La Palestine au temps de Jésus-Christ

LIVRE PREMIER — LA VIE SOCIALE

CHAPITRE IV — LE SANHÉDRIN


Son origine. — Le nom de ses membres. — Qui était président du Sanhédrin ? — Les *** — Les attributions du Sanhédrin. Sur qui retombe la responsabilité de la mort de Jésus ? La commission juridique. — La salle des séances. — Où Jésus fût-il jugé ? — Les Sanhédrins provinciaux.

Les Romains, suivant leur politique constante et qui leur avait toujours réussi, avaient laissé aux Juifs leurs autorités religieuses, leurs tribunaux particuliers, leurs Sanhédrins.

Au premier, siècle, l'administration des affaires publiques et de la justice était partagée entre les procurateurs et les tétrarques d'une part et les autorités locales de l'autre. Il est parfois difficile de fixer les limites de leurs pouvoirs respectifs. Cependant, sous la suprématie des procurateurs, le Sanhédrin de Jérusalem, dont nous allons parler spécialement, avait un rôle presque exclusivement religieux et ne s'occupait que des affaires intérieures. Ce Sanhédrin était une assemblée permanente, un sénat[1] qui siégeait à Jérusalem, dont les pouvoirs avaient été très étendus sous les Macchabées et dont nous chercherons tout à l'heure à déterminer les attributions au premier siècle. Il va sans dire que la tradition juive en faisait remonter l'institution à Moïse et la trouvait fort clairement exposée dans la Loi[2], mais il va sans dire aussi qu'il n'y a rien de commun entre le Sanhédrin et les hommes dont parle Moïse et qui sont désignés comme représentants du peuple[3]. Il n'y a non plus aucun lien entre cette première assemblée et celle qui devait se former plus tard. Sous Esdras lui-même, le Sanhédrin n'existait pas encore ; Esdras créa ce qu'on appelle la « grande synagogue », terme impropre qui fait confondre cette institution avec les synagogues proprement dites et qu'on ferait mieux de remplacer par celui de : grande assemblée. Celle-ci subsista jusque vers l'an 300 avant Jésus-Christ. C'était un collège de Scribes résolvant les questions de théologie[4]. Le Sanhédrin, au contraire, était une autorité gouvernementale. Nous trouvons la première trace de son existence sous Antiochus Epiphane (223-187). Josèphe parle en effet, d'une ***, c'est-à-dire d'un sénat[5] qui aurait fonctionné alors. Il est donc possible que les Ptolémées eussent permis aux Juifs la création du Sanhédrin pour gagner leur affection en les autorisant à se gouverner eux-mêmes ; mais le pouvoir de cette assemblée devait être fort peu de chose sous leur administration et sous celle des Séleucides ; il est évident que c'est sous les Hasmonéens seulement que cette *** put devenir puissante. De 162 à 130 nous ne trouvons aucune mention de son existence. Tout nous porte à croire que c'est le roi Hyrcan qui, en 130, organisa ou réorganisa le Sanhédrin. Il en fit une sorte de représentation nationale[6] ; avant celle époque le pouvoir appartenait presque exclusivement au grand prêtre.

Les Romains, en s'emparant de la Palestine (63 ans avant laissèrent subsister le Sanhédrin, mais en restreignant ses pouvoirs. Nous trouvons pour la première fois le mot *** dans les Psaumes de Salomon, ouvrage composé à cette époque. Josèphe l'emploie aussi[7] quand il nous raconte que le jeune Hérode fut cité devant le Sanhédrin comme ayant outrepassé ses pouvoirs (47 av. J.-C.). Le Sanhédrin donna là son dernier signe d'indépendance. Plus tard, Hérode vainqueur, maître de la ville, se vengeait cruellement en décimant ses anciens juges et le Sanhédrin ne fut plus qu'un troupeau docile prêt à approuver tous les actes du maître. L'indépendance se réfugia dans les écoles des Pharisiens. Ceux-ci furent désormais en minorité au Sanhédrin et laissèrent la majorité aux Saducéens, toujours prêts à être complaisants pour le pouvoir.

Le Sanhédrin avait, au premier siècle, sous les Hérodes et sous les procurateurs, une existence officielle. Il se réunissait, il délibérait, il avait une apparence d'autorité[8].

Il comptait 71 membres. Ce chiffre nous est donné par la Mischna[9]. Il est emprunté à la Loi[10], et peut être difficilement contesté. Josèphe le confirme quand il nous dit qu'il établit en Galilée un conseil de soixante-dix anciens « à l'instar de celui de Jérusalem[11] ». Le président était le soixante et onzième.

