(1516 à 1517)
Vandel et ses quatre fils – L’évêque fait enlever le père – Émotion des fils et du peuple – Berthelier déchire ses lettres de châtelain – On s’adresse à l’évêque qui s’enfuit – Miracles d’un moine – Fêtes et débauches – Berthelier appelle à la liberté – Sarcasmes et redressements des torts – Pas de liberté sans moralité
L’évêque, le premier valet de son cousin, se disposa à agir selon ses ordres. Le duc lui avait imposé un curateur, qui ne lui donnait que ce qui lui était absolument nécessaire pour s’entretenir fort maigrement. Un citoyen notable lui demandant un jour une faveur, Jean de Savoie s’écria : « Je n’ai que ma crosse et ma mitre, les biens sont au duc ; c’est le duc qui est évêque, c’est le duc qui est abbé… » — « Or, ajoute le chroniqueur, le duc étant fort rapineux, Jean dût lâcher la bride aux « exacteurs de Son Altesse. » Ils imposaient des amendes excessives ; quoique la peine de première instance ne dût être que de soixante sous, ils exigeaient cinquante livres. Jamais prince ne fit autant d’efforts pour étouffer la révolte que le bâtard pour la fomenter. Il déployait presque du courage dans le dessein de perdre sa principauté, mais c’était à force de servilité. Il enlevait aux syndics leurs attributions judiciaires ; il jetait en prison des bourgeois pour se venger d’offenses privées ou imaginaires. On commençait à murmurer. « Singulier pasteur ! disait-on, il ne se contente pas de tondre le troupeau, mais il le harcèle et le déchire par ses chiens. » Les partisans de Savoie se réjouissaient. Un de ces exploits du bâtard faillit, en effet, bouleverser Genèvev.
v – Lévrier, Chron. des comtes de Savoye, II, p. 112. — Galiffe, Matériaux pour l’histoire de Genève, II, p. 20, 176. — Savyon, Annales, p. 50.
Claude Vandel était l’un des citoyens les plus considérés de la ville. Jurisconsulte distingué, homme d’un noble caractère, d’une probité sans tache, de manières modestes et respectueuses, mais aussi d’un grand courage, il soutenait à ses propres périls les faibles et les petits contre les poursuites des grands. Un bourgeois étant injustement attaqué par l’un des officiers de l’évêque, Vandel prit sa défense et irrita ainsi le prélat, qui jura d’en tirer vengeance. Mais comment s’y prendre ? Le peuple respectait Vandel ; ses ancêtres avaient occupé les premières charges de l’État ; sa femme, Mie du Fresnoir, était d’une grande famille, alliée aux Chaulions et à d’autres maisons savoyardes du premier sang. De plus, Vandel avait autour de lui quatre fils, étroitement unis entre eux, pleins de vénération pour leur père, et qui tous devaient un jour être appelés à un rôle important. L’aîné, Robert, fut l’un des syndics ; Thomas fut chanoine, procureur fiscal, et l’un des premiers prêtres qui embrassèrent la Réformation ; les deux puînés, Hugues et Pierre, alors jeunes garçons, furent, l’un ambassadeur de la république en Suisse, et l’autre capitaine général. On savait à l’évêché que les fils Vandel ne permettraient jamais que l’on mît la main sur leur père ; que le peuple même prendrait sa défense. Néanmoins on résolut de faire plier les Genevois sous le joug d’une autorité absolue. Thomas, qui était alors curé à Morges, apprenant les dangers qui menaçaient son père, accourut à Genève. Il avait le caractère le plus décidé, et « maniait, disait-on, l’épée mieux que le bréviaire. » En apprenant le dessein de l’évêque, ses frères et lui avaient senti en leur cœur de ces mouvements inattendus et soudains que donne la plus noble des affections, et ils avaient juré de faire de leur corps un rempart à leur père. L’évêque et ses courtisans eurent recours à la ruse. Vandel était à la campagne ; Robert et Thomas faisaient la garde autour de lui. On répandit le bruit que les spadassins de l’évêque viendraient, à la tombée de la nuit, s’emparer du jurisconsulte. En conséquence, Robert et Thomas, « devant que la nuit survînt, » allèrent guetter ceux qui devaient emmener leur père. Mais ceux-ci au lieu de sortir à l’heure assignée, l’avaient devancée, et s’étaient cachés près de la maison. La nuit étant venue ils sortirent de leur retraite, et tandis que les fils et les amis de Vandel les attendaient ailleurs, ils enlevèrent le républicain Claude, le lièrent, le firent entrer par la porte cachée d’une poterne, et le conduisirent à travers une galerie souterraine jusque dans la prison de l’évêchéw.
w – Bonivard, Chroniq., II, p. 257. — Registres de Genève, 29 juin 1515. — Savyon, Annales, p. 51. — Manuscrits de Roset et de Gautier.
