Nous entrons maintenant dans une phase spéciale de l’activité de M. Napoléon Roussel, celle qu’on pourrait appeler la période héroïque, celle où son zèle missionnaire pour l’Evangile, joint à la défense des droits de la liberté religieuse, le firent paraître bien des fois à la barre des tribunaux. Soigneux de se conformer à la loi, il n’attirait jamais inconsidérément sur lui ni sur autrui les rigueurs légales ; mais, zélé pour le salut des âmes, il ne refusait jamais non plus de répondre à des appels sincères de catholiques romains qui soupiraient après un enseignement plus pur et plus vivant que celui de leur propre Église. La liberté religieuse était inscrite dans la Charte de 1830a. Aussi, après l’agitation politique de cette époque pleine d’espérance, on vit se manifester sur divers points de la France des besoins d’un ordre plus élevé. Les populations, incapables d’étancher leur soif dans l’eau bourbeuse du catholicisme romain, lassées d’un clergé qui représentait pour elles « la religion d’argent et d’oppression, » demandaient instamment d’autres lumières, et accueillaient avec avidité les paroles des ministres de Christ annonçant le salut « sans argent et sans aucun prix. » Mais ces ministres ne se trouvaient pas partout au premier appel. Plus d’une fois des populations catholiques firent parvenir à un Consistoire de l’Eglise réformée le cri du Macédonien : « Viens nous secourir ! » et ce Consistoire, enchaîné par le Concordat, hésitait à répondre à l’appel. Ses membres craignaient que le prosélytisme auprès des catholiques-romains ne leur amenât quelques tracasseries de la part des autorités, craintes que les événements ne justifièrent que trop souvent. En effet, la liberté religieuse inscrite dans la Charte était loin encore d’avoir passé dans les mœurs, et, de plus, l’article 291 du Code pénal, qui interdisait les associations de plus de vingt personnes, et qui n’avait point été officiellement abrogé, quoiqu’il fût en contradiction avec la Charte, pouvait être invoqué, et le fut, contre ceux qui se réunissaient sans autorisation préalable pour un culte. Or, cette autorisation officielle, on pouvait bien la demander, mais on ne réussissait pas à l’obtenir, dès qu’il s’agissait d’évangélisation parmi les catholiques. Les autorités locales étaient alors tellement sous la domination du clergé et redoutaient à un tel point tout ce qui ressemblait à de l’émancipation, que les prédicateurs de l’Evangile n’avaient ordinairement à choisir qu’entre l’alternative de demander l’autorisation et de ne pas la recevoir, ou bien de prêcher sans autorisation et de se voir saisis par les gendarmes, appelés devant les tribunaux et condamnés, à de fortes amendes,… si même ils n’étaient pas conduits en prison.
a – Art. 5. Chacun professe sa propre religion avec une égale liberté, et obtient pour son culte la même protection.
Aussi n’est-il pas étonnant que ceux des pasteurs qui se trouvaient liés par le Concordat hésitassent à s’attirer de pareils désagréments. M. Odilon Barrot, dans sa défense du 24 novembre 1842 au tribunal de Mantes, signale la difficulté que rencontraient vis-à-vis du gouvernement les pasteurs officiels.
