Genèse 14
… Prêtre pour toujours à la manière de Melchisédec.
L’Écriture est un bien grand peintre. Elle entend la loi des contrastes avec un art admirable, et dans ses tableaux les ombres alternent avec les lumières, les idylles avec les mêlées, d’une façon qu’on n’a jamais égalée.
La page que nous venons de tourner était une scène champêtre. Dans les lointains seulement, nous avons entrevu, comme un nuage noir et gros de tempêtes, la ville de Sodome avec ses habitants qui étaient « méchants et grands pécheurs devant l’Éternel. » Nous voici maintenant en pleine scène guerrière. Des armées nombreuses marchent les unes contre les autres, des chocs terribles se produisent, il y a des vainqueurs et des vaincus, des morts et des captifs ; Abram, à l’improviste, se trouve entraîné dans cette campagne ; c’est lui qui remporte, avec les moyens les moins considérables, le succès le plus éclatant ; il semble que l’art militaire lui soit familier, qu’un stratégiste distingué se soit révélé en lui et que le berger fasse bientôt place au soldat. Puis, tout ce mouvement se calme, toute cette ardeur et tout ce bruit retombent. Un étranger paraît soudain, sans que son nom ait jamais été prononcé auparavant. Abram s’incline devant lui, reçoit sa bénédiction, lui donne la dîme de son butin, et se hâte de rentrer dans son campement de pasteur. Le récit avait commencé au son du clairon, il s’achève dans un hymne de paix.
Vous demanderez, mes amis, le but de cette histoire. Que peut donc nous faire la rencontre d’une dizaine de petits rois de l’antiquité, aujourd’hui parfaitement oubliés ? L’emplacement même où la bataille s’est livrée n’est plus reconnaissable, et nous ne voyons pas trop quelle trace Kédor-Laomer ni ses ennemis ont marquée dans les annales du monde.
Il ne suffit pas de répondre qu’Abram s’étant trouvé mêlé à leur incursion en Canaan, leurs noms et leurs hauts faits devaient être mentionnés ici. L’événement a encore une autre portée. Il y a eu, dans la vallée de Siddim, bien plus qu’un conflit accidentel entre quelques chefs orientaux jaloux les uns des autres. Kédor-Laomer et ses alliés ne se proposaient pas moins que de maintenir ouverte la grande voie commerciale qui mettait en communication la plaine du Tigre et de l’Euphrate avec la vallée du Nil, la Mésopotamie avec l’Egypte. Cette route fermée, c’était la disette sur une foule de marchés ; ce pouvait être, si cela se prolongeait, une catastrophe dans les États des quatre rois confédérés. On sait par l’histoire profane, et nous avons déjà vu par la Genèse, que les récoltes n’étaient pas toujours abondantes dans ces pays ; si les moyens manquaient pour parvenir jusqu’en Egypte, ce grenier presque toujours bien fourni de blé, de véritables désastres en pouvaient résulter.
Kédor-Laomer avait donc très bien su ce qu’il faisait quand il s’était rendu tributaires les monarques de la Pentapole du midi. Il n’agissait pas moins dans son intérêt et dans celui de ses peuples quand il concentrait son armée, pour réprimer sans retard une tentative d’émancipation de ces vassaux. Que le roi de Sodome et ceux des villes voisines reprissent leur indépendance ; ils pouvaient arrêter à leur gré les caravanes qui descendaient en Egypte, ou piller celles qui en remontaient chargées de vivres. Il fallait à tout prix prévenir ces malheurs. Un seul moyen se présentait : réduire par la force ceux qui avaient osé relever la tête. Les isoler d’abord des voisins nombreux qui, par attachement ou par nécessité, s’étaient placés dans leur sphère d’influence ; fondre ensuite sur eux-mêmes dans des conditions d’autant plus favorables qu’ils seraient plus dépourvus d’auxiliaires, c’était, pour les rois du nord, une combinaison tout indiquée. Ils n’en ont pas suivi d’autre ; elle leur a réussi. Les branches de l’arbre qu’ils attaquaient : – Rephaïm, Zuzim, Émim, Horiens ; puis Amalécites et Amoréens – tombèrent successivement. Vint enfin le tour du tronc, il succomba également. Le but de la campagne était donc atteint ; la route des caravanes dégagée, la liberté du commerce rétablie. Si Abram ne s’était pas trouvé là, peut-être que de longtemps il n’aurait plus été question de rois de Sodome, et que Lot eût fini sa vie en prisonnier de guerre dans quelque cité de la Bactriane ou de la Babylonie : il semble que cela eût mieux valu pour lui.
