Je ne viens point dans ces lignes défier le doute. Le doute est un adversaire auquel on peut accorder le combat, quand il le réclame, mais qu’il est toujours imprudent de provoquer. Je désire uniquement, dans ce moment où l’atmosphère est saturée de doutes et où nous sommes exposés à les aspirer, comme nous absorbons la poussière semée dans l’air, amener mes lecteurs à se rendre à eux-mêmes un compte plus distinct de leur croyance sur ce point spécial.
Autrefois on envisageait les faits miraculeux rapportés par l’Evangile comme l’un des principaux appuis de la foi chrétienne. Aujourd’hui plusieurs y voient plutôt un embarras pour la foi. Ces points de vue me paraissent, tous deux, des exagérations en sens opposés. Je ne saurais trouver dans les miracles le principal fondement de ma foia ; mais je puis encore bien moins y reconnaître une difficulté sérieuse à faire valoir contre le christianisme. Les miracles sont l’une des richesses de la foi : voilà, à ce qu’il me paraît, leur vrai caractère. C’est celui que je chercherai à revendiquer, dans cette conférence, pour ces faits extraordinaires.
a – Je ne parle pas ici de la résurrection de Jésus-Christ, qui, tout en étant un miracle et le principal des miracles, est autre chose encore et plus qu’un miracle.
Nous rechercherons d’abord dans l’histoire les preuves de la réalité des miracles de Jésus-Christ. Nous interrogerons ensuite la nature, pour y découvrir les conditions de la possibilité de pareils faits. Nous demanderons enfin à l’Ecriture de nous en révéler le but dans le plan divin.
Les miracles de Jésus sont ; comment et pourquoi sont-ils ? Tels sont donc les trois points que je me propose de traiter.
Plus un fait est extraordinaire, plus il a besoin de fortes preuves. Avons-nous des preuves historiques suffisantes de la réalité des œuvres miraculeuses que l’Eglise chrétienne attribue à son fondateur ?
En dehors de nos écrits bibliques, nous ne possédons qu’un témoignage qui se rapporte à ces faits extraordinaires, c’est celui de l’historien juif Josèphe, qui commanda l’armée des Juifs dans leur lutte héroïque avec les Romains, et qui, fait prisonnier, assista comme tel à la ruine de Jérusalem, en l’an 70 de notre ère. « En ce temps, dit-il, dans son histoire des Juifs, vécut Jésus, homme sage, si toutefois il faut l’appeler un homme ; car il opéra des œuvres extraordinaires, et fut le maître de ceux qui reçoivent avec plaisir la vérité. » Là-dessus Josèphe raconte, comment Pilate, cédant aux sollicitations des chefs du peuple, fit crucifier Jésus ; puis il ajoute que la foi à sa résurrection persistait encore chez les chrétiens au moment où il écrivait.
M. Renan n’a point contesté l’authenticité générale de ce passageb, seulement il ramène ces faits merveilleux à l’ordre des faits naturels. Josèphe composait son livre environ cinquante ans après la mort de Jésus.
b – Vie de Jésus, page 10.
Ce qu’il y a ici de plus remarquable, c’est que Josèphe parle aussi, et avec plus de détails encore, de Jean-Baptiste, de son ministère, de son baptême, de son influence, de sa mort ; il attribue une grande défaite d’Hérode au meurtre de ce prophète ; et tout cela sans mentionner une seule œuvre miraculeuse qu’aurait opérée Jean-Baptiste. En ce point, Josèphe s’accorde pleinement avec nos évangélistes, comme il s’accorde avec eux sur les miracles de Jésus-Christ. A supposer qu’il eût existé dans l’esprit du temps une disposition à attribuer des miracles aux grands génies religieux, comme on l’a prétendu, cette tendance ne se serait-elle pas exercée tout premièrement à l’égard de Jean-Baptiste, dont l’apparition, par son caractère étrange et nouveau, avait produit sur l’imagination populaire une sensation plus considérable encore peut-être que celle de Jésus lui-même ? Mais aucun document n’a jamais mentionné un seul miracle opéré par le précurseur.
Passons au témoignage de nos Evangiles.
1. On a essayé, dans ces derniers temps, de contester la valeur des récits évangéliques, en prétendant que les Evangiles ont été écrits à une époque passablement éloignée des événements qui y sont racontés. On a même tenté un moment de faire descendre la composition de ces écrits jusqu’au second siècle de notre ère, jusqu’à cent à cent vingt ans après la mort de Jésus. Cette tentative hardie a échoué.
L’écrivain qui, dans ces dernières années, a traité de la manière la plus approfondie la question de l’origine de nos trois premiers Evangiles, le professeur Holtzmann, de Heidelberg, qui n’est pas suspect de partialité, puisqu’il est à la tête du parti des libres-penseurs dans le grand-duché de Bade, conclut son étude en déclarant que le résultat de tous les travaux modernes sur ce sujet s’accorde parfaitement avec ce que les plus anciens écrivains ecclésiastiques nous ont transmis, à savoir : que les écrits qui forment le fond de nos trois premiers Evangiles et ces Evangiles eux-mêmes ont été rédigés entre l’an 60 et l’an 80 de notre ère, c’est-à-dire de 30 à 50 ans seulement après la mort du Seigneurc.
c – Die synoptischen Evangelien, pages 412 et 414.
Quant au quatrième Evangile, il a été composé plus tard, vers la fin du premier siècle, temps jusqu’auquel a vécu l’apôtre saint Jean.
A l’époque où parurent nos Evangiles, un très grand nombre de contemporains du Seigneur étaient donc encore vivants. Aussi lorsque, deux ou trois ans avant la date indiquée, saint Paul, dans sa première épître aux Corinthiens, écrite en l’an 58, parle de cinq cents frères rassemblés auxquels était apparu Jésus ressuscité, ajoute-t-il : d’entre lesquels la plupart vivent encore maintenant, et quelques-uns sont mortsd.
d – 1 Corinthiens 15.6.
En face de toute une génération de contemporains et de témoins encore vivants, il est difficile de comprendre comment des récits de miracles aussi circonstanciés que ceux que renferment nos Evangiles, accompagnés de noms propres de lieux et de personnes, fussent parvenus à s’accréditer, si les faits n’eussent pas été reconnus réels. Il est même impossible de concevoir qu’on eût osé publier sitôt de telles inventions. « Pour que de tels récits, dit Holtzmann, eussent pu être mis en circulation et généralement accueillis, s’ils n’étaient que des fictions, il faudrait qu’il se fût écoulé autant de dizaines d’années qu’il s’est écoulé d’années entre la vie de Jésus et la composition de nos Evangilese. »
e – Die synoptischen Evangelien, page 504.
