Le premier enseignement de Jésus sur sa mort se rattache à la scène de Césarée de Philippes8. Pour le bien comprendre, quelques considérations sont nécessaires. Une chose nous frappe dans les synoptiques, la clarté de son enseignement touchant le royaume et sa mission personnelle, la réserve et les réticences dont il use touchant sa personne et la dignité messianique de sa personne. On explique d’ordinaire cette réserve par les malentendus auxquels un enseignement sur sa personne aurait donné lieu dans le peuple. Cela est vrai, mais il y a plus. Il y a ceci, c’est que la méthode de Jésus est essentiellement libérale. Il n’impose pas à ses disciples une doctrine sur lui-même, il veut que ses disciples la dégagent de leur propre mouvement. Il veut que, voyant ce qu’il fait, ce qu’il est et ce qu’il dit, ses disciples en concluent d’eux-mêmes une opinion sur sa personne. C’est de la sorte seulement que cette opinion sera vraiment la leur, leur appartiendra proprement. Aussi, lorsqu’il leur demande « Qui dites-vous que je suis, moi le Fils de l’homme? » il leur demande, non ce qu’il leur a directement enseigné sur ce point (puisqu’il ne leur en a encore rien dit), mais ce qu’ils ont dégagé de leur commerce avec lui concernant sa personne. Ceci nous explique trois choses :
8 – Marc 8.31-33 ; Matthieu 16.13-23 ; Luc 9.21-22.
- Le moment relativement tardif que Jésus choisit pour provoquer la confession des disciples. Cette confession exprimait le terme d’une conviction intérieure qui ne pouvait se former que lentement. A vouloir en brusquer le développement, on risquait d’en compromettre le résultat.
- Le commencement immédiat d’un nouvel enseignement. Ce n’est qu’après qu’ils ont personnellement et spontanément reconnu la dignité messianique de la personne de, Jésus, qu’ils s’en sont persuadés par eux-mêmes et qu’ils en sont absolument persuadés, que Jésus peut les instruire des destinées véritables du Messie.
- Et il était nécessaire que Jésus les en instruisît immédiatement, de peur qu’ils ne s’ancrâssent dans une fausse idée de cette messianité même.
Tout cela est d’importance cardinale pour la juste conception de la scène de Césarée de Philippes. L’enseignement de la mort devient explicite, parce que les disciples viennent d’être rendus capables de le comprendre. Avant de savoir que Jésus est le Messie, ils ne pouvaient concevoir ce qu’il était venu faire. La mort dont parle Jésus n’est plus celle d’un certain individu appelé Jésus de Nazareth, mais celle du Christ, c’est-à-dire celle du Messie en tant que Messie, c’est-à-dire de celui en vue duquel le peuple d’Israël avait existé de tout temps, sur lequel convergeait toute la signification religieuse, du peuple et par lequel le peuple, d’après le prophète, devait être sauvé. Or, quel nom prend Jésus pour se désigner lui-même à ce moment décisif où il annonce pour la première fois sa mort en qualité de Messie? Celui de Fils de l’homme. Cela n’est pas sans importance. Le Fils de l’homme, c’est l’homme-humanité, c’est le représentant normal de l’humanité normale9. Voilà pour la victime : l’humanité normale à la fois et messianique.
9 – Voir nos conclusions précédentes relatives à l’humanité de Jésus, L’expérience chrétienne, II p. 9 et suivantes.