Le lendemain, les fils de Vandel, désolés, coururent chez leurs amis et apostrophèrent les citoyens qu’ils rencontraient dans les rues. Ils représentaient que les syndics seuls avaient le droit d’instruire les causes criminelles, et qu’en arrêtant leur père, l’évêque avait foulé aux pieds les franchises de la cité. Le peuple s’émut, le conseil s’assembla ; les syndics se rendirent vers le prélat et lui demandèrent de délivrer Vandel, ou de leur remettre à eux, ses juges légitimes, les pièces de son procès.
« Mon conseil, répondit l’évêque, examinera si cette prise est contraire à vos libertés, auquel cas je réparerai ce qu’il y aura à réparer. » Le conseil épiscopal lui-même vota pour l’élargissement de Vandel ; mais le bâtard le refusa obstinément.
Alors la colère du peuple s’enflamma contre les citoyens qui avaient accepté des pensions de l’évêque.
« Ce prélat sait fort bien, disait-on, que quelques-uns parmi eux préfèrent son argent aux libertés de la ville. Comment craindrait-il de porter atteinte à nos droits, puisque des traîtres les lui ont vendus ? » Le curé Thomas Vandel, le plus prompt de la famille, courut chez Berthelier. « L’irritation est générale, lui dit-il, et pourtant on hésite ; personne n’ose attacher le grelotx. » Berthelier se joignit aux fils de Vandel, et leurs représentations hardies, ainsi que les murmures du peuple émurent les syndics. La journée (29 juin) était déjà avancée. N’importe, le soir même, à huit heures, heure inaccoutumée, le conseil se réunit et « tous les plus apparents de la ville, au nombre d’environ trois cents, » se joignirent à l’assemblée. On accourait, on se pressait, la salle était comble. Berthelier était là. Il était encore châtelain de Peney, de par l’évêque ; et celui-ci se réjouissait avec ses courtisans de lui avoir mis « un os dans la bouche pour l’empêcher d’aboyer. » Il y avait bien quelques Genevois qui lui lançaient un regard sombre, comme si ce grand citoyen lui-même trahissait la patrie. Mais Berthelier était calme ; sa contenance était assurée ; il était prêt à porter le premier coup. Les syndics exposèrent l’acte illégal de l’évêque ; les fils du prisonnier demandèrent qu’on vengeât leur père ; Berthelier s’écria : « Pour maintenir les libertés de la ville, il faut agir sans crainte ; délivrons le citoyen que des traîtres ont enlevé. » Jean Tacon, capitaine général, et en même temps pensionnaire de l’évêque l’arrêta : « Tout doux, dit-il, si nous faisions comme vous l’entendez, il y a des inconvénients qui pourraient en advenir. » Berthelier, fort courroucé, s’écria : « Maintenant se montrent les pensionnaires ! » A ce mot Tacon ne se contint plus : « C’est vous, dit-il avec colère, oui, vous, qui m’avez montré chemin de prendre pension. » A l’ouïe de ce reproche, Berthelier, tirant de son sein les lettres de l’évêque qui l’avaient fait châtelain de Peney, et dont il s’était muni en se rendant au conseil, les mit en pièces devant l’assemblée, en disant : « Puisque je vous ai montré le chemin de les prendre, voyez là, je vous montre maintenant celui de les laisser. » Cette parole agit comme une étincelle électrique. « Plus de pensions ! » disait-on de tous côtés. Tous les pensionnaires se déclarèrent prêts à déchirer leurs lettres patentes comme Berthelier. Le tumulte était excessif : « Qu’on sonne le conseil général, disaient quelques-uns. — Non, non, disaient les plus prudents, ce serait le signal d’une grande émeute et le peuple se ferait justice à lui-mêmey. »
x – La sonnaille.
y – Bonivard, Chroniq., II, p. 258.
