La source immédiate du dogme chrétien, c’est la prédication de Jésus-Christ et des apôtres. Mais cette prédication n’est pas tombée d’abord dans des cerveaux vides, ni ne s’est adressée à un monde neuf. En Palestine, où elle fut premièrement reçue, dans le monde gréco-romain qu’elle atteignit ensuite, des doctrines, des systèmes régnaient, des institutions et des usages existaient depuis plus ou moins longtemps, avec lesquels le nouvel enseignement se trouva de suite en contact. Ceux mêmes qui l’adoptèrent et le répandirent avaient été formés, enfants, d’après ces usages et sur ces doctrines, ils avaient grandi au milieu de ces institutions, et il est naturel dès lors de penser que quelque chose a pu s’en glisser dans leurs conceptions et leurs formules du Christianisme. Une histoire du dogme doit donc débuter par un aperçu des idées et des systèmes dominants tant chez les Juifs que dans le monde gréco-romain au moment de l’apparition de Jésus-Christ, et jusqu’au milieu du iie siècle. Cet aperçu est nécessaire pour marquer l’influence que ces éléments ont eue ou pu avoir sur la première expression de la doctrine chrétienne.
[A consulter : G. Boissier, La religion romaine d’Auguste aux Antonins, Paris, 4e édit., 1892. C. Martha, Les moralistes sous l’empire romain, Paris, 1865 ; 5e édit., 1886. Réville, La religion à Rome sous les Sévères, Paris, 1886. Hatch. The influence of greek ideas and usages upon the Christian church, London, 7e édit., 1898. F. Cumont, Les religions orientales dans le paganisme romain, Paris, 1907 ; Les mystères de Mithra, 2e édit., Paris, 1992. Sur les livres hermétiques, voir L. Ménard, Hermès trismégiste, Paris, 1910.]
Au moment où Jésus-Christ vint au monde, un renouveau religieux était en train de se produire dans le monde gréco-romain, qui, tout en fortifiant l’attachement aux rites officiels, suscitait dans les âmes des aspirations vers des formes de culte plus personnelles et plus efficaces, pensait-on, que n’étaient les cérémonies anciennes. Cette renaissance était, en partie, l’œuvre d’Auguste (30 av. J.-C. — 14 ap. J.-C.), jaloux d’abriter son pouvoir sous le respect qu’inspirent toujours les traditions du passé. Elle était aussi et surtout l’œuvre des circonstances nouvelles où se trouvait la société. Les barrières entre les peuples tombant, les nationalités se mêlaient de plus en plus ; les ordres et les classes de citoyens s’effaçaient ; sous l’absolutisme grandissant la liberté se faisait rare, la fortune devenait incertaine, la vie même se sentait menacée. Toute la masse du peuple était pauvre, affamée, et ceux qui possédaient la richesse en avaient tellement abusé pour leurs plaisirs que le dégoût les avait enfin envahis, et qu’ils souhaitaient presque qu’une force étrangère vînt les arracher aux jouissances qu’ils étaient incapables de quitter d’eux-mêmes. D’autre part, la philosophie, impopulaire à Rome jusqu’au temps de Cicéron († 43 av. J.-C.), y avait conquis avec lui droit de cité, et y faisait entendre des enseignements plus sévères. Les cultes orientaux, en s’avançant vers l’Occident, réveillaient partout, sur leur passage, un sentiment religieux intense : ils ouvraient à la piété des horizons nouveaux, et lui offraient des pratiques et des émotions troublantes sans doute, mais correspondant cependant à des besoins profonds et d’autant plus forts qu’ils étaient plus mal définis.