Le fait que nos Evangiles ont été publiés sous les yeux mêmes de la génération témoin des faits, voilà notre première considération. Voici la seconde :
2. Qui de nous, en comparant le récit du même miracle dans nos trois premiers Evangiles, n’a été frappé des différences qui caractérisent les trois narrations ? Le fond est le même, sans doute ; mais le plus souvent quelle diversité dans les détails ! Les trois récits ne coïncident parfaitement que dans les paroles du Seigneur et dans celles de ses interlocuteurs. On croit entendre trois messagers, arrivant de trois côtés différents et racontant, chacun à sa manière, le même fait dont ils viennent d’être tous trois les témoins. Je fais une supposition : Un naufrage vient d’avoir sous les yeux de toute une population. Trois témoins le racontent ; l’un a entendu le craquement du mât brisé par la tempête ; l’autre a vu la voile s’abattre sur le pont et envelopper les malheureux nautoniers ; le troisième a vu la vague pénétrer dans le navire entrouvert. Chacun fait ressortir le détail qui l’a frappé. Les trois récits ne concordent que lorsqu’il s’agit de rapporter un ordre énergique du capitaine ou un cri déchirant de l’une des victimes. La diversité même des trois récits ne démontre-t-elle pas la réalité du fait ? Tel est le témoignage de nos premiers Evangiles. L’accord est au fond, et les différences prouvent que cet accord n’est point artificiel, point calculé. Ce sont des récits jaillissant de source, et qui, en se complétant et en se rectifiant même parfois réciproquement, se confirment mutuellement.
3. Une troisième considération ressort de ces paroles caractéristiques dont Jésus accompagne ses miracles, et que les trois évangélistes nous rapportent en général d’une manière parfaitement concordante. Impossible de révoquer en doute l’authenticité de pareilles paroles. Elles sont si originales, si profondes, si neuves, que l’on peut dire que si elles étaient inventées, Jésus tout entier serait inventé. Ma fille, ta foi t’a sauvée ; vas en paix… Ne crains point, crois seulement… Va, et ne pèche plus, de peur que pis ne t’arrive… Ne t’ai-je pas dit que si tu crois, tu verras la gloire de Dieu ?… Lequel est le plus aisé de dire : Tes péchés te sont pardonnés, ou de dire… Et ici Jésus, s’interrompant tout à coup, se tourne vers le malade, et achève sa phrase commencée par cet ordre triomphant : Lève-toi, prends ton lit et marche. Pensez-vous que de telles paroles, que de telles formes s’inventent ? Or ces paroles-là sont inséparables du miracle auquel elles se rapportent ; elles en sont une partie intégrante. Elles sont au miracle ce que l’exergue est à la pièce de monnaie.
Si la parole est authentique, le miracle, sans lequel cette parole n’aurait plus de sens, l’est aussi.
4. Nous tirons une quatrième considération de la relation étroite qui rattache l’enseignement de Jésus tout entier à son activité miraculeuse. On a tenté, dans ces derniers temps, de séparer en Jésus le prédicateur de morale de l’opérateur des prodiges. On accepterait le premier, mais à la condition d’éconduire le second. C’est sur cette tentative que repose l’ouvrage de M. Renanf.
f – Vie de Jésus, page 267.
Cette séparation est inexécutable ; M. de Pressensé fait observer avec raison, dans sa Vie de Jésus, que dans la trame du récit évangélique, les enseignements et les miracles sont tellement entrelacés, qu’à moins de mutiler le récit de la façon la plus arbitraire, il faut les accepter ou les rejeter ensembleg.
g – Vie de Jésus, page 373.
Prenons quelques exemples : Les Pharisiens accusent un jour Jésus, à l’occasion d’une guérison de démoniaque, de chasser les démons par le pouvoir du prince des démons. A cette explication outrageante, Jésus répond : Tout royaume divisé contre lui-même sera renversé ; si Satan chasse Satan, comment son règne subsistera-t-il ? A ce mot d’un si parfait bon sens se rattache un assez long discours, l’un des plus frappants qu’ait prononcés Jésus et dont personne, pas même Strauss, n’a révoqué en doute l’authenticité. Or, que signifie tout ce discours, si l’accusation attribuée aux Pharisiens n’a pas eu lieu, et quel sens aurait cette accusation, si les guérisons extraordinaires qui en ont été l’occasion n’étaient pas réelles ? On voit que le fait miraculeux qui sert de texte à l’enseignement ne peut être séparé de celui-ci. Il faut bien les accepter ou les rejeter ensemble.
Autre exemple : Jésus est accusé d’avoir violé le sabbat en opérant la guérison d’un impotent dans ce jour de repos. Il répond par ce cri de son cœur filial : Tant que mon Père agit, j’agis aussi, c’est-à-dire : Je ne puis laisser travailler mon Père seul ; aussi longtemps qu’un père travaille encore, un fils dévoué ne croise pas les bras. Sur quoi il est accusé de blasphème, pour s’être fait égal à Dieu, et il réfute cette accusation en déroulant toutes les phases présentes et futures de son activité miraculeuse, le tableau complet de l’œuvre de résurrection qu’il est venu accomplir au sein de l’humanité. Comment séparer ce discours de l’accusation des Pharisiens et du fait miraculeux qui l’a motivée ? Supprimez le miracle sabbatique, tout cet enseignement reste en l’air.
Un troisième exemple : Le sermon sur la montagne est reconnu comme le chef-d’œuvre de la prédication morale de Jésus ; tellement que les adversaires de l’Evangile voudraient pouvoir réduire à ce discours tout son enseignement. Qu’y lisons-nous ? En le terminant, Jésus dit : « Plusieurs me diront en ce jour-là : Seigneur, Seigneur, n’avons-nous pas prophétisé en ton nom, n’avons-nous pas chassé les démons en ton nom, n’avons-nous pas fait en ton nom beaucoup de miracles ? Mais je leur répondrai : je ne vous ai jamais connus. »
S’il n’eût pas été constant que Jésus lui-même faisait des miracles, qu’il en faisait journellement, eût-il pu, sans se couvrir de ridicule, parler ainsi à cette multitude des miracles que feraient en son nom ses disciples ?
Mais quelqu’un dira : S’il en est ainsi, si les miracles et les discours sont, dans la vie de Jésus, deux éléments si inséparables, il reste un moyen bien simple de se défaire du premier, c’est de les rejeter l’un et l’autre. Mais alors que vous reste-t-il pour expliquer la plus grande révolution morale dont l’humanité ait été le témoin et l’objet ? M. Renan pose, dans son ouvrage sur la vie de Jésus, cet axiome : « Les grandes choses ont toujours de grandes causesh. » N’avons-nous donc pas le droit de réclamer quelque chose de grand à l’origine du christianisme, ce fait religieux que M. Renan lui-même proclame, dès la première page de son livre, l’événement capital de l’histoire du monde ?
h – Vie de Jésus, page 268.