Ici se pose une grosse question : Qui était président du Sanhédrin ? Etait-ce de droit, le grand prêtre, ou les deux charges, celle de grand prêtre et celle de président du Sanhédrin, étaient-elles distinctes ? Nous n'hésitons pas à répondre que, pendant la vie du Christ, la présidence appartenait au grand prêtre. Lorsque Jésus fut condamné, Kaïaphas présidait le Sanhédrin. Il n'y avait pas, comme on l'a cru, un autre président dont l'autorité était annulée par l'influence prépondérante de Kaïaphas. Josèphe et le Nouveau Testament résolvent cette question aussi clairement que possible. Citons ici le témoignage de Josèphe : « Après le bannissement d'Archélaüs, dit-il, l'administration fut aristocratique ; mais la présidence du peuple fut confiée aux grands prêtres[12]. » Le grand prêtre, dit-il ailleurs, garde les Lois, juge les différends, fait exécuter les sentences contre les condamnés[13]. »

Dans un passage plus formel encore, il désigne expressément Ananos (62 ap. J.-C.) comme remplissant les deux fonctions de grand prêtre et de président du Sanhédrin[14]. Dans le Nouveau Testament, les passages abondent[15] et tous sont concluants.

Le savant Lightfoot, dans ses Horae hebraïcae et talmudicae, et plusieurs critiques après lui, entre autres M. Cohen, dans son livre des « Pharisiens », ont cru à tort que, du temps de Jésus-Christ, la présidence du Sanhédrin appartenait aux membres de la famille de Hillel. Celui-ci avait été nommé président de son vivant ; or, Siméon, son fils, lui aurait succédé, puis Gamaliel, son petit-fils. Ceux qui défendent cette opinion citent à l'appui plusieurs passages des Talmuds.

Etudions ces passages. Dans le traité Chagiga[16], nous trouvons deux listes de noms parallèles : José ben Joeser et José ben Jochanan ; José ben Perachia et Nittaï d'Arbela ; Juda ben Tabbaï et Simon ben Schetach ; Abtalion et Schemaïa ; Schammaï et Hillel. Cette double liste de duumvirs se trouve aussi dans le premier chapitre du Pirké Aboth. On appelait ces personnages les couples (zougoth), et le traité Chagiga, après les avoir nommés, ajoute : « Les uns étaient présidents et les autres vice-présidents du Tribunal » (c'est-à-dire du Sanhédrin) « le président s'appelait Nâssi (prince), et le vice-président Ab Beth Din (Père du Tribunal), parce qu'il présidait dans les affaires judiciaires[17]. »

Cette dernière observation nous parait juste. Il y eut des duumvirs[18] ; Hillel fut bien Nâssi (prince), et nous ne voyons pas pourquoi ce terme n'aurait pas signifié président du Sanhédrin. Les duumvirs étaient aussi probablement les chefs des écoles des docteurs de la Loi, et la tradition talmudique a sans doute raison de les confondre souvent avec les présidents du Sanhédrin. Quand Hillel fut nommé Nâssi par acclamation, nous pensons qu'il fut porté à la fois à la présidence des écoles des Docteurs et à la présidence du Sanhédrin[19]. Nous acceptons donc comme exact ce passage du traité Chagiga.

Mais dans d'autres traités, la tradition talmudique, que nous venons de signaler, se développe, s'enrichit et alors tombe dans l'erreur. C'est ce que n'ont su voir ni Lightfoot, ni M. Cohen. D'après le Talmud de Babylone[20] la présidence du Sanhédrin serait restée dans la famille de Hillel. Simon I, son fils, lui aurait succédé, et, après Siméon, Gamaliel l'Ancien, le maître de saint Paul, aurait été chef de cette assemblée. Il aurait laissé, lui aussi, le pouvoir à son fils. Nous aurions ainsi la liste ininterrompue des présidents du Sanhédrin depuis les Macchabées jusqu'à la destruction de Jérusalem.

Mais ici nous sommes en contradiction formelle avec Josèphe et avec le Nouveau Testament, et M. Cohen[21] se trompe quand il affirme que Siméon, fils de Hillel, et père de Gamaliel, présidait le Sanhédrin l'année de la mort de Jésus. D'après Lightfoot[22], le président aurait été Gamaliel lui-même. Nous avons aussi commis cette erreur[23]. Elle est évidente ; nous savons quelles étaient les tendances de Gamaliel. Il était plus libéral encore que son grand-père, et on admettrait difficilement que, président du Sanhédrin, il se fût abaissé devant le grand prêtre et l'eût laissé décider à sa place. Du reste, le livre des Actes[24] nomme Gamaliel comme docteur de la loi, membre du Sanhédrin et ne dit point qu'il en fût président. Josèphe[25] nous parle de Siméon fils de Gamaliel, et dit qu'au temps de la guerre il était membre du Sanhédrin. Il ne dit pas qu'il le présidât.