Il fallait pourtant faire quelque chose. Une partie de l’assemblée se leva, alla devant le palais épiscopal, et se mit à appeler le prélat : « Relâchez le détenu ! » s’écriaient-ils. Mais l’évêque ne paraissait pas ; les fenêtres et les portes du palais restaient hermétiquement fermées. L’irritation devint générale. « Puisque le prince fait défaut, dit-on, il faut donc assembler le peuple. » Aussitôt Jean Bernard, dont les trois fils jouèrent un rôle important dans la Réformation, courut à la tour de Saint-Pierre pour sonner le conseil général. Mais les prêtres, prévoyant ce qui allait arriver, avaient fermé le clocher. Bernard ne se désista pas de son dessein ; il saisit un gros marteau de fer et se mit à frapper violemment la porte. Quelques citoyens arrivèrent et l’arrêtèrent ; ils venaient d’apprendre que si le bâtard ne se montrait pas, c’est que, craignant la fureur du peuple, il avait quitté Genève à grande hâte. Une pensée consolait l’évêque au milieu de ses terreurs. « Certes, pensait-il, voici un argument qui convaincra le sacré collège ; mon peuple se révolte !… » Mais le conseil épiscopal pensa tout autrement ; l’arrestation de Vandel était illégale, il mit en liberté ce citoyen. « Dès lors s'engringea (s’envenima) de plus fort, la haine de l’évêque contre ceux qui ne consentaient pas à sa tyranniez. »
z – Bonivard, Chroniq., II, p. 271. — Galiffe, Matériaux pour l'histoire de Genève, II, p. 122 — Savyon, Annales, p. 52.
L’énergie déployée par les citoyens fit comprendre au bâtard ce qu’il avait à attendre s’il voulait porter la main sur leur indépendance. Ses affidés résolurent en conséquence de s’y prendre autrement, d’énerver ce peuple si fier et si fort, et dans ce but, de répandre de plus en plus dans Genève les superstitions et la dissolution. La superstition empêchera les citoyens de s’occuper de réforme et de vérité, tandis que la dissolution leur fera oublier leur dignité, leurs droits et leurs plus précieuses libertés. Ce dessein ne tarda pas à se réaliser.
Au commencement de 1517 (c’est l’année où la Réformation commença en Allemagne), un moine déchaussé, nommé Thomas, vint prêcher à Genève en italien, et le peuple, qui n’y comprenait rien, l’écouta avec admiration. La vierge Marie, les saints et les trépassés étaient son thème ordinaire. Bonivard haussait les épaules et disait : « Il saute toujours du coq à l’âne, comme un idiot ! » Alors le moine se mit à faire des miracles ; on amenait des malades au sortir de l’église ; il bénissait de la droite, de la gauche, et plusieurs s’en retournaient guéris. « Qu’en dites-vous ? demandaient, d’un air de triomphe, quelques dévots au sceptique prieur. — Eh, répondait-il, Imaginatio facit casuma. Ces imbéciles s’imaginent tellement qu’il les guérira, que l’effet en sort ; mais il n’est pas de longue durée, et plusieurs s’en retournent plus malades qu’ils n’étaient venus. » Messieurs du conseil, assotis comme les autres, envoyèrent au moine « présents de princes. »
a – « C’est leur imagination qui produit cet effet. »
La superstition ne suffisant pas, on y ajouta fêtes et débauches. Le duc Philibert le Beau, venu à Genève en 1498 avec René, son frère bâtard, avait mis déjà en œuvre ce moyen de dompter les Genevois. « Allez, avait-il dit à ses plus nobles seigneurs, et gagnez tous ces marchands et ces artisans en étant avec eux sur le pied de la plus grande familiarité. » En effet les nobles savoyards s’approchant d’un air affable des Genevois, s’asseyaient à leurs côtés, dans les tavernes, buvaient, riaient, chantaient, éblouissaient les simples par leurs paroles enflées et « leurs grandes parades ; » couvraient de propos magnifiques leurs tromperies entortillées ; et même, laissant là toute pudeur, ils se permettaient des regards et des gestes pleins d’une détestable incontinence, infectaient d’impureté les cœurs, et corrompaient la jeunesse. Les prêtres, loin de s’opposer à ces débordements, étaient des premiers à s’y livrer. Une honteuse lasciveté engendrait des excès coupables qui devaient amener la ruine de ceux qui s’y livraient et celle de la ville elle-même. L’effronterie se promenait dans les rues. « Vraiment, disaient les étrangers qui s’arrêtaient à Genève, c’est une ville plongée aux délices jusques aux yeux ! L’Eglise, la noblesse et le peuple y sont dédiés à tout débordement. On n’y voit que jeux, danses, momeries, banquets, paillardises, et pour conséquences, noises et débats. Abondance y engendre insolence, et Genève mérite certes d’être battue des verges de Dieub ! »
b – Bonivard, Chroniq., II, p. 318, et passim.
