Nous avons défini les données du problème et nous avons déterminé son importance. Le bien et le mal ne sont pas corrélatifs, mais antithétiques ; leur signification véritable est celle d’un ordre qui doit être et d’un désordre qui ne doit pas être. L’ordre ne fait pas partie du désordre, ni le désordre ne fait partie de l’ordre ; ils sont antagonistes l’un de l’autre et se nient mutuellement. Un monde qui les tolère est un monde en état d’anarchie. De plus, la destinée humaine est tellement liée au respect de ces définitions, que toute atteinte qui leur est portée l’atteint également, et qu’elle est niée dans chacune de leurs négations.
La question qui se pose maintenant est celle-ci ; Comment ce qui doit être absolument, n’a-t-il pas été ? Et comment ce qui ne doit pas être absolument a-t-il pu devenir ? Enfin et surtout : comment expliquer cette anomalie, ce désordre, par les seules données de l’ordre moral, sans faire intervenir aucune nécessité d’un autre ordre (ce qui ne supprime le problème qu’en supprimant l’humanité), et sans que l’absolue suprématie de l’ordre moral soit violée sur aucun point.
Approchons-nous du problème et cherchons sa solution conformément au seul organe par lequel nous le percevons, savoir l’obligation de conscience.
La première des données fournies par l’obligation de conscience, c’est l’existence d’un Dieu saint et souverain.
Ces deux caractères, la sainteté et la souveraineté, nous empêchent de faire remonter jusqu’à Dieu l’origine du mal, de lui attribuer soit la volonté directe du mal (puisqu’il est saint), soit l’impuissance à l’égard du mal (puisqu’il est souverain). Et cela, par la raison très simple que, ces deux caractères sainteté et souveraineté étant ceux qui nous forcent à prononcer le nom de Dieu, qui s’identifient avec la notion même de Dieu et qui soutiennent sa révélation dans notre conscience, attribuer à Dieu des qualités contraires à celles qui supportent sa révélation, ce serait placer Dieu hors de Dieu, en quelque sorte, l’établir contraire à lui-même, en un mot, parler d’un autre Dieu que de celui que seul nous connaissonsa. Le mal que l’obligation nous oblige à condamner comme mal, ne saurait procéder de Celui que la même obligation nous oblige à statuer comme saint. Il faudrait, pour le faire, accepter et renier en même temps les données premières de l’obligation. La contradiction ou l’inconséquence serait trop grossière, trop immorale surtout, pour se soutenir. On pourrait à la rigueur concevoir un Dieu saint qui, quoique saint, aurait créé un monde imparfait ou mauvais, parce que n’étant pas souverain, il n’aurait pas pu empêcher que le mal s’y introduise ou y demeure. Dans ce cas, le mal sans être voulu par Dieu comme tel, resterait toléré par lui comme une limite à sa puissance. Mais alors, Dieu serait-il encore Dieu ! Pourquoi appelons-nous de ce nom l’auteur de la sainteté de l’obligation, si ce n’est précisément parce qu’il est souverain, c’est-à-dire parce que nous éprouvons à son égard une relation d’absolue dépendance ? Si l’auteur de l’obligation n’était pas souverain, nous ne l’aurions jamais adoré, l’adoration étant précisément la reconnaissance de la souveraineté. Le nom de Dieu implique la souveraineté. Blesser la souveraineté divine, c’est blesser le sentiment religieux. Or, si Dieu est souverain, la souveraineté divine garantit la sainteté divine dans l’ordre de la création. Un Dieu dont la volonté est souveraine, c’est-à-dire un Dieu capable et libre de faire tout ce qu’il veut, comme il le veut, ne saurait rencontrer dans l’acte de créer (c’est-à-dire de vouloir) aucun obstacle qui serait un mal et auquel il serait forcé de s’accommoder. Tout ce que Dieu fait et tout ce qu’il veut est bon parce que Dieu est absolu.
a – On y peut arriver par une transposition intellectuelle, en concevant Dieu comme la cause suprême, ou comme la force universelle divinisée.
