Services rendus par les descendants des réfugiés dans l’armée et dans la diplomatie. — Louis-Gaspard Luzac. — Décadence des manufactures au dix-huitième siècle. — État actuel des manufactures de Leyde. — Prospérité croissante du commerce. — Popularité de la langue et de la littérature françaises. — Fusion des descendants des réfugiés avec les Hollandais. — Ouvrages publiés en langue hollandaise. — Traduction des noms français. — Diminution progressive du nombre des Églises françaises. — État actuel des Églises fondées à l’époque de l’émigration.
L’influence que les réfugiés exercèrent en Hollande ne resta pas bornée aux premières années de l’émigration. Elle continua pendant tout le dix-huitième siècle, et l’on peut facilement en suivre la trace jusqu’à l’époque contemporaine.
Les descendants des officiers vaillants qui avaient si énergiquement soutenu la cause de Guillaume d’Orange et versé leur sang sur tant de champs de bataille en Irlande, en Flandre, en France, en Espagne, tinrent à l’honneur de suivre la carrière de leurs ancêtres. Fidèles à la tradition glorieuse de la noblesse française dont la plupart étaient issus, ceux qui se fixèrent dans les sept provinces continuèrent à défendre de leur épée la république qui les avait adoptés. Les familles de Mauregnault et de Collot d’Escury ont donné à l’artillerie hollandaise un grand nombre de ses meilleurs officiers. Celle du baron d’Yvoi a fourni des ingénieurs héritiers du nom et du talent de leur célèbre aïeul. Les Dompierre de Jonquières ont servi presque tous avec distinction dans les armées. Les de Larrey, alliés aux Jonquières, sont restés fidèles comme eux au culte du drapeau. Un des derniers rejetons de cette famille fut adjudant du roi Guillaume Ier. Celle de Guillot a produit d’habiles officiers de marine. De nos jours le royaume de Hollande a trouvé des défenseurs résolus et dévoués parmi ses citoyens dont les noms français attestent assez l’origine : le général Guicherit, Paul Delprat, lieutenant-colonel du génie et commandant de l’Académie militaire de Bréda, Huet qui périt jeune encore dans la lutte provoquée en 1830 par le soulèvement de la Belgique, Munier qui signala son courage au siège d’Anvers où il servit comme capitaine du génie, le général baron Chassé qui défendit la citadelle de cette ville contre le maréchal Gérard.
D’autres servirent l’État comme ministres et comme diplomates. Lestevenon fut ambassadeur à la cour de Louis XV. Cerisier fut employé à plusieurs reprises comme négociateur. Delprat, père de Paul Delprat, fut secrétaire général au ministère des affaires étrangères sous le roi Louis, frère de Napoléon. A la restauration de la maison d’Orange en 1814, Guillaume Ier lui conféra le titre et les fonctions de secrétaire intime au ministère des relations étrangères, l’éleva au rang de commandeur dans l’ordre du Lion néerlandais, et le prince d’Orange le chargea en outre de l’éducation religieuse de ses trois fils, les princes Guillaume, Henri et Alexandreb. A une époque plus récente, Blussé, Collot d’Escury et Louis-Gaspard Luzac ont été membres des États-Généraux. Les deux premiers n’ont exercé qu’une influence assez restreinte. Le troisième, nommé député en 1827, fut longtemps le chef de l’opposition libérale. Tribun loyal et sincère, il combattit les empiétements de la royauté, s’éleva avec force contre le projet attribué à la dynastie régnante de vouloir reconquérir la Belgique, et refusa constamment les honneurs et les dignités qui lui furent offerts. Porté au pouvoir par la révolution de 1848, qui amena en Hollande le triomphe momentané de son parti, il fut l’un des auteurs de la constitution qui régit encore aujourd’hui ce royaume. Mais l’affaiblissement progressif de sa santé et peut-être aussi l’impossibilité de mettre en pratique les principes qu’il avait professés dans l’opposition l’ont forcé depuis à renoncer à la politique.
b – Delprat est décédé en 1841.