La dénomination des bourreaux n’est pas moins importante et significative. Ce sont « les anciens, les principaux sacrificateurs et les scribes ». Le sens n’est pas douteux : c’est l’incarnation religieuse officielle du peuple dans son ensemble, consommant un acte officiel. Les anciens, c’est le peuple en tant que gouvernement civil ou politique ; les principaux sacrificateurs, c’est le peuple en tant qu’Eglise ; les scribes, c’est le peuple en tant que peuple de la loi, possesseur des oracles de Dieu. L’action collective de ces trois ordres de personnages symboliques représente l’action d’Israël, dans son ensemble, dans sa fonction civile, sacerdotale et religieuse. Rapprochez maintenant le bourreau ainsi qualifié de la victime ainsi déterminée, quelle signification prend la mort de Jésus ? Evidemment sa portée dépasse de beaucoup celle qui ressortirait d’une mort personnelle et particulière (celle de Jésus de Nazareth), provoquée par une haine quelconque et particulière. Elle réalise la destinée même du Messie d’Israël et de l’humanité normale par le moyen même du messianisme religieux, dont le peuple est le représentant. Or une mort qui réalise les destinées du messianisme par les moyens et les instruments mêmes du messianisme, est au plus haut degré une mort messianique. Sa signification dépendra tout entière de celle du messianisme, lui-même, lequel est essentiellement rédempteur. Nous ne pouvons donc honnêtement échapper à cette conclusion que, dès son premier enseignement explicite sur sa mort, Jésus la désigne comme essentiellement rédemptrice.
Or cette conception de sa mort, pour la première fois explicitement donnée aux disciples parce qu’ils viennent seulement d’être rendus aptes à la comprendre, n’est pas nouvelle pour Jésus lui-même. Ce n’est pour lui, ni une révélation inopinée, ni la brusque imagination d’un esprit troublé (Renan). Elle était implicitement et antérieurement nourrie par Jésus. C’est ce qui est attesté par son reproche à Pierre : « Arrière de moi, Satan, tu ne goûtes pas les choses qui sont de Dieu, mais seulement celles qui sont de l’homme. » Paroles remarquables, dans lesquelles il est impossible de ne pas reconnaître une réminiscence de la tentation au désert. Jésus a comme le sentiment d’être, une fois de plus en présence du tentateur qui lui montre tous les royaumes de la terre. L’idée que lui propose Pierre, celle d’échapper à la mort, a déjà une fois été présentée à Jésus. Jésus l’a déjà connue, combattue et rejetée. Les disciples doivent commencer à apprendre ce que le Maître a su dès l’origine : c’est qu’il était destiné au sacrifice et qu’il devait porter sa croix.
Et d’autre part, il est absolument impossible de mettre en doute l’historicité de la scène de Césarée de Philippes et spécialement des paroles de Jésus sur sa mort qui furent prononcées là pour la première fois. Non seulement les trois synoptiques sont unanimes et indépendants, ce qui est considérable au simple point de vue historique, mais surtout ils sont unanimes à nous montrer le résultat psychologique de cette conversation chez les disciples, résultat qui consiste dans un changement d’attitude à l’égard de Jésus, changement d’attitude parfaitement inexplicable autrement, à la fois très psychologique et impossible à imaginer a priori. Quelque vague et générale que fût encore l’annonce de sa mort, les disciples en furent troublés et perplexes. De ce moment on voit s’altérer leurs relations avec le Maître. Il semble que leur accord avec lui sur un point, sa messianité, ne fasse qu’accentuer leur désaccord avec lui sur l’autre point : le prochain avenir du Messie. Plus Jésus lui-même conçoit le « Christ » comme destiné à la souffrance et à la mort, plus les disciples au contraire, interprétant le « Christ » moins par les données que leur fournit Jésus que par celles qu’ils trouvent dans la tradition juive, rêvent pour lui un glorieux avenir. Chez Jésus, la conscience messianique s’achève et culmine dans celle de sa mort, tandis que les disciples ne peuvent penser à la mort du Messie que comme à un échec qui détruirait toutes leurs espérances.
