Le Père est celui de qui vient tout ce qui existe. Lui-même, dans le Christ et par le Christ, est l’origine de tout. Au reste, il est en lui-même son être, et il ne reçoit pas d’ailleurs ce qu’il est, mais il possède de lui-même et en lui-même ce qu’il est.
Il est infini, parce qu’il n’est pas en quelque endroit, mais que tout est en lui. Toujours hors de tout lieu, rien ne le contient. Toujours avant le temps, le temps vient de lui. Que ta pensée lui coure après, si tu crois atteindre les bornes de son être, mais tu le trouveras toujours, car lorsque tu progresses sans cesse vers lui, le but où tu te diriges est toujours plus loin[4]. A toi de tendre sans te lasser vers l’endroit où il habite, comme à lui d’être sans limite ! Ici les mots nous manquent, la nature divine ne saurait être enfermée !
[4] Thème origénien de l’épectase (Ph 3,13) : Origène, Homélies sur les Nombres : XVII, 4 (SC 29, p. 346-349), XXIII, 11 (p. 453). Sur le thème de l’épectase, voir : J. Daniélou, Platonisme et théologie mystique, Paris, 1944, p. 309-326. Voir aussi : Luc Brésard : Le Thème du dépassement chez saint Augustin : « Collectanea Cisterciensia », 39,1977, p. 222 à 230.
Remonte le temps, tu trouveras toujours le Père ; et dans ton calcul, les nombres te manqueront, tandis qu’à Dieu, jamais l’être ne manquera ! Allons, que ton intelligence se démène et par ton esprit, embrasse le Tout : tu ne tiens rien. Ce Tout que tu embrasses a un reste qui t’échappe ; mais ce reste est toujours dans le Tout ! C’est donc que ce n’est pas le Tout, ce tout que tu crois saisir et qui a un reste : ce qui est Tout n’a pas de reste. Car un reste est une partie et Dieu est tout entier. Or Dieu est partout, et partout où il est, il y est tout entier. Ainsi dépasse-t-il les limites de notre intelligence, lui en dehors de qui rien n’existe, et à qui toujours il appartient d’être toujours.
Telle est la vérité du mystère de Dieu, telle est l’expression de la nature impénétrable du Père. Dieu est invisible, ineffable, infini. Pour l’exprimer la parole ne peut que se taire, pour le sonder, la pensée reste inerte, et pour le saisir, l’intelligence se sent à l’étroit[5].
[5] Dans ce passage (ici et fin § 5), reviennent sans cesse les mots : « sermo – sensus – intelligentia » qui reflètent la division tripartite de l’homme. Sans doute héritage d’Irénée et Origène.
Et pourtant, ce nom de Père indique sa nature : il n’est que Père. Car il ne reçoit pas d’ailleurs, à la manière des hommes, le fait d’être Père. Il est l’Eternel Inengendré, possédant en lui de toujours exister. Il est connu seulement du Fils, puisque : « Personne ne connaît le Père, si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils a voulu le révéler », et « Nul ne connaît le Fils, si ce n’est le Père » (Matthieu 11.27). Tous deux se connaissent l’un l’autre et cette connaissance mutuelle est parfaite. Aussi, puisque : « Personne ne connaît le Père, si ce n’est le Fils », n’ayons du Père que la pensée conforme à ce que nous en a révélé le Fils, qui seul est « le témoin fidèle » (Apocalypse 1.5).
Du reste, mieux vaut penser à ce qui concerne le Père que d’en parler. Car j’en suis conscient : toute parole est impuissante à traduire ses perfections. Nous le savons invisible, incompréhensible et éternel. Mais devant ce fait qu’il existe par lui-même et de lui-même, qu’il est invisible, incompréhensible et éternel, nous ne saurions que reconnaître sa gloire, en avoir une certaine idée et essayer de la préciser par notre imagination. Mais le langage de l’homme ressent son impuissance et les mots n’expliquent pas la réalité telle qu’elle est.
En effet, lorsque tu entends dire que Dieu existe en lui-même, la raison humaine ne trouve pas d’explication, car elle distingue posséder et être possédé : autre est ce qu’est une chose, autre ce en quoi elle est. Par ailleurs, si tu acceptes l’idée qu’il existe de lui-même, une objection se présente à ta pensée : personne ne saurait être pour soi-même à la fois celui qui se donne son existence et celui qui la reçoit. Tu le reconnais immortel : il y a donc en lui quelque réalité qui ne vient pas de lui, et de laquelle, à tes yeux, il ne peut subir aucune atteinte ; et l’énoncé de ce mot laisse entendre qu’il n’est pas seul à exister, puisqu’il y a un autre être : la mort, dont il est délivré. Si tu le dis incompréhensible, c’est donc qu’il ne serait nulle part, puisqu’on affirme par-là ne pouvoir le saisir. Et s’il est invisible, c’est peut-être qu’il lui manque quelque perfection qui lui permettrait d’apparaître à la vue !
Ainsi, on a beau reconnaître Dieu, il faut renoncer à le nommer : quels que soient les mots employés, ils ne sauraient exprimer Dieu tel qu’il est, ni traduire sa grandeur. Une science parfaite de Dieu le connaît à ce point que, tout en le connaissant bien, elle le reconnaît pourtant inexprimable. Il nous faut croire en lui, essayer de le comprendre et l’adorer ; ce faisant, nous parlerons de lui.