Sous le rapport de l’industrie, l’influence exercée par les réfugiés fut moins durable que ne l’avaient fait espérer leurs brillants débats. Les manufactures de soie, de toiles, de chapeaux, de papiers, qu’ils avaient créées, commencèrent à languir dès la première moitié dit dix-huitième siècle et disparurent peu à peu du sol de la république. Celles au contraire qu’ils n’avaient pas établies les premiers, mais qu’ils avaient simplement perfectionnées, telles que les laines et les draps de Leyde, les tanneries, les raffineries de sucre, ont pu soutenir la concurrence de l’étranger, et conservent encore de nos jours les traces des améliorations qu’elles reçurent à cette époque. Les fabriques nouvelles ne pouvaient se maintenir qu’à la condition d’être protégées par des tarifs élevés ; car la cherté croissante de la main-d’œuvre devait nécessairement contraindre les fabricants à vendre à la longue leurs produits à des prix supérieurs à ceux de France et d’Allemagne. Mais la nature du commerce hollandais s’opposait impérieusement à tout essai du système prohibitif. Le gouvernement ne pouvait adopter les mêmes règlements qui protégeaient en France les industries naissantes. Il ne pouvait, à l’exemple du parlement d’Angleterre, défendre l’introduction des taffetas français, ni frapper de droits exorbitants celle des autres soieries qui provenaient de ce royaume. L’abondance du numéraire dont le commerce de banque et celui des Indes avait surchargé la circulation intérieure, et les impôts sur les choses les plus nécessaires à la vie, ne lui permettaient pas de désirer la conservation d’autres manufactures que de celles qu’exigeait l’entretien de la marine ou qui étaient soutenues par la consommation du peuple néerlandais. Aussi, tout en appelant les manufacturiers français, et en leur accordant d’abord quelques privilèges, ne manqua-t-il pas de les leur retirer au bout de peu d’années, pour ne pas faire tort aux nationaux. Une seule exception fut admise en faveur des chapeliers. Encore ne fut-elle pas longtemps suffisante. Quant à la libre importation des soies écrues, du chanvre, des toiles de Cambrai que l’on blanchissait à Harlem, des laines et généralement de toutes les matières premières qui servaient à la fabrication des draps, elle avait été accordée bien longtemps avant l’époque du refuge, et les manufactures établies par les exilés de France n’en reçurent aucun encouragement spécial. Ainsi abandonnées à elles-mêmes, elles ne pouvaient manquer de dépérir peu à peu. La fabrication même des soieries ne fut véritablement florissante que jusqu’à la fin de la guerre pour la succession d’Espagne. La paix rétablie, les soies de France, moins coûteuses et façonnées avec plus d’élégance, reprirent bientôt leur ancienne supériorité sur les marchés de la Hollande. Les beaux velours d’Utrecht finirent par être fabriqués à Amiens. Tandis que la France faisait aux sept provinces une guerre de tarifs qui nuisait à leur industrie, les commerçants hollandais persistèrent à exiger le maintien du libre échange et s’opposèrent énergiquement au système de représailles que réclamait l’intérêt des manufactures nouvelles. Ils achetaient indifféremment les produits étrangers, quelle que fût leur origine, pourvu qu’ils pussent réaliser un bénéfice en les revendant avec avantage. Aussi la Hollande cessa-t-elle presque dans la seconde moitié du dix-huitième siècle d’être un pays de fabrique. Les manufactures de Leyde elles-mêmes sont aujourd’hui presque tombées, et cette ville, jadis si industrieuse, n’en possède plus guère que deux qui aient conservé une certaine importance, l’une de laines, dirigée par Paul Durieu, l’autre d’étoffes composées de poils de chèvre et connues sous le nom de polémites, dont les hollandais font un grand trafic dans les ports récemment ouverts de l’empire chinoisc.
c – On les appelle polémites du nom du fabricant Le Pole.
Mais, si l’industrie des réfugiés ne tint pas toutes ses promesses, ils eurent une large part à l’immense essor du commerce hollandais pendant le dix-huitième et le dix-neuvième siècle. Les Boissevain, les Bienfait, les Chemet, les Feysset, sont rangés aujourd’hui parmi les négociants et les financiers les plus renommés du pays. La maison Cromelin, fondée à Amsterdam dans les commencements de l’émigration, y maintient depuis cent cinquante ans son ancienne réputation, et ses livres encore tenus en langue française attestent avec quel respect les descendants de l’exilé de France sont restés fidèles aux traditions de leur famille. Les grandes maisons de banque et de commerce de Labouchère et de van Overzée à Rotterdamd, celles de Couderc et de Véreul à Amsterdame, remontent également aux premiers temps du refuge, et comptent depuis plusieurs générations au nombre des plus considérables de l’Europe.
d – Van Overzée est la traduction du nom français d’Outre-mer.