Le chapitre quatorzième de la Genèse, au moins dans ses seize premiers versets, raconte à grands traits ces événements. Mais il y a un autre livre aussi qui les raconte, du moins en partie : ce sont les briques assyriennes déposées dans le British Museum et dans quelques autres collections ; ce sont les inscriptions, aujourd’hui déchiffrées, qui couvrent ces restes depuis des siècles, les noms propres ou les signes convenus que les chroniqueurs du temps y ont patiemment gravés. Le document primitif et complet où l’épopée qui nous occupe fut écrite, nous ne le possédons pas ; nous ne le posséderons probablement jamais. Nous ignorons qui en fut l’auteur ; mais nous n’avons pas lieu de l’attribuer à Abram, puisqu’il y est désigné comme étranger par les mots « Abram l’Hébreu » (v. 13). En revanche, nous pouvons relire sur les briques les noms que l’auteur de la Genèse nous a transmis.
C’est d’abord Kudur-Lagamar – le serviteur ou le fils du dieu Lagamar qui règne à Élam, c’est-à-dire dire sur la Suzianne, à l’est de la Babylonie. Ce pays était peuplé par une race touranienne qui fut longtemps plus puissante que les Babyloniens eux-mêmes. Puis, autour de ce chef généralement accepté et qui paraît bien avoir été l’instigateur comme le chef de l’expédition, trois autres personnages princiers :
- Amraphel, roi de Schinearl, c’est-à-dire de la Babylonie méridionale, peut-être un des successeurs de Nemrod.
- Arjoc, roi d’Ellasar ou, comme on l’a semble-t-il établi, de Larsa sur la rive droite del’Euphrate. Il n’y aurait rien d’impossible à ce que cet Arjoc fut Eri-Aker, précisément mentionné dans les inscriptions assyriennes du British Museumm. On a supposé qu’il était fils d’un certain Kudur-Mabuc, frère de Kédor-Laomer ou Kudur-Lagamar. Simple hypothèse.
- Tidéal, enfin, qu’on a identifié soit avec Targal, synonyme de « grand juge, » soit avec Turgal, qui voudrait dire « puissant héros. » et qui est introduit ici comme « roi de Gojim. » Ce mot est le pluriel du substantif qui, en hébreu, veut dire nation ou tribu.
l – Comparez Josué 7.21.
m – Comparez aussi le nom babylonien d’Arjoc dans Daniel 2.14.
Mais on a proposé de lire au lieu de ce terme celui de Gotim, dans lequel il serait permis de voir Gotium au nord de la Babylonie, du côté des montagnes du Kourdistan.
Réunissez ces diverses données, vous verrez que la confédération des quatre rois du nord a pour caractère essentiel de former ou d’entourer la Babylonie d’autrefois, pays déjà vaste à cette époque, mais plus vaguement défini et d’une puissance moindre qu’à l’époque où Nébucadnetsar la transforma en empire chaldéen.
Ceux de leurs ennemis que ces princes tiennent le plus à conserver sous leur dépendance, ce sont les rois de Sodome et des quatre villes qui en dépendent : Gomorrhe, Adama, Tseboïm et Tsoar. Nous avons expliqué quel intérêt capital ils avaient à les maîtriser. Or treize ans avant l’époque où nous sommes parvenus, ils avaient réussi à les réduire en vasselage. Puis l’indépendance s’était redressée ; la Pentapole du midi s’était soulevée contre ceux qu’elle appelait ses oppresseurs… et qui l’étaient peut-être.
C’est à ce moment que débute le récit biblique. Après avoir très sommairement annoncé la rencontre à main armée qui allait se produire, l’auteur en décrit, brièvement aussi, tant les causes que les préparatifs ; puis il en fait le narré court et précis dans les versets 5 à 12. Rappelons seulement, avant de poursuivre, que des expéditions de ce genre ne sont point chose inouïe dans l’antiquité. On avait beau avoir devant soi des distances énormes et souvent dangereuses à franchir, avec des moyens de transport plus que primitifs, on partait, confiant dans les masses d’hommes dont on disposait. C’était une sorte de force aveugle, encombrante, difficile à manier ; par moments, elle déployait une énergie irrésistible. Bien avant Kédor-Laomer, Sargon Ier avait poussé une invasion de ce genre jusque dans l’île de Chypre. Mais reprenons notre récit.
