Vie de John Hunt, missionnaire aux îles Fidji

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Somosomo (suite et fin)

(1839-1842)

Les missionnaires refusent de quitter Somosomo. — Témoignage que leur rend un officier américain. — Quelques succès. — Guérisons. — La glace se rompt. — Influence des principes chrétiens. — Quelques conversions et quelques progrès. — Recrudescence du mal. — La guerre et ses horreurs. — Epreuves accumulées. — Nouvelles d’Europe. — Un grand péril et une grande délivrance. — Maladies. — Luttes et victoires intérieures. — Soins médicaux. — Guérison du régent. — Un emportement du roi malade. — Division de travaux. — Construction d’une nouvelle maison. — Fragment d’un sermon de Hunt. — La méthode de sa prédication. — Ses travaux de traduction. — Ses études théologiques et littéraires. — Résultats de son séjour à Somosomo. — Influence qu’il y exerça. — Abandon de ce poste en 1847.

Les épreuves s’entassèrent sur cette partie de la vie du missionnaire. L’opposition des naturels, loin de se ralentir, grandissait chaque jour ; les chefs en vinrent à défendre d’embrasser le christianisme, et cela sous peine de la mort et du four, ce qui signifiait qu’après avoir été cruellement égorgés, les chrétiens devaient être rôtis et dévorés. La santé des deux familles souffrait considérablement de la réclusion dans une habitation malsaine à laquelle elles se trouvaient condamnées par la volonté tyrannique du roi ; celui-ci en effet, bien qu’il leur eût promis de leur laisser construire une maison, avait toujours renvoyé et éludé la chose. Il paraîtrait naturel que, dans une position aussi pénible, les missionnaires eussent soupiré après le moment où il leur serait permis d’abandonner ce terrain inculte qu’il semblait impossible de défricher. Il n’en était rien pourtant. Pendant l’année 1840, deux vaisseaux de l’expédition envoyée par les Etats-Unis pour explorer les mers du Sud, touchèrent à Somosomo. Le commodore Wilkes et son équipage entrèrent en relations avec les deux missionnaires, et, pleins de sympathie pour leurs souffrances, ils mirent à leur disposition un de leurs bâtiments pour les transporter, eux et leurs biens, sur le point qu’ils indiqueraient, et ils s’engagèrent à les couvrir de la protection du drapeau des Etats-Unis. Dans la narration qu’il publia de ce voyage d’exploration, Wilkes rend un témoignage sympathique et ému aux missionnaires. « On ne doit pas s’imaginer, dit-il, qu’en face de l’état déplorable des habitants, les succès des missionnaires soient bien décisifs et de nature à récompenser suffisamment leurs pénibles labeurs et les souffrances auxquelles ils sont exposés avec leurs familles. Il est peu de positions au monde qui réclament autant de courage physique et moral que celle où se trouvent placés ces hommes pieux et dévoués. Il n’y a qu’un vif sentiment du devoir et une vaillante détermination de l’accomplir coûte que coûte qui puisse pousser des personnes habituées à la civilisation à se soumettre au spectacle des scènes horribles et dégoûtantes dont ils sont les témoins journaliers. Je ne connais surtout aucune position aussi pénible que celle-là pour une femme aimable et bien élevée, comme nous en avons rencontré à Somosomo. » L’expression de sentiments aussi sympathiques de la part d’un officier distingué ne put que toucher vivement les missionnaires ; mais rien ne pouvait les décider à abandonner l’œuvre commencée par eux. Ces hommes et ces femmes héroïques déclinèrent, sans la moindre hésitation, l’offre généreuse qui leur était faite, convaincus que Dieu les appelait à se dépenser tout entiers au service de l’œuvre ingrate qu’ils avaient entreprise, et ne s’effrayant pas même de la sombre perspective de mort qui planait sur eux.

L’année suivante, au moment même où les horreurs de la guerre les entouraient de tous côtés, un autre navire vint les visiter, et cette fois encore, ils aimèrent mieux demeurer dans leur île que de se réfugier auprès de leurs collègues, placés dans de meilleures circonstances extérieures.