[En effet, si nous allons au fond des choses, la sainteté divine elle-même se ramène à la souveraineté divine. La sainteté n’est que l’expression de la souveraineté dans son rapport à notre volonté. L’action divine qui nous oblige ne nous apparaît sainte, c’est-à-dire obligeant absolument la nôtre, que parce qu’elle est absolue. Dieu est saint pour nous parce qu’il est absolu en soi. La volonté divine est pour nous l’expression du bien parce qu’elle nous oblige absolument. Il n’y a pas de bien ou de loi du bien en dehors de Dieu, et auxquels Dieu serait soumis. Le bien, la valeur sacrée du bien, c’est le rapport de notre volonté à la volonté souveraine.]
Sortir de cette prémisse, c’est sortir de la seule révélation de Dieu que nous puissions jamais obtenir ; c’est penser de Dieu autrement qu’il ne nous oblige à penser de lui dans la conscience ; c’est pratiquement désobéir à Dieu qui fait de notre premier devoir, celui d’affirmer sa souveraine sainteté ; c’est donc pécher contre Dieu, le renier, et tomber (sans le savoir) dans l’athéisme pratique. De ce côté donc, le chemin est barré. Ou Dieu n’est pas le Dieu de la conscience, ou il est le créateur d’un monde conforme à l’ordre moral : d’un monde où doit pouvoir se réaliser la vérité, le bonheur et le bien ; d’un monde heureux, d’un monde vrai, d’un monde saint au moins dans sa destination. Telle est la première donnée, la donnée religieuse de l’obligation de conscience envisagée comme révélation primitive et normaleb.
b – Je n’ai pas besoin de dire combien elle se renforce lorsqu’il s’agit du Dieu de l’Évangile, lorsque l’amour, la justice, la compassion d’un père interviennent.
La seconde donnée est une donnée morale. Elle nous pose d’emblée sur le terrain auquel nous sommes parvenus tout à l’heure par d’autres considérations, sur le terrain de la suprématie de l’ordre moral. En faisant de l’obligation un devoir être, elle place l’être tout entier en fonction du devoir. Elle définit l’ordre qui doit être : une obéissance de la volonté réfléchie. Cette obéissance est la condition du développement de l’être humain ; c’est par elle qu’il devient, qu’il se développe, qu’il se construit, qu’il s’édifie, que se forme son caractère spirituel, c’est-à-dire ce corps, cet organisme moral qui est le fondement de sa survivance et le gage de son immortalitéc. Elle ramène à cette obéissance la destinée intégrale de l’individu moral. Cette obéissance réalise son bonheur (c’est-à-dire l’ordre du cœur), parce qu’elle établit sa communion religieuse avec Dieu et son harmonie psychologique avec lui-même ; cette obéissance réalise les conditions de la connaissance (la vérité : c’est-à-dire l’ordre de l’intelligence), parce qu’elle lui donne le point d’interprétation véritable des choses, du monde et de la vie. En sorte que tout, absolument tout, dans la créature humaine dépend de l’obéissance au devoir. En d’autres termes : le devoir est universel et suprême, il s’étend à toutes les activités individuelles ; elles relèvent toutes de lui : sa valeur est absolue et absolument décisive dans tous les domaines. Mais, et ceci est important, le devoir est libre ; il n’est pas nécessaire. Il doit être, mais il peut n’être pas. Quoiqu’essentiel en un sens, il est contingent en un autre.
c – La psychologie moderne, qui considère le moi comme un système de fonctions, — système en formation, — jette un jour tout nouveau sur le rôle de l’obéissance morale, ou devoir être.
S’il en est ainsi, nous tenons en quelque sorte le nœud du problème, et ce nœud, c’est la liberté, qui seule rend l’obéissance possible. Le bien et le mal s’expliquent par la liberté et ne s’expliquent que par la liberté. La liberté est la seule raison suffisante possible du mal. Elle n’est pas en elle-même le bien, ni le mal ; mais elle en est la condition. Elle est nécessaire pour que le bien soit possible ; et elle est nécessaire pour que le mal soit possible. En effet, si Dieu est saint, si le monde qu’il a créé est bon, s’il est constitué pour le bonheur et la vérité, si le bonheur et la vérité eux-mêmes dépendent du devoir, et si le devoir dépend de la volonté, on chercherait vainement l’origine du mal ailleurs que dans la volonté même, c’est-à-dire dans la liberté qui en est l’essence. Toutes les autres issues sont fermées, celle-là seule est ouverte. C’est par celle-là seule que le mal a pu pénétrer dans le monde et dans l’humanité. Résoudre le problème du mal par la liberté humaine, c’est la seule solution qui respecte la sainteté divine et la suprématie de l’ordre moral ; c’est aussi la seule qu’affirme l’expérience intime et contre laquelle la conscience ne proteste point. Elle l’atteste au contraire par le sentiment spontané de la liberté, dont on peut dire qu’il est donné dans la conscience, et elle le confirme, elle en garantit la réalité par ses deux corollaires moraux, la responsabilité et la culpabilité, dans lesquelles la liberté devient tragique, et par lesquelles elle s’impose à notre conviction indépendamment de notre assentiment.
