Il leur proposa une autre similitude, et il dit : Le Royaume des cieux est semblable à un grain de moutarde, que quelqu’un prend et sème dans son champ. Ce grain est la plus petite de toutes les semences ; mais quand il est crû, il est plus grand que les autres légumes, et il devient un arbre, tellement que les oiseaux du ciel y viennent, et font leurs nids dans ses branches. Il leur dit une autre similitude : Le Royaume des cieux est semblable à du levain, qu’une femme prend, et qu’elle met parmi trois mesures de farine, jusqu’à ce que la pâte soit toute levée.
L’état nouveau après la Réformation. – Culte et doctrine. – Enseignement religieux de la jeunesse (Catéchuménat). – Instruction littéraire (collège de Neuchâtel). – Première traduction de la Bible en langue française (Bible de Serrières). – Décrets de l’Etat contre les désordres et contre la profanation du dimanche. – Règlements ecclésiastiques. – Consistoires. – Lutte de Farel à Neuchâtel – Assemblées pastorales régulières. – La classe. – Visites d’église. – Union intime entre les églises protestantes. – Amitié de leurs chefs. – Désintéressement des réformateurs. – Mort de Farel. – Conclusion.
L’Evangile est doué d’une double puissance. Il a une force d’expansion ; du lieu où il à une fois pris pied, il se propage de proche en proche ; il envahit sans cesse de nouveaux domaines. Il ressemble sous ce premier rapport au grain de semence, qui, une fois qu’il a jeté racine, grandit, s’étale, devient un arbre et ombrage le sol environnant. C’est là l’espèce de puissance que nous avons vu la Parole de Dieu déployer chez nous pendant les quelques années dont nous avons retracé l’histoire. Dans ce court espace de temps, la semence de la Vérité divine, déposée d’abord par la main du Réformateur à Serrières, s’accrut, envahit paroisse après paroisse, et finit par couvrir le sol de notre pays presque tout entier.
Mais l’Evangile possède une autre vertu, plus merveilleuse encore, celle de transformer intérieurement tout ce qui lui donne accès. Sous ce second rapport, c’est au levain qu’il doit être comparé. Vous connaissez la puissance mystérieuse que le levain déploie dans la pâte. A son contact silencieux, cette masse lourde, inerte, sans saveur, entre en fermentation, s’agite, s’anime en quelque sorte, devient plus légère et acquiert la saveur qui lui manquait : c’est une transformation. La vie humaine, dans son état naturel, ressemble à la pâte avant qu’elle soit levée. Malgré les belles facultés, les douces affections et les nobles aspirations dont elle est douée, elle n’en est pas moins dénuée de toute énergie vraiment sainte, de tout amour entièrement désintéressé, de toute joie complètement pure, en un mot, de toute saveur spirituelle. Ce qui est né de la chair, est chair, a dit Jésus. Il faut le contact d’un élément supérieur pour lui communiquer ces qualités qui lui manquent, mais qu’elle est apte à recevoir. Ce levain, c’est Christ, sa personne, son œuvre, sa parole, son Esprit. Au contact de ce levain céleste, tout dans l’homme entre en une sainte fermentation ; la conscience s’éveille, le cœur s’épure ; une direction plus élevée s’empare de la volonté et de l’intelligence ; les affections naturelles reçoivent une consécration nouvelle ; tout reçoit une valeur inconnue jusqu’alors ; tout concourt à un divin but. Individu, famille, nation, tout est régénéré, transformé. Ce qui est né de l’Esprit, est Esprit, a dit Jésus. Eh bien ! mes chers auditeurs, l’Evangile apporté à nos pères par Farel a-t-il aussi déployé chez nous cette vertu transformatrice du levain ? Oui, certes, et c’est là ce dont nous nous convaincrons aujourd’hui en contemplant le tableau de l’état sorti chez nous de la Réformation. Sans ce tableau, l’histoire de notre réformation ressemblerait à un drame sans dénouement. D’ailleurs, Jésus a dit : Vous reconnaîtrez l’arbre à ses fruits. Or encore aujourd’hui la Réformation à ses détracteurs. Montrons-leur donc par la bonté des fruits celle de l’arbre qui les à portés. C’est le meilleur, c’est l’unique moyen de leur fermer la bouche !
Révéler Jésus-Christ, le glorifier dans les cœurs, c’est là l’œuvre de l’Esprit saint. Il me glorifiera, à dit Jésus lui-même, en promettant sa venue (Jean 16.14). Et saint Paul dit : Tout esprit qui dit : Jésus, Seigneur ! est de Dieu. D’autre part, diminuer Jésus-Christ, glorifier quelque autre à sa place, telle est l’œuvre de l’esprit opposé à l’Esprit divin. Le point extrême dans cette direction perverse, le voici : Tout esprit qui dit : Jésus, anathème ! n’est point de Dieu. (1 Corinthiens 12.3) Voilà la pierre de touche donnée par Dieu lui-même. Appliquons-la !
Nous savons déjà ce qu’était le culte avant la Réformation. Il ne glorifiait pas Jésus-Christ, mais le prêtre. La messe n’est certes point à l’honneur d’un Seigneur que le prêtre crée, pour ainsi dire, au moyen des éléments matériels ; elle est bien plutôt à l’honneur du prêtre qui a reçu un si prodigieux pouvoir et qui possède la vertu de renouveler ainsi le miracle de l’incarnation en même temps que celui de la croix ! Dans la messe, la gloire du Maître n’est que le piédestal de celle du serviteur.
La Réformation ramena cette cérémonie faussée à sa vérité biblique. On célébra de nouveau la Sainte-Cène, comme un repas d’actions de grâces, tout à la gloire de Celui dont l’Eglise annonce la mort (1Cor.11.26). En même temps la Réformation rendit sa place dans le culte à l’acte qui dès les premiers temps de l’Eglise en avait été la partie centrale : la lecture et la prédication de la Parole de Dieu. A la vague et obscure exaltation du sentiment succéda la pleine lumière de la connaissance.
Une transformation profonde s’opéra également dans la doctrine. Rome enseignait aux hommes à faire des œuvres pour mériter le ciel, comme si Dieu était un marchand, le ciel un objet vénal, et nos bonnes œuvres le prix d’achat. La Réformation ne reconnut d’œuvre méritoire, s’il peut être ici question de mérite, que celle que Dieu lui-même dans son amour infini à accomplir pour nous en la personne de son Fils. Accepter cette œuvre parfaite, s’en prévaloir avec foi, la présenter à Dieu comme si c’était la nôtre propre, croire, enfin, redevint, selon l’enseignement de l’Ecriture, l’unique et suffisant moyen de grâce. Et les bonnes œuvres furent réclamées non plus comme moyen de mériter le ciel, mais comme fruits de la vie céleste déjà habitante et agissante dans le cœur du croyant.