« Les cultes non reconnus seraient donc plus libres que les cultes reconnus ? objecte-t-on. – Eh, sans doute, ils le sont. Et pourquoi s’en étonner ? Ne demandant rien à l’Etat, n’en acceptant rien, ils ne lui concèdent rien. Pour les cultes reconnus, au contraire, l’Etat salarie leurs ministres, il crée pour eux des académies et des séminaires, il leur bâtit des églises, il en impose l’entretien aux communes ; mais ces faveurs, il les fait acheter aux cultes, et le prix qu’il en exige, c’est le sacrifice d’une partie de leur liberté. J’ai étudié le Concordat,… et ce qui m’a surtout frappé, c’est cette empreinte qu’on y retrouve partout d’un pouvoir défiant et soupçonneux qui, prévoyant le bien et le mal que les cultes pouvaient lui faire, a désiré se les attacher en les comprimant. »
La crainte de compromettre une position officielle à laquelle il avait depuis quatre ans renoncé ne pouvait en aucune façon entraver le zèle de M. Roussel. Aucun lien extérieur ne l’empêchait de se consacrer corps, cœur et âme au service du Seigneur tel qu’il le comprenait, tel que Dieu le lui demandait, et de réaliser son vœu, clairement formulé par lui au jour de l’épreuve : « Je désire ne pas faire un acte, ne pas dire une parole, n’avoir pas une pensée qui, de près ou de loin, ne se rattache à ce grand but : l’avancement du règne de Dieu. »
Ce fut pendant quelques semaines de vacances passées à Saint-Germain qu’une œuvre nouvelle s’imposa à sa conscience.
Laissons parler la brochure intitulée : le Procès de Senneville (Paris, 1843), que nous abrégeons, mais en complétant certains points par le Mémoire de M. le comte Jules Delaborde, présenté, à la cour de cassation le 22 avril 1843, et qu’il a eu l’obligeance de nous communiquer lui-même.
En 1830, à la suite de différends entre les habitants du hameau de Senneville, situé à une lieue de Mantes, et leur curé, une partie de ces habitants avaient cessé de participer au culte de l’Eglise romaine. Ne voulant pas cependant demeurer privés de tout culte, ils avaient appelé successivement au milieu d’eux plusieurs prêtres de l’Eglise catholique française, et, en dernier lieu, M. l’abbé Laverdet. Ils avaient acheté un terrain et construit une chapelle, dont quarante-neuf d’entre eux s’étaient constitués conjointement propriétaires, et dont la destination avait dû, selon leur contrat, être réglée à la majorité des deux tiers des voix. Cet arrangement et ces sacrifices volontaires pour le culte de leur choix montrent combien il y avait de sérieux dans la conduite de ces cultivateurs, dont trois ou quatre étaient conseillers municipaux et dont un autre commandait la garde nationale.
Mais, en 1837, le culte catholique non romain fut troublé par l’autorité municipale ; M. l’abbé Laverdet revendiqua en vain la liberté des cultes à tous les degrés de juridiction (Mantes, Versailles et la cour de cassation), la chapelle fut et demeura fermée, et, comme monsieur le procureur du roi le dit, « pendant cinq ans l’ordre fut rétabli dans la commune, » en ce sens du moins que les habitants demeurèrent sans culte. Ils refusèrent avec persévérance de rentrer dans l’Eglise qu’ils avaient quittée, mais ils ne savaient comment satisfaire le besoin d’une religion positive qu’ils continuaient à sentir.
La Réforme comptait autrefois des disciples nombreux dans cette contrée. A Senneville même, on possédait encore une vieille Bible imprimée en 1581 ; dans les villages voisins, il y avait çà et là de vieux protestants, dont la présence au milieu de la population catholique était une sorte de confirmation des traditions du pays. Un homme pieux, marchand forain que ses affaires conduisaient à Senneville comme ailleurs, avait contribué par la vente de quelques Bibles et le don de traités religieux à donner une nouvelle direction aux pensées de ces hommes.
Plusieurs fois, dans leur simplicité, ils avaient écrit au roi pour obtenir la permission de se faire protestants ; mais jamais réponse ne leur était parvenue. Enfin, ils s’adressèrent à un pasteur de Paris, pour lui demander comment ils devaient s’y prendre pour établir au milieu d’eux le culte réformé.
