Alors la mère des fils de Zébédée s’approcha de lui avec ses fils, et se prosterna pour lui demander quelque chose.
Et il lui dit : Que veux-tu ? Elle lui dit : Ordonne que mes deux fils qui sont ici, soient assis l’un à ta droite et l’autre à ta gauche, dans ton royaume.
Mais Jésus, répondant, leur dit : Vous ne savez pas ce que vous demandez. Pouvez-vous boire la coupe que je dois boire, et être baptisés du baptême dont je dois être baptisé ? Ils lui dirent : Nous le pouvons.
Et il leur dit : Il est vrai que vous boirez ma coupe et que vous serez baptisés du même baptême dont je serai baptisé ; mais d’être assis à ma droite ou à ma gauche, ce n’est pas à moi de l’accorder, si ce n’est à ceux pour qui mon Père l’a préparé.
Les dix autres, ayant ouï cela, furent indignés contre ces deux frères.
Et Jésus, les ayant rappelés, leur dit : Vous savez que les princes des nations les dominent et que les grands leur commandent avec autorité. Mais il n’en doit pas être ainsi parmi vous ; au contraire, quiconque voudra être le plus grand parmi vous qu’il soit votre serviteur ; et quiconque voudra être le premier parmi vous, qu’il soit votre esclave ; comme le Fils de l’homme est venu non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie pour la rançon de plusieurs.
Quelle est cette femme bien connue des lecteurs de la Bible ? L’Evangile la désigne ici sous ce titre : « Mère des fils de Zébédée ». Mais un examen attentif des textes nous montre qu’elle s’appelait Salomé et qu’elle fut parmi les femmes de la Galilée qui servirent Jésus et l’assistèrent de leurs biens. — Elle appartenait probablement au groupe de pieuses Israélites, nourries des Ecritures, qui attendaient le Messie, et c’est sans doute dans cette sainte attente qu’elle avait élevé ses fils. Ainsi préparés par leur éducation, Jacques et Jean furent, avec Simon et André, les premiers disciples de Jésus. Pêcheurs du lac de Tibériade, sur l’appel du Maître, « ils quittèrent leur barque et leur père et le suivirent » (Matthieu 4.22).
Près de trois ans se sont écoulés depuis cet appel, lorsque la mère de Jacques et de Jean s’approche de Jésus et se prosterne pour lui adresser une demande : « Ordonne que mes deux fils, qui sont ici, soient assis dans ton royaume, l’un à ta droite et l’autre à ta gauche. » Salomé passe, non sans raison, pour le type des mères orgueilleuses et ambitieuses, et cette appellation de « mère des fils de Zébédée » est devenue proverbiale. Du moins, son ambition est franche, sans aucune ombre d’hypocrisie. Elle s’étale avec complaisance devant les disciples que Salomé ne craint pas de froisser par cette prétention hardie. Jésus réprime ces désirs ambitieux, comme ils méritaient de l’être, et prononce à cette occasion ces deux paroles immortelles, l’une, définition de l’humilité : « Que celui qui croit être le plus grand parmi vous soit votre serviteur » ; l’autre, programme de sa vie et de sa mort : « Le Fils de l’homme, n’est pas venu pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour plusieurs. » Salomé a cédé à un mouvement d’orgueil coupable, cela est certain. Toutefois, avons-nous assez remarqué que son égarement tenait en partie à ses idées fausses sur Jésus-Christ ? Elle n’avait pas compris, sa mission toute spirituelle ; elle croyait, de bonne foi, malgré l’enseignement formel du Maître, que le Christ devait régner sur Israël, et elle demandait naïvement que ses fils fussent ses premiers ministres. — Et Jésus la reprend, elle et ses fils : « Vous ne savez ce que vous demandez : pouvez-vous boire la coupe que je dois boire ? » dit-il, comme s’il apercevait là-bas, au fond de l’avenue sinistre, l’instrument du supplice qu’on va lui préparer à Jérusalem… Puis, se reprenant et prévoyant la destinée tragique qui attend aussi ses disciples : « Il est vrai, vous boirez la coupe que je dois boire. » Salomé a-t-elle compris sur l’heure qu’il s’agit pour ses fils non de renommée et de gloire terrestre, mais d’un avenir d’humiliation et de douleur ? Nous