A l’esprit mercenaire succéda ainsi l’esprit filial, ou, selon l’expression de saint Paul, à l’esprit de servitude celui d’adoption.
Là, dans ce renouvellement du culte et de la doctrine, se trouve le principe fécond de toutes les autres transformations dues à la Réformation.
Passons en revue les principaux et les plus salutaires de ces changements.
L’enseignement religieux de la jeunesse, tel que nous le possédons aujourd’hui dans toutes nos paroisses, n’existait point à l’époque qui précéda la Réformation. « Depuis plusieurs siècles l’usage de catéchiser la jeunesse n’existait plus dans l’église romainea. » On enseignait aux enfants à réciter le Pater noster, le Credo et l’Ave Maria, et on les recevait, ainsi machinalement dressés, à la communion du Saint-Sacrement. Mais la Réformation ne fut pas plutôt introduite dans notre pays que les pasteurs sentirent le devoir de donner une instruction religieuse soignée et approfondie à la jeunesse. Ils y furent encouragés par une lettre adressée le 26 décembre 1541 à la classe des pasteurs de Neuchâtel par le fameux Mélanchton, l’ami et le compagnon d’œuvre de Luther, et par les frères qui étaient avec lui à Worms. Dans cette lettre, Mélanchton donne à Farel et à ses collègues, entre autres recommandations, celle de ne laisser approcher de la Table du Seigneur que des fidèles instruits et bien examinés ; et pour cet effet il les engage à rédiger un formulaire de catéchisme pour servir à l’instruction de la jeunesseb.
a – Andrié, p. 323.
b – Boyve, Liv. II, p. 421.
« En octobre 1546, raconte Royve, on établit une prière le mardi, un sermon le mercredi au temple du haut, un autre le vendredi au temple de l’hôpital, et le dimanche suivant on commença de faire répondre les enfants au catéchismec. »
c – Annales à l’an 1546, p. 462.
On voit par là comment l’Eglise réformée, dès son berceau, aspira au plein jour de l’instruction. Le catéchuménat est né avec notre réformation.
Ce besoin de lumière, excité par la Réforme, ne se fit pas sentir seulement dans le domaine religieux ; il s’étendit aussi au domaine des lettres. On ne sait pas assez, et il importe peut-être de le rappeler à cette heure, que ce fut l’Eglise, que ce furent spécialement les pasteurs qui furent les fondateurs de l’instruction publique dans notre patrie. « Dès 1532, la classe de Neuchâtel pourvut à l’instruction de la jeunesse par le moyen d’écoles dans le pays et y envoya des instituteursd. » Dès 1532 ! Et la réformation de la ville ne datait que de la fin de 1530 ! Là où l’on manquait de régents, les pasteurs mettaient la main à l’œuvre et remplissaient les fonctions de maîtres d’école. Ce jeune Français dont je vous parlais récemment, Hugues Gravier, qui périt en France comme martyr de la foi évangélique, fut longtemps le régent de Cortaillod, en même temps qu’il en fut le premier pasteur. « L’instruction de la jeunesse, dit M. de Chambrier, était alors l’affaire des ministres de l’Evangile… Avant de devenir les pasteurs des hommes faits, les ministres devaient avoir été les instituteurs des enfants. C’était la classe qui présentait les régents d’école à la confirmation du conseil d’état. »
d – Andrié, p. 324.
L’Eglise, fille de la lumière divine, à été chez nous la mère et la nourrice de l’école, ce véhicule des lumières terrestres. Cela est naturel ; comme une vertu appelle une autre vertu, une connaissance fait sentir le besoin de toutes les autres. Il y a solidarité entre les lumières. L’intelligence s’éveille ou s’endort pour tous les objets à la fois. Farel sentait si bien la relation entre l’ignorance et le papisme d’une part, entre l’instruction et la Réforme de l’autre, qu’il disait à Genève : « Si nous ne pourvoyons aux écoles, les têtes rondes s’empareront de la jeunessee. » Et M. Sajous déclare que « dans toutes ses missions il travailla autant à instruire le peuple qu’à le convertir. »
e – Chroniqueur, p. 282.
La sollicitude des réformateurs pour l’instruction s’étendit jusqu’aux hautes études, et cela par un motif encore plus particulier. La Réforme repose sur l’intelligence de la Bible. Enlevez la Bible, elle croule comme un édifice auquel on aurait été son fondement. Replacez la Bible, la Réforme reparaît inébranlable, comme un château fort assis sur le roc. Or, comment comprendre sûrement la Bible sans la connaissance des langues dans lesquelles elle fut écrite ? Le peuple Juif, Jésus, les Apôtres parlaient hébreu et grec. Nos livres saints sont écrits dans ces langues, dont la connaissance est ainsi nécessaire à leur interprétation. Ce n’est pas tout : d’autres temps, d’autres mœurs. Nos livres saints font à tout instant allusion à des usages, à des circonstances, à des faits historiques et géographiques qu’il faut connaître pour les comprendre. A l’intelligence des langues anciennes doit donc se joindre, chez un vrai interprète des Ecritures, la connaissance scientifique des peuples de l’antiquité, de leurs institutions, de leur histoire et des pays qu’ils habitaient.
Voilà la raison pour laquelle la Réformation évoqua nécessairement l’étude de l’antiquité. Auparavant la connaissance du grec et de l’hébreu était tellement négligée qu’elle rendait même suspect d’hérésief. La Réformation fit, au contraire, de cette connaissance une condition indispensable de l’admission au ministère évangélique. Pourvoir l’Eglise de conducteurs instruits fut l’un de ses premiers efforts. « Les Réformateurs, dit M. Sayous, n’avaient point oublié que la rénovation religieuse procédait en ligne directe de la renaissance des lettres. Et comme ils étaient arrivés à leur foi par le chemin des études, ils conservèrent à celles-ci une vive reconnaissance, un sincère respect. »
f – Voy. les exemples dans Ruchat, t. I, p. viii-x.