Retranchez de la vie du Seigneur Jésus ses miracles ; puis, en faveur de ce premier retranchement, opérez-en un second : ôtez les discours. A quoi se réduira l’histoire évangélique ? A une seule ligne, qu’un critique allemand formulait spirituellement en ces termes : « En ce temps-là, il arriva... que rien n’arrivai. » Et puis, de ce zéro, faites sortir l’événement capital de l’histoire du monde, celui depuis lequel l’humanité a recommencé à dater les années de son histoire ! « Sans les guérisons miraculeuses journalières opérées par Jésus-Christ, il n’y a plus d’histoire évangélique », a dit Ewald l’auteur, de la plus savante histoire des Juifs que l’on possède. Mais sans l’histoire évangélique, comment rendre compte de la rénovation du monde par l’Evangile, et de l’histoire de l’Eglise et des temps modernes ?
i – Ebrard.
Nous pouvons conclure, et c’est là notre quatrième considération, en disant : Les miracles ne sont pas, comme on le croit souvent, une simple broderie sur le tissu de l’histoire évangélique ; ils font partie du tissu lui-même.
5. Nous tirons une dernière preuve de la nature des récits miraculeux renfermés dans nos Evangiles. Quant à la forme, quelle simplicité, quelle candeur ! Un honnête homme porte sur sa figure et dans son accent son brevet de loyauté. Nos évangélistes auraient-ils besoin d’un certificat d’honnêteté, de bonne foi ? Vous auriez vu en une mauvaise heure s’élever devant vos yeux des montagnes d’objections, de doutes…, ouvrez un de nos Evangiles, relisez une ligne, deux lignes dans le livre même : ces montagnes ne sont plus que des nuages qui s’évanouissent, vous vous sentez en contact avec la divine réalité. Quand l’homme invente du merveilleux, l’emphase du ton trahit la fausseté du fond ; il n’appartient qu’à la vérité d’être à la fois si grande et si simple.
Quant au fond même, quelle différence entre nos miracles évangéliques et ceux qui remplissent les légendes juives et les mythologies païennes ! Le contraste est si frappant, qu’il a arraché à M. Renan, dans un de ses premiers ouvrages, cet aveu : « Le merveilleux de l’Evangile n’est que le plus sobre bon sens, quand on le compare à celui des apocryphes juifs et du Talmud, ou à celui des mythologies hindou-européennesj. »
j – Etudes d’histoire religieuse, pages 177 et 203
Nous devons ajouter : et même, à celui des ouvrages chrétiens composés après le temps de nos Evangiles.
Il existe des récits de la vie de Jésus, nommés les Evangiles apocryphes, qui furent composés dès le second siècle de l’Eglise, sous l’inspiration de l’amour naturel du merveilleux ; qu’y trouvons-nous, en fait de miracles ? L’enfant Jésus fabriquant, en société des autres enfants de Nazareth, des oiseaux de terre glaise, et communiquant aux siens, par son souffle, la faculté de prendre l’essor ; ou bien encore, l’enfant Jésus répandant par mégarde sur les degrés l’eau de la cruche qu’il vient de puiser à la fontaine, la recueillant dans son mouchoir et la présentant ainsi aux yeux de Marie étonnée. Voilà des miracles fabriqués. Vous les reconnaissez aisément. A quel caractère ? On y a mis la puissance ; on a oublié la sainte charité, qui est le sceau des œuvres vraiment divines. Ce sceau est précisément celui qui est imprimé à tous les miracles de Jésus rapportés par nos Evangiles.
Or si, au second siècle et dans l’Eglise elle-même, on a si mal inventé, tout en ayant l’Evangile pour modèle, qu’aurait été l’Evangile lui-même s’il eût été composé un siècle plus tôt, d’après les instincts de l’homme naturel et sans être calqué sur un divin et vivant modèle ?
De cette étude il nous paraît résulter que la critique historique ne peut se refuser à reconnaître la réalité des œuvres miraculeuses attribuées à Jésus-Christ ; et nous pouvons conclure cette première partie de notre travail en affirmant que les miracles de Jésus sont incrustés dans son histoire aussi profondément et inséparablement que son histoire elle-même l’est dans le développement de l’humanité.
Mais pouvons-nous nous rendre compte de pareils faits ? Ne sont-ils pas en contradiction, ainsi qu’on ne cesse de le répéter, avec la fixité des lois qui gouvernent la nature ? S’il s’est réellement produit autrefois des faits de ce genre, pourquoi ne s’en produit-il plus aujourd’hui ? Et si chose semblable venait à se passer sous nos yeux, ne devrions-nous pas envisager le Créateur comme un ouvrier maladroit qui, après avoir produit son œuvre, se voit obligé de la corriger après coup ? Telles sont les questions qui peuvent se soulever dans notre esprit, en face des œuvres merveilleuses de Jésus-Christ. Nous allons chercher à y répondre, tout en rappelant à nos lecteurs : que dans tout ce qui tient à la matière, à la nature, il y a obscurité, mystère, bien plus encore que dans tout ce qui relève exclusivement de l’esprit.
Nous devons avant tout remarquer dans la nature, à côté d’un système de lois fixes, un élément de liberté. L’existence même de la matière repose sur un acte libre, du moins aux yeux de celui qui n’a pas rompu avec cet article fondamental de notre foi, ce premier mot de l’Ecriture sainte : Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. Il est vrai qu’après avoir accompli cet acte créateur, Dieu semble avoir abdiqué sa souveraineté sur la nature ; ce grand tout, comme une horloge bien montée, suit paisiblement la marche qui lui est tracée. Mais, à supposer que l’état régulier que nous observons présentement eût toujours existé, et que la géologie ne prouvât pas les transformations profondes au travers desquelles il s’est établi, la nature n’en trahit pas moins, même dans son repos actuel, une tendance constante à s’émanciper de la loi physique et à s’élever graduellement à la sphère de la liberté. Dans les domaines inférieurs règne en souveraine la loi de la pesanteur, dont la toute-puissance se montre, même aux yeux, dans la forme arrondie des corps. Le phénomène étrange de la cristallisation révèle déjà chez les métaux une tendance à s’affranchir de cette loi. Par la variété et la richesse des opérations qui constituent la vie végétale, la plante s’élève à un mode d’existence bien plus libre et bien plus incalculable encore. Chez l’animal aux mouvements dégagés et dépendant de sa seule volonté, brillent les premières lueurs du règne de la liberté. La souveraineté réelle de la volonté sur la nature apparaît enfin dans l’homme. Soumis encore sous plusieurs rapports à la loi physique, l’homme n’en est pas moins capable d’agir sans elle ; et même, bien souvent, il peut la surmonter, la braver. Dans chaque acte de libre obéissance ou de dévouement, ne voyons nous pas l’homme fouler aux pieds la loi des instincts physiques au nom et au service d’une loi supérieure, celle de l’obligation morale, du devoir, cette loi que l’Ecriture désigne du beau nom de loi de la liberték, parce qu’il est dans son essence de ne pouvoir être accomplie que par l’acquiescement réfléchi et volontaire de celui qui s’y soumet.
k – Jacques 2.12.