C’est à la suite de cette démarche que M. Roussel alla pour la première fois les visiter, avec un fidèle ami, M. de Valcourt, qui voulut bien l’accompagner dans plusieurs de ses courses. Après une réunion préparatoire (le 12 juin 1842) destinée à mieux faire comprendre aux habitants ce qu’étaient en réalité la foi et le culte évangéliques, et à les mettre en état de juger s’ils voulaient oui ou non sérieusement s’y rattacher, les assistants, consultés individuellement, annoncèrent officiellement qu’ils persistaient dans le désir d’embrasser la religion réformée et d’en voir le culte célébré parmi eux. Alors M. Roussel leur fit sentir aussitôt la nécessité de déclarer au maire de la commune de Guerville, de laquelle Senneville dépend, que la célébration publique de ce culte aurait lieu tous les dimanches, dans la chapelle dont ils étaient pour la plupart propriétaires, à dater du 24 juin 1842.
Dès le 17 juin, une déclaration écrite, contenant à cet égard toutes les énonciations requises par la loi, et signée par trente-sept des copropriétaires de la chapelle, fut officiellement remise au maire de Guerville. Mais celui-ci la tint pour non avenue, proféra même des paroles acerbes, et dénonça aussitôt comme délinquants les trente-sept signataires et le pasteur qui leur annonçait l’Evangile. Là-dessus, seize des signataires reçurent individuellement des assignations de monsieur le procureur du roi pour comparaître à Mantes, le 24 juin, devant le juge d’instruction. M. Roussel, quoiqu’il n’eût pas été assigné, s’y rendit aussi pour réclamer sa part de responsabilité dans ce qui avait eu lieu, et pour annoncer l’intention où il était de persister à user de son droit.
Le dimanche 3 juillet, il retourna à Senneville, il convint avec les propriétaires du temple qu’un bail lui serait passé, pour mettre plus complètement les habitants à l’abri de toute poursuite, et il monta en chaire, ayant devant lui cette vieille Bible de 1581 qui appartenait à l’un de ses auditeurs. Il prêchait sur ce texte : Que toute personne soit soumise aux puissances supérieures, car toute puissance vient de Dieu (Romains 13.1), et il en était au milieu de son discours, lorsqu’il vit entrer monsieur le maire de Guerville en écharpe, escorté et assisté de deux gendarmes en grande tenue. Le maire et le brigadier s’approchent de la chaire, et lui demandent l’autorisation en vertu de laquelle il officie ; il répond qu’il n’en a pas reçu et que la déclaration qu’il a faite doit suffire, d’après la loi. Monsieur le maire se retire, dresse procès-verbal, et le service continue. Avant de quitter le hameau, M. Roussel promit en présence des gendarmes, qui étaient restés à leur poste, qu’il reviendrait prêcher le dimanche suivant.
Le dimanche suivant, il revint, en effet, comme il l’avait annoncé. On lui remet le bail signé, il monte au temple et trouve sur le seuil cinquante soldats armés qui lui barrent le passage. Il apprend alors que le dépositaire de la clef a été sommé de la livrer au maire. En présence de la force armée, M. Roussel exprima au capitaine l’intention où il était de prêcher ; mais ayant été averti par celui-ci qu’il avait ordre de s’y opposer, il se borna à faire dresser procès-verbal de l’opposition qu’il rencontraitb.