ne savons. Toujours est-il que c’est bien une prophétie qui vient de tomber des lèvres du Maître… La mère des fils de Zébédée ne tardera pas à s’apercevoir que ses rêves de grandeur l’ont singulièrement trompée, la lumière se fera bientôt en cette âme passionnée, mais pleine de droiture. Jérusalem, avec son fanatisme aveugle, est là pour guetter le Rabbi de la Galilée. La ville « qui tue les prophètes et qui lapide ceux qui lui sont envoyés » tend déjà ses embûches et s’apprête au drame qui consommera la ruine de l’imposteur : chacun le pressent… Et cependant, Salomé n’hésite pas à partir avec les femmes de la Galilée, pour servir Jésus, pendant la fête de Pâques, dans ce centre homicide où l’on médite sournoisement sa perte. Là, elle achève de se convaincre de la haine formidable des chefs du peuple et du peuple lui-même. Ira-t-elle abandonner lâchement son Maître ? Non, assurément ! Tandis que la plupart des disciples s’intimident et se cachent pendant le procès, pendant la crucifixion, — la voilà, elle, dans la marche au supplice (Marc 15.40 ; Matthieu 27.55-56) ; la voilà, au milieu des huées de la foule et des brutalités des soldats, attachant » un regard désespéré sur l’infâme croix où va mourir le Saint et le Juste, entendant au fond de son être le retentissement de chaque coup de marteau, éprouvant dans sa chair le frémissement de la chair du Fils de l’homme, à chaque clou qui le meurtrit ; éperdue, haletante, à chaque cri de détresse qui s’échappe de son âme, à chaque goutte de sang qui tombe de ses blessures… Enfin il expire… La voilà, avec Marie de Magdala et Marie, mère de Joses et de Jacques, suivant Joseph d’Arimathée jusqu’au sépulcre neuf où cet homme de bien dépose le corps de la victime ; la voilà, achetant avec ses compagnes des parfums et des aromates et les préparant pour l’ensevelir ; la voilà, après le sabbat, aux premières lueurs du matin, accourant au tombeau avec les saintes femmes qui le pleurent, et qui ne veulent confier qu’à leurs propres mains le soin d’embaumer ses restes sacrés… Mais quoi ! la pierre est déjà roulée, le sépulcre vide ! Quel étonnement ! Quelle émotion mêlée de terreur ! Or, un ange est là pour les rassurer : « Jésus est ressuscité », et n’est-ce pas ce qu’il avait annoncé à ses disciples ? Elles reverront le visage adoré du Maître : elles se prosterneront à ses pieds. Et tandis que Marie de Magdala va, tout à l’heure, le rencontrer dans le jardin, Salomé triomphante se trouvera parmi celles qui iront dire aux apôtres le message angélique : « Jésus de Nazareth est ressuscité : voici, il vous précède en Galilée : c’est là que vous le verrez » (Matthieu 28 ; Marc 16). Dites si Salomé n’a pas racheté par une fidélité à toute épreuve une heure d’ambition égarée ?
Au reste le vœu de Salomé est humain, et nous nous reconnaissons tous à ce cri : « Que mes fils aient les premières places ! » Si, parfois, nous le réprimons à cause des convenances sociales qui, à défaut d’humilité vraie, nous en imposent l’apparence, il se dissimule au fond de nos cœurs. Les premières places, tout le monde y prétend, et combien pour les obtenir passeraient, s’ils pouvaient, sur le corps de leur prochain ! Les premières places, non celles auxquelles on a droit par une supériorité naturelle ou acquise, mais celles qu’on obtient le plus souvent par de basses compromissions, quelquefois par des marchés dégradants. C’était probablement l’histoire d’autrefois, mais c’est assurément l’histoire d’aujourd’hui. Et sur ce sujet, je ne puis m’empêcher de m’adresser à la femme, trop souvent tentée d’imiter la mère des fils de Zébédée. La femme exerce sur l’homme cette influence « qui va du faible au fort », selon l’expression si profonde d’Adolphe Monod, et que de fois elle en use au profit d’une ambition toute personnelle ! Privée des succès de la vie publique, elle prend sa revanche en les convoitant pour son mari et pour ses fils, en rêvant de s’envelopper de leur gloire comme d’un orgueilleux vêtement. Comme elle s’entend aux insinuations qui peuvent les faire réussir ! Comme elle sait réfuter leurs scrupules avec une habileté machiavélique ! Comme elle possède l’art d’endormir les consciences par des philtres redoutables ! Parfois, elle obtient l’objet de sa convoitise ; mais la fortune a d’étranges retours ; et qui peut dire si cette femme ne sera pas précipitée, un jour ou l’autre, des hauteurs dangereuses qu’elle a violemment convoitées et franchies, — avec celui qu’elle a poussé aux abîmes ?…