De la pure matière jusqu’à l’homme, nous observons donc dans la nature une tendance ascendante à la liberté ; c’est comme un retour graduel à ce principe de la volonté intelligente auquel la nature doit primitivement son existence. La matière tend à l’esprit, parce qu’elle est l’œuvre de l’esprit.
La matière, sévèrement étudiée, n’est nullement matérialiste ; elle se montre partout imprégnée d’intelligence et de liberté, ces deux attributs essentiels de l’esprit. La nature est vraiment spiritualiste d’origine, spiritualiste d’aspiration, spiritualiste d’emploi journalier ; elle est de, par et pour l’esprit.
Telle est la nature. Et c’est sur ce caractère foncièrement spirituel et libre de son existence que repose la possibilité abstraite du miracle. Ne sommes-nous pas tous, sur ce point, en possession d’une grande expérience ? Ne savons-nous pas par aperception personnelle, qu’en vertu du caractère que nous venons de signaler dans la matière en général, elle peut être organisée, d’une manière spéciale, de façon à obéir sans intermédiaire et immédiatement à une action purement morale, celle de la volonté ? N’est-ce pas ce qui a lieu dans ce petit domaine particulier que nous appelons notre corps ? Vos yeux sont fermés ; et vous voulez voir. Votre paupière se soulève et vous voyez. Est-ce la loi de la pesanteur qui a fait cela ? Non ; la loi physique a été vaincue. Par quelle force ? Par la loi morale de la volonté. Vous avez répété le premier des miracles créateurs ; dans votre petite sphère vous avez dit : Que la lumière soit ! Et la lumière a été. Sans doute vous n’avez pas opéré un miracle, et il ne résulte nullement de là que vous ayez le pouvoir d’agir de même sur la nature par la seule force de votre volonté. Le corps seul est organisé en vue de cette soumission immédiate à la volonté humaine ; la nature ne l’est pas.
Ici se présente donc une nouvelle question : A quelle condition une volonté humaine parviendra-t-elle à franchir la limite tracée à son action immédiate et à agir sur le monde extérieur comme elle agit sur son propre corps ? Cette, condition est évidemment celle du miracle proprement dit ; et la voici : C’est que par quelque voie l’homme trouve accès jusqu’à cette volonté souveraine, qui a produit la nature et qui la domine aussi complètement que par notre volonté nous dominons et manions notre corps. Par l’intermédiaire de cette volonté créatrice l’homme disposera de la matière, comme par le pouvoir de sa volonté personnelle il dispose des organes physiques qui lui ont été accordés par le Créateur.
Mais jamais le cas se présentera-t-il ? Jamais l’accès à la volonté suprême sera-t-il accordé à l’homme ? Nous sommes ici dans la sphère de la liberté ; de la liberté divine, d’un côté, de la liberté humaine, de l’autre.
Et d’abord de la liberté divine. Le premier axiome de la théologie païenne était- celui-ci : « Toute divinité est jalouse. » La jalousie convenait, en effet, à des dieux toujours chancelants sur leur trône ; mais le Dieu de l’Evangile est un Dieu solidement assis sur le sien ; et de lui il est dit : Dieu est amour. C’est dire que, quant à lui, son bonheur est de donner et de donner jusqu’au bout. Pourquoi ? parce qu’il est sûr qu’en tout état de cause il restera le Maître.
S’il a donc réellement créé l’homme pour être le souverain de la nature, dès que sonnera l’heure où il pourra l’associer sans danger à l’exercice de sa toute-puissance, il se réjouira de le faire. Voilà le côté de la liberté divine dans la question qui nous occupe. Quelle est la part de la liberté humaine ? En d’autres, termes : Que devra être la volonté humaine pour que Dieu puisse lui accorder la prérogative dont nous parlons ?
Qu’arriverait-il si, orgueilleux, jaloux, vindicatifs, égoïstes, comme nous le sommes, nous recevions de la main de Dieu le sceptre de la toute-puissance ? Nous l’emploierions à satisfaire notre ambition, notre malignité, nos rancunes. Contemplez l’usage détestable que nous faisons si souvent des forces physiques et intellectuelles dont nous sommes doués ! Vous vous rappelez ce jour dont parle la fable, où le dieu du soleil, dans un moment de faiblesse, consentit à confier les rênes du char de l’astre du jour aux mains d’un faible enfant. Celui-ci, dans son inexpérience, tantôt le conduisait trop haut, et tout gelait sur la terre ; tantôt le ramenait trop bas, et tout y était en combustion. Image frappante de l’usage que nous ferions de la toute-puissance, si, méchants comme nous sommes, nous la recevions en partage.
Mais qu’il se présente un homme qui veuille ce que Dieu veut, le bien parfait, qui le veuille comme Dieu le veut, sans partage ni réserve ; Dieu ne pourra-t-il pas envers un tel être donner cours à l’empressement de son amour, et, le traitant comme un second Lui-même, lui départir la puissance souveraine sur la nature ?
Et n’est-ce point là le secret des miracles de Jésus-Christ ? Le miracle de la sainteté une fois réalisé par lui, tous les autres en découlent ; sa volonté parfaitement soumise devient, par cette soumission même, toute-puissante ; car par cette soumission absolue de la volonté impuissante à la volonté toute-puissante, l’union des deux se consomme, et dans cette union, la plus faible participe à tous les attributs de la plus forte. C’est précisément cette notion du miracle que Jésus formule lui-même, lorsqu’il explique (Jean chapitre 5) la guérison de l’impotent, en disant : En vérité, je vous dis que le Fils ne peut rien faire de lui-même, et qu’autant qu’il le voit faire au Père. Voilà la parfaite soumission de l’instrument : il ne peut rien faire de lui-même. Et tout ce que le Père fait, ajoute Jésus, le Fils le fait pareillement. Voilà la toute-puissance accordée à l’instrument parfaitement soumis. Car, ajoute encore Jésus, le Père aime le Fils et lui montre tout ce qu’il fait. Voilà le motif de ce don suprême : la pleine satisfaction qu’éprouve le Père envers cet être qui a consenti à confondre parfaitement sa volonté libre avec la sienne.
Et comment désormais le grand atelier des forces cachées de l’univers ne serait-il pas ouvert à celui que Dieu aime assez pour l’introduire lui-même ? Comment la nature ne lui serait-elle pas soumise avec toutes ses lois et toutes ses forces ? Comment cet être ne dominerait-il pas l’univers aussi aisément que nous dominons par la volonté notre propre corps ? Un homme complètement soumis à sa volonté et associé à son œuvre, voilà ce que le Père attendait pour lui confier son pouvoir sur toute la nature.