b – Nous reproduisons ici, à titre de curiosité, un extrait du procès-verbal dressé par l’officier qui se trouvait à la tête des soldats. (Nous trouvons cet extrait dans la remarquable plaidoirie de M. le comte Jules Delaborde sur cette affaire.) :« L’an 1842, le 10 du mois de juillet, à cinq heures du matin, nous C, capitaine au 18e régiment d’infanterie de ligne, commandant le détachement stationné à Mantes, soussigné, certifions qu’en vertu d’une lettre de monsieur le sous-préfet de l’arrondissement de Mantes en date du 9 courant, nous nous sommes transporté au hameau de Senneville avec un détachement de trente-quatre hommes, où étant, et assisté de monsieur le maire et de son adjoint, auquel nous avons remis l’instruction décernée par monsieur le sous-préfet à l’effet d’empêcher les ministres protestants d’officier dans une chapelle désignée à cet effet, la gendarmerie de Septeuil étant arrivée à huit heures du matin, aussi réunie sous nos ordres, avec et conjointement les autorités du lieu, nous avons fait investir la dite chapelle par une partie des hommes sous nos ordres, tandis que nous nous sommes rendu à la demeure des dénommés ci-après : 1° Lavinay, Joseph, 2° Turpin, Etienne, auxquels nous avons demandé, au nom de la loi, qu’il nous soit sur-le-champ fait la remise des clefs de la dite chapelle, ce qui a été effectué de suite ; lesquelles clefs nous avons déposées entre les mains de monsieur le maire du lieu. Cette autorité a nommé pour gardien de la dite chapelle le nommé Giroux, garde-champêtre de la commune de Guerville. A midi et quart, les sieurs Roussel et de Valcourt, les deux ministres qui font l’objet du présent, nous ont demandé si nous nous opposerions par la force à l’ouverture du temple ; qu’ils se rendaient au hameau de Senneville pour y officier et prêcher la morale, ce dont ils se croient en droit par l’article 5 de la Charte de 1830. Sur notre refus formel, nous leur avons donné dix minutes pour sortir de la commune. Les ayant fait surveiller par la gendarmerie, nous avons acquis la certitude qu’ils se sont retirés dans le délai prescrit. »
C’est à la suite de ces faits que M. le pasteur Roussel, M. de Valcourt et le marchand forain Lafranque furent assignés devant le tribunal de police correctionnelle de Mantes, comme chefs d’une association ayant pour but de s’occuper, à jours marqués, d’objets religieux, et neuf habitants de Senneville comme faisant partie de cette association.
L’affaire fut plaidée au tribunal de Mantes par M. Odilon Barrot, le 22 novembre 1842. Malgré toute l’éloquence de ce zélé et habile défenseur, et malgré l’article de la Charte qui proclamait la liberté des cultes, le tribunal condamna « les sieurs Roussel, Lavinay, Lecomte, Larcher, Turpin, Harang, Lesieur, Beaujan et Vollaud, chacun et solidairement, à 16 francs d’amende, prononça la dissolution de la dite association, ordonna la fermeture du bâtiment servant de lieu de réunion, et condamna aussi solidairement Roussel et autres aux dépens. »
M. Roussel interjeta appel de ce jugement.
L’émotion fut grande parmi les protestants de France. Dès le 23 décembre, une protestation, motivée et développée, sur cette grave atteinte portée à la liberté religieuse, fut rédigée par les pasteurs de l’Eglise luthérienne de Paris et adressée à monsieur le garde des sceaux. Elle était signée R. Cuvier, Edouard Verny, Louis Meyer, L. Vallette.
Le 31 janvier 1843, elle fut suivie d’une protestation analogue des pasteurs de l’Eglise réformée de Paris, justifiant la conduite de « leur collègue et frère M. N. Roussel, » et affirmant que les articles du Code contre les associations ne visaient nullement des hommes qui se réunissaient pour écouter l’Evangile. Cette lettre était signée Juillerat-Chasseur, F. Monod, A. Coquerel, Martin-Paschoud, Vermeil, Montandon, Rouville.
Les pasteurs des Églises protestantes adhérèrent publiquement de tous les points de la France, et en grand nombre, à ces deux protestations de leurs collègues de Paris ; les Consistoires en firent autant et manifestèrent leurs inquiétudes à monsieur le garde des sceaux. La brochure consacrée à cette affaire de Senneville reproduit les noms de cent cinquante-sept pasteurs et Consistoires qui firent parvenir leur adhésion aux déclarations de messieurs les pasteurs de Paris. Voici, comme exemple, la lettre adressée à monsieur le garde des sceaux, ministre de la justice et des cultes, par le Consistoire de Mazères :
Mazères, 3 janvier 1843.