Au reste, nous n’avons garde de blâmer toutes les ambitions, car il en est de très légitimes, et il faut savoir l’affirmer du haut d’une chaire chrétienne. Que la femme stimule ceux qui l’entourent au devoir, au travail, à l’effort, aux belles choses, elle est vraiment dans sa vocation ! Nous pourrions même dire que ces ambitions généreuses, trop rares en notre temps qui semble se plaire dans le banal et le médiocre, c’est à la femme à les inspirer ; c’est elle qui doit allumer et entretenir la flamme sacrée du beau et du bien ; c’est d’elle qu’il faut attendre la noble mission de relever, dans toutes les sphères, le sens trop émoussé de l’idéal, et il faudrait plaindre celle qui se déroberait à cette grande et belle tâche. Qu’elle soit donc ambitieuse pour les siens, mais, saintement, en respectant toujours la hiérarchie des devoirs : les choses matérielles subordonnées à celles de l’esprit, et celles-ci aux choses de l’âme. Or n’est-il pas des mères pour attacher plus de prix à la beauté de leurs filles ou à de frivoles talents d’agrément qu’à l’éducation de leur être moral, pour se moins soucier des qualités de leurs fils que des couronnes qu’ils obtiennent au lycée ? N’en est-il aucune pour préférer l’enfant brillamment doué à celui qui n’a que des facultés médiocres, pour substituer sans scrupule au mobile du devoir le mobile si dangereux de l’amour-propre et de la flatterie ? Enfin ne connaissez-vous aucune femme, aucune mère, capable de sacrifier pour un succès retentissant, pour une alliance brillante, longtemps convoitée, l’âme, oui, l’âme immortelle de son enfant ? Et qu’ai-je à parler des mères ? Ne sommes-nous pas tous, aujourd’hui, entraînés comme par un courant formidable vers les fatales ambitions du luxe, du gain sordide, de la richesse à tout prix, préférant tous, ou presque tous, ce qui se voit à ce qui ne se voit point, ce qui passe à ce qui demeure, ce qui est terrestre à ce qui est éternel, comme si l’au-delà n’était qu’une chimère décevante et gênante dont il faut se débarrasser ?…
Si nous avons imité Salomé dans la convoitise des biens, terrestres, hâtons-nous de la suivre sur le chemin du détachement. Quand elle discerne le plan divin — là-bas, à l’horizon, au lieu d’un trône, une croix sanglante — comme elle y consent ! Avec quelle abnégation, avec quelle confiance filiale, elle se soumet à la volonté de son Dieu ! Elle avait rêvé de voir ses fils à la droite et à la gauche d’un roi terrestre, et les voilà qui se prosterneront devant le gibet d’un esclave ! Brisé, broyé, mis en poussière, mort et bien mort, son plan personnel ! Mais qu’importe, pourvu que celui de son Dieu s’accomplisse ! Ambitieuse des grandeurs terrestres, elle l’a été, elle ne l’est plus maintenant. Or, voici cette, chose étrange : le chemin d’humiliation, par lequel Dieu, juge bon de la faire passer, va la conduire à une gloire bien plus haute que celle qu’elle avait enviée. Salomé, tes fils seront aux premières places dans le royaume spirituel de Celui qui deviendra, par sa mort, bien plus grand que les Alexandre et les César ! — Quel étonnement, quel défi jeté à nos pensées charnelles, quelle sublime ironie !… La destinée de Jacques et de Jean, dont nous allons nous entretenir, sera comme l’illustration de cette grande vérité, à savoir que lorsque Dieu juge bon de mettre la cognée à notre plan terrestre, c’est le plus souvent pour en construire un autre — meilleur et supérieur,– qui deviendra pour nous l’éclatante démonstration de sa sagesse et de sa bonté.