Il y a donc dans les Talmuds deux traditions : l'une, la plus ancienne, nous affirmant que les docteurs célèbres ont été présidents et vice-présidents du Sanhédrin jusqu'à Hillel et Schammaï inclusivement, mais ne parlant pas de leurs successeurs ; cette tradition est vraie à nos yeux ; l'autre, plus moderne, affirmant que la présidence est restée dans la famille de Hillel ; celle-là est fausse. Et ici, nous croyons devoir nous séparer de MM. Schürer, Derenbourg, etc., qui rejettent les deux traditions ; la première comme la seconde. M. Schürer croit même à une interpolation. Nous pensons, au contraire, que la première des deux traditions est parfaitement historique. D'après elle, le grand prêtre n'était pas primitivement président de droit du Sanhédrin, et il ne l'a pas été avant la mort de Hillel[26]. A ce moment, au contraire, il le devint, et garda cette présidence jusqu'à la ruine de Jérusalem. Parmi les passages de Josèphe que nous avons cités, il en est un qu'on n'a pas assez remarqué, dont le sens est fort clair et confirme notre opinion. « Après la mort d'Hérode et le bannissement d'Archélaüs, dit-il (6 ap. J.-C.), l'administration fut aristocratique et la présidence du peuple fut confiée aux grands prêtres[27]. » Elle ne leur était donc pas confiée auparavant ; ce passage nous semble concluant. La présidence du grand prêtre a commencé alors, et c'est exactement à la mort de Hillel. Cette mort fut le signal d'un changement de la présidence. Elle fut ôtée aux Pharisiens et donnée aux Saducéens, et non seulement aux Saducéens, mais, parmi eux, au grand prêtre. Remarquons que cette prise de possession coïncide exactement avec le commencement du règne des procurateurs romains. Archélaüs fui banni comme Hillel venait de mourir.

Or, les Romains favorisaient précisément le saducéïsme conservateur et détestaient les libéraux et les patriotes partisans des idées de Hillel. C'est eux, sans doute, qui imposèrent d'autorité ce changement. Dans cette hypothèse, le premier grand prêtre, président du Sanhédrin, aurait été le fameux Hanan, beau-père de Kaïaphas. On se représente fort bien cet homme habile, intelligent, sans scrupule, s'emparant de cette charge après plusieurs grands prêtres insignifiants qui avaient laissé Hillel présider. L'autorité des Saducéens devint alors très grande ou, du moins, tout à fait officielle. Le Sanhédrin perdit toute indépendance et il est à remarquer que la condamnation de Jésus n'a peut-être tenu qu'à cette substitution de la famille d'Hanan à la famille de Hillel. Il est permis, en effet, de douter que Jésus eût été condamné à mort si l'ancien état de choses avait subsisté et si Gamaliel, le sage et tolérant Gamaliel, avait présidé le tribunal devant, lequel il comparut.

Hanan[28], grand prêtre de l'an 7 à l'an 14, fut, déposé, mais il conserva son titre et son autorité[29]. Il avait une influence considérable. Son gendre Kaïaphas fut grand prêtre de l'an 25 à l'an 36. Déposé en 36 par Vitellius, légat de Syrie, il fut remplacé par Théophile, fils de Hanan. Cinq des fils de cet homme furent ainsi grands prêtres tour à tour et présidents du Sanhédrin. C'est « la famille sacerdotale », disait-on, comme si le sacerdoce y était héréditaire[30]. Pendant cinquante ans elle garda le pontificat. Hanan, dont le règne avait duré si longtemps, passait pour avoir été un homme très heureux[31].

Le Sanhédrin comptait, avons-nous dit, soixante et onze membres, y compris le président. Le Nouveau Testament distingue dans cette assemblée les grands prêtres (***) les anciens (***) et les scribes (***)[32]. La Mischna, de son côté, nous donne une division à peu près semblable. « Le Sanhédrin se compose, dit-elle[33], de prêtres, de Lévites et d'Israélites dont les filles ont le droit d'épouser des prêtres. »

Elle entend par cette dernière expression les Israélites qui pouvaient, en produisant leurs tables généalogiques, établir la pureté de leur origine juive. Ces membres se rencontraient dans toutes les classes de la société.