« Monsieur le ministre,
Après les poursuites nombreuses, toujours suivies de condamnation, dont l’établissement et la libre célébration de notre culte ont été l’objet depuis 1830, et au moment où la sollicitude des Églises réformées vient d’être de nouveau et vivement excitée par un jugement récent du tribunal de police correctionnelle de Mantes, les conducteurs spirituels de ces Églises ne sauraient garder plus longtemps le silence sans encourir justement de leur part le reproche de déserter la cause de leurs droits et de leurs intérêts les plus chers. C’est pour éloigner de nous cette accusation et pour remplir un devoir sacré que nous venons, monsieur le ministre, vous apporter la respectueuse expression de profonde douleur dont nos cœurs sont pénétrés à la vue de cette multitude de procès intentés à nos frères pasteurs ou laïques, pour s’être rendus coupables de célébrer un culte solennellement reconnu par la Charte et auquel est due la protection de la loi et des autorités.
Nous donnons notre entière et pleine adhésion à la déclaration si sage et si mesurée que, par une noble initiative dans cette manifestation publique des sentiments qui animent tous les protestants du royaume, messieurs les pasteurs de l’Eglise de la Confession d’Augsbourg à Paris vous ont adressée au sujet des considérants et du jugement du tribunal de Mantes, et dans laquelle ils vous ont dit en quoi ces considérants et ce jugement lui-même leur paraissent porter atteinte aux droits des Églises réformées.
Veuillez, monsieur le ministre, avoir égard à nos justes plaintes et donner des ordres pour qu’à l’avenir la loi du 18 germinal an X régisse seule nos affaires ecclésiastiques et pour que la célébration de notre culte ne soit plus assimilée à des faits qu’on ne saurait être trop ardents à réprimer ou à prévenir. » (Suivent les signatures.)
M. Roussel protestait aussi, cela va sans dire, non seulement en paroles, mais en action. Son appel, après la condamnation prononcée à Mantes, fit réunir le tribunal de première instance à Versailles le 22 février 1843.
Cette audience, pour laquelle monsieur le président du tribunal avait désigné la vaste enceinte de la cour d’assises, avait attiré une affluence considérable de spectateurs. Aux bancs de la défense viennent s’asseoir dans le voisinage de l’honorable Me Odilon Barrot et de son client plusieurs pasteurs et notables protestants. On remarque sur les bancs occupés ordinairement par le jury plusieurs membres du clergé catholique, entre autres M. l’abbé Bery, secrétaire de monsieur l’évêque de Versailles, M. Pinard, curé de Notre-Dame, et M. Thomas, son vicairec.
c – Nous venons de visiter à Versailles cette salle de la cour d’assises. Nous avons vu ce banc de la défense, la place exacte que devait occuper l’accusé, ces places du jury occupées ce jour-là par des prêtres catholiques, et il nous semblait entendre les nobles paroles de M. Roussel qui terminent ce récit : « Je retournerai à Senneville : Mieux vaut obéir à Dieu qu’aux hommes. »
Monsieur le président interroge le prévenu.
Monsieur le président : Quelle est votre profession ?
M. le ministre Roussel : Ministre du saint Évangile.
D. Vous êtes pasteur de l’Eglise réformée ?
R. Je l’ai été ; j’en ai exercé les fonctions à Marseille.
D. Vous êtes venu prêcher et faire des instructions de la Bible à Senneville ?
R. Oui, monsieur.
D. Vous deviez y venir tous les dimanches ?
R. Je ne me rappelle pas si j’y devais venir tous les dimanches, mais je devais y venir le dimanche suivant.
D. Étiez-vous autorisé par votre Consistoire ?
R. Je ne dépendais d’aucun Consistoire ; j’avais cessé d’être pasteur, et j’étais resté ministre du saint Évangile.
D. Vous aviez loué une chapelle à Senneville ?
R. On avait mis cette chapelle à ma disposition. C’est moi qui plus tard ai engagé les propriétaires à me la louer, afin qu’ils fussent dégagés de toute responsabilité.
D. Vous savez que les réunions de plus de vingt personnes ne peuvent avoir lieu sans l’autorisation du gouvernement ?
R. Je ne croyais pas cette autorisation nécessaire pour l’exercice d’un culte ; aussi avais-je seulement conseillé de faire une déclaration.