Un des premiers résultats de cet état de choses fut l’espèce de syncrétisme religieux qui tendit à fondre en une toutes les religions nationales, à identifier entre eux les panthéons des vaincus et des vainqueurs, à ne plus représenter même les différents dieux que comme des attributs personnifiés d’un dieu unique, comme des manifestations de la force plastique universelle qui pénétrait et gouvernait le monde. Les lettrés acceptaient cette dernière conception, et le peuple, tout en restant fidèle au polythéisme, et au culte des dieux distincts, n’y répugnait pas non plus. Il s’en faut bien d’ailleurs que l’on se fit des dieux l’idée transcendante que nous avons du Dieu unique, et que le mot ϑεός eût la signification restreinte et exclusive que nous lui donnonsa. L’essence divine était regardée comme une, mais comme divisible et communicable. De cette essence étaient faits les dieux de la mythologie, heureux et immortels ; mais de cette essence était faite aussi l’âme des héros et des hommes les plus vertueux : il y avait en eux un génie qui devait leur survivre et prendre, après leur mort, place définitive au rang des dieux. L’apothéose des grands ancêtres d’abord, puis des hommes les plus considérables, étendue ensuite par la flatterie à tous les empereurs, n’a donc rien qui doive nous étonner. Il fut entendu même, dans chaque famille, que ses membres disparus étaient remontés vers les dieux d’où ils étaient descendus. A plus forte raison ne répugnait-on pas à l’idée de l’apparition des dieux sur la terre. L’opposition que cette idée avait rencontrée d’abord chez les esprits forts tomba peu à peu : au temps des Antonins elle avait conquis une partie de ses adversaires.
a – Clément d’Alexandrie, Stromat. VI, 14, P. G., IX,337 ; Origène, Prolegom. in Psalm., dans Pitra, Analecta, II, 437 ; Cicéron, De legibus, II, 11 : Omnium quidem animos immortales esse, sed fortium bonorumque divinos ».
L’immortalité de l’âme était, partant, une doctrine généralement reçue à cette époque, sauf de l’école épicurienne. L’âme, à sa sortie du corps, était jugée et associée aux dieux si elle avait pratiqué la justice, punie avec les méchants si elle avait été méchante elle-même. L’Elysée ou le Tartare l’attendait. On imaginait cependant quelquefois un troisième séjour pour certains coupables dont les fautes semblaient tenir du malheur plus que de la perversité. Mais du reste, à part les vieilles données de la mythologie, on ne savait, sur la nature du bonheur ou des supplices d’outre-tombe, rien de précis ni de certain. Les doctrines de Pythagore, en introduisant l’idée de la métempsychose, avaient brouillé quelque peu les anciennes traditions sur l’éternelle durée de la félicité élyséenne. Virgile, écho fidèle des croyances de son temps, nous a laissé de cette félicité deux descriptions successives qui ne s’accordent pas. Dans l’une, le bonheur des héros et des justes est sans ombre et sans fin : c’est la conception vulgaire. Dans la seconde apparaît la pensée de l’expiation : toutes les âmes, même celles des bons, doivent, pendant mille ans, expier plus ou moins sévèrement les souillures contractées pendant leur vie sur la terre ; après quoi elles boivent l’oubli au fleuve Léthé, et sont renvoyées dans le monde pour y commencer une nouvelle existence. C’est la conception pythagoricienne qui s’est juxtaposée à la première, sans la détruire.
