Etant donnés les rapports de la morale et de la religion, forcément il nous faut admettre ceux de la morale et de la dogmatique. La morale se rattache à la dogmatique comme la morale à la religion, et la liberté à la conscience de notre dépendance. Longtemps on a voulu traiter les deux sciences, comme n’en formant qu’une seule, abusé que l’on était par l’intimité des rapports qui les unissent. Ce fut donc un progrès, lorsqu’on détacha la morale de la dogmatique pour la traiter comme une science indépendante. Calixte (de son vrai nom Callisem) originaire du Schleswig (1586-1656) fut le premier théologien dans l’église luthérienne qui osa cette heureuse innovation. Si, en effet, la morale est traitée dans la dogmatique, ce ne peut être qu’occasionnellement et fragmentairement, comme appendice à l’exposition du dogme. Elle n’a donc pas la place à laquelle elle peut légitimement prétendre et si on la lui laisse tout entière, elle ne peut que nuire à l’exposition du dogme. Mais, plus on traitera la dogmatique et la morale comme des sciences distinctes, et plus il faudra reconnaître l’indissoluble intimité de leurs rapports et de leur commune origine. Ce n’est, en effet, que parallèlement et en se rendant témoignage l’une à l’autre, qu’elles peuvent se développer. Elles ont le même berceau ; les traits qui accusent leur indissoluble union sont si distincts, qu’il sont impossibles à méconnaître. La dogmatique, la science chrétienne par excellence, comment pourrait-elle ne pas être une science morale ? N’est-ce pas elle qui enseigne la révélation du Dieu personnel et fait appel à la libre personnalité de l’homme ? La morale, à son tour, n’étant que l’exposition de la vie chrétienne ne peut être que la dogmatique à l’état expérimental. La liberté qu’elle enseigne ne peut vivre que dans la foi. La foi reste son point de départ et la condition essentielle de son enseignement. La dogmatique, à son tour, ne peut être qu’essentiellement morale, puisqu’elle est appelée à nous dire la nature de Dieu, ses attributs, le décret divin, ses œuvres, la création, la rédemption et la sanctification, toutes choses qui impliquent le concours et la nécessité de la liberté. Comment, du reste, si elle ne retenait pas toujours plus fermement la conviction de la liberté, la nécessité de son concours, comment pourrait-elle affirmer le triomphe de la volonté divine ? L’espoir de ce triomphe ne suppose-t-il pas toujours les oppositions et les résistances de la liberté humaine et la lutte qu’en sens contraire elle provoque et retient toujours indécise et troublée ? Sans cette conviction, elle ne comprendrait pas non plus la voix des prophètes et de l’Évangile, annonçant la victoire du royaume de Dieu sur la terre. Mais ce même royaume de Dieu n’appartient pas seulement à la dogmatique, il est l’objet essentiel, et l’on pourrait dire exclusif, de la morale. Elle l’envisage, il est vrai, tout autrement que la dogmatique, car elle ne peut le comprendre que dans la liberté humaine et comme le résultat des efforts et des luttes qu’elle s’impose. D’autre part, si la dogmatique nous dit ce qui est, ce qui était et infailliblement sera, la morale se préoccupe surtout de nous dire ce qui doit être et ne doit pas être. Tandis encore que la dogmatique nous apprend ce qu’est Dieu, son action, ses rapports avec l’homme et le monde et la dépendance de l’homme envers lui, la morale a surtout pour but de nous dire ce qu’est l’homme, son action, la place qu’il se fait au regard de Dieu, de son commandement et de la destinée qui lui est assignée. Elles ont donc l’une et l’autre un fond commun, la loi de Dieu, mais si pour la