Monsieur le président : C’est là le point du procès ; nous allons entendre votre avocat.
M. Odilon Barrot prend la parole.
Dans son plaidoyer, dont nous ne reproduirons que quelques courts extraits, après avoir donné un résumé des faits que nous venons de raconter, il remarque « que les habitants de Senneville qui ont construit un temple, qui se sont séparés de l’Eglise catholique, qui ont fait un acte de liberté de conscience, qui ont fait appel à un ministre protestant,… n’ont pas été condamnés pour association. Le ministre qui a répondu à leur appel se trouve seul frappé,… et cela pour avoir répondu à un appel qui lui était fait, appel auquel il ne pouvait se refuser sans violer le premier devoir de son ministère.
Je pourrais donc simplifier la cause, dit-il : M. Roussel n’est pas puni pour avoir ouvert sa maison à la célébration d’un culte ; il n’avait pas de maison. Le bail qu’il avait signé était un acte généreux de sa part, pour couvrir de sa responsabilité les paysans qui l’avaient appelé. Le tribunal, d’ailleurs, ne s’est pas prévalu de cette circonstance. M. Roussel n’est puni que pour délit d’association, et à lui seul M. Roussel constitue l’association ! En vérité, si je voulais réduire ma cause à une simple appréciation de faits matériels, je pourrais me borner à cette simple réflexion, mais je serais désavoué par mon client, si je faisais triompher sa cause dans cette enceinte autrement que par la force du droit de sa religion et du droit de son ministère… Ne me parlez pas d’autorisation spéciale : elle est tout au plus possible quand il s’agit d’un fait nouveau ; mais pour les vieilles religions qui ont traversé les siècles, il n’y a pas nécessité d’une autorisation spéciale ; l’autorisation est dans le fait même de leur existence… »
En réponse à l’éloquent plaidoyer de M. Odilon Barrot, le procureur du roi répondit par un discours semé d’erreurs étranges, et dont nous ne citerons qu’une seule phrase, parce qu’elle servit de point de départ à la réponse du prévenu : « Je persiste donc à penser, dit le procureur, que les associations relatives soit aux cultes reconnus, soit aux cultes qui ne le sont pas sont toutes atteintes par les dispositions de la loi pénale, et qu’il importe seulement d’en faire une saine application. Maintenant, messieurs, je conviendrai que si j’ai déduit des faits des conséquences peu logiques et exagérées, si, en un mot, comme le défenseur l’a prétendu, il ne s’agit que d’une communion, que de pratiques religieuses, eh bien, ses principes devront triompher, et les réunions que j’aurai mal à propos transformées en associations échapper aux prohibitions de la loi… Je me résume : si vous ne voyez dans les faits imputés au prévenu aucune circonstance qui le rattache comme complice ou comme directeur à l’association dont je vous ai démontré l’existence, proclamez-le… Vous retiendrez donc, messieurs, la distinction que j’ai faite, et vous ne verrez dans le prévenu Roussel que le complice ou le directeur d’une association prohibée par la loi… »
M. Roussel prend enfin la parole :
« Je dois, dit-il, des remerciements à mon défenseur, mais j’en dois surtout à monsieur le procureur du roi, car il vient de me fournir le meilleur moyen de me justifier. Monsieur le procureur du roi a dit : Qu’on nous prouve qu’il n’y a pas eu d’association, et alors nous demanderons que M. Roussel soit acquitté. Eh bien, messieurs, comme je suis intimement convaincu qu’il n’y a pas eu d’association dans cette affaire, je ne doute pas que vous prononciez mon acquittement. Et d’ailleurs, si même il y avait eu association entre les habitants de Senneville, n’est-il pas étrange que ce soit moi, et moi seul, qui me trouve ici comme accusé d’association, et non pas les associés ?
