A son retour de Halle, Zinzendorf fit un séjour de quelques semaines chez sa grand’mère, à Gross-Hennersdorf. Il y passait la plus grande partie de son temps dans la bibliothèque du château, lisant les écrits de Luther et d’autres livres de théologie, et composant des vers tant en latin qu’en allemand. Son gouverneur Crisenius lui donnait en outre quelques leçons, et sa grand’mère y joignait de bons conseils et de prudentes recommandations en vue de son prochain séjour à l’université.
Zinzendorf se rendit de là à Gavernitz, chez son oncle le général. Celui-ci voulut, en sa qualité de tuteur, diriger désormais exclusivement l’éducation du jeune comte, abandonnée jusqu’alors à l’influence de sa grand’mère. Malgré le désir ardent de Zinzendorf de se livrer à l’étude de la théologie, le général voulut qu’il étudiât le droit, afin qu’il pût entrer dans les affaires publiques. Ce fut lui aussi qui voulut choisir l’université dans laquelle son pupille devait faire ses études. Les universités de Halle et de Wittemberg, aujourd’hui fondues en une seule, représentaient alors deux écoles rivales : à Halle, nous l’avons vu, florissait le piétisme de Spener, tandis que Wittemberg, se considérant comme la gardienne privilégiée de la tradition des Réformateurs, maintenait dans sa pureté l’orthodoxie luthérienne. En ce moment-là surtout, les préparatifs du jubilé de la Réformation, qui devait avoir lieu l’année suivante (1717), y avaient amené une recrudescence de luthéranisme. Zinzendorf ayant été nourri dès son enfance de la doctrine de Spener, c’était à Halle que l’attiraient toutes ses sympathies ; mais le général préféra l’envoyer à Wittemberg. Si dure que pût paraître au jeune comte cette décision, il s’y soumit sans résistance, et nous croyons qu’il en fut récompensé, car son séjour dans cette université influa certainement de la manière la plus heureuse sur tout son développement ultérieur ; la comparaison qu’il put faire entre deux enseignements différents, entre deux tendances opposées, élargit ses propres idées et les éleva à un point de vue supérieur à celui de ses maîtres. On peut croire que s’il fût resté à Halle, il n’eût jamais été que le continuateur de Spener : grâce à son séjour à Wittemberg, il s’éleva à la fois au-dessus du piétisme et du luthéranisme et arriva à une intelligence de l’Évangile plus large, plus profonde, plus spirituelle qu’aucun autre chrétien de son temps.
« Mon oncle avait pris à tâche », dit Zinzendorf, « de me faire, autant que possible, une autre nature, ou du moins de me mettre la tête à une autre place qu’il ne l’avait trouvée. » Non content, en effet, de contraindre son neveu à des études contraires à ses goûts et de l’envoyer dans une école dont son éducation lui avait appris à suspecter les tendances, le vieux général crut devoir réglementer minutieusement toute sa conduite : il lui remit par écrit des instructions auxquelles le jeune homme devait avoir à se conformer avec une ponctualité militaire. Son gouverneur fut investi de pleins pouvoirs et chargé de veiller à l’observation de ce règlement.
Le 25 août 1716, Zinzendorf arriva à Wittemberg avec son gouverneur. On lui avait préparé chez le bourgmestre un logis conforme à sa condition. Le 7 septembre, il se fit immatriculer par le prorecteur. Une petite circonstance révèle dans cette occasion son indépendance d’esprit et sa religieuse fidélité aux préceptes de l’Évangile : quand il dut prononcer le serment académique, il en modifia expressément la teneur. « Je ne jure pas, dit-il, mais je promets. — Ego Nicolaus Ludovicus, comes a Zinzendorf, non juro, sed promitto quod, etc. » Et il termina sa promesse en disant à haute voix : « Que Dieu m’aide à la tenir ! — Me Deus adjuvet ! »
Quand on sut à Halle que Zinzendorf étudiait à Wittemberg, ce fut matière à grand scandale ; il ne vint à l’idée de personne qu’il fût entièrement étranger à cette décision et l’on se récria hautement sur cet enfant ingrat, ce filleul de Spener, cet élève de Franke, qui passait si vite à l’ennemi.
Zinzendorf cependant n’en restait pas moins attaché à ses anciens maîtres. Il se sentait étranger à Wittemberg ; il était toujours, dit-il lui-même, un strict piétiste ; il prenait le parti des théologiens de Halle chaque fois qu’on les attaquait, soutenait chaudement leurs principes et leurs intentions et souffrait bien des contradictions pour l’amour d’eux. Lecteur et propagateur assidu des écrits de Franke, il traduisit en français son opuscule sur la prière et écrivit lui-même plusieurs traités religieux, entre autres un traité contre la doctrine des œuvres indifférentes. Il prononça même en public un éloge de Spener.