dogmatique, cette loi est la révélation, la puissance qui relève et qui dirige l’humanité, elle est pour la morale le commandement qui s’impose à la volonté, l’idéal qui l’attire, le devoir qui comprend et qui résume tous ses devoirs dans un ensemble d’obligations constituant notre règle de conduite. Le péché, la négation du bien, l’ombre que toujours il projette est un des chapitres de la morale tout aussi bien que de la dogmatique, mais tout autre encore est le point de vue sous lequel elles l’envisagent. Pour la dogmatique, il est une puissance monstrueuse, une contradiction à toutes les lois de notre être qui s’introduit dans l’histoire et substitue au progrès véritable un progrès anormal dont nous devons tous subir les conséquences, et qui doit toutes les produire jusques à la dernière, attendu que, par le fait de la solidarité et de notre liberté, Dieu l’ayant ainsi voulu, nous sommes tous les membres d’un même corps et engagés dans un développement qui, ne peut se produire que dans l’espace et le temps. Dans la morale, le péché est toujours une contre nature, une puissance anormale, mais il est avant tout le mal qui, par la faute de la liberté, intervient dans l’existence de l’individu et dans la société ; il est pour elle bien plutôt un acte qu’un héritage accepté tout autant que subi. Pour la dogmatique encore, le péché est essentiellement la propension au mal reconnu et constaté dans son développement naturel et nécessaire. Mais pour la morale, ce n’est qu’avec le concours de la volonté libre qu’il passe de la possibilité à la réalité dans toutes les manifestations individuelles ou sociales qui accusent sa puissance. Dieu nous a tous renfermés dans la désobéissance pour faire grâce à tous (Romains 11.32), tel est le langage de la dogmatique. La morale dit, au contraire, « que personne ne dise, quand il est tenté, c’est Dieu qui me tente, car Dieu n’est pas tenté par le mal, aussi ne tente-t-il personne, mais chacun est tenté quand il est provoqué et séduit par sa propre convoitise. » (Jacques 1.13-14).
La doctrine de la personne de Christ est également tout autre pour la dogmatique et pour la morale. Dans la dogmatique, le Christ est le rédempteur, dans la morale, le modèle. La morale et la dogmatique envisagent tout autrement encore la doctrine de la sanctification. La dogmatique ne l’étudie qu’au point de vue de l’action souveraine de la grâce et la morale la ramène sous la dépendance de la volonté humaine. Alors que la dogmatique doit dire : « Dieu produit en vous le vouloir et le faire » (Philippiens 2.13), la morale, au contraire, affirme « Faites votre salut avec crainte et tremblement » (Philippiens 2.12). La morale a le droit de faire entendre cette exhortation car, pour elle, la sanctification est un ensemble de vertus qui séparément, une à une, tout aussi bien que ne formant qu’un seul tout, veulent être étudiées et prescrites à notre imitation. Tout aussi bien que la dogmatique, la morale a le droit de traiter la question de l’Eglise. Mais si dans la dogmatique, l’Eglise est surtout l’œuvre de Dieu, une société divine, un ordre divin, dans la morale, elle est, au contraire, une institution humaine qui, avec le concours de la foi et de la charité des croyants, s’élève sur le fondement posé par la parole de Dieu. L’une et l’autre également sur ce sujet doivent s’exprimer différemment. A la dogmatique affirmant que les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre l’Eglise, la morale doit répondre, faites tous vos efforts pour l’édification de l’Eglise (Matthieu 16.8 ; 1 Corinthiens 14.12), faites tout avec ordre et bienséance (1 Corinthiens 14.40).