Voici comment Farel lui-même, dans son livre : Le Glaive de la Parole véritable, démontre et développe l’utilité des études littéraires et scientifiques :
« Il faut, dit-il, que selon la puissance des parents ou par l’aide de l’Eglise, par ses membres principaux et par les pasteurs et le magistrat, les enfants, selon leur esprit ou leur capacité, apte prennent les langues principales, comme grec, latin, hébreu, afin que si Dieu leur donne la grâce de pouvoir enseigner et porter sa Parole, ils puissent boire en la fontaine et lire l’Ecriture en son propre langage auquel elle a été écrite, comme en hébreu l’Ancien Testament, et en grec le Nouveau. Et aussi pour voir comment Dieu est merveilleux en ses œuvres et comment les hommes sont muables, ils devront voir et apprendre ce qui a été écrit de la nature des bêtes, arbres et herbes, et autres choses que Dieu a créées pour servir à l’homme ; s’instruire des diversités des gens et des pays, lisant les histoires qui montrent les mutations des villes et des royaumes… Certainement ces sciences sont dons de Dieu. »
La fondation de l’académie de Lausanne et du collège de Neuchâtel fut l’œuvre de la Réformation et spécialement de Farel. Ce sont là les monuments des besoins scientifiques dont étaient pénétrés ceux qui dirigeaient alors l’Eglise.
Il en fut de même à Genève. « A côté de son église, dit M. Sayous, Calvin éleva un collège et une académie. » Ces institutions étaient comme les succursales nécessaires de l’Eglise protestante. Ce fut Farel personnellement qui, par les soins de son ami Wolfhard, de Strasbourg, procura à notre collège latin son premier maître. Un jeune savant, nommé Louis, que recommandaient également sa pureté de mœurs, sa piété et son amour de la science, fut appelé à Neuchâtel, et toute notre jeunesse studieuse confiée à ses soinsg. Au nombre des premiers maîtres de notre collège figure l’un des savants distingués de l’époque, Mathurin Cordier, dont plusieurs d’entre nous se rappellent bien les Colloques, qui fut aussi professeur à Lausanne et à Genève, et qui eut l’honneur d’enseigner le latin à l’homme qui, depuis les temps anciens, à peut-être le mieux manié cette langue, Calvin.
g – Chroniqueur, p. 87.
Ceci nous conduit à vous parler d’un fait remarquable dans l’histoire de notre réformation. C’est la publication dans notre pays de la première traduction de la Bible en langue française.
Lefèvre d’Etaples, le maître et l’ami de Farel, avait publié à Meaux, en 1524, comme nous l’avons vu, la première traduction du Nouveau Testament. Mais ce premier essai était défectueux à plusieurs égards ; et puis restait à traduire l’Ancien Testament, la partie de beaucoup la plus considérable et la plus difficile de l’Ecriture Sainte. Les églises de langue française sentaient un besoin pressant de posséder ce trésor, qui jusqu’ici n’avait été accessible qu’aux érudits capables de lire l’original hébreu ou la traduction latine. Mais comment exécuter cet important et immense travail ? Il fallait avant tout un homme capable, puis des sommes considérables, enfin un lieu sûr et indépendant du pouvoir des prêtres. L’homme se trouva dans la personne d’Olivétan, Picard de naissance, proche parent du grand Calvin. L’argent fut fourni, ainsi que nous le verrons, par des mains auxquelles nul n’eût jamais songé. Et le lieu d’impression se trouva être Serrières, ce village qui avait été le berceau de la Réformation dans notre pays.
Olivétan, ou d’Olivet, était précepteur dans la famille de Jean Chautemps, à Genève. Il savait assez bien le grec et passablement l’hébreu ; il connaissait l’italien et l’allemand et pouvait ainsi profiter des traductions de la Bible qui venaient de paraître dans ces langues. Tous les frères qui entouraient Olivétan se tournèrent vers lui et lui imposèrent la charge de ce grand travail. Il y employa deux ans et demi, pendant lesquels la persécution et des affaires domestiques le jetèrent fréquemment d’un lieu dans un autre. Malgré cela il se mit à l’œuvre ; il entra en correspondance avec tous les hommes savants de la Réforme, car dans ce moment si beau, la science de chacun était celle de tous. Il fut spécialement aidé par Calvinh. Pendant qu’il travaillait avec ces nombreux secours, les parties déjà traduites s’imprimaient à Serrières. Là s’était établi un imprimeur, Pierre Devingle, Picard d’origine, comme Olivétan. L’indépendance religieuse dont jouissait notre pays favorisait cet établissement qui, en France, eût certainement succombé aux persécutions du clergé. L’ouvrage parut en 1535. On possède encore aujourd’hui des exemplaires de cette remarquable édition. Le titre est : La Bible qui est toute la Sainte-Ecriture. A la dernière page il est écrit : « Achevé d’imprimer en la ville et comté de Neuchâtel, par Pierre Devingle, dit Pirot, picard, l’an 1535, le quatrième jour de juin. » Le format est in-folio, et l’impression fort belle. Le texte est sur deux colonnes ; la traduction est fidèle, quoique non sans faute. On peut dire qu’elle a servi de base aux nombreuses traductions de la Bible en langue française qui l’ont suivie. Pierre Devingle reçut, en récompense, la bourgeoisie de Neuchâtel, tant l’Eglise entière s’associait de cœur à cette œuvre et en appréciait l’importance. La préface est remarquable ; elle renferme dans sa naïveté des paroles d’une beauté sublime. Olivétan dédie son œuvre au peuple chrétien ; voici comment il s’annonce :
h – Chroniqueur, p. 36 et 103-104.
« C’est Pierre-Robert Olivetanus, l’humble et petit translateur, qui s’adresse à l’Eglise de Jésus-Christ. La bonne coutume est de toute ancienneté que ceux qui publient quelque livre le viennent dédier à quelque prince, roi ou empereur. Laquelle coutume n’est certes pas maintenue sans cause. Car outre qu’on est affriandé par l’expectation d’un royal remerciement, il en est beaucoup qui ne recevraient point un écrit s’il ne portait la livrée de quelque très-illustre, très-haut, très-victorieux, très-béatissime et sanctissime nom. » Olivétan continue en disant que pour lui il n’est point entré dans cette coutume des gentils, » vu que son livre n’a que faire « de faveur ni de paternité quelconque, autre que la tienne, ô pauvre petite église de Jésus-Christ, qui est tant mince et tant amaigrie qu’il ne te reste que la peau. Vraiment cette offre t’était due comme contenant ton patrimoine, par lequel en pauvreté tu es réputée très-riche ; en solitude, bien accompagnée ; en péril, assurée ; en adversité, prospère ; saine en la maladie, et vivifiée en la mort. Pauvre petite Eglise, qui es encore en état de chambrière et de servante, va donc ; décrotte tes haillons tout souillés de traditions vaines ; lave tes mains toutes sales de faire l’iniquité ! Veux-tu toujours appartenir à Maître ? N’est-il pas temps que tu écoutes ton époux ? Christ t’aurait-il aimée en vain ? Lui veux-tu point donner ta foi ? N’y a-t-il pas assez de biens en la maison de son Père ? As-tu doute ? As-tu peur ? Pauvrette, n’est-ce pas lui qui donne la vie immortelle ? N’aie égard à ta petitesse, puisqu’il te considère en sa hautesse et qu’il lui plaît d’élire les choses basses pour faire honte aux choses altières. Il est vrai que de ta part tu ne pourrais apporter à ton époux chose qui vaille, pauvrette ! Mais qu’y ferais-tu ? Viens donc hardiment ! Viens avec ta cour, tes injuriés, tes emprisonnés, tes bannis. Viens avec tes tenaillés, tes flétris, tes démembrés. Il les veut ; car lui-même il a été ainsi en ce monde, et il les appelle amiablement, et n’est-ce pas pour les soulager, les enrichir et les faire triompher avec lui en sa cour célestielle ? O noble Eglise, heureuse épouse du Fils du Roi, accepte donc cette Parole où tu pourras voir la volonté de Christ, le tien époux. »
Telles sont les paroles dont Olivétan accompagnait le présent nuptial qu’il offrait à cette Eglise récemment tirée de la poudre et désormais assise sur le trône, à côté de son céleste époux.