Il est assez difficile de déterminer le sens exact du mot grands prêtres (au pluriel) dans le Nouveau Testament, car il n'y avait à la fois qu'un seul grand prêtre. On peut supposer que celui-ci, une fois déposé, gardait son titre. Josèphe, en effet, conserve toute leur vie aux grands prêtres leur titre d'***. Or, ceux-ci étaient au nombre de six pendant la vie d'Hérode, de huit pendant la vie de Jésus-Christ. Le grand prêtre avait, en effet, un caractère indélébile ; il était censé nommé à vie, et, quand il était déposé et remplacé, il conservait dans sa retraite un certain nombre de prérogatives dont on ne pouvait le dépouiller[34]. Cette explication serait entièrement acceptable si le Nouveau Testament n'appelait pas grands prêtres des hommes qui n'avaient jamais été souverains pontifes, par exemple Jean[35], Alexandre[36], Skeuas[37] ; Josèphe fait de même[38]. Ce nom désignait-il alors les chefs des vingt-quatre classes de prêtres ?

Nous n'en avons aucune preuve. L'hypothèse la plus vraisemblable donne ce nom aux membres (les familles qui fournissaient les grands prêtres. Le souverain pontificat était, en effet, un droit de certaines familles[39] (par exemple celle de Hanan). Le mot *** aurait donc une triple signification au singulier, il désignerait le grand prêtre proprement dit au pluriel, ceux qui avaient été grands prêtres et enfin ceux qui pouvaient le devenir comme membres des familles qui seules avaient droit au pontificat.

Le nom *** était le nom général des autres membres. Ils n'étaient pas nécessairement laïques et plus d'un prêtre pouvait se rencontrer parmi eux. Quant aux *** c'étaient les Scribes dont, nous parlerons dans un chapitre spécial. Nous avons dit que la majorité du Sanhédrin était saducéenne.

Tous les prêtres, entre autres, étaient saducéens et il était bien rare au premier siècle qu'un prêtre fût pharisien. Ce parti cependant devait être largement représenté dans l'assemblée. Josèphe et le Nouveau Testament nous montrent Pharisiens et Saducéens mêlés sans distinction de parti[40].

Les attributions du Sanhédrin étaient fort nombreuses ; il votait les lois, il était donc un corps législatif ; de plus il exerçait la justice et possédait les pouvoirs judiciaires les plus étendus ; c'était devant lui que comparaissaient les faux prophètes ; il traitait aussi des questions de doctrine et pouvait être, à l'occasion, un véritable concile. En outre, il était chargé de certains détails fort importants à cette époque ; il surveillait les familles sacerdotales et s'occupait des mariages qui s'y faisaient. Les filles, nous l'avons dit, ne pouvaient épouser que des Israélites[41] ; il gardait dans ses archives les tables généalogiques des principales familles juives[42] ; il autorisait les guerres, fixait les limites des villes, pouvait seul modifier leurs enceintes[43] ou l'enceinte du Temple. Il établissait le calendrier et les néoménies (le président et trois membres étaient chargés de ce soin[44]). Bref, il était à la fois parlement et concile.

Dans le Nouveau Testament nous voyons le Christ cité par le Sanhédrin comme blasphémateur[45], les apôtres Pierre et Jean comme faux prophètes et séducteurs du peuple[46], le diacre Etienne comme ayant blasphémé, contre Dieu[47], l'apôtre Paul comme anéantissant la Loi[48].

Les Romains avaient-ils ôté au Sanhédrin le droit d'exécuter une condamnation à mort et s'étaient-ils réservé celui de ratifier avant son exécution toute condamnation entraînant la peine capitale ?