La route qu’ont suivie les confédérés du nord ne doit pas avoir été fort distante de celle où s’avançait naguère Abram, arrivant de Charan. L’armée envahissante, bien équipée probablement, bien conduite en tout cas, ne perd pas son temps en tâtonnements. Elle commence par faire le vide autour de ceux qu’elle veut réduire. Il y a, en effet, soit au sud soit à l’orient des rois qu’elle vient attaquer, un certain nombre de véritables bédouins, qui, sans être des auxiliaires très utiles, peuvent devenir à l’occasion des pillards assez redoutables, et harceler longtemps des troupes en marche. Sans leur permettre de se reconnaître, Kédor-Laomer se débarrasse coup sur coup d’abord des Rephaïm, tribu aborigène célèbre par la grande taille de ses hommes, ensuite des peuplades qui ont précédé dans ces territoires les Amonites, les Moabites et les Édomites ; enfin des Amorrhéens et des Amalécites. Les bataillons de la Pentapole s’étaient, durant ces opérations, groupés dans la plaine de Siddim, attendant l’assaut. Leur position n’était pas mal choisie. Précédés, entourés peut-être des puits d’asphalte dont une grande partie de la vallée était semée, ils comptaient sur ces obstacles naturels pour amortir le choc des cavaliers et des chars. Ces précautions devaient tourner contre eux. Kédor-Laomer avait bien fait de commencer par les combats les plus faciles. Ses soldats y avaient gagné beaucoup de confiance en eux-mêmes. Habitués à la victoire, ils abordent l’ennemi avec un élan tellement invincible, que l’historien ne voit pas même dans cette rencontre une bataille à raconter : il ne se souvient que d’une fuite générale, d’une déroute sans pareille. Deux rois, celui de Sodome et celui de Gomorrhe tombent dans ces trous de bitume dont ils croyaient s’être faits des remparts. En quelques moments leur armée n’est plus ; elle s’est fondue ; elle a disparu du côté des montagnes. Les deux villes privées de leurs rois sont aussitôt mises au pillage ; et, dans le riche butin que les vainqueurs emmènent, figure Lot avec ses gens et ses biens. Tout paraît avoir été conduit avec une extrême rapidité. Kédor-Laomer ne s’était point proposé une conquête, mais un châtiment. Une fois les rebelles mis à la raison, il reprend en hâte le chemin de ses États. Il a obtenu ce qu’il voulait ; la route du commerce est de nouveau libre pour ses caravanes.
Tandis que son armée avait passé de Kadès à Hatsatson-Thamar (v. 7), elle avait côtoyé d’assez près le plus récent campement d’Abram. Il est fort possible que le patriarche et ses bergers aient aperçu, le soir, les feux du bivouac, et vu resplendir aux rayons du soleil les lances qui défilaient en bon ordre dans le lointain. Comme cette expédition après tout, ne le regardait point, il est bien peu probable qu’il s’en soit occupé, à moins que des nouvelles ne lui soient parvenues de Sodome, lui parlant des préparatifs qui se faisaient dans cette capitale. Alors il aura pensé à Lot ; et quelque pressentiment peut-être aura donné de l’inquiétude à son cœur toujours vigilant.
Un jour en effet – la bataille était déjà perdue et les hommes du nord en route pour leur patrie – un jour un messager accourt auprès du patriarche. Est-ce Lot qui, à l’heure du sac de Sodome, a trouvé moyen de l’envoyer ? Il se pourrait. Le neveu égoïste et lâche savait bien qu’il ne ferait point appel en vain au dévouement de son oncle. Le messager raconte l’émouvante histoire. Il n’en faut pas davantage. Abram ne délibère pas un instant… Qu’importe l’ingratitude de Lot ? Il méritait un châtiment ? Eh ! n’en voilà-t-il pas un suffisamment dur ? Est-ce pour aller mourir en Elam que l’Éternel l’a fait sortir avec moi d’Ur et de Charan ? Non, non ! Il faut le délivrer, le ramener, car il est mon frère. Les vainqueurs sont plus puissants que jamais ? Oui, mais mon Dieu est beaucoup plus puissant. En avant !… La foi ne sert pas seulement à faire de longs voyages dans l’inconnu ; elle peut servir à combattre et à remporter d’admirables succès.