La langue et la littérature françaises conservèrent pendant tout le dix-huitième siècle la prépondérance marquée qu’elles avaient obtenue en Hollande à l’époque du refuge. La jeunesse affluait aux sermons des prédicateurs des Églises wallonnes. Le français se propageait jusque dans les classes inférieures, encore rudes et grossières, mais avides de s’instruire et de se perfectionner. On l’étudiait dans les écoles ; on l’apprenait par l’usage domestique ; on le parlait dans l’intérieur d’une foule de familles ; on s’en servait habituellement dans le style épistolaire, et bien des gens auraient éprouvé de l’embarras pour rédiger une lettre dans leur langue maternelle. Encore aujourd’hui les dames d’un certain âge consentent avec peine à écrire dans l’idiome national. Tandis que dans le Brandebourg les réfugiés faisaient corps et formaient des colonies séparées du reste du peuple, dans les Pays-Bas ils s’étaient dispersés partout. On trouvait leurs descendants aussi bien dans les grandes villes que dans les plus humbles villages. Ils vivaient confondus avec la nation qui avait accueilli leurs ancêtres, et ce mélange heureux contribuait à populariser leur langue et à répandre le goût de leur littérature. L’anglais, l’espagnol, l’italien, que l’on avait cultivés au seizième et au dix-septième siècle furent sacrifiés au français. Le hollandais lui-même fut négligé au point que Bayle put omettre dans son Dictionnaire les écrivains les plus éminents du pays, pour avoir composé leurs ouvrages dans une langue réputée presque barbare. Au dix-huitième siècle les poètes nationaux se turent, ou se contentèrent d’imiter ou de traduire les chefs-d’œuvre du théâtre français. Racine surtout, pour lequel les réfugiés professaient l’admiration la plus vive, devint l’objet de l’enthousiasme public. Le plus renommé des poètes hollandais de cette époque, Nomsz, traduisit Athalie, Phèdre, Iphigénie, et les meilleures pièces de Corneille et de Voltaire. Elles furent représentées avec un succès immense dans toutes les villes, et l’on continua depuis à les jouer sur les principaux théâtres. De nos jours les pièces de Jouy, de Ducis, de Casimir Delavigne, de Scribe, traduites en hollandais, ont obtenu également une vogue durable, et ce n’est qu’après l’apparition des drames de l’école romantique, que l’influence de la scène française a baissé dans le royaume des Pays-Bas. Ni Victor Hugo ni Alexandre Dumas n’ont obtenu jusqu’ici les honneurs accordés à leurs prédécesseurs.
Une circonstance particulière contribua puissamment à cette longue domination de la langue et de la littérature françaises. Jusqu’à la fin du dix-huitième siècle les descendants des réfugiés à Amsterdam, à Rotterdam, à Leyde, à La Haye, restèrent unis entre eux par ces liens de sympathie mutuelle qui s’étaient formés naturellement entre leurs ancêtres sur la terre d’exil. Leurs rapports étaient fréquents et intimes. Ils se mariaient habituellement entre eux, et, bien que le hollandais leur fut familier depuis longtemps, le français était la langue de la conversation et de la correspondance écrite. Mais à la longue une fusion de plus en plus complète des réfugiés avec les nationaux était inévitable. Saurin la prévoyait déjà lorsqu’il disait dans son beau discours sur l’amour de la patrie, en s’adressant aux chefs de l’État rassemblés autour de sa chaire dans le temple français de La Haye : « Une des plus puissantes consolations de ces troupes fugitives, c’est que vous ne dédaignez pas de les confondre avec ceux qui ont eu le bonheur de naître sous votre gouvernement, c’est que vous n’exigez pas qu’il y ait deux peuples au milieu de vous, c’est que vous ayez la condescendance de nous considérer comme si nous vous devions la naissance, ainsi que quelques-uns de nous vous doivent leur entretien, et que tous vous doivent leur repos et leur liberté. » Préparée depuis longtemps, la réunion définitive des deux races s’accomplit en effet à la fin du dix-huitième et au commencement du dix-neuvième siècle. Pour la première fois, on vit alors les descendants des familles françaises publier des ouvrages en hollandais. Ce fut dans cette langue qu’Elie Luzac écrivit son traité sur la richesse de la Hollande, qui parut à Leyde en 1780. De nos jours Collot d’Escury rédigea dans le même idiome son livre intitulé : la gloire de la Hollande dans les arts et dans les sciences, qui fut publié à La Haye en 1824. L’extinction de quelques-unes des principales familles du refuge, les unions que d’autres contractèrent avec des familles du pays, et surtout les relations journalières hâtèrent ce résultat final. Si la langue française se maintient encore aujourd’hui parmi quelques milliers de descendants des réfugiés, elle n’est plus pour la plupart qu’un instrument d’étude dont tous les esprits cultivés reconnaissent la nécessité.