Pour qu’un miracle pût être scientifiquement admis, voici, selon M. Renan, comment la chose devrait se passer. Le fait devrait être constaté par une assemblée d’experts. L’on ferait paraître celui qui prétendrait au pouvoir de ressusciter les morts, par exemple, au milieu d’une assemblée de médecins et de physiciens ; on placerait devant lui un cadavre, et il opérerait. S’il réussissait, on ne serait pas encore convaincu, mais l’expérience, se répéterait autant de fois que les experts le trouveraient nécessaire. M. Renan oublie ici précisément ce qu’ont oublié ceux qui ont fabriqué les Evangiles apocryphes ; c’est-à-dire, deux choses. La première, c’est que toute œuvre divine est une œuvre de sainteté, et que pour faire une œuvre de sainteté il faut un saint ; ce qui ne se rencontre pas tous les jours. La seconde, c’est que ce saint, s’il vient à se rencontrer, n’agira que saintement, et par conséquent dans la dépendance de Dieu ; qu’il refusera, en vertu de sa sainteté même, de faire ses miracles comme des actes de parade, des coups de théâtre ou des expériences de physique ; qu’il ne consentira à agir miraculeusement qu’au service de l’œuvre de Dieu sur la terre, et au signal d’En-haut. Hors de ces conditions-là, il répondra comme Jésus a répondu quand on lui a demandé de faire un signe dans le ciel.
Ainsi compris, les miracles portent-ils réellement atteinte à la fixité des lois qui régissent la nature ? Mais en quoi l’intervention continuelle de notre volonté dans les mouvements libres de notre corps porte-t-elle atteinte au jeu régulier de nos organes corporels ? Ne s’y adapte-t-elle pas au contraire de la manière la plus douce et la plus aisée ? Et Dieu ne saurait pas faire, à l’égard de la nature qu’il a créée et connaît parfaitement, ce que notre volonté sait si bien faire à l’égard de notre corps, qu’elle connaît si peu !
Le médecin jette dans notre corps une substance qui imprime à la maladie un cours tout opposé à celui qu’elle eût suivi sans l’action de ce remède. A-t-il, par cette intervention, troublé le moins du monde les lois de notre organisation physique ? Nullement. Cet élément étranger n’est pas plus tôt introduit dans le corps qu’il s’y comporte conformément aux lois du corps lui-même. Et Dieu ne saurait pas régler son intervention dans la nature, de manière à ne pas en disloquer les rouages ! L’artiste tire de son clavier des effets infiniment supérieurs à ceux qu’eussent produits ces cordes abandonnées à leur vibration naturelle, et cela sans que les lois de l’acoustique et de la mécanique en soient le moins du monde altérées ; et Dieu ne tirerait pas du vaste clavier de la nature, dont il connaît tous les ressorts, des effets bien supérieurs à ceux que cet instrument peut produire laissé à lui-même, tout en le laissant parfaitement intact !
Il est vrai, dira-t-on ; mais cette intervention est contraire à l’idée que nous devons nous faire de la perfection de Dieu lui-même. Ne serait-il pas indigne du grand ouvrier céleste de venir ainsi retoucher après coup son œuvre ? Il y a deux cas, ce me semble, dans lesquels un ouvrier accompli peut être appelé à retoucher son œuvre : c’est lorsqu’un élève maladroit la lui a gâtée, ou lorsqu’il ne s’est proposé de faire premièrement qu’une ébauche, destinée à être achevée plus tard. Or ces deux cas se rencontrent précisément dans le grand fait dont nous nous occupons. Là où en créant, Dieu avait préparé l’harmonie, l’homme, son élève désobéissant, a semé le trouble, la division. Là où Dieu avait préparé le développement normal, la liberté croissante, la vie, l’homme a introduit la maladie, l’esclavage, 1a mort. Quand donc Dieu intervient par le miracle, ce n’est point en artiste qui se corrige lui-même ; c’est en artiste qui restaure son œuvre qu’on lui a gâtée. Il replace, par ces actes miraculeux, son monde sur la voie du développement normal dont l’être libre l’a fait dévier. Qu’y a-t-il là d’indigne de sa sagesse, de sa puissance et de sa bonté ?
Mais n’eût-il pas pu créer ce monde de manière à le mettre dès l’abord à l’abri de toute possibilité d’altération ? C’est demander si Dieu, au lieu de créer l’homme libre, n’eût pas pu le produire parfait ? Ce postulat est contradictoire. Car faire l’homme impeccable, c’eût été supprimer la liberté, et du même coup, la sainteté.
L’acquiescement libre et réfléchi au bien est chez l’homme la condition de tout bien moral réel. L’homme ne pouvait donc être créé saint. Il devait coopérer lui-même à la production de l’homme saint. La transformation de l’homme libre en homme saint était la première tâche de l’humanité. Aussi l’homme primitif ne dut-il être qu’un homme provisoire. Le premier Adam n’était que l’ébauche de l’homme définitif que Dieu voulait. L’apparition du vrai homme, tel que Dieu l’avait conçu avant toute création, ne pouvait être que le couronnement du développement du premier Adam. Ce plan était le seul digne de la sagesse et de l’amour de Dieu, lors même qu’il laissait ce monde ouvert à l’invasion du péché et de la souffrance par l’abus de la liberté.
Que si vous vous placez à ce point de vue, il vous sera aisé de comprendre enfin pourquoi les faits prodigieux qui ont signalé l’apparition de Jésus-Christ sur la terre ne se produisent plus aujourd’hui. Il y avait une heure marquée dans l’histoire de l’humanité pour l’apparition du second Adam, de l’homme définitif et de l’humanité nouvelle, qui est sa race spirituelle, tout comme il y a eu une heure marquée, dans le développement de la nature, pour l’apparition de l’humanité première. De telles heures ont un caractère extraordinaire et sont signalées par des phénomènes qui ne se reproduisent plus de la même manière, l’heure solennelle une fois passée. L’apparition de l’homme parfaitement saint tranchait tellement avec la vie de l’humanité précédente, que de ce contact durent résulter des effets qui ne se sont produits en aucun autre temps. Aussi nécessairement la rencontre journalière de la richesse avec la pauvreté, dans la société humaine, produit l’aumône, aussi nécessairement, pour ainsi dire, la rencontre de Jésus, le Saint, à qui était ouvert le trésor de la toute-puissance, avec l’humanité pécheresse et souffrante dut produire le miracle. Sans doute, depuis le départ de Jésus, sa sainteté et sa puissance n’ont pas disparu de la terre ; le second Adam, en montant au ciel, a laissé après lui une postérité semblable à lui, une humanité sanctifiée, de même que le premier Adam, en descendant dans la tombe a laissé après lui une famille semblable à lui, souillée et mortelle. Mais l’existence actuelle de cette humanité sanctifiée n’est plus que la continuation et le développement de l’état nouveau inauguré par la présence de Jésus. L’apparition du second Adam a été la crise d’enfantement de la nouvelle humanité. Voilà pourquoi elle a été signalée par d’incomparables miracles.