Seulement, il ne fallait pas perdre une minute. Abram n’en perd point. L’homme de paix, le vieillard tranquille, connaît le prix du temps. Il arme trois cent dix-huit de ses plus braves serviteurs. Il appelle à lui ses trois alliés qui lui amènent sans discuter, tous les hommes dont ils peuvent disposern. La troupe à peine formée, on part. On marche, on court presque. Il faut atteindre Kédor-Laomer avant qu’il soit rentré dans sa capitale ; un siège serait impossible. Les étapes sont doublées ; il s’agit de franchir plus de 150 kilomètres. Voici les frontières septentrionales de la Palestine : voici le territoire où nous retrouverons un jour la tribu de Dan ; voici les eaux de Mérom. Plus de doute : les vainqueurs sont là ! Voici leur camp très mal établi et très mal gardé : qui pourrait, parmi eux, se préparer à une surprise ? Ils mangent et boivent sans doute ; ils s’amusent avec leurs prisonniers, les insultent, les maltraitent pour varier leurs plaisirs, et s’enivrent de ces vins capiteux qu’ils ont rapportés de Sodome et de Gomorrhe. La nuit est tombée. Plus de clarté au ciel. Kédor-Laomer, quoique bon général, partage l’imprudence de ses hommes ; tout dort bientôt dans les rangs de son armée. Abram veille, lui ; ses soldats aussi ; il les a partagés en quelques bandes pour multiplier les points d’attaque et redoubler la panique. Le signal est donné. Ces gardiens de troupeaux fondent comme des lions sur les guerriers éprouvés. Leurs cris sèment partout l’épouvante ; on se réveille pour mourir ou pour jeter ses armes et s’enfuir. Sans laisser aux fuyards le temps de se remettre, Abram les poursuit, l’épée dans les reins, jusqu’au village de Choba, au nordo de Damas. Là, inutile de continuer. Les prisonniers sont délivrés, Lot est repris ; Abram peut faire sonner la retraite.
n – Comparez verset 24.
o – Dans le texte : « à gauche ; » donc au nord, puisqu’on se représente toujours l’orient en face.
Une légende juive raconte que, pour favoriser le patriarche dans son attaque audacieuse, « toute la poussière du sol s’est transformée en épées et tous les brins de paille en javelots, contre les soldats de Kédor-Laomer. » Nous avons, par cette tradition naïve, la trace indéniable du souvenir qu’une victoire pareille a laissé dans l’imagination du peuple. Il est certain que jamais campagne ne fut mieux conduite, avec plus d’audace et plus de prudence, plus de célérité et plus d’intelligence. Un commentateur allemand assure que Cromwell – aussi versé dans la lecture de la Bible que dans les manœuvres des armées – avait été si frappé par le quatorzième chapitre de la Genèse, qu’il adopta maintes fois dans ses luttes contre les troupes royales la tactique suivie par Abram. On sait, d’autre part, que Cromwell. en tant que stratégiste, eut en Napoléon Ier un fervent admirateur. En sorte que l’humble berger de la chênaie de Mamré, l’homme débonnaire qui avait tout cédé à son neveu plutôt que d’avoir une querelle avec lui, aurait servi de modèle à l’un des plus grands capitaines des temps modernesp !
p – V. Lange, Bibelwerk, Genesis, p. 216, b. Observons d’ailleurs que la même tactique a été employée par Gédéon, Juges 7.16 ; par Saül, 1 Samuel 11.11.
Mais, je n’ai pas besoin de le rappeler : ce n’est point une gloire militaire qu’Abram recherchait. Sauver Lot avait été son seul objectif. Il ne courait point après les lauriers. Ou bien, si quelque fumée d’ambition commençait à se former au fond de son cœur – car enfin il était un homme de même nature que nous – Dieu avait déjà pris soin de la dissiper, avant qu’elle eût obscurci sa foi. Nous allons le voir tout à l’heure.
Et Lot ? direz-vous. Je ne sais rien de plus instructif ni de plus triste que le silence de l’historien en ce qui le concerne. C’est à croire que le neveu n’a pas même eu la force de remercier son oncle, auquel il devait la liberté et la vie. Le texte, en tout cas, ne renferme nulle trace de sa reconnaissance. Pas davantage de son repentir pour le peu de déférence qu’il avait témoigné à Abram, ni pour le choix plus qu’imprudent qu’il avait fait en s’établissant à Sodome. Il en a si peu de honte, que c’est bien là qu’il entend retourner. Il y a encore un roi de Sodome : soit que le vaincu ait pu sortir vivant de son trou de bitume, soit qu’il s’agisse ici de son successeur (v. 17). Il n’en faut pas plus au pauvre Lot : il aime mieux redevenir sujet de ce roi que commensal de son oncle. Il ne faudra pas moins que le feu du ciel pour le décider à sortir des villes de la plaine. Point de caractère et l’amour du bien-être : voilà Lot en deux mots. Il a, malheureusement, un nombre infini de descendants ; plutôt que de dire : J’ai eu tort, ils préfèrent s’enfoncer dans la ruine, jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour les en retirer.