La dogmatique doit être essentiellement biblique. La Sainte Ecriture, pour elle, est d’abord la règle, le critère, pour discerner la vérité de l’erreur, mais elle est aussi la substance vivante qui donne à la pensée chrétienne toujours à chercher et toujours à trouver. Il ne saurait en être autrement pour la morale. Mais la morale étant une science indépendante, les rapports qui l’unissent à la Bible, pour elle, sont tout autres que pour la dogmatique. Lorsque le moraliste lit la Sainte Ecriture, il retient dans les Évangiles, les Actes et les Epîtres, bien des traits qui ne sauraient arrêter le dogmatiste. Ainsi il en est pour la doctrine de la personne du Christ, le point central de toutes les Ecritures. Pour la morale, le Christ est l’idéal par excellence ; elle doit donc mettre en lumière tel des aspects de la gloire du Christ qui, pour la dogmatique, pourrait bien n’avoir qu’une valeur secondaire. Mais si la christologie morale a toujours besoin de la christologie dogmatique, elle le lui rend avec usure. En retour du concours qu’elle reçoit, elle lui apporte avec l’appoint de son autorité sa meilleure justification. Il n’est pas non plus un seul des progrès accomplis par la dogmatique, qui ne devienne pour la morale une précieuse acquisition. Un exemple entre plusieurs suffira pour démontrer la vérité de cette assertion. De nos jours, la dogmatique protestante a fait un grand pas dans l’étude de l’eschatologie, la doctrine des dernières choses. Grâce à ce travail, l’intelligence de l’histoire universelle nous est autrement accessible qu’elle ne pouvait l’être à l’ancienne théologie. Aux jours d’autrefois, sous le règne de l’orthodoxie selon la lettre et l’on peut dire aussi selon la chair, la morale n’avait qu’un seul objet, le salut de l’individu par la connaissance de la loi et de la morale, et une seule doctrine, l’assurance du salut. Elle avait bien, il est vrai, une morale sociale qui édictait savamment lettre après lettre nos devoirs envers la famille, l’Etat et l’Eglise ; mais ces devoirs, elle ne les comprenait qu’au nom et au profit du salut individuel. Le royaume de Dieu n’existait pas pour elle, elle le confondait avec l’Eglise. Elle ne se doutait pas qu’il y eût un organisme divin et humain, visible et invisible, embrassant et emportant dans ses développements successifs la société et l’individu. Encore moins pouvait-elle soupçonner que l’histoire ne peut avoir un sens qu’à la condition de se confondre avec cet organisme lui-même. Bengel (1689-1751), Œtinger (1702-1782) et leurs disciples, malgré l’obscurantisme oppresseur de la scolastique luthérienne, ont été les premiers pour donner à la théologie un caractère historique et eschatologique. Les premiers, ils ont osé faire la théologie du royaume de Dieu. Grâce à cette idée devenue partie intégrante de la dogmatique, la morale d’aujourd’hui peut comprendre l’histoire et en saisir le sens. La dogmatique, tout autant que la morale, est tenue de reproduire le caractère de l’Eglise et de la confession dont elle relève. Il faut qu’à la lire, on sache si elle est catholique ou protestante. Pour le dogmaticien, tout aussi bien que pour le moraliste, nos confessions de foi et nos livres symboliques doivent être toujours l’inspiration et le conseil de leurs travaux. On comprend toutefois, puisque c’est là sa tâche spéciale, que la dogmatique, beaucoup plus que la morale, soit obligée de tenir compte de ces différences confessionnelles. La morale ne serait même plus la morale, si elle tenait un compte rigoureux, surtout au point de vue ecclésiastique, de toutes celles qui nous séparent du catholicisme. Les églises de la Réforme, par caractère et prédilection, aiment la véritable catholicité. Elles ne sauraient oublier que leurs pères, à l’exemple des apôtres, ne sortirent de l’église catholique que lorsqu’on les en eut expulsés. Aussi, nous nous plaisons à rechercher dans le Catholicisme tout ce qui peut nous aider à pénétrer plus avant dans l’intelligence de l’idée morale. Les Pascal, les Fénelon, les Sailer et d’autres mystiques catholiques, quoique ils aient passé inaperçus ou incompris pour les leurs, suffisent, à eux seuls, pour nous rappeler que dans le Catholicisme, malgré toute la distance qui nous en sépare, il est des maîtres encore que l’on peut aimer et consulter.
