Pour les causes de nos erreurs, que nous avons appelées intérieures, comme elles se trouvent dans tous les hommes du monde, et que chacun a des sens, une imagination et un cœur qui sont capables de le tromper, quoique cela n’arrive que par accident, on ne nie pas aussi qu’elles ne puissent faire naître des erreurs constantes et universelles.
Ainsi la difficulté qu’on a trouvé à s’imaginer qu’il y eût des hommes sur la surface de la terre qui est opposée à la nôtre, qui, sans tomber, eussent leurs pieds vis-à-vis de nos pieds, a fait rejeter, jusqu’à ces derniers siècles, l’opinion de ceux qui croyaient des antipodes. Ainsi le vulgaire de tous les temps et de tous les pays s’imagine que le soleil n’a pas plus d’un pied de largeur, et que les étoiles sont encore plus petites que le soleil ne paraît ; sans parler ici du sentiment de Copernic, qui accuse tous les autres hommes d’avoir été dans l’erreur.
Mais que dira-t-on, si la connaissance que nous avons de l’existence de Dieu, non seulement n’est pas un faux préjugé qui naisse des sens, de l’imagination, ou des passions du cœur, mais se trouve plutôt opposée que conforme à ces trois principes de nos erreurs ?
J’avoue que les sens, l’imagination et le cœur, par eux-mêmes ne nous disent pas qu’il n’y a point de Dieu, puisque ces trois facultés ne nous ont point été données pour être des causes d’erreur et d’illusion ; mais il arrive par accident, et par le mauvais usage que nous en faisons, qu’elles font une bonne partie des difficultés que nous trouvons dans la connaissance de cette vérité.
La coutume que nous avons prise de soumettre notre raison à nos sens, et de rejeter comme une spéculation ce qu’on ne nous fait point voir et toucher, fait un des préjugés des athées, qui ne croient point qu’il y ait un Dieu parce qu’ils n’en voient point. La difficulté qu’ils ont à s’imaginer ce que c’est que Dieu, ce qu’il faisait avant qu’il fit le monde, forme un second préjugé dans leur esprit. Enfin, toutes les passions du cœur combattent la vérité de l’existence de Dieu, parce que cette vérité les mortifie toutes : elle humilie l’orgueil ; elle prescrit des bornes fort étroites à la volupté ; elle arrête le cours de l’injustice et de l’intérêt ; et lorsque cette connaissance ne corrige pas le dérèglement des passions, elle les réprime du moins, et arrête leur violence, et il n’est pas fort nécessaire d’insister là-dessus. Les incrédules eux-mêmes reconnaissent que l’idée de Dieu réprime les passions humaines, puisqu’ils prétendent que la politique se sert avec succès de ce frein pour arrêter les désordres de la cupidité, et pour retenir les hommes dans l’obéissance qu’ils doivent aux lois civiles.
Que les sens donc et l’imagination aient produit par accident les erreurs universelles, et que le cœur soit, comme on l’a reconnu de tout temps, une source féconde d’illusion et d’égarements dans le commerce de la vie civile, cette considération nous est favorable, puisque nous sommes les partisans du bons sens, qui nous dit qu’il y a un Dieu, contre les raisons négatives des sens, qui ne voient point cette divinité ; contre les difficultés de l’imagination, qui ne saurait se représenter un objet qui est si élevé au-dessus de sa portée, et contre les résistances des passions du cœur, que cet objet afflige et contraint. N’est-ce pas une chose surprenante, que depuis tant de siècles les sens, l’imagination et les passions du cœur aient continuellement fourni à l’esprit des hommes des préjugés contraires à cette vérité, sans qu’ils aient pu en étouffer la lumière ?
Il est vrai que, ne l’ayant pu anéantir, les hommes l’avaient prodigieusement déguisée : le dérèglement était venu de ces trois causes de nos erreurs, que nous avons marquées. Pour contenter les sens, les hommes avaient fait la divinité visible, soit en la représentant par des statues, soit en l’imaginant revêtue d’une forme humaine. Pour satisfaire l’imagination, qui ne peut rassembler tant de vertus, dont les effets paraissent dans la nature ; qui ne peut, dis-je, les rassembler dans la simplicité d’un seul et même sujet, ils avaient multiplié la divinité, attribuant à chaque partie de l’univers et à chaque élément, sa providence particulière. Enfin, pour satisfaire les mauvais penchants de leur cœur, ils avaient attribué à Dieu leurs passions et leurs vices, se faisant des divinités déréglées pour sauver leurs dérèglements à la faveur de ces exemples que la religion semblait rendre sacrés.
Mais enfin, malgré notre attachement à ne juger des choses que par les sens, malgré les difficultés et les résistances de notre imagination, malgré toutes ces passions de notre cœur, qui, pour leur intérêt, produisent continuellement des doutes dans notre âme, tous les hommes ont reconnu de tout temps qu’il y a une sagesse souveraine qui agit dans l’univers.
Qu’on juge après cela si c’est aux incrédules à concevoir ici de la défiance, et si nous n’avons pas au contraire sujet de tenir pour suspect des doutes que forment toutes nos passions, et des préjugés qui ont visiblement leur source dans tous les principes de nos erreurs.