Jacques a eu une destinée courte et tragique, bien différente de celle de Jean. Il ne faut pas le confondre avec un autre Jacques, surnommé « le Juste », et appelé, aussi « le frère du Seigneur », qui a écrit une épître. Jacques, fils de Zébédée, n’a rien écrit, mais il a eu l’honneur de faire partie du trio apostolique admis dans l’intimité de Jésus, appelé à le suivre dans la gloire du Thabor et dans l’agonie de Gethsémané. Nature ardente comme celle de son frère (on les appelait tous deux « Boanerges, fils du tonnerre »), son individualité n’a pu marquer, pas plus que son œuvre, puisque sa vie s’est terminée de bonne heure : mais cette vie est devenue illustre par une belle mort. Il est un passage du livre des Actes qui décerne à Jacques une magnifique renommée : « Hérode fit mourir par l’épée Jacques, frère de Jean. » Comme elle dut revenir à la mémoire de Salomé, la parole prophétique du Maître : « Vous boirez la coupe que je dois boire » ; et comme, du milieu de ses larmes, elle dut s’honorer de ce sanglant baptême ! Cette mort prématurée et violente de son fils ne le met-elle pas vraiment à la droite du Fils de Dieu ? Mère ambitieuse, tu avais demandé pour lui la première place : regarde, la voilà ! — L’épée envoyée par Hérode, c’est le glorieux équivalent du marteau et des clous du Calvaire : c’est la lance qui a percé le flanc de l’auguste victime. Ton fils, lui aussi, porte une, couronne, non point celle que tu avais rêvé de déposer sur son front, mais une couronne qui ressemble à celle de Jésus, avec la distance du Maître au disciple — la couronne du martyre nimbée de sang…
Jean est plus connu que Jacques, puisqu’il devait parvenir aux derniers confins de la vieillesse. On le représente se faisant porter dans les assemblées, où il avait coutume de dire : « Mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres. » Sa première gloire consiste à avoir été, dans l’intimité des trois apôtres, le plus intimement lié avec Jésus : c’est « le disciple que Jésus aimait ». Ne nous le représentons pas cependant comme un être tendre et sans énergie, selon la tradition qui lui attribue une figure de femme. Le nom qu’il a partagé avec son frère exprime au contraire l’emportement qu’il a laissé voir en plus d’une occasion. Nature timide peut-être, mais passionnée, rêveuse, profonde, intense dans ses haines comme dans ses attachements, il faudra tout l’effort de la grâce pour dompter sa violence, au cours des années. — Jean n’est ni un fondateur comme Pierre, ni un grand missionnaire comme Paul : Jean est un génie spéculatif et un théologien. Il est à Jérusalem avec Pierre, le jour de la Pentecôte, et c’est Pierre qui harangue la multitude des trois mille. Il est à la porte du temple, avec Pierre, et c’est Pierre qui guérit l’impotent. Puis, c’est une personnalité plus éclatante qui apparaît, celle de Paul ; elle remplit la seconde moitié du livre des Actes. Mais, pour n’être pas fondateur, Jean est-il moins grand que Paul et que Pierre ? Non, assurément. S’il n’a pas créé des Eglises comme ceux-là, qui donc a sondé comme lui les mystères de la nature divine et du monde des âmes ? L’Eglise a eu raison de lui donner un aigle pour symbole, car, de même que l’aigle regarde en face le soleil, lui, il regarde en face l’infini, Dieu, le Verbe éternel. Il ne raisonne pas, il voit, et il domine Pierre et Paul par je ne sais quelle intuition plus vaste et plus profonde. C’est par ce qu’il a écrit plus encore que par ce qu’il a fait que Jean occupe un des premiers rangs dans le collège apostolique. Qui donc, si ce n’est lui, eût pu donner de Dieu cette sublime définition : « Dieu est amour » ? En même temps, comme il pénètre dans les profondeurs du « Verbe incarné, de la Parole faite chair » ! Comme il décrit la lutte formidable qui va s’engager entre le bien et le mal, entre la lumière et les ténèbres, entre le Fils descendu du ciel et l’être mystérieux que l’Ecriture appelle « le Prince de ce monde » ! Le Christ du quatrième Evangile, c’est Jean qui en est l’admirable historien, parce qu’il a sondé, avec une psychologie profonde, l’infini de cette âme à la fois divine et humaine. Comme nous, aimons, avec