Affligé sans doute, mais s’abstenant, je pense, de reproches qui n’eussent servi de rien, Abram se rapprochait lentement des chênes de Mamré quand deux rencontres viennent l’arrêter un momentq.
q – Ces deux rencontres ont lieu, dit le récit, « dans la vallée de Schavé » qui est « la vallée du Roi. » Il y a grande apparence qu’il faut entendre par là la partie nord de la vallée du Cédron. On y montre encore aujourd’hui les sépulcres des rois et la place où Absalom fit dresser un monument pour rappeler sa mémoire : 2 Samuel 18.18. Il n’est pas impossible que le nom ancien de cette vallée vienne de la rencontre d’Abram avec le roi de Salem.
Celle, d’abord, du roi de Sodome. Ce prince païen témoigne beaucoup plus de reconnaissance que Lot : il est vrai que ce n’était pas fort difficile. Un service inappréciable vient de lui être rendu, et, bien que les monarques sachent être, à l’occasion, aussi ingrats que les républiques, celui-ci, pourtant veut remercier l’Hébreu auquel il doit tant. Il lui propose un partage du butin qui serait, au fond, à l’avantage d’Abram : toutes les richesses pour ce dernier, toutes les personnes pour le roi de Sodome. A vrai dire, et d’après les lois de la guerre, le patriarche avait le droit de tout prendre : or et gens. Ne les avait-il pas conquis de vive force, sans que personne lui ait disputé ces trophées ? D’autre part, qu’est-ce qu’il ferait des personnes ? Ne seraient-elles pas dans son camp un encombrement et un danger ? Le prince le comprend, et l’arrangement qu’il propose paraît équitable autant qu’habile.
Abram, néanmoins, le repousse d’emblée, de façon à rendre impossible tout renouvellement de ces offres. Il s’engage par un serment, et par serment à main levéer, au nom du Dieu Très-Haut, à ne prendre rien, mais rien du tout, des mains du roi païen : pas même un fil ni un cordon de soulier. L’équivalent des vivres consommés par ses soldats, la part que ses alliés ont droit de réclamer, à la bonne heure ! De tout le reste rien ! rien !
r – Première mention dans l’A.T. d’un serment de cette sorte.
Voilà, dira-t-on, qui n’est pas très politique. Un tel refus à un tel personnage ne manquera pas de refroidir les rapports. C’est comme cela que les dissensions commencent ; on a vu des luttes sanglantes n’avoir pas d’autre origine. Et quel avantage trouverait Abram à se faire un ennemi d’un prince puissant encore, assez rapproché de son établissement actuel ? Admettons même qu’il ne sentît aucun désir de s’allier avec lui, était-il sage de repousser des trésors qui pouvaient assurer à la famille sémite une influence considérable dans la contrée d’alentour ? Joindre à la réputation que sa brillante campagne lui valait, l’autorité que la fortune confère, mais c’était presque à devenir un roi dans Canaan, et pas le moins respecté de tous. Quel avantage, dès lors, pour la mission spirituelle qui lui avait été confiée ! Quel terrain favorable pour l’accomplissement des promesses ! Ainsi pourrait se réaliser tout de suite la possession du pays, solennellement annoncée à Abram et à sa postérité.
C’est vrai. Mais à quel prix ? Vous n’y avez pas pensé, peut-être ? Abram y a songé, dès qu’il a entendu les propositions du païen. Il a deviné qu’il payerait les richesses proposées, s’il les acceptait, de son honneur et de sa foi. Qu’un autre prince puisse dire : « J’ai enrichi Abram, » encore passe. Mais le roi de Sodome, jamais ! Le père des croyants devoir quoi que ce soit de sa fortune à la ville la plus corrompue qui s’étale sous le ciel ? Non ! Quoi donc ? on aurait le droit de penser, en admirant ma position supérieure, en l’enviant aussi, sans doute, qu’elle avait pour origine des cadeaux venus de Sodome ? Car enfin c’est ce qu’on dirait. On ne se rappellerait pas que ces trésors c’est moi qui les avais reconquis sur les guerriers du nord. On ne m’excuserait point par la considération qu’ils m’appartenaient légitimement de par ma victoire. On les verrait dans mes mains, et cela suffirait pour que mes mains et ma réputation en fussent à toujours souillées. Cela ne sera pas ! – Et cela ne fut pas. en effet. Le roi de Sodome n’insista pas ; il remporta son butin.