A Wittemberg, tout cela ne plaisait guère, et l’on s’efforçait de le détourner de ce qu’on appelait sa piété exagérée. Ces contradictions n’avaient pour effet que de le rendre plus piétiste encore. Il sentait qu’il était menacé dans sa foi et qu’il courait risque de perdre le trésor qui avait fait jusqu’alors son bonheur et sa vie ; aussi était-il toujours sur le qui-vive, se méfiant des autres et de lui-même. Sa piété perdait par là le caractère de simplicité et de confiance enfantine qu’elle avait eu jusqu’alors et devenait, nous dit Spangenberg, plus légale qu’évangélique. Il se livrait à des exercices ascétiques, consacrait des nuits entières à la prière et à la méditation et célébrait chaque semaine un jour de jeûne qu’il passait dans la solitude et l’étude de la parole de Dieu.
Le fait suivant suffira pour faire apprécier tout ce qu’il y avait alors d’austérité et de courage dans la ferveur juvénile de Zinzendorf. « J’aimais profondément le Sauveur, dit-il, mais je ne me fiais pas à moi-même ; c’est pourquoi dans les poésies que je composais et que je livrais à l’impression, comme il était alors de mode dans les universités, je me servais à dessein des expressions qui pouvaient choquer le plus, espérant par là indisposer le monde contre moi et m’ôter toute possibilité d’y faire mon chemin. Je me disais que ce serait autant de tentations de moins à combattre. »
On comprend que cette première année d’université ait été pour lui, comme il nous le dit lui-même, une des plus tristes de sa vie. Obligé de se livrer à des études de jurisprudence qui n’avaient pour lui nul attrait, — soumis aux directions d’un gouverneur dont les traitements eussent été capables de le pousser au désespoir ou de le rendre fou, si la main de Dieu ne l’avait soutenu, toujours en garde contre lui-même, contre le monde et contre la théologie de Wittemberg, Zinzendorf se trouvait dans un isolement complet et privé de toute communion d’idées ou de sentiments avec ceux qui l’entouraient. Rien n’était plus contraire à sa nature aimante et à son besoin de sympathie. Aussi cet état ne pouvait-il durer longtemps. A mesure qu’il apprit à connaître ces théologiens de Wittemberg dont on lui avait fait si grand’peur, les préventions qu’on lui avait inspirées contre eux se dissipèrent ; il sut découvrir dans plusieurs d’entre eux, malgré la différence des systèmes, cette même foi vivante, ce même esprit chrétien qui animaient les professeurs de Halle, et il ne tarda pas à se demander s’il ne lui serait pas possible d’opérer un rapprochement entre ces deux factions ennemies. Le besoin d’unité et de fraternité chrétienne, le désir de réunir en un seul troupeau les enfants de Dieu dispersés dans le monde ou séparés par les préjugés et les systèmes, fut toujours dominant dans l’âme de Zinzendorf ; nous le verrons bientôt tendre une main amie, en dépit du formalisme de son époque, à ses frères de l’église catholique romaine. On comprend ce qu’il devait souffrir en voyant à Wittemberg et à Halle des chrétiens appartenant à une même communion dépenser leurs talents, leur zèle et leurs forces à se persécuter les uns les autres et à neutraliser mutuellement leur influence.
C’est certes un bel exemple de la sainte audace de la foi, que cet étudiant de dix-sept ans entreprenant à lui seul d’apaiser des haines si invétérées et de faire cesser une guerre religieuse envenimée par trente années de dissertations théologiques et de pieuses injures. Zinzendorf ne se dissimulait pas la difficulté de cette tâche et sa propre faiblesse pour accomplir une si grande œuvre, mais il se sentait soutenu et encouragé par cette parole de l’Évangile : Bienheureux ceux qui procurent la paix ! Ses premières tentatives réussirent au delà de toute attente ; ses représentations furent accueillies favorablement à Halle comme à Wittemberg, et il s’occupa à rédiger un projet d’accommodement sur lequel les deux parties eussent à s’entendre. Wernsdorf, un des principaux professeurs de Wittemberg, désirait s’aboucher avec Franke à ce sujet. Si Franke répugnait à venir à Wittemberg, Wernsdorf irait à Halle, et Zinzendorf se déclarait prêt à l’y accompagner et à faire tous ses efforts pour mener la négociation à bonne fin. « La présence de M. le comte à Halle, avec M. le docteur Wernsdorf, » écrivait Franke, « me sera certainement très agréable, ainsi qu’à mes collègues, et sera, je le crois, beaucoup plus efficace que ne pourrait l’être une longue correspondance. J’aime donc mieux les attendre ici que de continuer par lettres les négociations relatives à notre rapprochement. »
Les choses en étaient là et tout était disposé pour cette entrevue, lorsque Zinzendorf reçut de sa mère une défense expresse de se rendre à Halle. C’était encore une perfidie de Crisenius. Il avait écrit à Mme de Natzmer pour l’instruire des projets de son fils et les lui avait présentés sous le jour le plus défavorable. Celle-ci, d’un caractère anxieux et timide, s’était alarmée de voir son fils prendre sur lui la responsabilité d’une si grande entreprise. Rien ne put la faire revenir de sa résolution. Ce fut en vain que Zinzendorf la supplia de lui accorder la permission d’aller à Halle, en vain que Franke lui-même lui écrivit pour intercéder en faveur de son jeune ami : elle resta inflexible. Zinzendorf se résigna, et le plan auquel il avait travaillé avec tant de zèle fut définitivement abandonné.