Ce double fait semble ressortir du récit évangélique de la condamnation de Jésus. Les Juifs s'écrient devant Pilate : « Il ne nous est pas permis de faire mourir personne[49] », et c'est l'autorité romaine qui présida à la crucifixion. — Mais Etienne n'a-t-il pas été condamné et exécuté par le Sanhédrin[50] ? Jésus-Christ ne dit-il pas dans son enseignement : « Ils vous traîneront dans les synagogues, ils vous feront mourir, etc.[51] » On peut dire, il est vrai, que ce dernier passage n'est pas entièrement concluant. Il n'implique pas nécessairement que le droit de vie et de mort appartenait à la synagogue. Quant à la mort d'Etienne, on peut y voir une irrégularité. Elle s'accomplit sans jugement ; ce fut un assassinat commis par une foule ameutée, l'acte de violence d'une populace furieuse. Elle eut lieu précisément au moment où Pilate allait être déposé pour son excessive rigueur envers les Juifs. Nous pensons cependant que le Sanhédrin avait le droit strict de condamner et d'exécuter Etienne et qu'il aurait pu aussi faire exécuter Jésus. Pourquoi donc a-t-il demandé à Pilate de ratifier sa sentence ? Parce qu'il ne voulait pas que la condamnation de Jésus fût religieuse, il voulait qu'elle fût politique. Les Talmuds vont nous l'expliquer clairement. « Quarante ans avant la ruine du Temple, dit la Mischna, les sentences capitales furent enlevées à Israël[52] » Par qui ? évidemment par les Romains.

Quarante ans avant la destruction du Temple, nous sommes précisément en l'an 30, l'année même où les Juifs disent à Pilate : « Il ne nous est pas permis de faire mourir personne ». Mais nous allons voir que ces expressions étaient inexactes. Le droit d'exécuter ne fut pas vraiment enlevé au Sanhédrin, c'est lui qui y renonça de lui-même. En effet, ce fut précisément à cette époque qu'il cessa de tenir ses séances dans le local ordinaire, à l'intérieur du Temple et se réunit dans la cour des païens, près de la porte, où il possédait une autre salle de réunion[53]. Pourquoi ce changement qui l'éloignait un peu du sanctuaire et semblait donner par là moins de poids à ses décisions ? Les Talmuds l'expliquent en disant qu'à cette époque tourmentée, les crimes, les assassinats s'étaient multipliés de telle sorte que le Sanhédrin ne pouvait plus les punir tous de la peine de mort ; le nombre des condamnations eut été trop considérable. Il renonça alors à se réunir dans la salle ordinaire de ses séances ; ailleurs, il se sentait moins coupable de ne pas toujours condamner à mort. Le Sanhédrin a donc laissé tomber de lui-même son droit de condamner à mort ; les Romains ne le lui ont pas précisément enlevé, mais il en est venu, par faiblesse, à ne plus oser condamner et exécuter les brigands, les sicaires, les zélotes fanatiques, d'autant plus que leurs attentats avaient souvent un caractère religieux et patriotique. Le peuple aurait pu l'accuser de frapper des patriotes dont le seul crime était de vouloir délivrer leur pays. Et alors, pour tous les procès religieux, pour toutes les affaires où il pouvait craindre de voir sa sentence blâmée par les Pharisiens purs, par les exaltés, par une portion quelconque du peuple, le Sanhédrin demandait au procurateur de le soutenir et de le couvrir de son autorité, Nous croyons que tel a été le cas dans le procès fait au Christ. Le Sanhédrin n'a pas osé prendre sur lui seul la responsabilité de son exécution, car il savait que Jésus avait, été à un moment très populaire. Il pria donc Pilate de l'appuyer. Le mot : « Il ne nous est pas permis de faire mourir personne » était moins l'expression d'une vérité qu'une flatterie au gouverneur.

Et, quant à Etienne et plus tard à saint Paul[54], le Sanhédrin n'avait aucun scrupule à les condamner à mort, et les Romains ne les en blâmaient pas. C'était « des affaires concernant la Loi », comme dira plus tard Gallion[55], et les Romains « ne s'en mettaient point en peine ». Deux passages des Talmuds montrent que le Sanhédrin avait conservé le droit de mettre à mort, sous la domination romaine. Rabbi Lazare, fils de R. Zadok, racontait que, dans son enfance, il avait vu la fille d'un prêtre, surprise en adultère, entourée de fagots et brûlée[56]. Or, ce R. Lazare vit la fin de Jérusalem et la ruine du Temple en l'an 70. Les Romains étaient en Palestine depuis 133 ans. Ils y étaient entrés en 63 avant J.-C., quand Pompée prit Jérusalem. Ils étaient donc déjà maîtres du pays quand R. Lazare était enfant. Le même traité du Talmud de Jérusalem[57], nous racontant la procédure suivie pour surprendre l'hérétique, dit que Ben Sutda à Lydda fut épié de cette manière, amené au Sanhédrin et « lapidé ». Ces passages sont formels et résolvent la question.