Deux faits correspondent à cette transformation successive et en marquent visiblement le progrès. En Hollande, comme en Allemagne et en Angleterre, un grand nombre de réfugiés, abjurant leur nationalité, changèrent leurs noms français contre des noms hollandais qui étaient la traduction de ceux que leur avaient transmis leurs ancêtres. Les Leblanc s’appelèrent de Witt ; les Dujardin Tuyn ou van den Bogaard ; les Deschamps van de Velde ; les Dubois van den Bosch ; les Lacroix van der Cruijse ou Kruis ; les Chevalier Ruyter ; les Dupré van der Weyden ; les Sauvage de Wilde ; les Delcour ou Delatour van den Hove ; les Corneille Kraaij ; les Duchatel van der Kasteele on van der Burg ; les Lesage Wijs ; les Legrand de Groot ; les Dumoulin van der Meulen ou Vermeulen ; les Dumont van den Berg ; les Dupont Verbrugge. Au changement des noms vint se joindre la disparition progressive des Églises fondées à l’époque du refuge. Des soixante-deux Églises françaises que l’on comptait dans les sept provinces en 1688, environ douze furent supprimées dans la première moitié du dix-huitième siècle. En 1773, elles étaient réduites à quarante-neuf ; en 1793, à trente-deux desservies encore par quarante-huit pasteurs. Sous la domination du roi Louis, plusieurs furent abolies par ordre de ce prince, « vu leur prétendue inutilité, et le préjudice qu’elles portaient à l’usage de la langue nationale. » L’intendance de l’intérieur qui géra l’administration des cultes pendant la réunion de la Hollande à l’empire, ne se montra pas plus favorable à la cause des Églises françaises, et cette tendance reparut sous le gouvernement de la monarchie constitutionnelle établie en 1815 au profit de la maison d’Orange. Le roi Guillaume Ier en supprima plusieurs en 1816, ou, selon l’expression officielle les déclara réunies aux Églises flamandes. Le décret de 1817 n’en laissa subsister que vingt et une : celles d’Amsterdam, de La Haye, de Rotterdam, de Leyde, d’Utrecht, de Harlem, de Middelbourg, de Groningue, de Dordrecht, de Leeuwarde, de Delft, de Nimègue, d’Arnheim, de Bois-le-Duc, de Bréda, de Zieriksee, de Flessingue, de Zwolle, de Schiedam, de Deventer et de Zutphen, auxquelles on ajouta depuis une nouvelle église fondée à Maestricht. Cinq disparurent pendant les dix années qui suivirent ; celle de Zutphen en 1821 ; celle de Deventer en 1822 ; celle de Flessingue en 1823 ; celles de Schiedam et de Zieriksee en 1827. Enfin une ordonnance rendue en 1843 décréta l’abolition graduelle de onze des dix-sept Églises qui subsistaient encore, et ne garantit plus la subvention de l’État qu’à celles d’Amsterdam, de Rotterdam, de La Haye, de Leyde, d’Utrecht et de Groningue. Mais la durée de ces Églises, aujourd’hui les derniers débris de l’émigration française en Hollande, est assurée bien mieux et peut-être même pour longtemps encore par le sentiment vivace de nationalité qui s’est conservé dans un certain nombre de familles auxquelles l’étude et quelquefois de longues années passées en France rendent familière la langue de leurs aïeux, et qui s’honorent de leur origine comme d’un titre de noblesse, tout en s’avouant hollandaises de cœur et unies d’affection à leur seconde patrie.
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