Mais où Olivétan, pauvre, persécuté, malade, avait-il trouvé les sommes nécessaires pour une entreprise si considérable ? Chez le peuple le plus pauvre et le plus persécuté de l’Europe, mais le plus riche et le plus béni quant aux biens spirituels. Il est en Europe un peuple relégué dans ses montagnes, souvent dépouillé et décimé par les plus affreuses persécutions pour le crime d’avoir conservé la foi apostolique des premiers temps au milieu des égarements de tout le reste de l’Eglise. Ce sont les Vaudois des vallées italiennes des Alpes et de la Calabre. Ils avaient salué avec un inexprimable bonheur l’apparition des réformateurs. Dans leur étonnement ils avaient député quelques-uns de leurs pasteurs pour visiter ces hommes dont le nom était parvenu jusque dans leurs montagnes, et étudier de plus près leur œuvre. Les envoyés vaudois s’étaient entretenus avec Zwingle, Œcolampade, Bucer. Ils avaient entendu le pur Evangile proclamé, tel qu’ils le prêchaient eux-mêmes, dans toutes les églises protestantes. Ils avaient vu de lieu en lieu le souffle de l’Eternel se mouvant sur la terre et ranimant les os secs, et, de retour dans leurs vallées, ils avaient raconté les merveilles dont ils avaient été les témoins, et s’étaient écriés : « Nous avons vu le règne de Dieu venir avec force ! » Leurs églises alors avaient voulu jouir aussi de ce spectacle glorieux, et des vallées d’Angrogne, de Freissinières, de Mérindol et de la Calabre étaient arrivées en Suisse, en France et en Allemagne des lettres de ces Vaudois demandant une visite de leurs nouveaux frères. Cette demande avait été accordée. Et le 12 septembre 1532, les trois amis, Farel, Olivétan et Saulnier avaient paru au milieu d’une grande assemblée de toute l’Eglise vaudoise convoquée à Angrogne, et avaient salué cette sœur aînée, au front sanglant et vénérable, de la part de ses plus jeunes sœurs, les Eglises de la Suisse romande. C’est dans cette assemblée que la grande œuvre de la traduction de la Bible en langue française avait été décidée et confiée à Olivétan. Une collecte avait été faite, et, chose inouïe, ce peuple, le plus pauvre du monde, avait trouvé 500 écus d’or à consacrer à cet emploi ! Voilà le fonds dans lequel avait puisé Olivétan. Il le faisait lui-même comprendre à l’Eglise dans cette préface dédicatoire dont je vous ai déjà cité un fragment :
« Mais ne voudrais-tu point t’enquérir, ô Eglise, quel est cet ami inconnu et cet étrange bienfaiteur qui se mêle ainsi de te donner le tien ? Ecoute ! le pauvre peuple qui te fait ce présent a été plus de trois cents ans banni de ta compagnie ; il est épars aux quatre coins de la Gaule ; toutefois, c’est le vrai peuple de patience. Ne le connais-tu point ? C’est ton frère, ton Joseph, qui ne se peut plus tenir qu’il ne se donne à connaître à toi. Il attendait toujours que tu vinsses à reconnaître ton droit qui t’est commun avec lui.… et maintenant que tu es un petit revenu à toi et que tu commences à reconnaître de quelle race tu es, ce peuple, ton frère, s’avance et t’offre amiablement son touti. »
i – Voy. cette préface complète Chroniqueur, p. 104-105.
Ne peut-on pas appliquer à ce don, comparé à ceux que nous faisons quelquefois pour le règne de Dieu, la parole de Jésus-Christ touchant la pite de la veuve et les offrandes des riches en Israël : Tous ceux-là ont mis dans les offrandes de Dieu de leur superflu ; mais celle-ci y à mis de sa disette tout ce qu’elle avait pour vivre ? Et le temps ne serait-il point venu pour les églises de langue française de chercher à acquitter de quelque manière cette vieille dette envers l’Eglise vaudoise d’Italie ?
Quant au rôle de Neuchâtel dans cette publication, il a été fort petit sans doute ; néanmoins il est permis aux Neuchâtelois de s’en réjouir et même d’y voir quelque chose de providentiel. C’est à Neuchâtel qu’a paru, il y a trois siècles, la première traduction française de la Bible. C’est de notre Eglise qu’est sortie, deux siècles plus tard, la traduction de la Bible la plus répandue en France, celle d’Osterwald. C’est à Neuchâtel enfin que l’on doit la traduction moderne la plus remarquable de l’Ancien-Testament, celle de M. Perret-Gentil. Ne serait-ce point là l’indice d’une vocation spéciale dont il aurait plu à Dieu d’honorer notre petite Eglise neuchâteloise ?
Mais que serait la connaissance la plus pure des Ecritures et de la doctrine qu’elles renferment, et l’exercice du culte le plus spirituel dans ses formes, sans la pratique de la vie chrétienne ? Ce ne serait autre chose que cette foi morte dont parle saint Jacques, et qu’il compare à la foi des démons, qui croient en Dieu, mais qui en tremblent. La connaissance répandue chez nos pères par la Réformation n’aurait-elle point été une croyance de cette nature ? Non ; ce fut une puissance qui régénéra la vie nationale et qui purifia chez nous les mœurs publiques.
Je vous ai tracé le tableau de la dégradation morale du peuple et de tout le clergé au moment de la Réformation. Tous les péchés, tous les vices, tous les crimes, nous l’avons vu, s’abritaient à l’envi sous les bulles d’indulgence papales. Un peu d’or lavait de tout ; et chacun usait, avec une licence effrénée, de ces faciles moyens de justification.
