brefs et énergiques (48.7-9 ; 57.1-2 ; 59.1-2 ; 63.2) mais ils sont amenés par des considérations morales capables de toucher, et qui emplissent toute une partie considérable du l’épître. Quand l’auteur semble s’être départi un instant de sa méthode favorite d’insinuation (conseil d’exil), il y revient comme d’instinct en provoquant à la générosité dans l’abnégation par les exemples de dévouement si nombreux dans l’histoire profane et dans l’histoire religieuse. Le ton est celui de l’exhortation parfois véhémente et de l’adjuration, jamais de la menace. Toutes les ressources de la foi et de la charité sont épuisées ; les rebelles sont serrés de près ; mais ils ne se sentent point en présence d’un ennemi.
Clément a marqué tout son caractère en inventant cette alliance de mots : ἐκτενὴς ἐπιείκεια (58.2 ; 62.2).
L’épître aux Corinthiens, sans être composée artistement, laisse néanmoins entrevoir chez l’auteur une grande ouverture d’esprit et une culture assez soignée. Saint Clément témoigne d’une réelle largeur d’idées en cherchant les exemples d’héroïsme aussi bien dans l’histoire de l’antiquité profane (55.1) que dans l’Ancien Testament. S’il est un Juif, comme on peut le supposer, il est évidemment un de ces Juifs hellénistes à qui la culture grecque a enlevé toute étroitesse d’esprit et qui transfère sans peine à l’ensemble du monde romain qu’il travaille à convertir, « l’amour de la patrie et du peuple » qu’il signale chez Judith pour le peuple juif (55.5). Quoique l’opposition de l’empire soit formelle, et qu’il tienne encore dans ses geôles des « captifs » dont les chrétiens demandent la délivrance (ch. 59 et 60), il n’y a dans le ton de Clément ni colère, ni violence, ni amertume.
L’on trouvera dans les notes quelques rapprochements des expressions de Clément avec les écrivains profanes, qui témoignent d’une certaine connaissance de Cicéron (54.2), des poètes grecs (37.4), des philosophes, de Platon surtout et des Stoïciens. L’admiration pour la beauté de la nature et l’harmonie de ses mouvements est très vive chez Clément. Le souffle qui traverse le morceau poétique du chapitre (19.2 ; 20.12) non plus que celui qui anime la prière lyrique de la fin (59.3 à 61) n’a rien de forcé ni d’artificiel ; il s’échappe d’une âme très noble et très religieuse.