Résumons-nous. Les miracles sont possibles, parce que la matière est l’œuvre et l’instrument-né de l’esprit. Pour que cette possibilité abstraite du miracle se réalise par l’intermédiaire d’un homme, il y a une condition : C’est qu’il se trouve un homme capable d’être associé à l’exercice de la toute-puissance créatrice, un homme dont la volonté soit une avec celle de Dieu. Cette condition, l’apparition de l’homme saint, préparée dans tout le cours de l’ancienne alliance, ne s’est réalisée parfaitement qu’une fois dans l’histoire du monde. Et cette heure là a été, dans le sens propre, l’heure des miracles.
A quoi servent ces faits dont nous venons de constater la réalité et d’analyser la cause ?
Le but des miracles ressort du terme par lequel ils sont si souvent désignés dans l’Ecriture sainte, celui de signes. Ils signalent aux regards des plus aveugles la grandeur de celui qui les opère, l’excellence de l’œuvre qu’il vient accomplir, et la perfection de la restauration finale à laquelle cette œuvre doit aboutir.
Avant tout, ils nous révèlent la grandeur de la personne de Jésus, l’objet de notre foi. Les miracles de Christ sont les signes de sa gloire divine. Assurément, on peut faire des miracles sans être un personnage divin, le Fils de Dieu. Elie a ressuscité un mort ; il ne s’est pas attribué pour cela le droit de dire : « Je suis la résurrection et la vie. » Moïse a fait pleuvoir la manne, jaillir l’eau du rocher ; il ne s’est pas désigné cependant comme le pain de vie, l’eau jaillissante en vie éternelle. Il y a plus : nous avons reconnu que ce n’est point comme Fils de Dieu et par sa puissance personnelle, mais comme Fils de l’homme et par la puissance de Dieu que Jésus a opéré ses miracles. Il dit lui-même : « Les œuvres que mon Père m’a donné le pouvoir de faire ; » « Père, je sais que tu m’exauces toujoursl. » Et les foules le sentaient bien, quand, à la vue d’un de ces faits extraordinaires, elles s’étonnaient « de ce que Dieu eût donné un si grand pouvoir aux hommesm. »
l – Jean 5.36 ; 11.42.
m – Matthieu 9.8.
Mais si le pouvoir par lequel Jésus opérait ses miracles était un pouvoir emprunté, d’autre part, la manière dont il en usait, était celle, non d’un serviteur, mais d’un fils. « Père, je sais… » Elie, Moïse, le serviteur le plus irréprochable, parleraient-ils ainsi ? Il régnait dans l’activité miraculeuse de Jésus une liberté, une aisance, une abondance, une assurance, qui témoignaient d’une relation plus intime et comme d’une sorte de familiarité entre Celui qui demandait et Celui qui exauçait de la sorte. Même dans la vie d’un prophète, les miracles sont une œuvre rare ; pour Jésus, ils ont été, selon l’heureuse expression d’Ewald, une occupation journalière. Les miracles sont, chez un prophète, accompagnés d’efforts. Elie se couche par trois fois sur le corps de l’enfant qu’il veut rappeler à la vie. Jésus tire Lazare de la mort comme nous réveillons un ami, en l’appelant par son nom. Le caractère de l’œuvre du prophète, c’est la crainte respectueuse. Celui de l’œuvre de Jésus, c’est la confiance filiale. Ce sont bien là, pour parler le langage de saint Jean, les signes d’une gloire telle que celle d’un fils unique venu du Père.
Les miracles peuvent être envisagés sous ce premier rapport comme un magnifique dédommagement accordé à Christ par son Père pour le dépouillement de sa gloire divine qu’il avait accompli en s’incarnant. De riche, Jésus s’était fait pauvren ; dans cet état d’indigence, Dieu lui met en mains des pièces d’or d’une valeur incalculable qui révèlent sa richesse et sa noblesse originaires. Jésus avait échangé volontairement la forme de Dieuo contre la position de dépendance de la créature, l’état de mendicité de la nature humaine, qui n’a rien, qui ne peut rien que par la prière ; le Père se plaît en retour à mettre les trésors de sa toute-puissance sous sa main. Il lui dit : Prends ! Puise, non en serviteur, mais en fils ! Dieu anticipe par ces miracles sur ce qu’il fera complètement par l’ascension quand, pour récompense de ce qu’il a renoncé à son état divin, il fera éclater dans l’humanité même de son Fils la gloire qu’il possédait avant que le monde fûtp.
n – 2 Corinthiens 8.9.
p – Jean 17.5, 24.
Les miracles sont donc, par la manière unique en laquelle Jésus les opère, les signes de sa gloire personnelle ; ils sont de plus les emblèmes visibles de l’œuvre, qu’il est venu accomplir ici-bas. Ils sont les signes, non seulement de ce que Jésus est, mais de ce qu’il fait. Quand Jésus ouvrait les yeux d’un aveugle, que voulait-il ? Détruire sur la terre le mal de la cécité physique ? Non, certes ; il eût, dans ce cas, dû rassembler autour de lui tous les aveugles et les guérir, tandis que pour un qu’il guérit, il en laisse des milliers plongés dans l’obscurité. Que veut-il donc par un tel miracle ? Il veut faire comprendre au monde l’œuvre morale qu’il vient accomplir. Il dit par le fait ce qu’il exprime en paroles quand il ajoute : Je suis la lumière du mondeq. Il se donne à connaître comme celui qui vient dissiper les ténèbres morales dans lesquelles le péché a plongé les hommes. Quand Jésus ressuscite un mort, le but de cette œuvre serait-il de détruire ici-bas l’empire de la mort ? Non ; pour cela, il faudrait ressusciter, non pas un mort, mais tous les morts. Ce grand travail, il s’y livrera un jour, mais plus tard. Quand il ressuscite Lazare, c’est pour se manifester aux yeux des hommes morts dans leurs fautes et dans leurs péchés comme celui qui vient apporter à nos âmes la résurrection et la vie. Chaque miracle est le type visible, le gage parlant d’un miracle spirituel, plus grand, plus salutaire encore que le bienfait extérieur. Ces prodiges spirituels, dont les miracles étaient les emblèmes, c’était plus tard, par l’intermédiaire des croyants et par l’action du Saint-Esprit, qu’il se proposait de les accomplir ; voilà pourquoi il ne craint pas d’adresser aux siens, pendant sa vie, cette étonnante parole : « Je vous déclare que celui qui croit en moi, fera des œuvres plus grandes que celles-cir. » Le salut d’une âme n’est-il pas une œuvre plus grande que la résurrection d’un mort ? Après quelques années, le sépulcre a réclamé la proie que Jésus lui avait arrachée à Béthanie. Mais un pécheur converti par l’Evangile, un enfant prodigue touchant lequel le Père a dit : « Il était mort et il est revenu à la vie », celui-là vit éternellement.
q – Jean 9.5.
r – Jean 14.12.