Tels étaient les principaux éléments doctrinaux — assez pauvres, on le sent — qui composaient sous Auguste et un peu après lui, le paganisme classique. Ils pouvaient suffire à fonder un culte officiel : ils ne suffisaient pas à étancher la soif de certitude et d’émotions mystiques qui, de plus en plus, tourmentait certaines âmes. Le sentiment religieux, que l’empereur s’était efforcé de réveiller, se détourna plutôt de ces formes vieillies pour s’adresser à des cultes aussi vieux d’ailleurs, mais qui, pour cette société, étaient nouveaux, parce qu’ils lui étaient étrangers. Ce n’est pas que les cultes orientaux présentassent un enseignement théorique plus complet et plus sûr ; mais ils prétendaient, par des initiations mystérieuses et des pratiques inconnues jusqu’ici, justifier le fidèle de ses fautes, et le faire entrer dans une communion intime avec la divinité. Or cette société, du reste si corrompue, paraît avoir vivement ressenti le besoin de l’expiation, et aspiré au commerce avec le ciel. On vit donc les femmes surtout, gagnées par la gravité et l’austérité autant que par les prédications des prêtres d’Isis ou de la Déesse syrienne, jeûner rigoureusement, prendre des bains d’eau glacée, se priver de tels ou tels aliments impurs, s’infliger des pénitences et des macérations, se préparer aux fêtes des dieux en gardant une continence sévère. En certaines circonstances plus solennelles, on célébrait le taurobole, sacrifice expiatoire par excellence, où le sang de la victime venait purifier de leurs fautes et « régénérer pour l’éternité » ceux qu’il devait arroserb. Ces pratiques étaient accompagnées ou suivies d’initiations, où il semblait que l’au-delà fût révélé à l’initié, et que le dieu se montrât à lui dans ses mystères. De tous ces cultes, celui qui devait devenir le plus populaire après les Antonins, mais qui apparaît déjà à Rome vers la fin de la République, est celui de Mithra. Mithra est un médiateur et un rédempteur ; il a une hiérarchie, un sacrifice, un baptême et une cène : l’initié mange un morceau de pain et boit à un calice d’eau (Justin, I Apol. 66.4). Les Pères verront là une contrefaçon diabolique du christianisme (Dialog. c. Tryph., lxx). En tout cas, ce que le païen recherche dans toutes ces cérémonies, c’est cela même que l’âme chrétienne trouvera dans l’Évangile et dans ses institutions, le pardon des fautes commises, la purification non pas légale et rituelle, mais réelle et intérieure, le salut, la vie éternelle.
b – Taurobolio criobolioque in aeternum renatus (Corpus inscript, latin., VI, 510). La première mention du taurobole se trouve dans une inscription de Naples, de l’an 133 ap. J.-C.
Un lien plus intime tendait donc à s’établir entre la religion et la morale individuelle, la première n’étant plus une institution d’Etat, dont les magistrats étaient les prêtres, et dont la décence publique limitait toutes les prescriptions, mais un ensemble de sentiments personnels, où chacun devait puiser le courage de réformer sa conduite et de réfréner ses passions. Pour cette œuvre de rénovation toutefois, le sentiment religieux fut puissamment aidé, surtout dans les classes éclairées, par la philosophie.
Dans son enseignement métaphysique, celle-ci était, depuis longtemps, en pleine décadence. Chacune des grandes écoles pythagoricienne, platonicienne, aristotélicienne, épicurienne, stoïcienne comptait encore des représentants, mais qui se caractérisaient plutôt par ce qui restait dominant dans leur système que par ce qu’il s’y trouvait d’exclusif. Des rapprochements et des concessions de plus en plus fréquents tendaient à effacer les divergences et à fondre en une les diverses théories de Dieu et du monde. L’Académie s’était déjà, avec Arcésilas († 240 av. J.-C.), alliée au Pyrrhonisme : elle persévéra dans sa philosophie du vraisemblable avec Carnéade († 129 av. J.-C.), Philon de Larisse († vers 80 av. J.-C.) le maître de Cicéron, Antiochus d’Ascalon († 68 av. J.-C.) et Cicéron lui-même († 43 av. J.