Cette juridiction pénale, qui était la plus importante, la plus élevée des prérogatives du Sanhédrin, appartenait plus particulièrement à une partie de l'assemblée composée de vingt-trois membres seulement. Au besoin, vingt-trois membres quelconques suffisaient. Il est bien évident que la nuit de l'arrestation de Jésus, les membres réunis à la hâte n'étaient pas plus de vingt-trois. Cette commission juridique était appelée Beth-Din (maison de justice), et présidée par le vice-président de l'assemblée entière nommé, à cause même de ses fonctions, Ab Beth-Din. Deux autres commissions, aussi de vingt-trois membres, étudiaient les questions soumises à l'assemblée plénière formée des trois sections réunies. Il y avait donc, en réalité, trois Sanhédrins. Ils se réunissaient, l'un à la porte de la montagne du Temple, l'autre à la porte du parvis et le troisième dans la salle « en pierres de taille ». Ces trois locaux étaient compris dans ]*enceinte du Temple. Le plus grand des trois, celui qui était le plus près du sanctuaire et dans lequel le Sanhédrin tenait ses réunions plénières quotidiennes, sauf les jours de sabbat et de fêtes solennelles[58], était la salle en pierres de taille (ex coesis lapidibus exstructa) (Eischatha-gazith). Elle tirait ce nom de sa construction particulière[59].

Nous avons parlé tout à l'heure de ce passage des Talmuds d'après lequel le Sanhédrin ne se réunit plus dans ce local à partir de quarante ans avant la destruction du Temple. Comme ce changement était nécessité par les questions judiciaires, ce fut certainement la commission des vingt-trois membres chargée de ces sortes d'affaires qui se déplaça. Elle se réunit, avons-nous dit, dans le parvis des païens, à la porte, mais elle eut aussi un autre lieu de réunion, dans une propriété particulière de la famille de Hanan appelée Khaneioth, c'est-à-dire bazars (du Mont des Oliviers)[60]. Elle se trouvait, son nom l'indique, an sommet du Mont des Oliviers, et c'est certainement dans ces Khaneioth que Jésus fut conduit immédiatement après son arrestation. « On le mena d'abord chez Hanan, beau-père de Kaïaphas[61] » disent les Évangiles, confirmant ainsi les indications des Talmuds[62].

Le Sanhédrin avait à sa disposition un certain nombre d'agents dans le Nouveau Testament, chargés d'exécuter ses ordres. Ce sont eux qui ont arrêté Jésus ; c'étaient eux qui avaient prononcé ce mot : « Jamais homme n'a parlé comme cet homme[63]. » Ils remplissaient les fonctions d'agents de police ; sorte de licteurs (virgiferi) « ils vérifiaient les poids et mesures et frappaient ceux qui faisaient mal[64] ».

Ce Sanhédrin de Jérusalem, dont le pouvoir était si considérable, ne pouvait cependant pas juger tous les procès, tous les délits, tous les crimes commis sur l'étendue du territoire de la Palestine. Chaque ville, chaque village même avait un petit Sanhédrin local de sept membres, les sept qui dirigeaient la synagogue.

Parmi ces sept, il y en avait trois, les trois chefs, appelés triumvirs, qui prononçaient seuls les jugements sans importance. Ils réglaient les questions d'héritage[65]. « Les triumvirs, dit Maimonide[66], devaient avoir sept qualités : sagesse, douceur, piété, haine de Mammon, amour de la vérité, être aimé des hommes, et avoir une bonne réputation. » Les sept étaient chargés de la police et jugeaient tous les cas qui n'entraînaient pas la peine capitale. Lorsque la synagogue de Nazareth[67] condamna Jésus à mort, elle outrepassait ses pouvoirs. Si cependant elle avait pu exécuter sa sentence et précipiter Jésus du haut de la montagne comme le voulaient quelques fanatiques, elle n'aurait probablement pas été poursuivie. Cette exécution sommaire aurait été considérée comme une preuve de patriotisme et de foi religieuse donnée par des zélotes. Et à quiconque était zélote, tout était permis[68].

Quand ces petites assemblées provinciales fonctionnaient régulièrement elles se tenaient à la porte des villes.

La porte a toujours été en Orient la place publique, le forum, le rendez-vous commun des habitants. Elle l'est encore chez les Arabes, et on sait que le cabinet de Constantinople s'appelle la Porte Ottomane. On amenait les malades au Christ à la porte des bourgs[69]. Chez les anciens Hébreux la justice se rendait près des portes[70] et les audiences se donnaient le matin[71] à cause de la chaleur du climat. Les débats étaient publics et il fût interdit aux juges d'accepter des présents[72]. L'enquête était minutieuse[73]. Il fallait au moins deux témoins[74], attestant sous la foi du serment qu'ils avaient, vu commettre le crime[75]. Dans les affaires civiles, un seul témoin suffisait[76]. Ces détails, que nous empruntons pour la plupart à l'Ancien Testament et qui rappellent beaucoup la manière de procéder des Arabes encore aujourd'hui, peuvent nous donner une idée de ce qui se passait au premier siècle. Ils nous amènent à traiter de la justice telle qu'elle était exercée à cette époque par le grand Sanhédrin de Jérusalem.