On se demande quel motif pouvait attacher ces hommes, tous deux au début de la vie, tous deux accompagnés de leurs jeunes femmes, à ce sol ingrat et inhospitalier. C’était assurément la pensée du devoir à accomplir et l’assurance que de plus beaux jours se lèveraient pour la pauvre île de Taviouni. Tout n’était pas désespéré d’ailleurs, et quelques âmes simples s’ouvraient ça et là à la prédication de l’Évangile. Dans les moments de calme qui suivaient les accès de férocité des naturels, Hunt se mettait à l’œuvre, et chaque jour il annonçait la bonne nouvelle à ceux que la curiosité ou des besoins sérieux lui amenaient. Touikilakila, le fils aîné du roi, et depuis longtemps le vrai souverain, avait déclaré qu’il mettrait à mort le premier qui ferait profession de christianisme. Dieu lui-même se chargea de la difficulté ; le premier insulaire qui embrassa publiquement la foi chrétienne fut le frère du roi, l’oncle par conséquent du régent ; et ce fut le monarque lui-même qui lui conseilla cette détermination, comme moyen d’obtenir la guérison d’une grave maladie, par la grâce du Dieu des missionnaires et par le moyen des remèdes qu’ils administraient. D’autres suivirent cet exemple pour une raison semblable. Ces conversions, à coup sûr, étaient un peu suspectes, mais au moins la glace était rompue.

Des centaines de personnes à cette époque avaient déjà entendu l’Évangile de la part des missionnaires, soit au moyen des visites qu’ils faisaient aux diverses parties de l’île, soit dans la petite école qu’ils avaient organisée, et où une quarantaine d’élèves, jeunes ou vieux, étaient déjà venus s’asseoir. Bon nombre de gens, amenés par leurs affaires dans la capitale de l’île, étaient aussi entrés en relations avec les missionnaires, et avaient porté l’écho de leurs enseignements sur tous les points du pays. La curiosité aidant, les idées chrétiennes s’étaient répandues de divers côtés. Une fois que le signal fut donné, il se manifesta un certain empressement à s’enquérir des vérités de la religion enseignée par les missionnaires. Çà et là quelques âmes sérieuses commencèrent à se tourner vers l’Évangile et à subir son influence. Bientôt (juillet 1840) on compta vingt-un chrétiens de profession et sur ce nombre une douzaine environ offraient des garanties de stabilité tout à fait suffisantes, et suivaient les petites réunions intimes nommées classes, qui sont une particularité de l’organisation de l’église méthodiste, même dans ces parages éloignés. Le succès ne venait que lentement, mais il était impossible que la foi ardente, que le courage inébranlable de ces pionniers de l’Évangile ne portassent pas leurs fruits. Chaque conquête sur le paganisme dut se faire à son heure et à la suite de tentatives longtemps infructueuses, et ce ne fut que pas à pas que la religion de l’Évangile put gagner du terrain. Ici, c’était une veuve sur le point d’être étranglée que l’on arrachait à ses bourreaux ; là, à force d’intercession, on obtenait le salut de quelques prisonniers de guerre destinés à servir d’aliment à leurs vainqueurs ; ailleurs encore, on réussissait à faire lancer à la mer un canot neuf, sans immolation de victime humaine, chose absolument sans précédents dans les fastes de Fidji. Le paganisme, comme toutes les mauvaises causes, a besoin de s’exagérer pour vivre. En émondant l’une après l’autre toutes les habitudes barbares qu’il avait établies chez ses adhérents, les missionnaires l’attaquèrent à la racine. Son prestige s’en allait en même temps que disparaissaient ou s’atténuaient les mœurs féroces qu’il avait prises sous son patronage.

