Les années d'enfance s'écoulaient et Hudson approchait, sans s'en rendre compte, de la crise décisive de son existence.
C'était maintenant un beau jeune homme de dix-sept ans, paraissant avoir peu de soucis. Pourtant, il traversait une période de luttes intérieures. Il avait vu maintenant autre chose qu'un foyer chrétien, il avait pris contact avec le monde. Ses nouvelles expériences l'avaient amené à penser par lui-même, à se créer une vie plus indépendante, et il ne parvint à la paix que le jour où il apprit à se confier dans une force supérieure à la sienne.
Son trouble intérieur semble avoir commencé dès l'âge de onze ans, avec son entrée dans la petite école de M. Laycock, un ami de sa famille. Il s'intéressait beaucoup à ses études, que sa santé l'obligeait malheureusement d'interrompre souvent, prenait grand plaisir aux jeux et aux sports, et était très aimé de ses camarades. Cependant ce fut à cette époque que sa vie religieuse commença à fléchir et qu'il finit par perdre la paix avec Dieu. Sa foi d'enfant s'évanouit et, malgré les prières de sa mère, il fut dans le plus grand désarroi intérieur pendant six longues années. Il essayait de « se faire chrétien », mais tous ses efforts n'aboutissaient à rien, qu'à le désespérer. Bien jeune il éprouvait combien l'avertissement du Maître est vrai : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire. »
Qu'elles sont difficiles, ces étapes de onze à dix-sept ans ! Des problèmes angoissants se posent, des perspectives inattendues s'entr'ouvrent, des espérances et des craintes irraisonnées troublent le cœur du jeune homme. Ce sont des années solitaires, où l'on manque de confidents ; des années où Dieu est plus nécessaire que jamais, mais où le premier éveil des tentations, les premières séductions du monde, les premiers murmures du doute empêchent de Le contempler. Ce qu'il faudrait à un cœur de jeune homme ou de jeune fille qui traverse une de ces crises, c'est la sympathie d'une personne plus âgée. Hélas ! elle fait souvent défaut, et l'on ne comprend pas les jeunes ; le plus souvent, elle ne peut venir que de Dieu. Pensons aux besoins spirituels des enfants et des jeunes gens, et surtout prions, car Dieu seul peut nous donner à propos la parole salutaire...
Une telle parole fut dite à Hudson Taylor l'année même de son entrée à l'école et ne sortit plus de sa mémoire. C'était dans une réunion religieuse tenue près de Leeds en 1844. L'un des orateurs, Henry Reed, raconta au cours de son allocution l'histoire d'un condamné à mort, nommé Gardener, qu'il avait assisté à ses derniers moments. Condamné pour meurtre, cet homme avait longtemps nié pour finir par faire des aveux complets. Il en résultait que, juste avant de commettre son crime, il avait eu une conscience plus nette que jamais de la présence de Dieu et des appels du Saint-Esprit. Il avait entendu une voix lui dire sérieusement : « Gardener, donne-moi ton cœur. » À plusieurs reprises la voix avait parlé, et il avait eu la certitude d'un appel divin. Mais désireux de s'enrichir, il y était resté sourd, non sans hésitations. Le soir même, il avait eu l'idée de tuer, pour le voler, un ami qui lui témoignait de la confiance, et après trois jours de préméditation, il avait perpétré son crime.
Cette histoire fit la plus vive impression sur le jeune homme qui, en rentrant chez lui, entendit aussi une voix qui lui disait : « Mon fils, donne-moi ton cœur. » Mais aucun changement ne se produisit.
À treize ans, il quitta l'école, et son père le prit comme aide à la pharmacie, ce qui lui permettait en même temps de diriger lui-même ses études. À cette époque, la lecture d'un petit traité religieux lui fit beaucoup de bien. C'était l'histoire d'un pauvre homme, un peu simple d'esprit, qui n'avait jamais pu saisir qu'une grande vérité, mais l'avait saisie à fond, et y avait trouvé la joie. « Le pauvre Joseph, répétait-il, est le plus grand des pécheurs. Mais Jésus-Christ est venu dans le monde pour sauver les pécheurs. Pourquoi ne sauverait-il pas le pauvre Joseph ? » Hudson saisit ce jour-là, plus clairement que jamais, la simplicité de la foi, il revint à Dieu et retrouva la paix pour un temps. Mais cette conversion ne fut pas durable, il semble même ne pas avoir considéré par la suite que ce fût véritablement une conversion. De toute façon, elle ne résista pas à l'épreuve lorsque, peu après, il se trouva plongé dans une atmosphère mondaine et incrédule.