La différence qui sépare les Luthériens des Réformés est bien moins importante encore et de toute autre nature que celle qui oppose le Catholicisme au Protestantisme. Il n’est pas possible cependant que la morale en fasse complète abstraction. Entre les deux églises, et à ne tenir compte que du dogme lui-même, on aurait peine à trouver une formule assez exacte et assez précise pour constater dans la morale la différence confessionnelle qui les sépare. Cependant, historiquement, cette différence n’en existe pas moins et elle n’est pas sans avoir son importance. Les deux églises ont beau s’entendre pour affirmer contre le légalisme catholique et ses œuvres mortes, la véritable spiritualité chrétienne dans le salut par la foi, il n’en est pas moins évident qu’il est une mysticité intime et contemplative qui aime le recueillement et les trésors cachés du sanctuaire, qu’a toujours déconcertée la rudesse calviniste et que le luthéranisme plus volontiers accueille et favorise. L’on pressent déjà cette différence, lorsqu’on compare entre eux Luther et Calvin, ces deux éminents serviteurs de Dieu. On ne peut s’en défendre, en présence de Calvin, on se sent sous la domination d’un caractère dont l’austérité impose le respect infiniment plus qu’il n’inspire la sympathie. En lui, l’organisateur de l’Eglise et pour tout dire, le dictateur religieux prime le chrétien. Le luthéranisme peut aussi et hautement revendiquer une pédagogie plus savante et plus habile pour le développement de la vie chrétienne. Mais l’église réformée, à son tour, excelle par le sens pratique et l’énergie qui, au dehors, accomplissent les grandes choses. Ces deux sœurs, Marthe et Marie que le Seigneur aimait, pourraient, à juste titre, revendiquer l’honneur de représenter les deux églises. L’église luthérienne atteste sa vitalité par la puissance de son mysticisme doux et profond, sa forte théosophie, la science et l’harmonie de ses chants, la pompe de ses basiliques et la majesté de son culte. L’église réformée, au contraire, si elle n’a pas les vastes cathédrales, les pompeux oratorios, elle a les martyrs, et par elle ils sont légion. De toutes les églises, elle est celle qui a le plus souffert pour le nom de Christ et le plus vécu sous la croix. A elle encore l’esprit missionnaire, les vastes entreprises qui ne veulent d’autre gloire que celle de travailler à la diffusion de l’Évangile, au loin et auprès. C’est à elle que nous devons l’émancipation des esclaves, les institutions charitables au profit des indigents et des malades et surtout les grandes sociétés pour la diffusion de la Bible et des traités religieux. Tandis qu’à son origine, l’église luthérienne par trop se désintéressait des intérêts de la politique et de l’organisation de l’Eglise, l’église réformée lui donnait un grand exemple et un généreux stimulant. Dans ses rapports avec l’Etat, le Luthéranisme de la première heure montrait une trop grande déférence pour le principe monarchique ; tandis que l’église réformée défendait énergiquement les institutions représentatives et et s’éprenait de l’idéal républicain. Les deux confessions reconnaissent le sacerdoce universel des croyants, mais l’église luthérienne a su le limiter et le contenir infiniment mieux que l’église réformée. Aussi, donne-t-elle au ministère de la parole de Dieu une place plus en vue et une autorité plus décisive. Cette différence se retrouve dans les institutions religieuses des deux églises. De nos jours, elles tendent à se rapprocher et de part et d’autre, le rapprochement répond si bien aux sentiments et aux besoins de tous, qu’on pourrait croire parfois qu’il ne saurait tarder à devenir une union définitive. Cependant, il faut le reconnaître, les deux églises ont encore besoin l’une de l’autre, elles ont réciproquement à se donner. Si, sous le rapport des institutions et de la morale, l’église luthérienne doit recevoir, elle ne recevra réellement que si, au lieu de copier servilement les méthodes et la constitution de sa rivale, elle sait se les approprier et les adapter à son tempérament et à son génie religieux. Aussi, la morale qui veut réellement servir l’église luthérienne doit-elle retenir encore le type de son église et se différencier résolument de la morale réformée.