Transportons-nous à vingt ans plus tard. On reste stupéfait à la vue du changement qui, en si peu de temps, s’est opéré dans les institutions, dans les hommes et dans les mœurs.
Déjà en 1540 fut publié par le conseil de la ville de Neuchâtel un décret interdisant les danses dans la ville et banlieuej. Un an plus tard, le gouvernement confirme ce décret et le fait publier dans toutes les églises du comté. Des mesures sont prises pour que les sacrements ne soient plus profanés, et que le dimanche soit sanctifié comme doit l’être le Jour du Seigneur. Les jureurs et les blasphémateurs sont condamnés à embrasser la terre en présence de celui qui les aura admonestés ; les adultères, punis par la prison ; ceux qui sont surpris en état d’ivresse, mis à javiole, au pain et à l’eau, pour vingt-quatre heures ; ceux qui restent oiseux dans les rues le jour du dimanche, et ceux qui se livrent à d’autres divertissements que les jeux militaires, utiles pour la défense de la patrie, sont frappés d’amendes ; l’action de grâces avant et après le repas est recommandée, « afin, dit l’ordonnance, que nous ne demeurions ingrats envers notre Père éternel de ses grâces et bénéfices qu’il nous fait journellementk. » Nous trouvons dans le comté de Valangin des ordonnances complètement semblablesl.
j – Boyve, an 1540.
k – Boyve, an 1542.
l – Voy. l’excellent résumé Andrié, p. 219.
Pendant que le pouvoir civil travaillait par ces règlements à la réforme des mœurs, l’Eglise ne s’endormait pas. Elle aussi allait chercher des armes dans son arsenal, pour combattre la corruption régnante. Elle y trouvait le glaive spirituel appelé : Discipline ecclésiastique. C’était d’abord l’avertissement privé adressé au pécheur par quelque frère ; puis l’admonestation officielle par le pasteur ; après cela, la dénonciation publique, en pleine assemblée de l’église ; enfin, l’excommunication. Mais pour exercer cette discipline, il fallait dans chaque paroisse un organe spécial, un conseil représentant l’Eglise. Déjà en 1538, nous trouvons un pareil corps fonctionnant à Neuchâtel. Ce fut en 1562 que ces conseils d’église furent définitivement et généralement établis dans tout le comté de Neuchâtel par un synode tenu le 14 janvier, ils furent institués la même année dans le comté de Valangin. Les membres de ces corps se nommaient anciens. C’étaient les hommes de la paroisse qui se distinguaient par leur piété et la pureté de leurs mœurs. Les conseils d’anciens se nommaient consistoires monitifsm.
m – Boyve, 1562.
Et ne pensez pas que ces règlements et ces institutions n’existassent que sur le papier. Les réformateurs mettaient le plus grand zèle à élever la vie des membres de leurs églises au niveau de la sainteté des institutions qu’ils leur donnaient. Nous en trouvons la preuve dans l’un des faits les plus saillants du ministère de Farel à Neuchâtel.
Cet intrépide serviteur de Dieu avait été plus d’une fois sollicité d’accepter le pastorat dans la ville de Neuchâtel. Il avait refusé cette offre pour pouvoir continuer son ministère ambulant et périlleux d’évangéliste. Ce fut en 1543 seulement que, cédant enfin aux sollicitations de la classe, il accepta, comme poste fixe, le pastorat dans notre ville. Mais longtemps avant cette époque Neuchâtel n’en était pas moins le théâtre habituel de son activité. En 1541, il arriva qu’une dame de haut rang, qui vivait en désunion avec son mari, le quitta, et, malgré tous les avertissements, refusa de le rejoindre. Ni les exhortations particulières de Farel, ni les remontrances solennelles du Consistoire ne réussirent à vaincre son obstination. Elle était soutenue par sa famille. Farel alors eut recours à un moyen plus énergique, celui dont il est fait mention dans les épîtres de saint Paul : Si quelqu’un n’obéit pas à ce que nous vous disons, signalez-le ! (2Thess.3.14) Le dimanche matin, 31 juillet 1541, il dénonça publiquement cette dame du haut de la chaire et parla avec force contre elle et contre tous ceux qui osaient la soutenir. Cette démarche vigoureuse souleva contre lui tout le parti de la dame, et, de plus, cette masse indécise qui veut le bien, mais jusqu’à la limite de la politesse humaine. Et dès le jour même, à deux heures après midi, une assemblée tenue sur la terrasse du château vota à la majorité des voix le renvoi de Farel dans l’espace de deux mois. C’était la répétition de ce qui s’était fait envers lui et son ami Calvin, à Genève, quelques années auparavant. C’était l’accomplissement du mot prophétique de Bonnivard, quand il répondait spirituellement aux Genevois qui venaient le consulter sur une tentative de réformation : « Vous avez haï les prêtres pour être à vous trop semblables ; vous haïrez les prédicants pour être à vous trop dissemblablesn. » Ce moment était décisif pour Neuchâtel. Il s’agissait de savoir si la conscience publique s’élèverait au niveau des institutions nouvelles ou se laisserait dépasser par elles. Grâce à Dieu, la Réforme sortit victorieuse de cette épreuve. Le conseil de ville se déclara hautement pour Farel. La classe en fit autant et écrivit aux églises de Bienne, de Constance et de Strasbourg pour leur demander leur avis. Enfin, après six mois de lutte, deux députés de Berne vinrent à Neuchâtel. L’Eglise fut assemblée pour voter à la pluralité des suffrages si l’on conserverait ou si l’on expulserait le Réformateur et sa discipline. Le 29 janvier 1542, la majorité des habitants de la ville se déclara pour Farel et approuva sa sévérité.
n – Sayous, p. 27.
Quand on compare cette sainte fermeté avec la corruption sans bornes dont nous avons retracé le hideux tableau, et que l’on se rappelle que douze ans seulement s’étaient écoulés entre la première arrivée de Farel à Neuchâtel et cette votation solennelle, n’est-on pas saisi de la grandeur de la révolution morale qui s’est opérée dans ce court espace de temps ? Ne sent-on pas qu’un courant d’air pur à pénétré dans notre ville et commencé à dissiper l’infection qui la remplissait ?
Mais, demanderez-vous peut-être, ces réformateurs et ces pasteurs qui appliquaient ainsi la discipline aux autres, l’exerçaient-ils aussi envers eux-mêmes ? Le nouveau clergé donnait-il à l’Eglise le modèle de la pureté des mœurs et de la consécration de toute la vie au Seigneur ?
J’ose répondre : oui.
Jésus, auquel regardaient uniquement ces serviteurs de Dieu, les attirait et les élevait à lui, et se servait d’eux comme de leviers pour attirer et élever tout le troupeau.