lui, à nous pencher sur cet infini dont nous n’apercevons que les bords ! — Enfin, le Christ, plus intime de la prière sacerdotale, le Christ des derniers entretiens et des suprêmes adieux, où son âme s’épanche en une sublime mélancolie, c’est saint Jean qui nous l’a fait naître ! Lui de moins dans le monde, et tout ce côté de tendresse suave et adorable du Maître fût resté ignoré de son Eglise ! Les paroles ineffables de Jésus sur le ciel, qu’il appelle de ce nom si doux : « La maison du Père », et qui ont consolé à travers les siècles, l’humanité souffrante et gémissante, saint Jean est le seul qui les ait recueillies, avec son sens des secrets éternels. Aussi, c’est dans ce fleuve aux eaux inaltérables et profondes que s’abreuvent, depuis tantôt deux mille ans, les âmes, comme la sienne, altérées d’adoration et de sainte mysticité…
Que dirons-nous enfin de l’auteur de l’Apocalypse ? C’est le prophète de la Nouvelle Alliance, c’est le Voyant qui plonge ses regards, — derrière lui, vers l’incommensurable passé où le temps n’est pas encore, où les mondes sont dans le chaos, où le Verbe seul est dans le sein du Père ; — devant lui, vers le mystérieux avenir, au delà des derniers confins de l’histoire humaine, après que notre planète, grain de poussière dans l’immensité des cieux, aura été pliée comme un vêtement hors d’usage : il se tient là, debout, sur son roc désert de Patmos, majestueux, comme en présence de deux éternités… Prophète, saint Jean s’élève à la hauteur des Esaïe, des Jérémie, des Ezéchiel, il a vu le Christ dans l’opprobre, il le contemple dans la gloire, vainqueur de tous ses ennemis qui sont devenus le marchepied de ses pieds divins ; il entend l’Eglise rachetée et triomphante lui décerner les plus beaux titres de gloire : « Tu es le rejeton et la postérité de David, l’étoile brillante du matin : tu es l’Alpha et l’Oméga : le premier et le dernier, le commencement et la fin. » — Théologien sublime, aigle des solitudes de Patmos favorisé des révélations divines, et toi aussi, martyr tombant sous les coups du bourreau d’Hérode, Jean et Jacques, oui, vraiment, vous étiez bien dignes tous deux d’être à la droite et à la gauche dû Fils : de l’homme, dans ce royaume du Ciel où les degrés de la souffrance et de l’amour pour Jésus-Christ marquent les degrés de la gloire !
Je ne me suis pas trompé, en vous disant que Dieu a substitué au rêve de Salomé une réalité meilleure et plus haute, et que, en définitive, si elle n’a pas été exaucée au sens terrestre, elle a vu, au sens spirituel, toutes ses ambitions magnifiquement dépassées.
Si Dieu eût accompli ses vœux charnels, Jacques et Jean auraient été les premiers ministres d’un roi terrestre : admirez ce qu’ils sont devenus ; calculez leur action dans le monde ; voyez l’auréole qui entoure leurs fronts… Et Salomé ? — Elevée aux honneurs terrestres, on l’aurait vue, peut-être, pervertie par le succès, devenir un fléau public, une de ces mères néfastes dont l’histoire garde le souvenir abhorré. Direz-vous que Dieu s’est trompé en substituant à ses coupables désirs, un idéal de sacrifice qu’elle a généreusement accepté ? Combien de fois Dieu a justifié ainsi les voies de sa Providence ! Représentez-vous, par exemple Moïse élevé dans le palais des Pharaons. Qui peut dire si un rêve d’ambition terrestre ne monta pas à son cœur, et même à celui de sa pieuse mère ? Eh bien, s’il fût resté à la cour de ces rois puissants, il serait devenu peut-être un grand prince, et son nom figurerait aujourd’hui sur quelque vieille pyramide, à côté du nom d’un Pharaon de la vingtième, de la trentième dynastie ; mais voici, c’est le plan de Jéhovah qui s’accomplit, et Moïse travaille, sous la persécution et l’opprobre, à l’érection d’une pyramide vivante, d’un obélisque humain, selon l’expression d’un illustre poète, c’est-à-dire, à la formation du peuple prophète qui doit enfanter le Messie. — Calvin, destiné par son père à l’étude du droit, serait devenu un Cujas, un Molé, un d’Aguesseau. Le plan de Dieu triomphe, et il devient notre grand Réformateur, et lui aussi, le créateur de plusieurs peuples croyants, libres, forts, répandus dans les Deux-Mondes.