-C.). Mais elle s’allia surtout au stoïcisme. La métaphysique stoïcienne était fort simple. Il n’y a point d’esprit pur : tout est corps plus ou moins grossier. L’esprit, corps plus ténu, n’est autre que Dieu, qui, comme un feu subtil, un éther éternel, une force immanente et cachée répandue dans le monde, le pénètre, le meut, le gouverne, est son âme. De Dieu est sortie la matière, qui, après lui avoir servi de vêtement, doit de nouveau s’y absorber un jour. De lui aussi sortent toutes les forces de la nature, l’esprit même de l’hommec. Il est dans le monde le principe et la source de toute activité et de toute énergie, non parce qu’il la donne ou la crée du dehors, mais parce qu’elle est lui-même, ou émane, au sens strict, de lui. Il est donc, par excellence, le λόγος σπερματικός, la raison séminale de l’univers. Cet univers, il le gouverne par des lois immuables, ses propres lois à lui, car il s’identifie avec le Destin et l’ordre fatal du monde ; raisonnable d’ailleurs, parfait, exempt de tout mal, père de toutes choses. Rien ne semblait, de prime abord, plus éloigné que ce panthéisme matérialiste et que ce concept d’un Dieu immanent, de l’idée transcendante que Platon s’était faite de Dieu, et de l’opposition qu’il avait mise entre Dieu et la nature, surtout entre la matière et Dieu. Mais il y avait, dans Platon, un élément de conciliation. Il admettait une âme du monde, d’où étaient sorties les âmes des astres, lesquelles, en se divisant, avaient formé à leur tour les âmes des hommes et des animauxd. Dans cette âme était inséré le νοῦς divin, l’Intelligence, inférieure à l’idée du Bien qu’était Dieu lui-même, mais supérieure à l’âme. Or nous voyons déjà que le neveu de Platon, Speusippe, identifiait l’Intelligence divine avec l’âme du monde, tandis que certains stoïciens, comme Boethus (vers 150 av. J.-C.), regardaient Dieu non plus comme immanent, mais comme extérieur au monde qu’il régit. — D’autre part, on trouve des péripatéticiens du ier siècle avant J.-C., comme l’auteur du Περὶ κόσμου, qui distinguent de Dieu sa puissance (δύναμις), et nous représentent celle-ci comme pénétrant le monde, à la manière dont Dieu, suivant les stoïciens, le pénètre et l’anime. Même tendance syncrétiste du côté des pythagoriciens. La vérité est que la philosophie se désintéressait de plus en plus de la spéculation pure, pour porter sur la morale tout son effort. Le contact qu’elle prit avec l’esprit occidental et romain ne pouvait que la confirmer dans cette orientation.
c – Ἐξαποστελλόμεναι δυνάμεις ὡς ἀπό τινος πηγῆς. Zeller, op. cit. III, 1, p. 136, note 3.
d – Fouillée, La philosophie de Platon, II, 203, 204.
Cette morale, quand elle nous parle de nos devoirs envers Dieu, emploie du reste un langage bien différent de celui du stoïcisme spéculatif. Ici Dieu est la force divine animant le monde, le monde lui-même, la Nature, le Destin, la Fortune. Quand viennent les préceptes moraux, ce Dieu prend vie, se personnifie, devient juge, providence et père : Prope est a te Deus, tecum est, intus est… Sacer intra nos spiritus sedet malorum bonorumque nostrorum observator et custos… ipse nos tractat (Epist. 41.2). — Deus ad homines venit, immo quod est propius, in homines venit ; nulla sine Deo mens bona est (Epist. 73.16).— More optimorum parentum qui maledictis suorum infantium adrident, non cessant di beneficia congerere… unam potentiam sortiti, prodesse (De beneficiis, 7.31.4). La première de toutes les vertus est donc de se livrer à Dieu, d’accepter sans murmurer sa volonté, car c’est un ami, un père qui nous aime d’un amour fort. Il nous faut l’aimer nous aussi et lui être reconnaissant de ses bienfaits. Ce n’est pas assez : il nous faut le prier, car il entend nos supplications, et est sensible à nos misères. Ce sont les paroles et les conseils de Sénèque, ce qui ne l’empêche pas, quand la théorie reprend le dessus, d’égaler son sage idéal à Dieu, de le déclarer même, par certains côtés, supérieur à Dieu (Epist 53.11), d’assurer qu’il n’a rien à demander à Dieu, ni rien à en craindre.
