Le Dieu qui crée est aussi le Dieu qui conserve. Il vit en même temps qu’il fait vivre. Le lien entre lui et sa créature ne disparaît pas dès qu’elle est créée. Après le dogme de la création vient celui de la providence.
Il y a, dans la prière, autre chose que l’élan des désirs ou des douleurs de l’âme vers des satisfactions, des forces ou des consolations que l’âme ne trouve point en elle-même : il y a l’expression d’une foi, instinctive ou réfléchie, obscure ou claire, chancelante ou ferme, dans l’existence, la présence, la puissance et la sympathie de l’Être à qui la prière s’adresse. Sans une certaine mesure de foi et d’espérance en Dieu, la prière ne jaillirait pas ou se tarirait soudainement dans l’âme. Si elle résiste, si elle survit partout à toutes les dénégations, à tous les doutes, à toutes les ténèbres qui assiègent le genre humain, c’est que le genre humain porte en lui-même un indestructible sentiment du lien permanent qui l’unit à Dieu et Dieu à lui.
Bien loin de détruire ce sentiment, l’expérience et le spectacle de la vie l’expliquent et le confirment. L’homme, en réfléchissant sur sa destinée, reconnaît trois sources diverses et fait, pour ainsi dire, trois parts des faits qui la remplissent. Il subit des événements qui sont la conséquence de lois générales, permanentes, indépendantes de sa volonté, mais que son intelligence observe et comprend. Il fait lui-même, par l’acte de sa volonté libre, des événements dont il se reconnaît l’auteur, qui ont leurs conséquences et entrent dans le tissu de sa vie. Il éprouve des événements qui ne sont, à ses yeux, ni le résultat de lois générales auxquelles rien ne peut le soustraire, ni le fait de sa propre liberté ; des événements dont il ne voit pas la cause, ni la raison, ni l’auteur.
L’homme attribue les événements de cette dernière sorte tantôt à une cause aveugle qu’il nomme le hasard, tantôt à une intention intelligente et suprême qui est Dieu. Et quand son esprit est choqué de l’inanité de ce mot le hasard qui n’explique et ne dit rien, l’homme imagine une puissance mystérieuse, impénétrable, qui n’est qu’un enchaînement nécessaire de faits inconnus, et qu’il appelle la fatalité, le destin. Pour rendre compte de cette part obscure et accidentelle de la vie humaine qui ne dérive ni de lois générales saisissables, ni de la volonté libre de l’homme lui-même, il faut choisir entre la fatalité ou la providence, le hasard ou Dieu.
J’exprime sans hésitation ma pensée. Quiconque admet, comme explication, la fatalité et le hasard ne croit pas vraiment en Dieu. Quiconque croit vraiment en Dieu compte sur la providence. Dieu n’est pas un expédient inventé pour expliquer le premier fait, un acteur appelé pour ouvrir, par la création, la scène du monde, et relégué ensuite dans une complète inutilité et inertie. Par cela seul qu’il est, Dieu assiste à son œuvre et la maintient. La providence, c’est le développement naturel et nécessaire de l’existence de Dieu ; c’est la présence constante et l’action permanente de Dieu dans la création. L’instinct universel et invincible qui porte l’homme à la prière est en harmonie avec ce fait suprême : celui qui croit en Dieu ne peut pas ne pas recourir à lui et le prier.
On élève des objections au nom de Dieu même. Il n’agit, dit-on, que par des lois générales et permanentes ; comment lui demander des volontés spéciales et accidentelles ? Il est immuable, toujours complet et toujours le même : comment concevoir qu’il se prête à la mobilité des sentiments et des vœux humains ? La prière qui monte vers lui oublie ce qu’il est. A la providence de Dieu on oppose sa nature.
Cette objection, si souvent reproduite, ne laisse pas de m’étonner. La plupart de ceux qui l’élèvent proclament en même temps que Dieu est incompréhensible et que nous ne saurions pénétrer le secret de sa nature. Que font-ils donc sinon prétendre à comprendre Dieu, et de quel droit opposent-ils sa nature à sa providence si sa nature est, pour nous, un mystère impénétrable ? Je n’ai garde de leur reprocher leur ambition ; elle est le privilège et la gloire de l’homme ; mais qu’en la conservant, ils ne méconnaissent pas les limites de sa puissance : il faut choisir : il faut, ou bien cesser de croire en Dieu parce qu’on ne peut le comprendre, ou bien reconnaître effectivement qu’on ne peut le comprendre, tout en croyant en lui. On ne saurait passer et repasser incessamment d’un système à l’autre, et tantôt déclarer Dieu incompréhensible, tantôt traiter de lui, de sa nature et de ses attributs comme s’il était du ressort de la science humaine. Quelque grande que soit la question de la providence, celle à laquelle je touche ici est plus grande encore, car c’est la question de l’existence même de Dieu, et il s’agit, au fond, de savoir s’il est ou n’est pas. Dieu est à la fois lumière et mystère, en rapport intime avec l’homme et pourtant hors de la portée de sa science. J’essayerai tout à l’heure de marquer à quelle limite s’arrête la science humaine et quel est son domaine ; mais dès à présent je tiens ceci pour certain : quiconque, croyant en Dieu et le disant incompréhensible, persiste néanmoins à tenter de le définir scientifiquement et veut percer le mystère après l’avoir admis, celui-là court grand risque de détruire sa propre croyance, et d’annuler Dieu, ce qui est une façon de le nier.