Ne dites donc pas, vous qui voyez vos plans terrestres brisés : C’en est fait de ma, destinée ; je n’ai rien à attendre de l’avenir. Dites plutôt : Dieu n’a brisé mon plan personnel que pour m’en créer un autre qui vaudra, mieux que le mien ; il me prépare un idéal meilleur que celui que j’eusse rêvé, et plus conforme à mon bien moral, parce que le salut de mon âme lui est plus cher que mon bonheur terrestre…
Ce père et cette mère avaient voulu faire de leur fils un homme considérable, destiné aux charges publiques, un brillant officier, un savant ingénieur. Et puis, les circonstances, d’autres goûts, d’autres aptitudes, peut-être un appel de Dieu, l’ont dirigé vers une carrière modeste ; il sera un pasteur, peut-être un humble missionnaire en terre païenne… Est-ce que la belle gerbe d’âmes converties qu’il rapportera de ses douloureuses semailles ne lui vaudra pas plus de vraie gloire que le retentissement d’un nom trop vite publié ? — Ce père éminent est frappé par la mort. Il emporte tout avec lui : fortune, considération, avenir, et chacun de se demander ce que deviendront ses pauvres et chers orphelins. — Vingt ans s’écoulent ; or, ces enfants stimulés par leur énergie morale, n’attendant rien que d’eux-mêmes, sont devenus des hommes qui marqueront dans l’Eglise et dans la patrie. — Ce jeune ménage a été voué à la solitude par la volonté de Dieu. Ils eussent souhaité pourtant une famille nombreuse, une joyeuse nichée : doux rêve évanoui ! Mais quoi ! n’ont-ils pas la grande famille des pauvres, des petits, des abandonnés, qui sollicite leur dévouement ? Combien d’œuvres admirables n’ont eu d’autre origine que cet isolement douloureux, que ces blessures d’âme, glorieusement cicatrisées par la charité ! — Cette jeune fille semblait destinée au plus bel avenir ; que d’espérances reposaient sur elle ! Pourtant elle a passé comme un brillant météore. Nous disons dans notre ignorance : pourquoi ? elle était si heureuse ! — Pourquoi ? — N’a-t-elle pas accompli sa destinée ? N’a-t-elle pas laissé aux siens, par sa douce piété, comme une prophétie des demeures célestes ? Humble violette, elle a répandu son parfum avant de se flétrir. Et maintenant, elle brille là-haut comme une étoile dans le ciel de Dieu »…
Mais, vous m’arrêtez pour me dire : Assez, prédicateur imprudent, assez de vos efforts pour justifier les voies de la Providence ! Ne soyez pas inhumain, ne soyez pas cruel ; votre optimisme nous fait mal ; contentez-vous de nous dire : Je ne sais pas, je ne comprends pas. Oui, il est vrai, je ne sais pas, je ne comprends pas… Mais pourtant, je ne puis consentir à laisser calomnier mon Dieu. Il faut que je proclame ces deux vérités que je voudrais rendre éclatantes comme la lumière du soleil et graver à la fois sur la paroi de ce temple et sur la paroi de vos cœurs : c’est que Dieu conduit nos destinées, et que Dieu est amour. Si ces deux colonnes de notre très sainte foi venaient à être ébranlées, alors le christianisme aurait vécu, et il faudrait retourner en arrière, jusqu’au fatum lugubre des anciens ; alors, il faudrait écrire sur toute l’histoire humaine ce mot sinistre que notre grand poète lut sous les voûtes de Notre-Dame : « Ἀνάγκη, c’est-à-dire, la nécessité, la fatalité, c’est-à-dire, le désespoir… »
Non, cela ne saurait être. Nous croyons, trop faiblement sans doute, mais pourtant nous croyons à un plan d’amour qui nous enveloppe et qui ne se propose pour but que l’éducation de nos âmes, en vue de l’éternité. Eh, bien, efforçons-nous d’entrer dans ce plan divin par une adhésion sincère, par un libre consentement, par une confiance filiale, jusqu’au jour où notre foi sera changée en vue. Oh ! quel éblouissement magnifique, dans la lumière éternelle, de contempler et d’admirer le secret de nos destinées ! Et quelle confusion, ô mon Dieu, ô mon Père, d’avoir pu douter de tes voies de sagesse et de miséricorde ! Jusqu’à ce qu’il vienne, ce beau et grand jour de nos espérances, que la joie de croire nous suffise, en attendant la joie de voir !