On a dit que je ne m’étais pas suffisamment assuré de la sincérité des habitants de Senneville qui m’appelaient au milieu d’eux. Je pense, au contraire, avoir fait tout ce qui dépendait de moi pour me convaincre de cette sincérité. En effet, ce n’est pas en vingt-quatre heures que les habitants de Senneville sont arrivés à la résolution d’embrasser le protestantisme ; depuis bien des années, des écrits religieux avaient été répandus dans leur hameau ; de vieilles Bibles s’y trouvaient depuis des générations, et c’est sur l’une d’elles, imprimée au XVI° siècle et trouvée dans une de leurs maisons, que j’ai prêché dans leur temple. Je savais, de plus, que ces braves gens avaient, dans leur simplicité, écrit à Sa Majesté Louis-Philippe, pour lui demander l’autorisation de se faire protestants, et l’on m’avait même assuré qu’une réponse leur avait été faite et avait été retenue par monsieur le maire. J’avais encore, avant les réunions incriminées, fait des visites de maison en maison, pour m’assurer de la pureté de leurs intentions, et partout j’avais pu voir que ce désir de conversion était sérieux. Je m’étais convaincu qu’on cherchait la vérité, qu’on la connaissait même en partie. Si cette connaissance eût été complète, si les habitants de Senneville eussent été, des protestants parfaitement éclairés, mon ministère leur eût été inutile, et c’est précisément parce qu’ils avaient encore besoin d’être instruits que j’ai dû me rendre à leur invitation, selon le précepte de mon Maître que ce sont les malades, et non ceux qui se portent bien, qui ont besoin de médecin. »
Monsieur le président (interrompant) : « Vous aviez donné votre démission de pasteur à Marseille ; vous aviez besoin d’une nouvelle institution, d’une nouvelle permission. »
Un pasteur (à M. Roussel) : « Continuez, continuez, dites tout ce que vous voulez dire. »
M. Roussel : « J’avais, en effet, donné ma démission de pasteur de l’Eglise de Marseille, pour venir à Paris m’occuper d’autres travaux religieux, mais je n’en restais pas moins ministre de l’Eglise réformée de France. Muni de mon diplôme, je suis toujours ministre du saint Évangile, et en cette qualité je puis monter en chaire, administrer les sacrements et remplir toutes les fonctions du saint ministère sur tous les points de la France. Ainsi j’ai prêché à Marseille, à Saint-Germain, à Paris, et jamais je n’ai rencontré le moindre obstacle, si ce n’est dans le cas actuel à Senneville. »
Enfin, s’élevant à la hauteur des apôtres, il quitte la position d’accusé pour témoigner de sa foi avec hardiesse :
« Je voudrais, en terminant, dit-il, vous donner, messieurs, une dernière preuve, une preuve irrécusable qu’il y avait droiture de ma part, que je ne poursuivais aucun but de politique ou d’intérêt, et que j’ai vu dans tout cela non pas une association quelconque, mais simplement l’exercice d’un culte chrétien ; or, cette preuve de mon désintéressement, comme de la réalité du sentiment religieux qui m’anime, la voici : que vous m’acquittiez ou que vous me condamniez, je retournerai à Senneville. Si vous me condamnez encore, j’irai en prison, et, en sortant de prison, je retournerai à Senneville. Et cela par la raison bien simple que mon devoir est là, et que, comme chrétien aussi bien que comme ministre de l’Evangile, il vaut mieux que j’obéisse à Dieu qu’aux hommes. » (Mouvement dans le tribunal et dans l’audience.)