Mes amis, je sais peu d’exemples plus nécessaires à rappeler dans notre époque. Vous vous laissez volontiers répéter que l’argent n’a pas de couleur. Cela n’est pas si vrai. Il porte parfois avec lui les taches de la honte et de l’impureté, et ces taches, malgré l’usage, ne disparaissent pas plus que celles du sang sur la main de lady Macbeth. Oui, certes, le péché peut enrichir ; mais malheur à celui qui acquiert par ce moyen ! N’acceptez pas une offre par cela seul qu’elle est avantageuse ; voyez d’où viennent et voyez où vous conduiraient les revenus qu’on fait miroiter sous vos yeux. Dussiez-vous, en les refusant, entrer ou demeurer dans la pauvreté, apprenez à lever vous aussi les mains vers votre Dieu, en lui disant : « Préserve-moi ! »
Mais venons-en à la seconde rencontre d’Abram le victorieux, celle qu’il eut avec Melchisédec.
C’est bien une des plus extraordinaires apparitions des temps anciens que celle de ce roi de Salem, dans la vallée de Schavé ! Rien de lui n’a précédé ni annoncé sa venue ; rien ne suit son départ ; on dirait d’un météore qui traverse pour un instant le ciel du patriarche. La trace qu’il a laissée est profonde, pourtant. Dix siècles s’écoulent, et nous entendons prononcer de nouveau son nom, dans ce Psaume classique où le roi-prophète introduit le Messie dans le monde comme sacrificateur et comme roi : « Tu es prêtre pour toujours à la manière de Melchisédecs. » Puis, dix siècles encore, et le silence est rompu pour la dernière fois à son sujet dans notre recueil inspiré ; c’est aux chapitres 5, 6 et 7 de l’Épître aux Hébreux, au septième surtout, où l’auteur insiste sur le caractère étrange, presque miraculeux de cette figure du passé : « Sans père, sans mère, sans généalogie, qui n’a ni commencement de jours ni fin de viet. » A trois reprises donc, mais à de très longs intervalles, à l’époque patriarcale, à l’époque royale et à l’époque apostolique, Melchisédec se présente à nous comme un personnage d’une rare importance, en même temps qu’entouré de mystère.
s – Psaumes 110.4.
t – Hébreux 7.3.
Recueillons, d’après ces trois sources, tout ce que nous savons sur sa personne ; nous verrons ensuite ce qu’il semble permis d’en conclure.
En premier lieu, son nom. Il est symbolique, et signifie « roi de justice », ou « roi juste, » suivant une appellation hébraïque bien connue. De même « la montagne de ma sainteté » veut dire : ma sainte montagne.
Sa capitale ensuite. C’est Salem, par où nous devons très probablement entendre non pas Salim où le précurseur a baptiséu, mais plutôt Jébus ou Jérusalem. C’est ce que donne à entendre le Psaume 76, quand il dit de l’Éternel : « Sa tente est à Salem et sa demeure à Sion.v » Salem voulant dire paix, Melchisédec était symboliquement roi de justice et roi de paix, juste et pacifique.
u – Jean 3.28.
v – v. 3.
Troisièmement, sa famille. Bien qu’elle ne soit indiquée par aucun nom propre, l’auteur des Hébreuxw insiste sur le fait que Melchisédec n’appartenait pas à la tribu de Lévi ; il a dû ressortir à une famille pré-israélite, antérieure à la formation même des douze tribus.
w – 7.3.
Puis, ses fonctions. En même temps qu’il était roi, il était aussi prêtre, au service du Dieu vivant. Il y a lieu de croire que son sacerdoce était analogue à celui que nous voyons exercé successivement par Abel, lors du premier sacrifice, par Noé à sa sortie de l’arche, par Abram dès son arrivée en Canaan. Sacerdoce de famille, par conséquent, mais qui, par son association à la royauté en une seule personne, présente un caractère absolument unique dans l’histoire sainte.
En quatrième lieu, la foi de Melchisédec. Elle nous est indiquée tant par sa qualité de prêtre du Dieu très haut, que par les paroles de la bénédiction qu’il prononce sur Abram. S’il n’invoque pas Dieu par son nom de Jéhovah, il le loue cependant comme « Maître du ciel et de la terre, » c’est-à-dire avec les termes mêmes que Jésus emploiera dans une de ses prièresx. D’où nous sommes tout naturellement conduits à voir en ce monarque un des derniers représentants de l’époque religieuse primitive, un sectateur conscient de ce monothéisme antique dont les traces, longtemps conservées en dehors du peuple israélite, se retrouvent en particulier, sous des aspects bien opposés, chez Job et chez Balaam.
x – Matthieu 11.25.