[1] Il n'y avait pas, à côté du Sanhédrin, une seconde assemblée, un Sénat, comme on l'a conclu à tort du passage Actes des Apôtres, V, 11 : « *** ». Ce mot *** n'est qu'une explication du mot *** à l'usage des lecteurs d'origine païenne.

[2] On citait en particulier le passage Nombres, XI, 16.

[3] Voir 1 Rois, VIII, 1, XX, 7 ; 2 Rois, XXIII, 1 ; Ezéchiel, XIV, 1, XX, 1 ; Esdras, V, 9, VI, 7, 14, X, 8.

[4] La création de la grande synagogue par Esdras est sérieusement contestée par plusieurs critiques modernes. Nous ne saurions nous ranger à leur avis. Les attributions exactes de cette assemblée restent sans doute presque inconnues, mais son existence même nous paraît difficile à nier.

[5] Ant. jud., XII, 3, 3.

[6] 1 Macch., XII, 6 ; 2 Macch., I, 10, IV, 44, XI, 27. Cf., Judith, IV, 8, XV, 8. Le Sanhédrin est aussi appelé ***. 1 Macch., 1, 27, VII 33, XI, 23, XII, 35, etc.

[7] Jos., Ant. Jud., XIV, 9, 3-5.

[8] Jos., Ant. Jud., XV, 6, 2 — fin. Ev. de Matth., V, 22, XXVI, 59 : de Marc, XIV, 55, XV, 1 ; de Jean, XI, 47. Actes, IV, 15. Luc, XXII, 66, qui appelle le Sanhédrin. Voir aussi Actes XXII, 5.

Dans le passage Actes V, 21, le Sanhédrin est appelé ***. Voir aussi Actes VI, 12 et suiv., XXII, 30, XXIII, 1 et suiv., XXIV, 20.

Un des membres, Joseph d'Arimathée, est appelé *** ; Marc, XV, 43 ; Luc. XXIII, 50. Josèphe nomme aussi le Sanhédrin D. B. J. II, 15, 6, II, 16, 2.

[9] Sanhédrin, 1, 6.

[10] Nombres, XI, 16.

[11] D. B. J., 11, 20, 5.

[12] Ant. Jud., XX, 10, les dernières lignes du chapitre.

[13] Contr. App., II, 23. Voir aussi Ant. Jud., IV, 8, 14.

[14] Ant. Jud., XX, 9, 1.

[15] Actes V, 17 et suiv., VII, 1, IX, 1 et 2, XXII, 5, XXIII, 2, 4, XXIV, 1.

[16] Chagiga, II, 2.

[17] Nous trouvons ces noms dans les traités suivants de la Mischna. Horajoth, II, 5-7, III, 1, 3. Edujoth, V, 6. Taanith, II, 1.

[18] Nous en reparlerons plus loin, livre II, chap. II.

[19] Talm. Jérus., Pesachin, VI, 83 a.

[20] Schabbath, fol. 15 a.

[21] Les Pharisiens, tome I, p. 415 et tome II, p. 54.

[22] Horae hébraïcae et talmudicae, p. 462.

[23] Les idées religieuses en Palestine à l'époque de J.-C., p. 198-199.

[24] V, 34.

[25] Vita, §§ 38 et 39.

[26] Le passage Ant. Jud., XIV, 9, 3-5, que cite Schürer pour prouver que Hycran était à la fois grand prêtre et président du Sanhédrin (47 avant J.-C.), n'est pas concluant ; car Hyrcan nous semble ici agir plutôt comme roi hasmonéen que comme président du Sanhédrin. Quant au verset 1 Macch., XIV, 44, qui dit qu'il est interdit de convoquer aucune assemblée sans l'autorisation du grand prêtre, il est bien vague et ne suffit pas pour prouver une présidence effective de cette assemblée dès cette époque.

[27] Ant. Jud., XX, 10 à la fin. Voici le texte : ***.

[28] *** dans le Nouveau Testament ; *** dans Josèphe ; ce ne sont que deux transcriptions grecques de l'hébreu Hanan ou Khanan.