Cette expérience fâcheuse commença en 1847 quand, à l'âge de quinze ans, il entra comme employé débutant dans une des meilleures banques de Barnsley. Une occasion s'étant présentée, son père voulut qu'il en profitât, pressentant qu'une formation commerciale lui serait toujours utile plus tard.
La routine quotidienne dans laquelle il entra lui fut certainement de grand profit en le préparant pour ses responsabilités futures. Il apprit la comptabilité et la correspondance commerciale et comprit l'absolue nécessité de la rapidité et de l'exactitude dans les affaires. Mais, du point de vue spirituel, il n'était pas affermi en Christ et fut aisément entraîné par l'impiété de ceux qui travaillaient avec lui.
En effet, la plupart de ses camarades de bureau étaient mondains et la religion était tournée en ridicule. Hudson tomba notamment sous l'influence d'un employé plus âgé qui, malgré son amabilité, était une compagnie dangereuse pour lui. Il ne perdait pas une occasion de rire de ce qu'il appelait « les idées à la vieille mode » d'Hudson.
Il est bien difficile, lorsque le cœur est gagné par les plaisirs de ce monde, de maintenir les formes extérieures de la vie chrétienne. Hudson tenta pourtant de le faire pendant un certain temps. Les « devoirs religieux » ne pouvaient cependant le satisfaire ; ils n'étaient qu'un misérable succédané de la vraie piété.
Plus tard, rappelant ce temps-là, il écrivait :
Je commençai à donner trop d'importance aux choses de ce monde et à négliger la prière personnelle. Les devoirs religieux devinrent ennuyeux, et je déchus de la grâce. Mais Dieu, dans sa miséricorde infinie, permit que ma vue s'affaiblit, et j'eus ainsi à quitter la banque.
Ce fut sans doute une grande déception pour le jeune homme si non pour ses parents. Le travail supplémentaire à la lumière artificielle avait amené une sérieuse inflammation des yeux. Le mal étant rebelle aux soins, il fut obligé de quitter son travail après un stage de neuf mois. Il retourna alors aux occupations plus variées d'assistant dans la pharmacie paternelle.
Mais l'état d'esprit fâcheux dans lequel il était tombé se maintint longtemps après son départ de la banque. Sa vue s'améliorait et, extérieurement, tout allait bien car la grâce prévenante de Dieu le préserva de commettre ouvertement le mal. Mais intérieurement il demeurait incrédule et rebelle. Parfois il sentait lui-même qu'il était dans une situation coupable, dangereuse. Il cherchait l'issue en luttant, mais en vain. D'autres fois il essayait de croire que ses camarades de bureau avaient raison et que, réellement, il n'y avait ni Dieu, ni au-delà.
Il y a quelque chose de très touchant dans la manière dont Hudson Taylor raconte ses expériences qui montrent les exercices d'âme par lesquels des jeunes gens apparemment insouciants peuvent passer à l'insu de ceux qui les entourent.
J'avais souvent essayé de me faire chrétien, et naturellement j'avais échoué dans mes efforts. J'en vins à penser que, pour une raison ou pour une autre, je ne pouvais pas être sauvé et que le mieux que je pouvais faire était de profiter de ce monde puisqu'il n'y avait pas d'espérance pour moi au delà de la tombe. C'est dans ces dispositions que j'entrai en contact avec des sceptiques et des gens irréligieux. J'acceptai avec empressement leurs idées, trop heureux de trouver quelque espoir d'échapper à la perdition qui attend les impies si mes parents avaient raison et si la Bible était vraie.
À la maison, cette crise n'échappait pas à ses parents. Son père, tout en voulant l'aider, manquait de patience ; sa mère le comprenait mieux et redoublait de tendresse et de prières ; seule, sa sœur Amélie, âgée maintenant de treize ans, demeurait sa confidente ; elle priait pour lui trois fois par jour. C'est ainsi qu'après bien des échecs, tiraillé par le doute, désappointé dans toutes ses aspirations et dans tous ses projets, mais soutenu par l'affection de quelques cœurs aimants, qui connaissaient leur Dieu, Hudson Taylor approchait de la crise de sa vie.