Ses actions, enfin. Celles qui nous sont racontées de lui ne sont pas nombreuses ; elles n’en ont peut-être que plus d’intérêt. Il vient, d’abord, au-devant d’Abram. Il ne l’a pas attendu dans sa capitale ; il ne lui a pas enjoint de se détourner de sa route pour passer par Salem ; non, c’est lui-même qui se dérange et vient à sa rencontre ; il le jugeait digne, sans doute, d’un pareil honneur. Prince pacifique, il est heureux de témoigner son estime, son affection peut-être, à celui qui n’a fait la guerre, un instant, que pour assurer la paix et qui déjà se hâte de déposer les armes. Il ne vient pas sans présent : il apporte du pain et du vin. Dans quel but ? Pour restaurer les hommes fatigués qui accompagnent le patriarche ? C’est très probable. Mais aussi pour autre chose, il est permis de le supposer. Le pain et le vin sont les plus anciens éléments de sacrifices non sanglants qui nous soient connus : ils représentent en même temps, sous une forme simple et concrète, les prémices des récoltes dans un pays cultivé. Ce sont les emblèmes de la richesse du sol ; ce sont aussi les seuls symboles que Jésus ait admis dans la sainte Cène. Et si nous avons le droit devoir, dans ces offrandes apportées au vainqueur, le type de ces produits de Canaan qui appartiendront un jour aux fils d’Abram, nous ne pensons pas nous tromper beaucoup en y découvrant les rudiments d’un culte à l’Éternel, prophétisant la communion de la nouvelle Alliance.
Ce n’est, au reste, pas tout. Melchisédec, l’étranger, l’inconnu, bénit Abram. Devant ce prince qu’il paraît n’avoir jamais rencontré auparavant, le patriarche incline sa tête glorieuse, sur laquelle une couronne aussi n’aurait point été déplacée. Ce n’est pas lui qui bénit : il reçoit la bénédiction, et il ne lui semble point que les rôles soient renversés, ni qu’un tort quelconque lui ait été fait. Il se sent au contraire si honoré, qu’il s’empresse de donner à Melchisédec la plus haute marque de respect qui soit en son pouvoir : il lui paye la dîme de tout le butin qu’il a conquis. Lui qui ne veut rien devoir au roi de Sodome, il estime qu’il doit au roi de Salem ce tribut prélevé sur sa propriété. Et qui sait si ce n’est pas après cet acte de générosité et de déférence que le roi de Sodome a voulu, pour n’être en reste ni sur Melchisédec ni sur Abram, faire à ce dernier ses offres séduisantes ?
Poursuivons ; nous ne sommes pas au bout de l’œuvre accomplie par le roi de justice. Sa visite a été pour le patriarche une prédication, un appel à la joie et à l’humilité. A la joie : Abram découvre soudain qu’il n’est pas seul, dans ce pays où il vit toujours en nomade, à connaître, à servir le vrai Dieu ; séparé de Lot, il trouve Melchisédec ; découverte bienfaisante, pareille à celle que nous faisons quelquefois dans nos voyages, lorsqu’un frère en la foi se montre à nous soudain, là où nous croyions ne croiser que des inconnus. A l’humilité : le fils de Térach avait pu contempler avec un sentiment de pitié protectrice tous les idolâtres qui l’entouraient, et se vouloir quelque bien à lui-même d’être le seul à maintenir en Canaan la connaissance du Dieu Souverain qui a fait les cieux et la terre. Eh bien ! non, il n’est pas le seul. Pas plus qu’Élie, qui le croyait aussi, et qui ne savait rien des sept mille qui n’avaient pas fléchi les genoux devant Baal. Abram n’a pas rencontré sept mille croyants, il est vrai. Il n’en rencontre qu’un, et c’est déjà beaucoup. C’est beaucoup quand ce croyant est tout ensemble un roi et un prêtre fidèle ; beaucoup quand il bénit et qu’il apporte à son hôte d’une heure le pain et le vin, pour rendre avec lui un culte au Seigneur. Qu’après cela Melchisédec disparaisse de l’histoire, il n’en aura pas moins rempli sa tâche ; il aura donné au père des croyants des leçons qui ne devaient pas être perdues.
Mais il ne disparaît pas, nous l’avons dit. Sa personne vivante, oui ; son influence et son souvenir, non ! Nous le voyons, nous l’entendons encore dans les chants du Psalmiste, dans une page du Nouveau Testament. Qu’est-il donc, et quelle idée nous devons-nous faire de ce personnage enveloppé de mystère ?
La légende et la théologie n’ont pas manqué de nous proposer leurs réponses.