C’est certainement une des phases les plus tragiques du ministère de Jésus-Christ, celle d’un éloignement d’avec ses disciples eux-mêmes et d’une absence complète de sympathie et de compréhension de leur part. Le conflit avec les pharisiens, qui vient d’aboutir à une rupture ouverte, se transporte dans le cercle intime des apôtres, avec cette différence, que là il était manifeste, franc, avoué, tandis qu’ici il demeure secret, caché, inavouable et inavoué. Les signes en sont multiples et caractéristiques. Leurs égoïstes ambitions se dévoilent tout à coup et il leur semble pour la première fois que suivre Jésus est un sacrifice sans compensation. Ils entendent Jésus s’écrier — une parole qui pourtant ne devait pas être étrange dans sa bouche — : « Combien il est difficile à un riche d’entrer dans le royaume des cieux » et les voilà stupéfaits au delà de toute mesure (Marc 10.26 ; Matthieu 19.25). Plus loin, Pierre, inquiet d’une récompense que les paroles du Maître menacent de lui enlever, lui demande : « Voici, nous avons tout quitté et nous t’avons suivi ; qu’en sera-t-il de nous ? » (Matthieu 19.27). L’effet naturel de l’explosion de pareils sentiments fut que l’envie, la jalousie, la défiance réciproque déchirent pour la première fois le cercle de leur intimité, et nous les entendons discuter sur le chemin « lequel serait le plus grand » (Marc 9.34 ; Matthieu 18.1-2 ; Luc 9.46-48). Jésus a beau les inciter à l’humilité en leur donnant pour modèle celle d’un petit enfant, leur convoitise de la grandeur charnelle n’en est point abattue, et nous voyons les dix s’indigner de ce que Jacques et Jean cherchent à arracher à Jésus la promesse de les placer, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche dans son royaume (Marc 10.35-41 ; Matthieu 20.20-24). Ils tombent même si bas, que nous les voyons tenter de faire les œuvres de Christ sans la foi en Christ (Marc 9.17-19 ; Matthieu 17.19-20), essayer d’empêcher les autres de faire du bien au nom de Jésus (Marc 9.38-40 ; Luc 9.49-50) ; et, au moment où celui-ci tournait sa face du côté de Jérusalem, Jacques et Jean participaient encore si peu à son esprit qu’ils lui demandent de consumer par le feu du ciel un village samaritain (Luc 9.51-56).
Cette aliénation d’avec l’esprit du Maître, ce bouleversement de leur attitude ordinaire, sont évidemment en relation directe avec les paroles de Césarée de Philippes. Leurs ambitions, surexcitées par la certitude de la messianité de Jésus, confondues par les perspectives de sa mort, se déchaînent et se faussent dans le même temps, parce qu’ils ont compris sans comprendre encore et qu’un nouveau facteur bouleverse toutes leurs notions précédentes. L’évangile de Marc (10.32) nous dépeint d’une manière saisissante et plastique cet état d’âme en ces mots : « Ils étaient en chemin pour monter à Jérusalem, et Jésus marchait seul, devant eux ; les disciples étaient troublés et le suivaient avec crainte. » Et les trois synoptiques ensemble répètent désormais cette phrase significative : « Nul n’osait l’interroger, parce qu’ils craignaient. »
C’est de la sorte, c’est-à-dire en traits indéniables, que la scène de Césarée de Philippes et l’annonce de la mort de Jésus sont inscrites dans l’histoire évangélique.
Mais Jésus ne s’en tient pas à cette seule instruction. Il la répétera désormais à chaque occasion, et les circonstances qui lui en fourniront le motif sont aussi significatives que cette répétition même. C’est ainsi, par exemple, que les trois synoptiques sont d’accord pour placer directement après la scène de Césarée de Philippes les déclarations austères par lesquelles Jésus demande aux siens de perdre volontairement leur vie pour sa cause et pour celle de l’Evangile et de ne pas craindre la solidarité de sa croix (Marc 8.34-38 ; Matthieu 16.24-28 ; Luc 9.23-27). Et encore ces allusions indirectes ne lui suffisent-elles pas. Il revient avec insistance et à plusieurs reprises sur l’idée même qu’ils redoutaient si fort d’entendre exprimer. Pendant qu’ils descendent ensemble de la montagne de la transfiguration (dont Luc 9.31 montre la corrélation étroite avec la mort de Jésus à Jérusalem) c’est encore de sa mort, qu’il leur parle (Marc 9.9-12 ; Matthieu 17.22-23). Après la guérison qui suit cette descente, et « tandis que chacun était dans l’admiration de tout ce que faisait Jésus », il leur dit : « Pour vous, écoutez bien ceci : Le Fils de l’homme doit être livré aux mains des hommes » (Luc 9.43-44 ; Marc 9.30-31 ; Matthieu 17.22-23). Et Luc a soin d’ajouter : « Ils ne comprirent point ce qu’il leur disait ». Plus tard, lorsque Jean et Jacques le prient d’envoyer le feu du ciel sur la bourgade samaritaine, sa réponse est celle-ci : « Le Fils de l’homme n’est pas venu pour détruire, mais pour sauver les hommes » (Luc 9.56), ce qui veut dire, mis en relation avec la situation générale et son état d’esprit : pour sauver, fût-ce en souffrant de leurs mains. Plus tard encore, Jésus les prenant à part, répète solennellement ce qu’il leur avait dit à Césarée: « Le Fils de l’homme sera livré aux chefs des prêtres et aux scribes et ils le feront mourir » (Marc 10.33 ; Matthieu 20.17-19 ; Luc 18.31-34), et l’évangéliste ajoute: « Mais ils ne comprirent rien à cela, c’était pour eux un langage caché, des paroles dont ils ne saisissaient point le sens. »
Tout cela montre clairement que Césarée de Philippes ouvre une nouvelle période dans l’enseignement de Jésus, que cet enseignement est celui de sa mort, et qu’il devient de plus en plus incisif, de plus en plus pressant au fur et à mesure que cette mort approche. Et c’est ainsi que dès maintenant commence la réfutation de la thèse de Baur et de celle de Renan.
1. De celle de Baur, parce qu’il est clair que la conception apostolique (chrétienne primitive) de la mort messianique (et donc rédemptrice) de Jésus n’est pas une invention des disciples postérieure à sa mort et destinée à expliquer cette mort, mais une pensée, un enseignement de Jésus lui-même ; une conception homogène à son ministère et à sa mission, inscrite dans le roc des évangiles, non seulement par l’unanimité des témoignages synoptiques, mais par la psychologie même du maître et des disciples avant, pendant et après la scène de Césarée. Cette confirmation du témoignage historique et littéraire par la psychologie est, à mon sens, de la plus haute importance. Elle est une de ces choses que l’on n’invente pas, mais qu’on raconte parce qu’elles sont.
2. De celle de Renan, parce que la scène de Césarée de Philippes, préparée et, patiemment attendue comme elle l’est par Jésus, provoquée au moment favorable, ni plus tôt ni plus tard, avec le plus merveilleux et le plus sûr des instincts pédagogiques, témoigne d’une maîtrise de soi, d’un calme et sobre discernement des situations et des esprits bien éloigné de l’exaltation convulsive et sombre, de cette démence orgueilleuse, de ce déséquilibre mental et moral en un mot, dont parle Renan. Parce qu’encore la pensée de la mort chez Jésus, bien que sous-jacente à l’origine, de sa nécessité et de sa signification messianiques, n’est pas une de ces inspirations de hasard, un de ces éclairs fulgurants, mais inspirés, qui déchirent soudain les ténèbres d’un esprit tempétueux, comme le veut Renan, mais au contraire le fruit d’une longue et régulière croissance, d’un développement à la fois historique et psychologique parfaitement normal, étant données, d’une part les circonstances où vit et les expériences que fait Jésus, de l’autre la nature même et le caractère de son ministère. Parce qu’enfin la merveilleuse clairvoyance dont témoigne Jésus de l’erreur formidable et funeste qui peut découler de la reconnaissance de sa messianité par et pour les disciples, et la rapidité avec laquelle il y pare et cherche à la conjurer en rattachant immédiatement la doctrine et l’enseignement de la mort messianique à la confession du messianisme, est la preuve manifeste d’une santé spirituelle et intellectuelle qui est aux antipodes de la mentalité orageuse et farouche que lui prête Renan.
On peut dire hardiment que si Jésus avait été le géant sombre, le rêveur apocalyptique et tragique que nous présente Renan, la scène de Césarée de Philippes telle qu’elle nous est racontée par les synoptiques, n’aurait pas pu avoir lieu. Mais nous allons voir d’autres démentis encore et plus probants à la double thèse de Baur et de Renan.