Mais je laisse là, pour un moment, l’impossibilité de comprendre Dieu à côté de la nécessité d’y croire, et j’aborde directement l’objection puisée dans le caractère général des lois de la nature contre la providence spéciale de Dieu envers l’homme. Cette objection repose sur la confusion de faits très divers et sur l’oubli d’un fait fondamental, du fait caractéristique de la nature humaine. Il est vrai : c’est par des lois générales et permanentes que la providence de Dieu préside à l’ordre du monde ; il serait plus exact de donner à ces lois générales un autre nom ; elles sont la volonté continue et constamment agissante de Dieu sur le monde, car le législateur est toujours là, comme ses lois. Mais quand il a créé l’homme, Dieu l’a créé autre que le monde matériel ; il l’a créé libre et moral ; et de là découle, entre l’action de Dieu sur le monde matériel et son action sur l’homme, une différence radicale. Je dirai plus tard quelle est, à mon sens, toute la portée de cette parole : « L’homme est un être libre, » et quelles conséquences elle entraîne ; mais je prends, dès à présent, la liberté humaine, la détermination libre de l’homme dans ses actes moraux, comme un fait certain et incontestable. Ce fait admis, on ne peut pas dire que Dieu gouverne tout l’homme par des lois générales et permanentes, car c’est méconnaître et abolir la part de la liberté dans la vie de l’homme, c’est-à-dire méconnaître et mutiler l’œuvre de Dieu. L’homme prend des déterminations libres et fait ainsi, dans sa propre vie, des événements qui ne sont point le résultat de lois générales et extérieures. La providence divine assiste à la liberté humaine et en tient compte. Elle ne traite pas l’homme comme les astres du ciel et les flots de l’Océan qui ne pensent et ne veulent rien ; elle a, avec l’homme, d’autres rapports qu’avec la nature et un autre mode d’action.
Il est peu sage d’instituer des comparaisons entre des objets ou des faits qui ne sont pas essentiellement analogues, et on a si souvent défiguré Dieu en le faisant à l’image de l’homme que je me méfie de tous les emprunts faits à l’homme pour donner quelque idée de Dieu. Pourtant je ne puis oublier que Dieu a fait l’homme à son image, ni m’interdire absolument de rechercher, dans la nature ou la vie de l’homme, quelque ombre des traits de Dieu. Que se passe-t-il dans la famille humaine ? Le père et la mère assistent, en le dirigeant, au développement actif de l’enfant ; ils veillent sur lui avec autorité et tendresse ; ils donnent des règles à sa liberté sans l’abolir, et ils écoutent ses prières, tantôt les exauçant, tantôt s’y refusant, selon leur raison et dans la vue de son intérêt général et futur. L’enfant de son côté, sans préméditation, sans dessein, par l’instinct spontané de sa nature, reconnaît l’autorité et ressent la tendresse de ses parents : à mesure qu’il se développe, il leur obéit et leur résiste tour à tour, usant bien ou mal de sa liberté native ; mais à travers les troubles de sa volonté, il demande, il prie avec confiance, joyeux et reconnaissant quand il obtient de ses parents ce qu’il désire, prêt à demander et à prier encore, toujours avec confiance, quand il a été refusé. Tels sont les faits dans le naturel et bon gouvernement de la famille humaine.
Ils sont l’image imparfaite mais vraie, l’ombre obscure et pourtant fidèle de la providence divine. C’est ainsi que la religion chrétienne qualifie et décrit l’action de Dieu dans la vie de l’homme. Elle montre Dieu toujours présent et accessible à l’homme, comme le père à l’enfant ; elle exhorte, elle encourage, elle invite l’homme à demander, à se confier, à prier Dieu. Elle réserve absolument la réponse de Dieu à la prière ; il exaucera ou refusera ; nous n’en pénétrerons point les motifs : « Les voies de Dieu ne sont pas nos voies ; » mais à la prière sans cesse renaissante le dogme chrétien lie constamment l’espérance : « Rien n’est impossible à Dieu. » Ce dogme est ainsi en pleine et intime harmonie avec la nature de l’homme ; en acceptant sa liberté il rend hommage à sa grandeur ; en lui offrant le recours à Dieu il pourvoit à sa faiblesse. Pour la science, il ne supprime pas le mystère qui ne saurait être supprimé ; mais, dans la vie, il résout, pour l’âme humaine, le problème naturel dont elle porte le poids.