Cela semblera peut-être étrange, écrivait-il plus tard, mais je puis dire que je suis reconnaissant des expériences faites durant, ce temps d'incrédulité. Les inconséquences des chrétiens qui font profession de croire à la Bible, tout en vivant comme si elle n'existait pas, fournissaient à mes camarades incrédules un de leurs plus forts arguments. Et j'ai souvent senti et dit, dans ce temps-là, que si je prétendais croire les Écritures, j'essaierais à tout prix de vivre d'après elles, de les mettre à l'épreuve. Si elles n'étaient pas trouvées vraies, je les jetterais sans hésiter par-dessus bord. J'ai conservé cette manière de voir quand il a plu au Seigneur de m'amener à la lumière et au salut. Je crois pouvoir dire que j'ai mis la Parole de Dieu à l'épreuve ; elle ne m'a jamais trompé. Je n'ai jamais eu à regretter la confiance que j'avais mise en ses promesses ou à déplorer de m'être laissé guider par ses directives.
Laissez-moi vous dire comment Dieu répondit aux prières de ma mère et de ma sœur pour ma conversion. Un jour que je n'oublierai jamais, ma mère était absente, à cent kilomètres de la maison, et j'avais congé. L'après-midi, je cherchais un livre dans la bibliothèque de mon père, pour m'occuper. Je finis par choisir un petit traité qui paraissait intéressant, en me disant : Il y aura une histoire au commencement, et une morale à la fin, je lirai la première et laisserai la seconde. Je me mis à lire, avec l'intention de poser le traité dès qu'il deviendrait sérieux...
Je ne savais pas alors ce qui se passait dans le cœur de ma mère. Elle se leva de table à ce moment-là avec un désir intense de voir son fils se convertir et sentant qu'absente de chez elle et ayant plus de temps que d'ordinaire, elle avait là une occasion particulière de plaider avec Dieu pour mon salut. Elle se retira dans sa chambre, ferma la porte à clef, et décida de ne pas sortir avant d'avoir obtenu l'exaucement. Elle intercéda pendant des heures, jusqu'au moment où elle put bénir Dieu : car Il lui révélait par son Esprit que la conversion de son fils était maintenant un fait accompli...
De mon côté, tout en lisant le petit traité dont j'ai parlé, je fus frappé par ces mots : « L'œuvre accomplie de Christ. » Pourquoi, me, demandai-je, l'auteur emploie-t-il cette expression ? Pourquoi ne dit-il pas l'œuvre expiatoire ou propitiatoire de Christ ? Aussitôt la parole : « Tout est accompli » se présenta à mon esprit. Qu'est-ce qui est accompli ? je répondis aussitôt : une complète expiation, une satisfaction parfaite pour nos péchés. Christ est mort pour nos péchés et non seulement pour les nôtres, mais aussi pour ceux du monde entier. Aussitôt me vint une nouvelle pensée : Si toute l'œuvre est accomplie et la dette payée, que me reste-t-il à faire ? À l'instant même resplendit dans mon âme, avec la lumière du Saint-Esprit, la joyeuse conviction que rien ne restait plus à faire, sinon tomber à genoux, accepter ce Sauveur et son salut, et Le louer à jamais...
Ainsi, tandis que ma mère louait Dieu dans sa chambre, je le louai de mon côté dans le vieux magasin où je m'étais établi pour lire. Je laissai passer plusieurs jours avant d'oser confier ma joie à ma sœur, et lui fis promettre d'abord de ne révéler à personne le secret de mon âme. Lorsque ma mère revint, une quinzaine plus tard, je courus au devant d'elle jusqu'au seuil pour lui dire que j'avais de bonnes nouvelles à lui annoncer. Je la sentirai toujours me saisir dans ses bras et me dire : « Je sais, mon enfant. Depuis quinze jours, je suis heureuse des bonnes nouvelles que tu as à m'apprendre. » « Comment, dis-je, surpris, Amélie a-t-elle manqué à ses promesses ? » Ma mère m'expliqua alors ce que j'ai raconté plus haut, et vous serez d'accord avec moi que ce fait serait étrange, si je ne croyais pas au pouvoir de la prière...
Mais ce ne fut pas tout. Quelque temps après, un carnet semblable à ceux dont je faisais usage tomba entre mes mains. Je l'ouvris, croyant qu'il m'appartenait. Les lignes qui frappèrent mon regard étaient une introduction à un petit journal de ma sœur. Elles mentionnaient sa résolution de prier régulièrement chaque jour pour la conversion de son frère jusqu'à ce que Dieu accordât l'exaucement. Or, c'était exactement un mois après le jour où elle avait écrit ces paroles que Dieu me fit passer des ténèbres à la lumière.
Elevé comme je l'ai été, et sauvé dans de pareilles circonstances, il est sans doute naturel que, dès le début de ma vie chrétienne, j'aie senti que les promesses de Dieu sont véritables et considéré la prière comme une affaire que l'on traite avec Dieu, pour soi-même ou pour les autres.