[Seule solution qui respecte la sainteté divine, parce que la liberté, condition du mal, n’est pas un mal, mais un bien. Si Dieu nous a fait libres, il ne nous a pas créés mauvais, mais seulement capables de le devenir, ce qui est bien différent. Et s’il nous a créés libres, c’est parce qu’il nous voulait bons et heureux ; parce que sa volonté positive était notre bonheur et notre sainteté, et qu’il n’y a ni bonheur ni sainteté véritables en dehors de la liberté. En sorte que la volonté divine reste parfaitement sainte et bonne alors même que la liberté de la créature se précipite dans le mal. — La seule solution qui respecte la suprématie de l’ordre moral, parce que c’est la seule qui n’inflige à l’absoluité du devoir aucun démenti. L’ordre qui est le bien reste inviolé en droit, lors même qu’il est violé en fait. Le devoir inaccompli reste le devoir absolument.]
Le mal a sa cause dans la liberté et, pour le moment au moins, dans la liberté humaine, seule en cause jusqu’ici. Il semble qu’en formulant cette petite phrase nous ayons à la fois formulé un truisme et résolu le problème. Que nous ayons résolu le problème, ou plutôt que nous tenions là la solution du problème, j’en suis fermement persuadé, tellement persuadé que tout notre discours ultérieur va reposer sur cet axiome. Mais que cet axiome soit un truisme, qu’il soit même facile à soutenir, que le problème, en un mot, soit dores et déjà résolu, c’est ce qu’un esprit superficiel seul pourrait penser. Songez que le mal, tout le mal, le mal sous toutes ses formes et sous tous ses aspects — et Dieu sait s’il en a, — que tout le mal que commet et dont souffre l’humanité, doit s’expliquer par la seule liberté. Songez que toute l’erreur et toute la souffrance dont l’humanité fut, est encore, et sera la victime de siècle en siècle, doit s’expliquer par la seule liberté. Songez, en un mot, que tout ce qui nous heurte, nous froisse, nous meurtrit comme un désordre, — désordre au dedans de nous-mêmes et autour de nous-mêmes, désordre des hommes entre eux, et désordre de l’homme avec la nature, et, chose plus grave : désordre dans la nature elle-même, — songez que tout cela devra s’expliquer par la seule liberté. Songez que c’est à ce prix seulement que nous pourrons conserver notre foi religieuse et notre foi morale. Que si nous devions échouer sur un seul point, c’est-à-dire que si le mal, la souffrance et l’erreur avaient quelque part dans le monde une autre source que la liberté, s’ils étaient une fatalité de l’existence et par conséquent une nécessité naturelle ou divine, la conscience aurait menti, l’ordre moral serait ébranlé, Dieu ne serait plus Dieu, et l’homme ne serait plus l’homme. Songez d’une part à cela, songez de l’autre, à la gravité du mal, à son étendue, à son recul dans l’histoire, qui le fait contemporain de l’origine de la race et peut-être du monde, à la difficulté qu’il y a à l’expliquer par cette seule liberté — et vous avouerez que, pour en avoir dégagé les termes, le problème est loin encore d’être résolu, qu’il est un des moins faciles à la fois et des plus importants à résoudre. Nous allons d’ailleurs nous en apercevoir suffisamment.
Notre marche sera une marche éliminatrice et ascendante. En examinant, du point de vue que nous venons de fixer, les diverses solutions qui ont tour à tour été données au problème, et en écartant celles qui n’y satisfont point, nous le verrons s’étendre et grandir sous nos yeux jusqu’à ce que nous soyons à même d’en proposer une solution qui l’embrasse tout entier et le résolve sans reste.