La dogmatique serait infidèle à sa tâche, si elle ne savait qu’exposer la doctrine chrétienne telle qu’elle est contenue dans les Saintes Ecritures et telle que l’affirme la tradition de l’église à laquelle elle appartient. Il faut qu’elle sache également démontrer la vérité de son enseignement. La morale chrétienne ne peut pas non plus considérer son œuvre comme accomplie, si elle ne parvient pas à pénétrer dans l’essence et l’intimité du souverain bien pour en saisir la surhumaine valeur. Il faut de plus, qu’elle expose scientifiquement et dans l’enchaînement rigoureux qui les rattache entre eux, les devoirs et les doctrines de la morale et qu’elle démontre, en même temps, qu’ils ne sont que la conséquence et l’application du souverain bien. L’église évangélique reconnaît qu’il n’est, en dernière instance, que le témoignage de l’esprit de Dieu (Testimonium spiritus sancti) pour confirmer et prouver la vérité de la morale chrétienne. Mais ce témoignage, nous n’avons pas seulement à le recueillir dans la conscience et le sentiment, il trouve aussi son expression dans la pensée humaine, que la souveraine sagesse prédestine à lui être conforme et qui a reçu, par conséquent, le privilège de la scruter et de la contenir. De même que la dogmatique possède une vérité chrétienne idéale, de même aussi la morale a son idéal. Cet idéal se retrouve dans la conscience du croyant et du régénéré sous la forme d’une inspiration spontanée et créatrice. Cette faculté nouvelle, œuvre du Saint-Esprit en nous, ne peut vivre et s’affirmer qu’à la condition d’être en rapport constant avec la communion des saints, avec l’Eglise et l’Ecriture. Il reçoit leurs enseignements, il en fait sa substance et sa vie et après en avoir vécu, il les rend à l’Eglise sous une forme vivante par son amour et sa fidélité chrétienne.
Mais, dira-t-on, quelles qu’elles soient, les idées n’appartiennent-elles pas à la raison, ne lui sont-elles pas inhérentes ? Et dès lors, ce que nous appelons le souverain bien peut-il être autre chose que le vrai et le beau s’unissant dans la vérité, se faisant l’être par excellence, la seule chose nécessaire, la fin suprême de la volonté humaine ? Ces principes éternels, pourrions-nous les concevoir en dehors de la raison et sans elle, par conséquent, serions-nous capables de reconnaître le vrai et le beau ? Nous nous empressons de le reconnaître, ces idées sont les mêmes pour la science chrétienne et la science humaine. Mais il est entre elles une différence : les idées humaines ne sont que de pures abstractions, des généralités sans vie ; les idées chrétiennes, au contraire, deviennent des réalités vivantes, conscientes d’elles-mêmes, par le fait de la révélation. De part et d’autre, ce sont les mêmes idées, les mêmes mots, mais ce ne sont plus les mêmes choses. L’idée morale et chrétienne est à l’idée de la raison pure, ce que un fait positif est à une abstraction. Seule, l’idée morale et chrétienne, nous apporte la possibilité du progrès. Et la raison de cette différence est facile à concevoir. L’idée chrétienne ne prend vie et ne se développe que dans la conscience qui accepte la révélation et la rédemption, comme la grande réalité dans l’histoire de l’humanité et dans celle de tout homme. Mais, en l’absence de la révélation, cette condition formelle et première du progrès, l’idée qui n’est que raison se consume en pure perte et sur place, à la recherche de la vérité, c’est-à-dire de la révélation. Pour nous convaincre de cette vérité, nous n’avons qu’à interroger l’histoire de l’Eglise. Elle est le témoin bien informé qui seul nous apprend que le génie moral qu’enfante le Christianisme, a pu et peut se produire sous les formes les plus diverses et les plus expansives, indépendamment de la force d’inertie ou de contradiction que pourrait lui opposer le milieu qu’il est appelé à traverser. Ce témoignage nous dit également que la morale chrétienne n’a jamais emprunté cette force créatrice à la lettre expresse d’un commandement positif, qu’elle est l’œuvre exclusive de l’esprit chrétien et que toujours elle a porté l’empreinte de la spontanéité. Pour qu’il en fût autrement, il faudrait se représenter la révélation comme un commandement qui a tout prévu, qui ne nous laisse plus aucune initiative et qui fait de notre conscience une table rase, pour subir sans pouvoir les changer, encore moins les produire, les caractères dont on la