Dans les années qui suivirent immédiatement la réformation de Neuchâtel, Farel résidait fréquemment encore à Morat. Malgré son zèle dévorant, cet homme de Dieu connaissait la puissance de l’isolement pour abattre l’âme et la replonger dans la langueur. Il établit donc dès 1532 des assemblées régulières de pasteurs qui se tenaient tous les jeudis, soit à Morat, soit à Neuchâtel, soit quelquefois aussi à Grandson, spécialement dans le but d’ordonner de l’emploi des frères selon l’exercice et la nécessité des caso. » Ils commençaient par s’édifier mutuellement par la méditation des Ecritures et par la prière. Puis on traitait des intérêts de l’Eglise et du ministère. On cherchait à pourvoir de conducteurs spirituels les églises vacantes ; c’était l’une des plus grandes difficultés de l’époque. L’on examinait les nouveaux ouvriers qui se présentaient ; on les recommandait à Dieu et on leur assignait leur champ de travail. On s’entretenait aussi des usages des différentes communautés pour leur emprunter ce qu’elles avaient d’applicable. Quelle différence entre ces serviteurs de Dieu qui se réunissaient ainsi spontanément pour travailler à l’avancement du règne de Jésus-Christ dans leur cœur et dans leurs troupeaux, et la vie molle et licencieuse de l’ancien clergé, ces repas somptueux, ces conversations obscènes, ces rixes scandaleuses jusques dans le temple ! Ici encore, comment méconnaître qu’un souffle purifiant à traversé le sanctuaire ?
o – Sayous, p. 18.
C’est de ces réunions libres que se forma le corps des Pasteurs de Neuchâtel, appelé la Classe ou la Compagnie.
Après de telles réunions, les pasteurs se séparaient d’ordinaire l’esprit relevé, le cœur rafraîchi, et regagnaient leur paroisse comme on retourne au combat. Tel était alors tout le gouvernement de l’Eglise ; la vie chrétienne faisait le reste. L’Esprit de Dieu était là. La piété individuelle suppléait à toutp.
p – Chroniqueur, p. 97.
A tout instant des pasteurs du dehors, tels que Viret, Saulnier et d’autres, venaient prendre part aux réunions de ce corps, les vivifier et s’y réchauffer eux-mêmes. La Compagnie correspondait avec des hommes célèbres dans le monde entier, tels que Calvin et Mélanchton, dont les lettres sont encore dans nos archives.
Bientôt furent établies des prédications à tour de rôle, après lesquelles le prédicateur entendait les observations de ses collègues aussi bien sur le fond que sur la forme de son discours. Ce fut l’origine des Sermons de Générale qui se tenaient tout récemment encore chaque premier mercredi du mois dans le temple du château et qui, comme au temps de la Réformation, étaient suivis d’une critique fraternelle. C’est ainsi que pendant trois siècles la classe à pourvu à la perpétuation régulière et pure du saint ministère dans les églises de notre pays. La préoccupation du bien des troupeaux et de leur propre salut poussa même les membres du clergé neuchâtelois à une institution qui montre tout le sérieux dont ils étaient animés. La grande prédication d’un pasteur, ce n’est pas sa parole, c’est sa vie. Désireux de mettre toute leur conduite en harmonie avec la sainteté de leur mission, Farel et ses collègues voulurent exercer les uns à l’égard des autres cette discipline que l’Eglise exerçait sur tous ses membres par l’intermédiaire des consistoires, et parer ainsi au relâchement de cette discipline intérieure que chaque pasteur doit exercer sur lui-même par la méditation, la vigilance et la prière. Ils en écrivirent à Mélanchton pour lui demander son avis. Celui-ci, dans la lettre dont j’ai déjà parlé, répondit en son nom et en celui des frères qui étaient avec lui, qu’ils recommandaient l’établissement de la mesure projetée. La compagnie suivit ce conseil. Elle établit la censure fraternelle, appelée grabeaux. Cette institution à subsisté aussi longtemps que la classe elle-même, c’est-à-dire jusqu’en 1849. Chaque année à l’assemblée générale de mai, une journée entière était consacrée à cet acte solennel. Chaque pasteur, sortant à son tour de la salle où étaient rassemblés ses collègues, était jugé par eux avec la liberté et la franchise la plus entière quant aux diverses fonctions de son ministère et quant à ses actes personnels saillants pendant l’année écoulée. A sa rentrée au sein de l’assemblée, le doyen lui faisait entendre le jugement d’approbation ou de blâme porté par ses frères. C’était comme le jour de jeûne et de pénitence du pastorat dans notre église. La classe, transformée en grand consistoire admonitif, exerçait la discipline envers chacun de ses membres. Le doyen seul était excepté. Le jugement de la compagnie sur son ministère ne ressortait-il pas suffisamment de sa nomination au décanat ? Quiconque a assisté à l’une de ces imposantes journées, et a subi lui-même ce solennel jugement de ses frères, n’oubliera pas l’impression qu’il en a reçue et ne pourra que bénir l’austérité des premiers pasteurs de notre Eglise qui fonda cette institution, la fidélité de leurs successeurs qui la maintint intacte et vivante jusqu’à nos jours. Un seul pasteur, au temps de la Réforme, Chaponneau, l’adversaire de Calvin, essaya de s’opposer à l’exercice de la censure fraternelle. Son opposition, longue et passionnée, échoua devant la décision arrêtée et la fermeté inflexible de Farel et de ses collègues.
Dites maintenant si la Réformation fut une œuvre de gens sans loi qui ne voulaient que secouer le frein qui les gênait, ou si ce ne fut pas plutôt l’œuvre de Jésus-Christ tenant son van à la main et purifiant son aire ?
En mars 1535, il se tint successivement dans toutes les paroisses de notre pays des assemblées présidées par une délégation de la classe et auxquelles prirent part trois pasteurs du dehors : Sonnery, Saulnier et Fromentq. Chaque paroisse fut interrogée sur le compte de son pasteur ; chaque pasteur sur le compte de sa paroisse. Une admonition solennelle, adressée au berger et au troupeau par la députation, mit le sceau à chacune de ces visites d’églises.
q – Andrié, p 321.