Philibert Berthelier, doué d’un indomptable courage, d’une infatigable activité, enthousiaste de l’indépendance et des droits antiques de la liberté, mais atteint lui-même du mal universel, mit alors à exécution le plan qu’il avait conçu et résolut de tourner contre la Savoie les habitudes dissolues dont elle avait doté sa patrie. Il se jeta au milieu des fêtes, des banquets, des débauches ; il but, il rit, il chanta avec les enfants de Genève ; il n’y eut pas une fête dont il ne fut : « Bonus civis, malus homo ! » disait-on de lui. « Oui, malus homo, mauvais homme, disait-il ; mais puisque les hommes sages ne veulent pas hasarder leurs conforts, pour une entreprise dont ils désespèrent, il me faut sauver la liberté au moyen des fous. » Il mit son esprit pratique, sa grande sagacité, à gagner les hommesc, et atteignit le but qu’il s’était proposé. Les réunions des enfants de Genève changèrent aussitôt de caractère ; Philibert le Beau en avait fait une école de servitude ; Philibert Berthelier en fit une école de liberté. Ceux qui s’opposaient aux usurpations des princes savoyards, tenaient hardiment leurs assises dans ces joyeux et bruyants festins. Le grand citoyen, comme s’il eût été doué d’une vertu magique, avait entièrement tourné l’esprit genevois, et le tenant en sa main, il lui faisait faire tout ce qu’il voulait. Les sarcasmes tombaient sur l’évêque et sur les ducaux, et tous les quolibets étaient accueillis par des éclats de rire et des applaudissements. Si quelque officier épiscopal commettait une illégalité, on la dénonçait dans ces étranges parlements ; et ces redresseurs de torts se chargeaient de faire justice à la victime. Le parti savoyard se mettant en dehors de la loi, le parti genevois faisait de même, et la guerre commençait.
c – « Ad alliciendum homines ad se. » (Galiffe, Matériaux pour l'histoire de Genève. Interrogations de Pécolat. II, p. 42.)
Berthelier avait-il pris le bon chemin ? était-ce sur de telles bases que l’indépendance genevoise devait être établie ? Certes, non ; la vraie liberté ne peut exister sans la justice, et par conséquent sans un changement moral qui provient de Dieu. Tant que la jeune Genève aimait avant tout l’amusement, l’évêque et le duc pouvaient encore s’emparer d’elle. L’amour du plaisir était tel chez la plupart de ces jeunes gens, qu’il suffisait de leur jeter l’amorce avec quelque habileté, pour qu’ils la saisissent avec une brûlante impétuosité. Ils sentaient bien alors, dit un écrivain du seizième siècle, l’hameçon qui les étranglait ; mais ils n’avaient pas la force de l’arracher. Cette force devait venir de plus haut. L’esprit humain, si inconstant et si faible, trouva dans la Parole de Dieu la puissance dont il avait besoin et que la renaissance du quinzième siècle ne lui eût jamais donnée. La Réformation était nécessaire à la liberté, parce qu’elle l’était à la moralité. Quand dans quelques pays, en France par exemple, la pensée protestante déclina, l’esprit humain perdit aussi son énergie, la dissolution envahit de nouveau la société ; et cette nation si bien douée, après avoir entrevu une magnifique aurore, retomba dans la nuit profonde de la puissance traditionnelle de Rome et du despotisme des Valois et des Bourbons. La liberté n’a jamais été solidement établie que parmi les peuples où la Parole de Dieu régnaitd.
d – Bonivard, Chroniq., II, p. 165, 171. — Police de Genève, Mém. d’Archéol., V, p. 381. — Galiffe, Matériaux pour l'histoire de Genève, p. 201, 207, 216. — Calvin, passim.