En même temps cependant, Sénèque recommande vis-à-vis de soi-même une austérité discrète qui, sans avoir rien de singulier à l’extérieur, conserve à l’âme sa vigueur et son énergie. On usera modérément des richesses ; on fera des abstinences volontaires, afin de tenir le corps asservi ; on méprisera les honneurs et les dignités comme des choses qui ne nous rendent pas meilleurs ; on réprimera les mouvements trop vifs des passions. Il est cependant des émotions que l’on ne saurait ne pas éprouver et qu’il faut permettre, la douleur et les larmes, par exemple, en présence d’un grand deuil. Mais qu’on se souvienne bien que le corps est la prison de l’âme, qu’il l’appesantit et la contraint, qu’elle doit, par conséquent, continuellement combattre ses appétits, et même être capable de se défaire de lui, si elle le juge nécessaire.
Mais ce qu’il y a de plus frappant peut-être dans cette nouvelle morale, c’est l’idée de la fraternité universelle proclamée entre les hommes et celle d’un amour, on peut même dire d’une charité, qui doit les atteindre tous. On sent ici que des barrières sont en train de tomber, dont la chute modifiera peu à peu la nature des rapports entre les hommes. Non seulement Sénèque demande que l’on soit libéral et bienfaisant, que l’on nourrisse l’affamé, que l’on secoure l’égaré ou l’indigent, que l’on rachète l’esclave, et que l’on donne la sépulture au cadavre du criminel, mais encore il veut que l’on ne distingue pas entre ceux à qui l’on fait du bien, que l’on regarde l’esclave comme son prochain, et que nos ennemis mêmes ne soient pas exclus de nos bienfaits : Hominibus prodesse natura me iubet, et servi liberi ne sunt hi, ingenui an libertini… quid refert ? Ubicumque homo est, ibi beneficii locus est (De vita beata, 24) — Si deos… imitaris da et ingratis beneficia, nam et sceleratis sol oritur (De beneficiis, 7.26.1).
Ce sont là de beaux enseignements, et l’on conçoit que beaucoup de chrétiens aient cru, à partir du ive siècle, que Sénèque les avait reçus de saint Paule. Cependant, quand on va au fond de toute cette philosophie, et que l’on en considère toutes les affirmations, on ne trouve plus qu’elle cadre aussi bien avec les préceptes et surtout avec l’esprit de l’Évangile. Mais il importe de remarquer d’autre part que ces leçons ne restaient pas, autant qu’on pourrait le penser, à l’usage exclusif de la haute société de l’empire. A côté des philosophes qui, comme Cicéron, Sénèque ou Cornutus, écrivaient et parlaient pour les patriciens, il y avait des philosophes prédicateurs, comme Papirius Fabianus et plus tard Dion Chrysostome (vers 30-116), vivant de la vie du peuple, qui s’adressaient à la foule dans les théâtres ou au coin des rues, et qui l’initiaient, dans la mesure dont elle était capable de l’être, à ces fortes doctrines.
e – Il n’y a d’ailleurs rien de fondé dans l’opinion qui met Sénèque en rapport avec saint Paul.