Je cite ce fait non pas seulement pour constater le sérieux moral et l’esprit de sainteté qui animait l’Eglise et le clergé, mais aussi pour vous faire remarquer un nouveau trait de l’œuvre de la Réformation, qui atteste bien aussi sa céleste origine. C’est l’union intime et fraternelle qui régnait entre toutes ces églises naissantes, aussi bien qu’entre leurs conducteurs spirituels. Alors se réalisait dans l’Eglise, comme aux temps apostoliques, cette belle parole de saint Paul : Lorsqu’un des membres souffre, tous les autres souffrent avec lui. Quand l’un des membres est honoré, tous les autres en ont de la joie. Une lutte, un scandale venaient-ils à désoler l’Eglise de notre pays, aussitôt les mains amies des églises de Berne, Zurich, Constance, Strasbourg, celle d’un Mélanchton lui-même et de ses frères du nord de l’Allemagne, s’étendaient jusqu’à nous pour bander la plaie. Notre Eglise n’était pas moins secourable envers ses sœurs du dehors. Elle accordait généreusement Farel aux troupeaux qui lui demandaient ses services. C’est ainsi qu’en 1562 elle le concéda pour un temps à l’église de Gap, sa patrie, afin de pourvoir à son organisationr. Elle lui permit deux fois de se rendre à Metz, où la Réformation était menacée par la persécution ; la seconde fois, en 1565, lorsque Farel était déjà infirme et plus que septuagénaire. La classe le fit accompagner dans ce voyage périlleux et pénible par l’un de ses membres, Jonas Favargier, chargé de veiller sur le père de l’église neuchâteloise au nom de tous ses membress.
r – Boyve, an 1562, p. 111.
s – Ibid., an 1565, p. 146.
Il existait comme une relation de famille et un sentiment de solidarité entre toutes les églises nées de la sainte révolution qui venait de s’opérer ; elles se sentaient filles du même Esprit, et cet Esprit était bien, dans ces heureux commencements, celui qui unit, et non celui qui divise. Que n’a-t-il continué, cet esprit d’union, à dominer jusqu’au bout ce puissant mouvement, comme il l’avait fait à l’origine ? Mais il en est des grandes journées de l’Esprit comme si souvent des mouvements divins dans notre propre cœur. Au commencement l’impulsion divine l’emporte et domine ; bientôt l’homme reparaît et prend le dessus.
Cette relation entre les églises n’était qu’un reflet de l’amitié qui existait entre leurs fondateurs. Je ne pense pas que l’histoire offre l’exemple d’une affection plus fidèle, plus profonde, plus inaltérable que celle qui unit les trois réformateurs de la Suisse française : Calvin, Farel et Viret. Doués de dons très différents, mais vivant d’une même foi, ils se complétaient admirablement. Jamais un refroidissement, un mouvement d’humeur ou de jalousie ne troubla cette relation qui dura jusqu’à leur mort. Farel tombe malade à Neuchâtel : Calvin accourt de Genève, et prêche pour lui le jour de Pâques dans notre temple du haut. Calvin, à son tour, peu de temps après, en 1564, est atteint de la maladie qui mit fin à sa courte mais riche carrière. Le 2 mai, il écrit à Farel dans les termes les plus touchants :
« Mon bien-aimé Farel, puisqu’il plaît à Dieu que tu me survives, songe toujours à l’amitié qui nous a unis et dont nous retirerons les fruits dans le ciel, puisqu’elle n’a pas été inutile à l’Eglise de Dieu ; je ne respire plus qu’avec peine, et je m’attends d’heure en heure à cesser de vivre ; mais Christ est mon gain à la vie et à la mort. Adieu ! Je te recommande toi et tous les frères à sa divine protection. » A la voix de son ami mourant, Farel court à Genève. Ils passent quelques heures d’une sainte intimité. Une seule pensée occupe ces deux amis : le soin de l’Eglise pour laquelle ils ont vécu, souffert, travaillé ensemble. « Ils s’entretinrent longtemps. Ce vieillard (Farel avait 75 ans) et le mourant étaient encore tout pleins de jeunesse et de verdeur pour la pensée qui avait rempli leur vie laborieuse. Elle n’avait pas été pour eux un de ces rêves qui s’évanouissent devant les inflexibles réalités. S’il leur avait fallu livrer de continuelles batailles, ils les avaient gagnées, et le désespoir du novateur déçu n’entourait pas d’amertume l’heure du départ. En repassant leurs années de combat, ils purent s’exalter dans l’espoir d’une récompense céleste et fortifier leurs âmes pour l’instant qui s’approchaitt. » Après ces heures solennelles, ils s’embrassèrent et se séparèrent sans qu’il leur fût possible de prononcer une parole. Farel revint à son ministère ; Calvin alla l’attendre dans la gloire. Calvin, dans la préface dédicatoire de son Commentaire de l’épître à Tite, a élevé un beau monument à cette amitié : il se compare, en face de ses deux amis auxquels il dédie cet ouvrage, à Tite dans sa relation avec l’apôtre Paul, et il ajoute : « Je ne pense point qu’il y ait jamais eu un couple d’amis qui ait vécu ensemble en si grande amitié en la conversation commune de ce monde, que nous avons fait en notre ministère. J’ai fait ici office de pasteur avec vous deux ; tant s’en faut qu’il y eût aucune apparence d’envie, qu’il me semble que vous et moi n’étions qu’unu. »
t – Sayous, p. 32.
u – Goguel, Vie de Farel, p. 78.
Est-ce là ce Calvin sec et dur, dont les écrivains catholiques français se sont plu si souvent à nous tracer le portrait ? Ah ! sans doute quand il s’agissait de combattre le mensonge, Calvin se revêtait d’une cuirasse de fer. Mais quand il se trouvait avec les amis de la vérité, qui étaient aussi les siens, on sentait battre chez ce grand homme un cœur d’agneau. Toute sa correspondance en fait foi. On ne connaît pas Calvin quand on ne le connaît pas de ce côté-là.
Ces hommes, qu’unissait une amitié si étroite, étaient rapprochés par plusieurs traits de caractère, qu’il importe de rappeler ici, et qui montrent bien de quel esprit procédait leur œuvre.
Le premier de ces traits, qui leur est commun avec tout le clergé du temps de la Réformation, c’est le désintéressement. Tandis que les moines et les chanoines, semblables au sépulcre, ne disaient jamais : C’est assez ! et gorgés de richesses, disputaient encore à de malheureux lépreux les dons déposés par la main de la pitié dans le tronc d’un hôpital, les pasteurs des nouvelles églises avaient peine à pourvoir à leurs besoins. Il fallut l’intervention de Berne pour faire payer à Farel ses frais d’entretien pendant un de ses séjours à Neuchâtel, et pour obtenir qu’on fixât un émolument pour les pasteurs qu’il avait établis dans cette ville. On lit dans les registres du Conseil de Genève en l’an 1543 : « M. Guillaume Farel étant venu en ville avec de méchants habits, on lui en à fait donner de neufs. » — « Il fallait, » dit M. Sayous, à qui nous empruntons ces détails, « que le troupeau songeât aux besoins de ces hommes désintéressés et occupés uniquement de leur tâche. »
Aussi quand Farel écrivait en France pour demander des pasteurs, ne manquait-il pas d’annoncer qu’il faudrait vivre sur le pied des Apôtres et non sur celui des prélats. Calvin mourant ne laissa que 125 écus de fortune à ses héritiers. Le petit trésor de Farel trouvé après sa mort se montait à 120 livres du paysv.
v – Andrié, p.341.
