Pour saisir avec plus de précision et de fidélité l’élément original et nouveau qui caractérise et distingue la foi chrétienne, et pour rendre pleine justice à ces vérités essentielles que nous résumons sous le nom d’Évangile, Schleiermacher, plus fidèle à l’histoire que les rationalistes, a ramené tout le christianisme à son point de départ historique, la personne de son fondateur. Puis, plus profond et plus embrassant que le supranaturalisme théorique et que le rationalisme pratique, il vit dans cette personne, bien au-dessus du docteur et du législateur moral, le rédempteur de l’humanité, et définit sa bonne nouvelle : la religion de la rédemption.
Il ne méconnut ni son caractère doctrinal, ni encore moins son caractère moral, puisqu’il l’appelle, au contraire, une religion téléologique, une religion qui propose une fin morale suprême, la sanctification. Mais il comprit que ni sa doctrine, ni sa morale ne la distinguent, au fond, des autres religions monothéistes qui renferment aussi des enseignements, et qui assignent aussi des fins morales ; et pénétrant plus avant, jusqu’à ce point capital qui en a fait, dès son origine, une religion particulière, et qui sert de base à l’unité intérieure de ses développements séculaires, il crut trouver le cachet de son originalité et le secret de sa force dans l’idée de la rédemption, et dans la manière dont l’a réalisée la personne de Jésus de Nazareth.
Il est vrai que cette idée de la rédemption ou de l’affranchissement du péché et de ses conséquences, se retrouve en d’autres religions qui s’efforcent de l’accomplir par la voie des purifications, des expiations et des sacrifices. Mais il existe entre elles et le christianisme à ce sujet une différence essentielle, car le Christ n’organise pas seulement, comme les autres fondateurs, les éléments, insuffisants jusqu’à lui, de la rédemption, mais il l’accomplit dans sa personne et par sa personne ; mais il la réalise dans l’ensemble intégral de son ministère et de sa vie ; il en est mieux que l’instrument, il en est la source. C’est par lui sans doute, mais c’est surtout en lui qu’elle se fonde ; et comme il est seul sans péché, seul parfaitement uni à Dieu, son œuvre rédemptrice est comme lui parfaite et pleinement suffisante à jamais pour toute l’humanité. Ainsi donc, la personne de Jésus-Christ tient à l’ensemble de sa religion par un lien substantiel et personnel, autrement intime que ne l’est celui qui unit à leur œuvre religieuse les deux autres fondateurs monothéistes. Ceux-ci n’ont été que des instruments temporaires, à l’aide desquels un certain esprit religieux s’est organisé dans le monde. Leur religion n’avait point sa source en eux ; elle existait sans eux ; elle aurait pu être aussi bien annoncée ou communiquée par d’autres que par eux ; leur personne n’en fournit ni une partie intégrante, ni encore moins la base principale. Le Christ, au contraire, est lui-même personnellement la substance et l’âme, le pivot éternel et l’inextinguible foyer de sa religion, parce qu’il est le rédempteur, l’unique, le parfait, l’absolu rédempteur, et comme tel, distinct à jamais de ceux qui ont besoin d’être rachetés et sauvés par Lui. Qu’est-ce donc que le christianisme, selon Schleiermacher ? C’est cette création téléologique de la piété qui se distingue de toutes les autres en ce qu’elle ramène tout à la conscience de la rédemption par la personne de Jésus de Nazareth.
Cette conception théologique forme en tout cas un grand progrès, très riche en belles conséquences. Elle part d’une idée de la religion plus saine, quoique défectueuse encore à certains égards, plus complète et plus profonde. Elle fait rayonner la rédemption, du foyer du sentiment, sur tout l’homme intérieur, bien loin de ne l’appliquer qu’à l’intelligence, à titre de doctrine, ou à la volonté, à titre de loi morale. Elle saisit le christianisme d’une manière plus concrète et plus historique, et se place mieux à son centre réel et vivant. Elle fait ressortir avec plus de pureté et de force son caractère dynamique, puisqu’elle le proclame une puissance divine, qui donne, qui libère, qui réhabilite et qui crée. Et sous tous ces rapports, elle met en lumière, mieux que tous les systèmes antérieurs, le caractère qui distingue la religion chrétienne de toutes les autres. Grâce à sa puissante influence, nous avons irrévocablement dépassé les points de vue étroits de la doctrine et de la morale ; et quiconque n’est pas l’esclave absolu des anciennes conceptions, quiconque n’a pas l’esprit fermé à tout progrès, doit reconnaître désormais que la foi chrétienne embrasse, au-dessus de la doctrine religieuse et morale du Christ, sa sainte personne, et qu’elle est avant tout une puissance salutaire, une vertu divine, un principe créateur qui produit, par l’irrésistible impulsion de sa nature, une vie toute nouvelle. Il doit savoir enfin que cette action rénovatrice part du Christ, et du Christ rédempteur, et que c’est Là la grande et l’unique nouveauté que nous ne trouvons, soit avant, soit après Lui, dans aucune autre religion.