L’aperçu que l’on vient de lire se rapporte à la philosophie et à la morale païennes au moment de la prédication des apôtres. Mais, à mesure que l’on avance vers la fin du ier siècle, et surtout au iie siècle, on voit cette philosophie prendre une teinte de plus en plus religieuse, s’allier de plus en plus étroitement à la religion, jusqu’à ce que, avec le néoplatonisme, elle aille se perdre même dans le mysticisme et la contemplation. Chez Épictète, il n’est plus question, suivant le langage du Portique, de vivre conformément à la nature (secundum naturam suam vivere ; — sequere naturam), il s’agit de se conformer « à la loi de Dieu », d’avoir sans cesse Dieu devant les yeux de l’esprit, pour l’adorer, le prier et se soumettre à lui. Marc-Aurèle est un dévot qui n’omet aucun sacrifice et qui se réclame de tous les cultes. Le stoïcisme fait d’ailleurs tous ses efforts pour donner une explication rationnelle et d’après ses principes de la mythologie. Jupiter devient l’âme du monde, le feu ou l’éther primitif ; les dieux ne sont que des personnifications des diverses forces émanées de lui. Les fables les plus obscènes sont représentées comme des façons d’exprimer des phénomènes naturels ; les oracles et les aruspices sont approuvés. Plutarque de Chéronée (vers 50-138) imagine un système qu’Apulée (vers 120-195) vulgarisera chez les Romains, et qui rend compte de toutes les croyances du polythéisme en même temps qu’il en justifie toutes les pratiques. Entre le Dieu suprême (ὄντως ὄν) et le monde se meuvent les démons ou génies, les uns bons, organes de la Providence et des révélations divines, les autres mauvais, fantasques et légers, qui sont les auteurs des sottises ou des turpitudes que la mythologie attribue à certains dieux. Il faut cependant, continue Apulée, les honorer tous, soit pour reconnaître leurs bienfaits, soit pour détourner leur colère, et rendre à chacun d’eux le culte qu’il désire et tel qu’il le désire. — Et pendant que le stoïcisme et le platonisme se rapprochent ainsi de la religion populaire, un nouveau pythagorisme vient, à son tour, pousser les âmes dans les voies de l’ascétisme et du renoncement. Sextius de Rome, qui vivait peu après Cicéron, recommandait déjà l’abstinence des viandes. Sotion (ier siècle après J.-C.) renouvelle cette recommandation. Un regain d’actualité se fait autour de la vieille légende de Pythagore. Ses disciples prônent la continence et le célibat, imposent des purifications et des baptêmes, établissent un choix des aliments. En même temps ils s’adonnent aux sciences occultes, et attribuent aux nombres une influence secrète. Nous touchons ici non plus seulement aux mystères des religions orientales, mais à la gymnosophistique et à la magie.
Tel était, dans le monde païen de Rome et de la Grèce, l’état religieux, philosophique et moral, aux temps qui virent la prédication évangélique et le premier établissement de l’Église. Je n’ai relevé que les traits par où ce paganisme se rapprochait du nouvel enseignement, et se portait, pour ainsi dire, au-devant de lui : il en était beaucoup plus par où il s’en éloignait. En résumé, deux mots pourraient exprimer cet état d’âme : c’était la confusion, l’incertitude, et en même temps une aspiration à la certitude et à la lumière. Les doctrines métaphysiques, base de tout le reste, étaient flottantes ; on n’était sûr ni de ce qu’était Dieu, ni de ce qu’était l’âme et de ce qu’elle deviendrait, et par là se trouvaient, pour une bonne part, énervés les aphorismes moraux que la saine raison d’un Cicéron ou d’un Sénèque avait su découvrir. Mais beaucoup d’âmes voulaient être fixées, et s’adressaient pour cela où elles pouvaient, aux mystères, aux songes, à la magie. Cependant, au-dessus de ce chaos des idées, une chose s’élevait, respectée de tous, l’unité politique et la puissante organisation de l’Empire. Si cette unité constitua plus tard un danger pour le christianisme, en armant contre lui la plus forte et la plus vaste administration qui se soit vue, elle offrit d’abord à son expansion une singulière facilité, en même temps qu’elle présentait un admirable modèle de la cohésion qui devait régner dans l’Église. Et la liberté de fonder, dans cet immense corps, des collèges, des associations privées d’un caractère plus ou moins religieux, permit encore aux partisans du nouveau culte de s’établir sans bruit dans le droit de tous, et d’y trouver plus d’une fois un refuge quand la persécution vint à sévir.