Saint Ignace, appelé aussi Théophore, avait, suivant la tradition, succédé à Evodius, premier évêque d’Antioche après saint Pierre (Eusèbe, H. E., 3.12). De sa jeunesse et même de son épiscopat on ne sait rien de certain. On soupçonne seulement qu’il était né dans le paganisme et s’était plus tard converti.
Il était évêque d’Antiochec, quand une persécution dont on ignore le motif s’abattit sur son Église. Il en fut la plus noble et peut-être l’unique victime. Condamné aux bêtes, Ignace dut prendre le chemin de Rome pour y subir son supplice.
c – L’opinion d’E. Bruston, qui en fait un diacre d’Antioche, ne semble pas avoir trouvé d’écho.
Le voyage se fit tantôt par terre et tantôt par mer. Il passa à Philadelphie de Lydie, et de là arriva à Smyrne par la route de terre. A Smyrne, il fut accueilli par l’évêque Polycarpe, et reçut des délégations des églises voisines, d’Éphèse, de Magnésie et de Tralles avec leurs évêques respectifs, Onésime, Damas et Polybe. C’est à Smyrne qu’il écrivit ses lettres aux Ephésiens, aux Magnésiens, aux Tralliens et aux Romains. Puis de Smyrne il vint à Troas, et y écrivit ses lettres aux Églises de Philadelphie et de Smyrne, et la lettre à Polycarpe. Un vaisseau le transporta ensuite à Néapolis d’où partait la route de terre qui, passant par Philippes et Thessalonique, aboutissait à Dyrrachium (Durazzo), en face de l’Italie. Les Philippiens reçurent Ignace avec vénération et, après son départ, écrivirent à Polycarpe pour le prier de faire porter par son courrier la lettre qu’ils destinaient aux chrétiens d’Antioche, et lui demander de leur envoyer à eux, Philippiens, ce qu’il possédait des lettres d’Ignace. C’est le dernier renseignement que nous ayons sur l’évêque d’Antioche. Il souffrit à Rome la mort qu’il avait désirée ; mais les deux relations de son martyre qui nous restent (Martyrium romanum, Martyrium antiochenum) sont légendaires.
Les lettres de saint Ignace nous sont parvenues en trois recensions différentes :
Une recension longue qui, outre les sept lettres susdites en une forme plus développée, comprend six autres lettres : une lettre de Marie de Cassobola à Ignace, et cinq lettres d’Ignace à Marie de Cassobola, aux Tarsiens, aux Antiochiens, à Héron et aux Philippiens : en tout treize lettresd.
d – On en trouvera le texte dans le second volume des Patres apostolici de Funk.
Une recension courte, en syriaque, qui comprend seulement, sous une forme très abrégée, les trois épîtres à Polycarpe, aux Ephésiens et aux Romainse.
e – Edit. W. Cureton, The ancient syriac version of the Eplstles of S. Ignatius, London,1845.
Enfin une recension moyenne, qui comprend les sept épîtres aux Ephésiens, aux Magnésiens, aux Tralliens ; aux Romains, aux Philadelphiens, aux Smyrniotes et à Polycarpe dans un texte moins développé que celui de la recension longue, plus développé que celui de la recension courte.
Or, de l’aveu actuellement unanime, ni la recension longue, ni la recension courte n’ont droit à représenter l’œuvre authentique d’Ignacef. Celle-ci, si elle s’est conservée quelque part, l’a été dans la recension moyenne. Mais l’a-t-elle été même dans la recension moyenne ? Autrement dit, les sept épîtres de la recension moyenne sont-elles authentiques ?
f – La collection longue est l’œuvre d’un faussaire semi-arien ou apollinariste de la fin du ive siècle ; la forme courte n’est qu’une abréviation des trois lettres correspondantes dans la recension moyenne.
A cette question, longtemps et âprement débattue, il faut répondre par l’affirmative. Les considérations intrinsèques, les seules à peu près que l’on puisse invoquer contre cette solution, n’ont vraiment aucune force, et ne sauraient prévaloir contre les témoignages d’Eusèbe (H.E., 3.22,36,38), d’Origène (In Cantic. canticor., prolog. ; In Lucam, homil. vi), de saint Irénée (Adv haer., 5.28.4) et de saint Polycarpe (Ad Philipp., xiii). Sauf quelques auteurs obstinés, les critiques même protestants et rationalistes se mettent d’ailleurs sur ce sujet de plus en plus d’accord avec les catholiques. On peut dire que l’authenticité des épîtres ignatiennes est un point acquis.
A quelle date ces épîtres ont-elles été écrites ? A une date évidemment qui coïncide sensiblement avec celle de la mort de saint Ignace. Or celle-ci ne saurait être exactement fixée. Une seule chose paraît certaine : c’est qu’Ignace fut martyrisé sous Trajan (98-117). Les actes du martyre donnent la neuvième année de Trajan (107), saint Jérôme (De vir. ill., 16) la onzième année (109). On ne se trompera guère en plaçant ce martyre et par conséquent la composition des lettres autour de l’an 110.
Le but principal que se propose Ignace dans toutes ses épîtres — sauf celle aux Romains — est de précautionner les fidèles à qui il écrit contre les erreurs et les divisions que tâchaient de semer parmi eux certains missionnaires de l’hérésie et du schisme. La doctrine que ceux-ci s’efforçaient de propager était une sorte de gnosticisme judaïsant : d’un côté, ils poussaient à la conservation des pratiques juives ; de l’autre, ils étaient docètes et, ne voyaient dans l’humanité de Jésus-Christ qu’une apparence irréelle. De plus, ils se séparaient du gros de la communauté, et tenaient à part leurs conventicules liturgiques. Saint Ignace combat leurs prétentions en affirmant que le judaïsme est périmé, et en insistant avec force sur la réalité du corps et des mystères de Jésus ; mais il s’efforce surtout de ruiner dans son principe toute leur propagande, en recommandant aux fidèles, comme le premier de leurs devoirs, de ne se séparer jamais de leur évêque et de leur clergé. Au-dessous de l’évêque, unique dans chaque Église, Ignace distingue nettement un corps de prêtres et de diacres qui lui sont soumis. Ils constituent avec l’évêque l’autorité à laquelle il faut nécessairement obéir si l’on veut que se maintiennent dans l’Église l’unité et la saine doctrine.
Quant à l’Épître aux Romains, son objet est spécial. Ignace craint que, mûs par une fausse compassion, les fidèles de Rome n’essaient d’empêcher son martyre. Il les supplie de n’en rien faire.
Le style d’Ignace est « rude, obscur, énigmatique, plein de répétitions et d’insistances, mais d’une énergie continue, et çà et là d’un éclat saisissant » (Batiffol). Nul auteur, si ce n’est saint Paul à qui il ressemble beaucoup, n’a mieux fait passer dans ses écrits toute sa personne et toute son âme. Un mouvement que l’on sent irrésistible entraîne cette composition incorrecte et heurtée. Un feu court sous ces phrases où parfois un mot inattendu jaillit comme un éclair. La beauté de l’équilibre classique a fait place à une beauté d’ordre supérieur, parfois étrange, qui a sa source dans l’intensité du sentiment et dans les profondeurs de la piété du martyr. Rien n’égale, à ce point de vue, la lettre aux Romains : elle est peut-être le plus beau morceau, en tout cas « l’un des joyaux de la littérature chrétienne primitive » (Renan).