surcharge, à la manière de certains sectaires. Ils croient pratiquer le sermon sur la montagne en le copiant servilement. Quand il leur dit que votre oui soit oui, votre non non, ils traduisent ; tu ne prêteras serment devant aucune autorité humaine, quand il leur commande de présenter la joue droite à celui qui vient de nous donner un soufflet sur la joue gauche, ils croient qu’ils ne peuvent accomplir ce précepte, qu’en s’inclinant sous une nouvelle injure, ou en refusant le service militaire. Tels sont tous ceux qui conçoivent l’imitation du Seigneur sous une forme extérieure et littérale. Ils croient l’imiter en le copiant, c’est-à-dire en le parodiant. Luther a fort bien compris cette puissance géniale et créatrice de l’esprit chrétien. Car c’est lui qui nous a dit « Quand nous avons et gardons en nous le Christ, nous pouvons faire la loi et juger toutes choses. Il est même en notre pouvoir de refaire les dix commandements, ainsi que le font saint Pierre et saint Paul dans leurs épîtres, ainsi surtout que l’a fait le Seigneur dans l’Évangilea. » Ce qui revient à dire : ayons en nous la source vivante de l’esprit divin et nous serons capables de produire des œuvres morales que la loi n’a pas commandées et n’a pas prévues. Nous pourrons alors résoudre les difficultés que nous imposent les circonstances et que forcément ignoraient les âges qui nous ont précédés. Cependant, il ne faut pas oublier que cette force créatrice n’est inhérente à la morale chrétienne que sous certaines conditions et qu’elle cesse d’être si elle ne sait pas les respecter. Car si, à méconnaître cette génialité de la morale chrétienne, on peut aboutir à un littéralisme en contradiction complète avec l’Évangile, on peut aussi, en exagérant les privilèges de la liberté chrétienne, répudier l’obéissance que nous devons à l’Évangile et à l’Eglise et tomber dans l’antinomianisme. Nous n’aurons saisi le sens véritable de la morale chrétienne que lorsque nous saurons faire notre liberté avec l’observance du commandement et par notre liberté, agrandir notre obéissance.
a – Les œuvres de Luther. Edit. Walch, vol. XIX, p. 1750.
Dans l’étude de la morale, nous nous tiendrons à égale distance du supranaturalisme qui, au nom de la révélation, s’interdit le droit de la libre recherche, et du rationalisme qui, au nom de la raison, proscrit la révélation. Nous ne voulons pas de ce supranaturalisme, parce qu’il ne veut pas reconnaître que la révélation n’est accessible à la raison, que parce que la raison a été prédisposée pour la comprendre. En d’autres termes, parce qu’il ignore que la révélation ne résout que les problèmes que se pose et qui travaillent l’intelligence humaine. La raison qu’éclaire l’esprit de Dieu n’a donc qu’à se recueillir et à s’interroger elle-même et toujours mieux elle comprendra les réponses que lui apporte la révélation. Si par impossible, on venait à constater entre la raison humaine et la révélation une opposition absolue, il faudrait admettre que la raison et la révélation naturelle qu’elle renferme n’émanent pas du même Dieu qui nous a donné la révélation chrétienne. Ou bien encore, il nous faudrait croire que la raison humaine a été si profondément viciée par le péché, que les ténèbres et le mal restent partie intégrante de sa nature et qu’en conséquence, la révélation et l’esprit humain, l’homme et le chrétien ne relèvent plus de la même origine et sont l’un à l’autre un incompréhensible paradoxe. Mais cette opinion n’est pas moins contraire à l’Ecriture qu’à la croyance de l’Eglise ; aussi, l’église évangélique l’a-t-elle formellement repoussée comme une hérésie lorsque le théologien Flaccius (1520-1575) voulut la lui imposer. Il est un rationalisme en sens inverse ; il maintient l’intégralité de la raison, il croit qu’elle n’a pas subi l’influence du péché et que le Christianisme ne peut pas être pour elle, ainsi qu’il est pour la nature humaine, la rédemption qui relève et qui nous fait réintégrer notre véritable et primitive perfection. Quant à nous, en affirmant qu’il est entre la raison humaine et la révélation une harmonie nécessaire, nous ne voulons pas soutenir cependant que cette harmonie soit entière et absolue, aussi longtemps que nous sommes encore sous la domination du péché. Pour nous, au contraire, il y aura toujours une opposition relative entre la révélation et la raison, et nous n’espérons pas que jamais, dans