Melchisédec est pour les uns le patriarche Sem, que les rabbins font vivre jusqu’aux jours d’Isaac ; pour les autres un ange, ou le Saint-Esprit personnifié, ou notre Seigneur Jésus-Christ. Autant de suppositions qui nous paraissent contredites par l’affirmation précise de l’Épître aux Hébreux que Melchisédec a été fait semblable au Fils de Dieuy ? Peut-on dire cela de Sem, d’un ange, du Saint Esprit ? Peut-on même le soutenir de Jésus-Christ ? Si notre Sauveur a été rendu semblable au Fils de Dieu, alors il ne l’était pas par lui-même, ce qui serait la négation de tout le Nouveau Testament. Peut-on, quand deux Évangiles renferment une généalogie du Christ, prétendre qu’il était comme Melchisédec, sans généalogie ? Est-ce donc vrai qu’il était sans mère, quand l’histoire évangélique s’ouvre par le portrait de Marie, et que l’une des dernières paroles du Crucifié est adressée à sa mère qui se tenait au pied de la croixz ?
y – Hébreux 7.3.
z – Jean 19.25-27.
Laissons ces hypothèses ; tâchons de nous en tenir aux termes mêmes de l’Écriture. Si brefs qu’ils soient, ils nous disent pourtant quelque chose.
Melchisédec est pour nous un personnage historique, parfaitement réel. Il a été roi et prêtre à Salem, cette même cité qui devait être plus tard Jébus, et plus tard encore Jérusalem. Mais s’il est le premier roi connu de cette cité, il se présente à nous dans des conditions absolument exceptionnelles. Tous les princes que nous verrons successivement s’asseoir sur le trône de Jérusalem seront introduits, par le chroniqueur, avec le nom de leur père et le nom de leur mère. Cette circonstance est instructive, et n’a pas manqué de vous frapper si vous avez lu avec quelque attention les livres des Rois et des Chroniques. Rien de pareil pour Melchisédec : point de nom de père, point de nom de mère, dès lors aussi point de généalogie. A son règne ne se rattache pas même ce qui ne fait défaut dans aucune histoire complète : la mention de son âge quand il ceignit la couronne et quand la mort le saisit. Ces indications ne manquent pour aucun des rois de Juda ni d’Israël à partir de David. Nous n’en trouvons pas trace pour Melchisédec ; « ni commencement de jours ni fin de vie. » Ce monarque donc, et c’est là ce qui le caractérise extra-ordinairement, entre dans l’histoire sans y avoir été introduit par la marche ordinaire des événements et des récits. On ne sait de qui il descend, on ignore qui est sorti de lui. Il est séparé de la race humaine, telle que nous la connaissons dans la presque totalité de ses représentants. Néanmoins il en fait partie par des traits évidents et nombreux. Qu’est-il alors ? Exactement ce que l’Épître aux Hébreux nous indique : un type de Jésus-Christ, le plus parfait de ces types dans l’Ancienne Alliance, supérieur même sous ce rapport à Joseph dont il n’est dit nulle part qu’il a été rendu semblable au Fils de Dieu.
Faut-il entrer dans les détails ? Jésus n’est-il pas roi, et sa royauté n’a-t-elle pas pour caractères distinctifs la justice et la paix, comme celle de Melchisédec ?
Jésus n’est-il pas sacrificateur, prêtre du Dieu vivant qu’il nous a seul complètement révélé, semblable à nous en toutes choses, y compris les tentations, les souffrances, les tristesses et la mort ? Son sacerdoce n’est-il pas, dans toutes ces circonstances, le dispensateur des bénédictions – comme celui de Melchisédec ? Et, comme ce monarque aussi, n’a-t-il pas apporté aux fils d’Abraham du pain et du vin, pour les restaurer dans leurs fatigues, pour offrir avec ces symboles le culte en esprit et en vérité ? Seulement, c’est lui seul qui a pu dire : Ce pain est mon corps ; ce vin est mon sang.
Jésus enfin, tout en ayant sa généalogie, sa mère, ses ancêtres, n’a-t-il pas ses origines dans l’éternité ? S’il est membre de notre humanité, n’est-il pas aussi au-dessus d’elle et en dehors d’elle ? Connaissez-vous son « commencement de jours et sa fin de vie ? » N’est-ce pas lui qui a dit : « avant qu’Abraham fût, je suisa ? »
a – Jean 7.58.
A lui, mes amis, votre adoration. Comme le patriarche, inclinez votre tête devant ce roi de gloire qui veut vous bénir. Laissez ses mains reposer sur vous, ses leçons pénétrer dans votre âme. Apprenez et recevez auprès de lui la justice et la paix. Il est plus grand encore que Melchisédec.