Et pourtant on se demande à bon droit si tout est dit, si la question est épuisée, si le problème est résolu par cette conception théologique, et si nous sommes arrivés avec elle au faîte de la vérité, au caractère vraiment spécifique de l’Évangile.
Pour nous, nous ne le pensons pas. Le christianisme est sans nul doute une puissance rédemptrice ; mais à côté de l’idée de la rédemption sur laquelle nous ne voulons pas discuter avec Schleiermacher, quoiqu’il ne tienne pas un compte suffisant de la nature du péché, il en est une autre non moins importante et trop oubliée dans ce système, celle de la réconciliation. La rédemption parfaite suppose la réconciliation, car celui-là seul qui est véritablement réconcilié avec Dieu, peut se sentir aussi complètement racheté. Sous ce rapport déjà, nous voilà ramenés de l’état de racheté à celui de réconcilié, comme d’un état dérivé à celui qui l’a produit. Or, je le demande, dans la recherche qui nous occupe, peut-on, doit-on omettre cet élément supérieur et si considérable ?
Remarquons encore que la rédemption, c’est-à-dire la délivrance personnelle du joug du péché, est un phénomène spirituel qui se passe et s’accomplit dans les profondeurs de l’âme, dans la sphère intime de la vie individuelle, tandis que la réconciliation, c’est-à-dire le rétablissement du rapport juste et vrai entre le pécheur et le Dieu saint, renferme, au contraire, une relation de l’individu avec un être placé hors de lui, fait sortir l’âme de son for intime et la met en face de son Dieu. La première, qui est un besoin psychologique satisfait, réside dans l’intérieur du sujet, et constitue essentiellement un état interne. La seconde, qui est un accord rétabli, entraîne le sujet hors de lui-même et le relie à un objet saint, Dieu ; aussi implique-t-elle des faits externes, le pardon du péché, la justification du pécheur devant Dieu, et le retour de Dieu vers le pécheur justifié. Et pour tout dire par deux mots qui commencent à s’acclimater parmi nous, la rédemption est un fait subjectif, et la réconciliation un fait objectif.
On conçoit que, fidèle à son empirisme idéal, au caractère subjectif qui domine dans sa dogmatique, et à son idée de la religion qu’il voit tout entière dans le sentiment, Schleiermacher s’en soit exclusivement tenu à l’expérience intérieure, à ce qui se passe dans le domaine de l’âme, aux modifications salutaires de la conscience ; mais ce n’est là qu’une face de la vérité. Renfermer la religion dans le sentiment et en exclure l’intelligence et la volonté, c’est la tronquer, puisque la saine et pleine piété renferme, au titre d’éléments primordiaux et constitutifs, la connaissance de Dieu, et des règles morales. A plus forte raison est-ce mutiler le christianisme que de le réduire aux phénomènes et à l’histoire de notre vie intime, lui qui fait entrer dans l’œuvre de notre rachat les lumières nouvelles et parfaites qu’il nous donne de Dieu, en nous le révélant comme le Père de notre rédempteur, comme l’auteur de notre salut, le Dieu miséricordieux, et pour tout dire, le Dieu d’amour. Toutes ces idées chrétiennes dépassent singulièrement le cercle étroit de notre état personnel, et nous élèvent bien au-dessus de la sphère subjective dans laquelle Schleiermacher emprisonne notre vue. Il nous faut donc recourir à une idée qui exprime avec plus de précision et de netteté que ne le fait celle de la rédemption, ces réalités objectives et si consolantes ; et cette idée est celle de la réconciliation.
Enfin la rédemption et la réconciliation, considérées comme des faits accomplis par le Christ, sont des effets qui accusent la présence d’une efficacité puissante, d’une activité féconde. Des phénomènes spirituels et moraux supposent nécessairement une cause substantielle qui les a produits. C’est le cas du Christ dans un sens éminent. Ses actes provenaient de sa nature ; ses énergies si efficaces, avec leurs effets si bénis, avaient leur raison et leur cause dans son essence propre, dans son individualité. S’il n’eût pas été l’Être unique que sa vie attestait, il n’aurait pas pu produire les effets uniques qu’il opérait ; de sorte que si la vertu rédemptrice se fonde sur celle de la réconciliation, à leur tour ces deux vertus découlent de l’être particulier, de la nature spéciale du Christ, de cette personnalité unique qui, antérieurement aux effets qu’elle opère et indépendamment d’eux, est en elle-même et signifie par elle-même quelque chose, quoiqu’elle doive nécessairement se manifester en eux et par eux. Voilà le fond suprême et dernier sur lequel tout repose, et duquel tout provient. Voilà l’objet qui domine de toute sa divine hauteur tout ce qui est subjectif. Voilà la source première de tout ce qu’est, de tout ce qu’a fait le christianisme ; et c’est là aussi qu’il nous faut rechercher son caractère le plus essentiel, son cachet distinctif le plus profond et le plus éclatant.