Cette réflexion achèvera de nous expliquer pourquoi les miracles de Jésus n’ont pas dû se perpétuer ici-bas. Ces miracles extérieurs étaient, avons-nous dit, les emblèmes d’œuvres morales plus importantes. L’emblème une fois présenté, son but était atteint ; il devait faire place à la réalité qu’il figurait. C’est là ce que Jésus cherchait à faire comprendre aux Juifs le lendemain de la multiplication des pains. Toute cette multitude accourt à lui à Capernaüm ; et que veulent-ils ? De nouveau du pain, du pain matériel, seulement supérieur encore à celui de la veille, du pain du ciel semblable à la manne que Moïse procurait aux Israélites. Jésus leur répond : « Vous n’avez donc rien compris à ce que j’ai fait hier pour vous ; vous venez à moi, non parce que vous avez vu un signe de ce que je suis et de ce que je viens faire pour vous, mais uniquement parce que vous avez été rassasiés de pain. » Se figurent-ils donc, ces hommes charnels, que Jésus soit venu sur la terre pour dispenser à l’avenir les hommes de labourer leurs terres, d’ensemencer leurs champs, et de manger leur pain à la sueur de leur visage ! Ce qu’il voulait, en leur multipliant les pains, c’était de se révéler à leur âme qui périt, comme l’aliment capable de les nourrir en vie éternelle, au moyen de la sainte manducation de la foi. Ils n’ont rien compris au miracle ; ils ne se sont pas élevés dans leurs pensées au vrai miracle auquel tend tout le désir et tout le travail de son âme. Ils n’ont vu que le prodige dans le signe, tandis qu’il eût fallu voir le signe dans le prodiges.
s – Lange, Vie de Jésus.
Cette pensée sur le but de ses miracles remplissait continuellement le cœur de Jésus. Lorsque les disciples revinrent de leur première course missionnaire, ils racontèrent à Jésus avec une joyeuse surprise les guérisons, et particulièrement les guérisons de démoniaques, qu’ils avaient accomplies en son nom. Jésus, en les entendant, s’élève à une contemplation plus haute, et dans ces victoires partielles, reconnaissant les signes de la chute imminente du règne de Satan, il répond : Je voyais Satan tomber du ciel comme un éclairt. C’était la prochaine destruction du paganisme, de cette possession en grand, comme on l’a appelé, qui, à l’occasion de ces quelques expulsions de démons, se présentait à ses yeux dans toute sa grandeur.
t – Luc 9.18.
N’y a-t-il pas là pour nous un consolant enseignement ? Mon corps souffre, et Jésus n’est plus là pour me guérir. Oh ! que je suis tenté de regretter sa présence visible ! Mais regretter ainsi ne serait-ce pas faire comme les Juifs, qui le lendemain de la multiplication des pains demandaient, quoi ? des pains encore, au lieu de s’élever à la demande du pain de vie. Que les récits de guérison, que je lis dans l’Evangile me poussent donc plutôt à rechercher une guérison d’une nature supérieure ; car c’est là l’œuvre voulue de Christ, dont les guérisons corporelles n’étaient que le signe. Ce que Jésus a fait matériellement, il ne l’a fait que pour me faire comprendre ce qu’il veut faire, en moi moralement, et m’engager à m’associer à sa volonté. En touchant de sa main le lépreux, il le nettoie et lui communique sa propre pureté. Par là il me dit ce qu’il veut faire pour mon âme. Sa main, se posant, sur mon cœur, en enlèvera la lèpre cachée et lui communiquera la santé céleste. En multipliant les pains, au désert, il me donne cette assurance : je viens nourrir ton âme de moi-même, afin de te remplir de ma force et de surmonter à jamais cet abattement, ce marasme spirituel dont tu gémis. En rappelant du sépulcre celui dont le corps sentait déjà mauvais, il me dit plus éloquemment que par aucune parole : Prends courage, mon fils ; ton cœur fût-il déjà livré à la pourriture des plus mauvaises passions, le libérateur de Lazare est là, prêt à t’enlever à cette dissolution morale et à te ramener à la vie et à la lumière de Dieu. Il a jadis calmé les vents, apaisé les flots. Ma détresse, en ce moment, est grande ; mon angoisse, mortelle ; mais je le sais, je le vois ; qu’il se lève seulement, que sa voix retentisse au milieu du trouble de mon cœur et dans les agitations de ma vie ; et aussitôt le tumulte fera place, au silence, et en moi se rétablira un grand calme. C’est ainsi que la foi découvre un signe dans chaque miracle de Jésus ; et cela de plein droit. Cette application allégorique n’est pas seulement permise ; elle est voulue ; c’est l’explication légitime, authentique du miracle ; c’est la pensée même de celui qui l’a accompli. Si chaque parole de Jésus est un acte, un miracle, chaque miracle, à son tour, peut se traduire en une parole et devenir pour nous une riche, une personnelle promesse.
Les miracles sont encore des signes, en ce que, tout en nous disant ce que Jésus est et ce qu’il fait sans cesse, ils représentent ce qu’il fera un jour. Nous attendons une rénovation de toute la nature. « Toute la création » dit saint Paul, « soupire de concertu », et Dieu exaucera ce soupir ; il y aura un renouvellement de toutes choses ; la nature participera à l’incorruptibilité de l’Esprit qui est son principe, et l’Eglise de Christ sera introduite dans la sphère glorieuse de la liberté divine et de la vie parfaite, dans le royaume que Dieu a préparé aux siens avant la création du monde, c’est-à-dire, dont la pensée a présidé à celle de la création actuelle.
u – Romains 8.22.