l’économie actuelle, elle puisse complètement disparaître. Malgré tous nos efforts, nous serons toujours obligés de faire dans nos connaissances la part d’une vérité supérieure qui nous dépassera et restera irréductible à notre entendementb. Aussi, toujours la foi chrétienne sera-t-elle obligée de s’incliner devant l’autorité des Ecritures, et elle ne trouvera jamais le repos et le secret de la force qu’à se retremper dans la certitude de son identité avec le Christianisme révélé. Si en affirmant, qu’entre notre raison et la vérité révélée, il n’y aura ici-bas jamais qu’une appropriation relative, nous provoquons le déplaisir de ceux qui ont pris pour devise : le tout ou rien. Nous nous consolerons en nous rappelant que l’absolu dans le savoir ou l’ignorance n’est pas de ce monde. Ce monde ne peut être que celui du contingent et du relatif et, même alors que la rédemption commence à se faire pour lui, la contradiction qui oppose l’idéal à la réalité persiste toujours douloureuse et irréductible. L’histoire de la philosophie ne nous a que trop souvent démontré que l’omniscience de la raison n’en a jamais été que la condamnation ; car toutes les fois qu’elle a voulu faire l’essai de ses forces, elle a dû confesser qu’elle ne sait qu’une chose, c’est qu’elle ne sait rien. Jamais, en effet, un nouveau système de philosophie n’est apparu dans l’histoire que pour condamner tous ceux qui l’ont précédé. En proclamant cette condamnation comme sa première raison d’être, il ne se doute pas que, mieux que les adversaires les plus redoutables de la science humaine, il en constate l’irrécusable impuissance.
b – Voir la Dogmatique de Martensen.
Mais à constater l’insuffisance de la raison humaine, nous n’en sommes que plus obligés de nous demander s’il est une différence, et quelle elle peut être, entre la morale philosophique et la morale chrétienne. En fait, nous ne pouvons pas admettre entre elles une différence absolue. Toutes les deux peuvent employer la même méthode, et la morale philosophique peut être tout aussi bien une morale religieuse que la morale religieuse une morale philosophique ; la seule différence possible est celle que l’on peut constater entre la philosophie de la religion et la dogmatique chrétienne, c’est-à-dire, une différence qui est bien plutôt formelle que réelle. A vrai dire, il n’y a de différence qu’entre la morale chrétienne et celle qui ouvertement en répudie le titre et cherche à se faire sa loi à elle-même avec ses seules ressources et en dehors des données de la révélation. Mais on aurait tort d’oublier que, quelque réelle que soit la différence entre les deux morales, elle finit toujours par se résoudre dans un rapport d’identité. Et d’abord, l’idéal humain que le Christianisme agrandit et complète et qui, réalisé, n’est que la rédemption elle-même, ne constitue-t-il pas la nature humaine elle-même, ce fonds commun que tous, chrétiens ou non, nous sommes tenus de respecter et de défendre ? Le péché peut bien en comprimer et retarder le développement, mais il ne saurait le supprimer. De plus, il est en morale des principes qui forcément s’imposent pour l’individu et pour la société. Les idées d’obligation, de devoir, de vertu et de liberté, forcément se retrouvent dans la morale quel que soit le titre qu’elle se donne. La différence ne se fait définitive entre les deux morales que lorsqu’elles sont obligées d’exprimer et de résumer leur contenu réel dans leurs conclusions dernières. A ce moment, la morale chrétienne ne saurait se soustraire à l’obligation de juger et d’apprécier la morale indépendante pour la condamner ou la compléter en démontrant que les idées générales, les principes moraux qu’elle défend ne deviennent la vérité vraie, vivante, que par la puissance rédemptrice que révèle le Christianisme. Mais pour accomplir cette tâche, il faut qu’elle se rappelle qu’en présence de l’idéal qu’elle est tenue de servir et de glorifier, rien de ce qui est humain ne saurait lui être indifférent. Et comment pourrait-elle satisfaire à cette sainte exigence, en oubliant que la morale chrétienne ne peut être elle-même qu’à la condition de chercher et de réaliser l’harmonie essentielle entre l’homme et le chrétien ? Il faut donc, avant tout, qu’elle nous démontre que si le fait humain qui repousse le Christianisme cesse d’appartenir à l’humanité, le Christianisme qui repousse le fait humain cesse d’être chrétien.