Au milieu de toute cette activité théologique et ecclésiastique, il se conformait fidèlement au plan d’études et de conduite que lui avait tracé son tuteur. Son esprit pétulant se pliait à l’étude aride des Pandectes et du Droit canon ; il suivait des cours sur la Bulle d’or et sur les Libri feudalium ; nous le voyons aussi étudier la philosophie et la physique. Il laissa de côté les mathématiques, pour lesquelles il n’avait que peu de goût, et se mit à l’hébreu, sans toutefois y faire beaucoup de progrès. Le grec lui était assez familier ; il parlait latin avec une grande facilité, mais le français était sa langue favorite ; c’est dans cette langue qu’il écrivait son journal et la plupart de ses lettres. Les thèses qu’il avait à soutenir étaient empruntées de préférence au domaine de la Morale ; il prit un jour pour sujet la célèbre proposition de La Rochefoucauld : « L’amour-propre est la source de toutes nos passions. (De philautia affectuum omnium fonte primario.) »
On avait voulu aussi que, pendant son séjour à l’université, le jeune comte ne négligeât pas d’apprendre à faire des armes, à monter à cheval et à danser. Il s’y soumettait par obéissance, mais ces exercices n’étaient pour lui, a-t-il dit, que des exercices de patience. Il s’y appliquait cependant de tout son pouvoir, car il désirait y faire de rapides progrès, afin d’en être plus tôt débarrassé et de pouvoir employer son temps à quelque chose de plus utile. Il sentait d’ailleurs que les exercices de ce genre n’étaient pas sans inconvénients pour lui et entraînaient avec eux certaines tentations. « Je me rappelle, raconte-t-il, qu’un jour, à la salle d’armes, on me présenta la rapière d’un certain air qui m’irrita vivement ; ce sentiment d’irritation m’excita pendant que je me battais, mais ensuite j’en fus fort triste, j’en demandai pardon au Sauveur et je résolus qu’avec la grâce de Dieu je m’en garderais à l’avenir. »
Quant aux jeux, il n’aimait que ceux qui développent la réflexion, comme les échecs, ou qui donnent au corps un exercice salutaire, comme le billard ou la paume. Il n’aimait pas à jouer pour de l’argent ; si cependant on tenait à intéresser le jeu, il y consentait, à condition que l’on convînt d’avance de donner les gains aux pauvres ou de les employer à acheter pour eux des Bibles de Halle.
Zinzendorf n’avait point renoncé au désir qu’il nourrissait dès son enfance de se vouer à l’état ecclésiastique ; il avait confié cette intention à Wernsdorf et à Franke, qui l’y avaient encouragé. Ce qu’il voulait avant tout, c’était une carrière dans laquelle il pût sauver son âme, et il se figurait, d’après tout ce qu’il avait vu, qu’il n’y en avait aucune dans laquelle on ne fût exposé à plus de dangers que dans la carrière ecclésiastique. Il désirait sincèrement aussi faire quelque chose pour la gloire de Dieu et le bien de son prochain, et il était fermement persuadé que dans aucun autre état on ne pouvait travailler aussi efficacement à ce but. Toute ambition terrestre était loin de sa pensée, et il n’aspirait à rien de plus qu’à devenir, avec le temps, un simple catéchète ou un pasteur de village.
Mais sa famille, nous l’avons vu, avait formé d’autres plans pour lui et ne voulait pas entendre parler de son projet. Zinzendorf prenait patience, en disant : « Si Dieu veut m’employer à quelque chose dans son règne, je défie le monde entier de l’en empêcher. Mais si Dieu ne le permet pas, je sais cependant qu’il ne m’oublie point ; il prévoit peut-être que tout ce que je puis faire, c’est de veiller sur moi-même et de travailler à mon propre salut. »
Après cinq semestres d’études, Zinzendorf quitta l’université, au printemps de 1719. Son tuteur désirait qu’il voyageât, afin de compléter ses études en droit dans les plus célèbres écoles étrangères, et surtout afin de voir le monde et de prendre à Paris l’air de la cour. On retira d’auprès de lui Crisenius et on lui donna un nouveau gouverneur pour l’accompagner dans ses voyages.