Comprenons encore les miracles à ce point de vue. Ce sont, si j’ose ainsi dire, les échantillons de cette restauration et de cette consommation finales. Le dernier ennemi qui sera vaincu, nous dit saint Paul, c’est la mortv. C’est à cette destruction de la mort, de la mort elle-même, que Jésus a préludé par les trois résurrections de la fille de Jaïrus, du fils de la veuve de Naïn et de Lazare. Comme Jésus rendit alors le fils à sa mère, la fille à ses parents, le frère à ses sœurs, ainsi, en ce dernier jour, il rendra les uns aux autres, en plénitude de vie spirituelle et corporelle, ces êtres que l’amour en lui avait unis sur la terre et que la mort avait momentanément séparés. Quel réveil ! quelle Pâque ! Toutes les tempêtes qui bouleversent la société, les familles, toutes les guerres nationales et domestiques qu’engendre l’égoïsme, doivent cesser un jour et faire place au sourire de l’amour divin resplendissant sur la société humaine pacifiée. C’est de cette harmonie finale que l’apaisement de la tempête sur le lac de Génésareth est l’emblème et le gage. Ce rétablissement de l’harmonie universelle doit être précédé d’un triage, préparé par un jugement destiné à abattre les puissances résistantes, à exclure les volontés qui persistent dans la rébellion. Nous contemplons l’échantillon de ce redoutable dénouement dans la malédiction du figuier stérile et dans les expulsions de démons accomplies par le Seigneur. Toute la vie de l’humanité, affranchie du péché, acquerra alors par la puissance du Saint-Esprit une vertu nouvelle, une saveur inconnue, une efficacité divine ; elle sera pénétrée d’une force et d’une joie célestes. Allons à Cana ; là nous contemplons le gage de cette transformation finale de notre vie naturelle en gloire éternelle.
v – 1 Corinthiens 15.26.
On a appelé certains miracles, tels que celui des noces de Cana ou de la multiplication des pains, qui n’ont pas un caractère de nécessité absolue, des miracles de luxew. Je ne repousse point cette expression. Il y a du luxe, dans la maison de tout grand seigneur ; le luxe pourrait-il manquer dans la grande économie du Dieu Souverain, créateur des cieux et de la terre ? N’y a-t-il pas déjà du luxe dans cette nature terrestre ? La chose nécessaire, dans le règne de Dieu, c’est la sainteté ; le luxe, la surabondance, c’est la gloire. Dieu soit mille fois loué de ce que quelques miracles de luxe dans la vie de Jésus-Christ nous révèlent à l’avance la glorieuse magnificence qui régnera dans la maison de son Père et de notre Père !
w – Strauss.
De ce point où nous sommes parvenus, nous pouvons embrasser d’un coup d’œil toute cette activité miraculeuse de Jésus-Christ, dont ses miracles, accomplis pendant son séjour ici-bas, ne sont que la première et la moindre phase. Elle se déroule sous trois formes distinctes et successives.
Il y a d’abord les miracles proprement dits, qui ont signalé sa carrière terrestre et qui ont abouti au miracle de sa propre résurrection, comme au plus grand de tous ; nous l’appelons ainsi parce que Jésus en a été l’objet et non l’instrument, et que plus sa coopération personnelle s’est effacée dans ce fait, plus l’action de Dieu y a visiblement éclaté. Suivent, comme formant une seconde phase, les miracles spirituels, qui, depuis l’effusion, du Saint-Esprit, à la Pentecôte, s’opèrent continuellement dans l’Eglise, et constituent l’œuvre de la résurrection spirituelle et de la sanctification de l’humanité. Cette seconde forme de l’activité miraculeuse de Jésus remplit toute l’économie actuelle. Enfin au terme de cette œuvre essentiellement spirituelle, nous contemplons en espérance l’époque des miracles suprêmes et définitifs, notre résurrection corporelle, le renouvellement de la nature, l’apparition des nouveaux cieux et de la nouvelle terre, l’ascension de l’Eglise dans la gloire. C’est là le couronnement de l’œuvre de Jésus, qui sera en même temps l’accomplissement de la pensée, de Dieu envers l’homme : Dieu tout en nous.
Ce tableau magnifique des phases de l’activité miraculeuse de Jésus, vous le trouverez tracé de la main du Seigneur lui-même au chapitre 5 de saint Jean, à l’occasion d’une simple guérison, celle de l’impotent de Béthesdax.
x – Jean 5.19-29.
Il existe, dit-on, chez les Juifs, une croyance superstitieuse. Ils s’imaginent que l’homme qui aura le bonheur de découvrir la vraie prononciation du nom de Jéhovah, dans la langue sacrée du peuple de Dieu, possédera dans ce mot correctement prononcé le talisman au moyen duquel tout lui sera possible. Au fond de cette fable puérile, il y a une sublime vérité. L’homme qui a connu la vraie manière de prononcer le nom divin, il a existé, et tout lui a été possible par la vertu de ce nom. Jésus ne dit-il pas : Nul ne connaît le Père que le Fils ; et n’a-t-il pas justifié par là cette autre assertion : « Toutes choses ont été remises entre mes mains par mon Pèrey » ? Jésus seul a connu le vrai nom de Dieu : Abbah ! Père ! Jésus seul a su le prononcer avec le pur accent filial, celui de la tendre confiance, de l’abandon plein d’amour, de l’adoration parfaite. Et aussi rien ne lui a été impossible. Ce nom, ainsi prononcé, a mis la nature sous ses pieds et l’humanité à ses genoux. La vertu de ce nom filialement invoqué a réveillé enfin en faveur de la terre la toute-puissance endormie, a rouvert les canaux des cieux dès longtemps obstrués, et fondé le renouvellement universel. Or, l’œuvre que le Fils unique a ainsi commencée doit se continuer, et c’est aux enfants adoptés en Lui à accomplir cette tâche. Eux, et eux seuls, en sont capables. Ne leur a-t-il pas livré son secret ? Nul ne connaît le Père que le Fils, et celui, ajoute Jésus, à qui le Fils a voulu le faire connaître. Comme lui-même faisait descendre, par l’appel confiant à son Père, la guérison dans les corps malades, à nous qui avons appris de lui à dire : Abbah ! Père ! de faire descendre, par une invocation semblable à la sienne, le pardon des péchés et la paix du ciel dans les âmes travaillées et chargées, inquiètes et souffrantes, dans la nôtre propre avant toute autre. Comme Jésus purifiait des lépreux, expulsait des démons, ressuscitait des morts par le doigt de Dieu, à nous de faire descendre, avec la vertu de l’Esprit saint, la vie nouvelle et la sainteté dans les âmes, dans la nôtre propre avant toute autre. Devenons ainsi nous-mêmes des opérateurs de miracles, en nous et chez nos frères, et nous n’aurons plus de peine à croire à ceux de Jésus-Christ ; car nous retrouverons dans les récits sacrés le pendant de ce que nous aurons éprouvé ou opéré nous-mêmes. Une seule prière exaucée, un seul contact vivant avec la vertu du Père, un seul déploiement de la force de Christ dans notre infirmité, nous en apprendra plus sur le sujet des miracles que tout ce que cette conférence a pu vous dire sur ce grand sujet. Saisissez tous le talisman ! Apprenez de Jésus et de son Esprit à dire avec le cœur et l’accent d’un fils : Abbah ! Père ! Et des œuvres plus grandes que celles de Jésus s’opéreront par vous ! Puissent les hommes capables d’accomplir de telles œuvres devenir au milieu de nous une très grande armée ! C’est le plus pressant besoin des temps actuels.
y – Luc 10.22.