[29] Ev. de Luc III, 2 ; Actes, IV, 6.

[30] Jos., Ant. Jud., XV, 3, 1 ; D. B. J., IV, 5, 6 et 7.

[31] Jos., Ant. Jud., XX, 9, 1.

[32] Marc, XIV, 53 ; XV, 1 ; Matth., XXVI, 3, 57, 59; XXVIII, 11-12 ; Luc, XXII, 66 ; Actes, IV, 5, 6.

[33] Sanh., IV, 2.

[34] Horajoth, III, 1, 4.

[35] Actes des Apôtres, IV, 6.

[36] Id., ibid.

[37] Id., XIX, 14.

[38] D. B. J., II, 20, 4. Jésus fils de Sapphias, ***. Voir aussi Vita, § 39 ; D. B. J., IV, 9, 11 ; V, 13, 1.

[39] D. B. J., IV, 3, 6. Josèphe parle dans ce passage de grands-prêtres choisis en dehors des familles où il fallait les prendre.

[40] Cf. Actes des Ap., IV, 1 et suiv.; V, 17; XXIII, 6 ; Jos. Ant. Jud., XV, 9, 1 ; avec Actes des Ap., V, 34 ; XXIII, 6, et Jos. D. B. J., II, 17, 3. Vita, §§ 38, 39.

[41] Midoth à la fin.

[42] Jos., Cont. App., I, ch. 2.

[43] Sanhédr., I, a.

[44] Sanhédr., X, b.

[45] Ev. de Matth., XXVI, 65.

[46] Actes des Ap., ch. IV et V.

[47] Actes, VI, 13 et suiv.

[48] Actes, XXIII, 1 et 2.

[49] Jean, XVIII, 31, confirmé par Josèphe, Ant. Jud., XX, 9, 1.

[50] Actes des Apôtres, chap. VII.

[51] Ev. de Marc, XIII, 9, 13 ; de Luc, XXI, 12-17.

[52] Sanhédrin, fol. 24, 2.

[53] Jos., D. B.J., V, 4, 2 ; id., VI, 6, 3.

[54] Actes des Ap., ch. XXV, 10 ; XXVI, 32. Saint Paul n'échappe à la condamnation à mort du Sanhédrin qu'en demandant à être jugé par l'empereur lui-même. Cependant saint Paul était citoyen romain. Ce fait lui créait une situation particulière. Il pouvait exiger la ratification de sa condamnation non seulement par le procurateur mais par le légat impérial lui-même. Aussi les Juifs songeaient-ils à l'assassiner dans un guet-apens.

[55] Actes des Apôtres, XVIII, 15.

[56] Talm. Jérus., Sanh., fol. 24, 2.

[57] Talm. Jérus., Sanh., fol. 25.

[58] Joma., V, 2.

[59] Midoth à la fin, voir livre II, chapitre XII&p;: Les parvis du Temple.

[60] Traité Sanhédrin.

[61] Ev. de Jean, XVIII, 13. Cette affirmation du quatrième Evangile est certainement une des preuves les plus remarquables de son historicité.

[62] Nous avons parlé en détail de cette propriété, de Hanan dans notre description du Mont des Oliviers, chap. II : Les environs de Jérusalem.

[63] Ev. de Jean, chap. VII, 46.

[64] Maimon., Sanhédr., ch. I. Babyl. Joma, fol. 15, 9. Ev. de Mt., V, 25.

[65] Celles que Jésus refusait un jour de résoudre; et, en effet, il n'en avait pas le droit n'étant pas membre du triumvirat. Ev. de Luc, XII, 13 et suiv.

[66] Maimon., Sanhédr., ch. I.

[67] Ev de Luc, IV, 29. Il s'agit moins ici, d'ailleurs, d'une véritable condamnation à mort prononcée par un tribunal régulier que d'une émeute et d'un soulèvement populaire.

[68] « Celui qui vole les vases sacrés, qui maudit le nom de Dieu ... les zélotes le tuent », dit la Mischna en l'approuvant, Sanhédr., fol, 81, 2.

[69] Ev. de Marc, I, 34.

[70] Genèse, XXXIV, 24. II Sam., XV, 2.

[71] Jérémie, XXI, 12. Psaume, CI, 8.

[72] Deut., XVI, 19 ; XXVII, 25.

[73] Deut., XIII, 14 ; XVII, 4.

[74] Nomb., XXXV, 30. Deut., XIX. 15.

[75] Lév., V, 1.

[76] Ex., XXII, 11. Ev. de Matth., XXVI, 63 et suiv.

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