Mais il est un désintéressement d’une autre nature et plus noble encore, c’est celui qui se rapporte à notre personne, et qui se nomme l’humilité.
Ce trait aussi nous le retrouvons chez tous nos réformateurs, mais il est particulièrement frappant chez Farel dans ses rapports avec Calvin. Quand on voit la soumission de cet homme véhément envers cet ami, nouveau venu et plus jeune que lui de vingt années, la naïveté touchante avec laquelle il réclame en toute occasion ses conseils et accepte, quand il le faut, ses reproches, le dépouillement de lui-même et le joyeux élan avec lesquels il s’empresse, en face de ce collègue mieux doué que lui, d’échanger la première place contre la seconde, comment ne pas reconnaître à de tels signes la présence de cette sagesse d’en Haut dont parle saint Jacques, qui est premièrement pure, puis par là même modérée, traitable ? (Jacques 4.17)
Le désintéressement et l’humilité de ces hommes de Dieu ne furent surpassés, je crois, que par leur étonnante activité. Calvin prêchait tous les jours à Genève, de midi à une heure. On possède encore, dit-on, 2025 sermons de lui dans la bibliothèque de cette ville. Et c’était là la moindre partie de ses travaux ordinaires et journaliers. Quant à Farel, il écrivait moins ; mais la liste de ses voyages est quelque chose de fabuleux, à une époque où l’on ne voyageait pas aussi promptement et aussi commodément qu’aujourd’hui. Il semble être partout à la fois. A tout instant, en lisant l’histoire de la Réformation, vous le rencontrez à Aigle, à Morat, à Genève, à Neuchâtel, à Lausanne, à Berne, au Montbéliard, à Bâle, à Porentruy, à Metz. Le repos, celui même de l’étude, semble inconnu à ce serviteur infatigable. A 64 ans, en arrivant d’un voyage, il est appelé à Genève. A l’instant, ce vieillard à cheveux blancs part seul à pied, de Neuchâtel, par une forte pluie et un froid de novembre. Il arrive ainsi à Genève, et à son entrée dans cette ville il est menacé d’être jeté dans le Rhônew !
w – Sayous, p. 28-29.
Farel quitta ce monde le 13 septembre 1565, un an environ après son ami, peu de mois après son second voyage à Metz. Il avait 76 ans. Il était depuis vingt-deux ans pasteur en titre de la ville de Neuchâtel. Il fut malade pendant quelques semaines. Des personnes de toute condition et de tout âge le visitèrent sur son lit de mort. Il pria ardemment pour l’Eglise universelle, tout spécialement pour l’église de Neuchâtel, à laquelle il avait consacré la fleur de sa force. Le jour de son ensevelissement fut un jour de deuil public. Il avait dit dans son testament : « … Quant à mon corps, je demande et ordonne qu’il soit enterré au cimetière de l’église de Neuchâtel, jusqu’à ce que Dieu au dernier jour le tirant de la pourriture de la terre, le ressuscite en la gloire du Cielx. » La tradition montre encore sur la terrasse du temple du château, où était alors le cimetière, le lieu où le père de l’église neuchâteloise doit avoir été inhumé.
x – Voy. ce testament tout entier dans Andrié, p. 336-339.
Que conclure des faits que nous venons de rappeler ? En voyant surgir tout à coup, du milieu de la société dissolue que nous vous avons dépeinte, une génération d’hommes et un ensemble d’institutions d’une pareille trempe, à quelle puissance attribuer cette apparition ? Oserons-nous dire encore : Chair née de chair ? Ne reconnaîtrons-nous pas plutôt l’influence du levain céleste jeté par une invisible main dans la pâte de la chrétienté déchue ? Et ne nous écrierons-nous pas, comme en présence d’un miracle : Esprit né d’Esprit ?
L’action de l’Esprit ne se constate que par ses effets. Tu ne sais d’où il vient ni où il va, a dit Jésus ; mais tu en entends le bruit. Jésus révélé et adoré, l’homme sanctifié, voilà les signes décisifs de sa présence. Ces signes, je le demande, ont-ils fait défaut au temps de la Réforme ? à celui qui oserait le soutenir, je dirais comme Jésus à ses adversaires, quand ils attribuaient ses guérisons au Prince des démons : Craignez de blasphémer l’Esprit.
Sans doute le résultat de la Réformation est resté défectueux ; mais celui de l’œuvre apostolique a-t-il donc été parfait ? Que de fois les Apôtres ne sont-ils pas contraints d’adresser aux membres des églises qu’ils ont fondées, des avertissements tels que celui-ci : Ne vous abusez pas ; ni les impurs, ni les idolâtres, ni les adultères, ni les efféminés, ni les larrons, ni les avares, ni les ivrognes, ni les médisants, ni les ravisseurs – fissent-ils même profession de la foi, — n’hériteront point le royaume de Dieu ! (1 Corinthiens 6.10 ; 15.34 ; 2 Corinthiens 12.20-21 ; Galates 6.8, etc.)
C’est que l’œuvre de Dieu ne prétend point se produire tout d’un coup ici-bas comme un parfait chef-d’œuvre. Comme celle d’un simple ouvrier humain, elle apparaît plutôt sous la forme d’ébauches successives. La création spirituelle a, comme les a eus la création physique, ses jours et ses nuits, ses soirs et ses matins, à travers lesquels elle marche de progrès en progrès vers son terme glorieux. Soyons donc, si l’on veut, mécontents du résultat de la Réformation ! Seulement que ce soit, non pour le dénigrer, mais pour le surpasser ! Peut-être l’époque d’un nouveau matin est-elle arrivée ? Peut-être va-t-il surgir une génération d’ouvriers qui, par leur désintéressement, leur humilité, leur activité, leur zèle, leur prudence, leur charité, laisseront bien loin derrière eux ceux que nous venons de contempler et dont le travail produira des fruits plus magnifiques et plus saints encore ! Peut-être un levain plus énergique va-t-il faire rentrer la pâte en fermentation ! Dieu le veuille ! Eu attendant, efforçons-nous seulement de mériter réellement le nom de réformés, et ne permettons pas que notre vie donne un démenti à ce titre que nous devons aux souffrances et aux vertus des pères de nos Eglises ! Si la racine fut sainte, les branches doivent l’être aussi. Si les prémices furent saintes, la masse doit l’être aussi. (Romains 11.16)