Me Odilon Barrot : « Voilà l’inconvénient de ces procès qui amènent devant les tribunaux des hommes qui s’honorent avec raison du délit qu’on leur impute. »
Monsieur le président : « Ainsi, quoique vous ne soyez pas dans un Consistoire, vous avez la prétention de monter en chaire et de prêcher ? »
M. Roussel : « Je l’ai fait souvent sur la demande de mes collègues. Ils sont tous là et peuvent le dire. »
Le tribunal se retira pour délibérer. Après une heure, il rendit, malgré tout, le jugement dont voici un extrait :
« Attendu que les faits imputés à Roussel constituent un délit commun prévu par l’article 291 du Code pénal, et attendu que Roussel a fait faire une déclaration au maire de la commune de Guerville ; que cette circonstance, entre autres, établit qu’il y a eu un accord préalable entre Roussel et les habitants de Senneville pour former une association,… dit qu’il a été bien jugé (à Mantes), mal appelé…
Condamne Roussel aux dépens de première instance et d’appel. »
M. Roussel se pourvut en cassation.
Comme on le voit, le courageux témoin de l’Evangile ne se tenait pas facilement pour battu. Le maire, les gendarmes, les soldats n’avaient pas réussi à le décourager dans son travail pour Jésus-Christ. Le tribunal correctionnel, le tribunal de première instance ne le découragèrent pas non plus dans ses efforts pour la liberté religieuse, cette liberté qui, obtenue, profiterait à tous aussi bien qu’à lui.
Ce fut le 22 avril 1843 que M. le comte Delaborde, avocat, porta cette cause devant la cour de cassation. Cette plaidoirie, où le zélé chrétien se manifeste autant que le représentant distingué du barreau de Paris, n’eut pas d’autre résultat que les deux précédentes : la cour rejeta le pourvoi. Nous lisons dans l’exposé des motifs de cet arrêt que « si cette distinction (celle entre une simple réunion et l’association préparée d’avance) peut être admise pour des réunions temporaires, accidentelles, non préméditées, elle ne peut s’entendre des réunions périodiques,… que la déclaration au maire ne pouvait tenir lieu ni de l’agrément du gouvernement, ni de la permission de l’autorité municipale. »
Il fut donc matériellement impossible à M. Roussel de continuer ses prédications régulières à Senneville.. Pour prêcher, il aurait fallu pouvoir pénétrer dans le local destiné au culte. Or, on s’en souvient, le capitaine d’infanterie envoyé pour faire investir la chapelle par ses soldats s’en était fait livrer la clef et l’avait remise au maire. Dès lors, impossible d’y rentrer. Écoutons là-dessus les paroles de M. Roussel lui-même dans une séance de la Société évangélique : « Vous n’apprendrez pas sans une vive satisfaction, dit-il, que si la commune de Senneville est encore privée d’un culte régulier, elle jouit au moins du bienfait d’une école évangélique, et que cette école est dans une situation vraiment prospère, tandis que l’école romaine, que l’on a élevée pour lui faire concurrence, n’a pu se remplir qu’en appelant des enfants des communes voisines. Il n’a pas dépendu de moi de retourner à Senneville pour y célébrer le culte : le local où j’aurais pu le célébrer est sous séquestre ; nous soutenons pour la propriété de ce local notre sixième procès, et il n’est pas en notre pouvoir d’en hâter la conclusion. Si quelqu’un était étonné que le même pasteur qui avait annoncé l’Evangile à Senneville se soit aussi rendu pour le même objet à Villefavard, ma réponse serait bien simple : Je me suis rendu à Villefavard parce qu’aucun autre ne s’y rendait, parce que je ne pouvais résister à l’appel qui m’était adressé. »
Cette dernière parole nous servira d’introduction au chapitre suivant, sur l’œuvre d’évangélisation de la Haute-Vienne, ou, comme on disait plutôt alors, du Limousin.
Nous verrons M. Roussel là, comme à Senneville, céder aux sollicitations d’une population catholique qui demande un pasteur protestant, triompher, à force de sagesse et de persévérance, de l’opposition du préfet et des menées du clergé, défricher un terrain vierge, fonder dans la Haute-Vienne et la Charente plusieurs Églises et plusieurs écoles, construire un assez grand nombre de temples, fonder enfin une œuvre presque unique en France, qui subsiste encore aujourd’hui, malgré les années de violente persécution qu’elle a dû traverser.