Il ne faudrait pas croire néanmoins que ce changement qui semblait s’être opéré chez les habitants de l’île fût radical et définitif. Les circonstances qui l’avaient provoqué étaient, nous l’avons remarqué, d’une nature purement matérielle et fort indépendantes des dispositions morales des insulaires, qui étaient loin d’être généralement transformées. Le paganisme avait sans doute reçu de graves atteintes à leurs yeux par la prédication des missionnaires ; mais, s’ils étaient disposés à faire bon marché de leurs superstitions et de leurs dieux, ils ne l’étaient pas à renoncer aux mœurs cruelles et aux habitudes sanguinaires que le paganisme leur avait enseignées. On le vit bien en 1841. Cette année, la seconde du séjour de Hunt à Somosomo, fut remplie de guerres qui lâchèrent la bride à toutes les passions mauvaises un moment endormies et contenues. Chez ce peuple, la loi de la guerre est que tous les prisonniers soient dévorés ; aussi les fours ne se refroidirent-ils pas. Leur fumée pestilentielle pénétrait dans la demeure du missionnaire et y engendrait des maladies, et le chef sauvage, dans un de ces accès de fureur qui lui étaient fréquents, avait juré de massacrer les missionnaires et leurs femmes, s’ils s’avisaient de fermer leurs portes. Ceux-ci ne perdaient pas courage en présence de ces subits retours des mœurs païennes et de ces redoublements de méchanceté chez les natifs.

Les épreuves abondaient au sein des familles missionnaires, puisque pendant les premiers mois de l’année, tous les membres des deux familles furent malades et qu’un enfant de M. Lyth mourut du croup ; en outre, c’était une souffrance bien vive pour ces deux serviteurs de Christ, isolés de leurs collègues et privés de toute sympathie, de voir échouer leurs travaux persévérants devant l’inconstance et la légèreté des natifs, et de se voir abandonnés par ceux sur lesquels ils avaient le plus compté.

Pendant cette année, les deux familles solitaires furent réjouies par la visite du surintendant général de la mission des îles Fidji, et par l’arrivée de nouvelles d’Europe qui, la plupart, avaient plus d’une année de date. Ce fut un grand événement pour tous ; il apporta une diversion agréable dans la vie si monotone de la petite colonie, sevrée presque complètement de tout rapport avec le monde civilisé et exposée à toutes sortes d’épreuves au milieu d’une peuplade barbare. Le courage de tous se retrempa dans la communion fraternelle, et chacun se prépara à affronter vaillamment les épreuves d’une nouvelle année.

Sur les instances du surintendant général de la mission, M. Hunt l’accompagna dans une visite rapide qu’il fit aux parties les plus éloignées de l’archipel Fidji. Le récit d’une scène qui se passa à son retour de ce voyage servira à faire connaître un peu mieux au lecteur les dispositions dont étaient encore animés la plupart des habitants de Somosomo. Par suite d’une fausse manœuvre, le vaisseau qui rapportait le missionnaire ne put s’engager dans la passe qui débouchait sur la petite baie où il devait jeter l’ancre, et son élan semblait devoir le jeter infailliblement sur les récifs innombrables qui bordent la côte et où il se serait brisé en mille pièces. Les naturels, qui s’étaient rassemblés en foule sur le rivage et qui suivaient depuis longtemps avec le plus grand intérêt la marche du navire, poussèrent des cris de joie et se mirent à sauter de plaisir lorsqu’ils s’aperçurent du danger qu’il courait. Ils se promettaient un riche butin au milieu des débris que la mer laisserait sur le rivage, et ils se préparaient à se jeter dans leurs canots pour aller piller la carcasse brisée du bâtiment. Ils parlèrent bien haut aussi de faire d’abord un mauvais parti aux femmes des missionnaires, dont la maison était si rapprochée, qu’elles entendaient les clameurs et les cris de mort de cette foule sauvage. Il y eut pour elles quelques instants d’inexprimable angoisse et d’attente douloureuse qui leur parurent d’une désespérante longueur. Tout à coup il se produisit un mouvement, et tous les yeux crurent voir le vaisseau heurter violemment contre les récifs ; la foule se mit alors à pousser des cris sauvages et à faire tournoyer dans l’air ses terribles massues, et elle se précipita dans les canots pour aller accomplir son œuvre de meurtre et de pillage. Le roi était absent à ce moment, et il n’y avait personne qui put mettre un frein à la colère furieuse de cette multitude déchaînée. Ce fut une heure terrible pour les deux femmes qui se trouvaient dans la maison. Leur servante fidjienne, qui était allée voir ce qui se passait, rentra en se frappant la poitrine et en criant : Sa kasa na ouaqa ! sa kasa na ouaqa ! « Le vaisseau est échoué ! le vaisseau est échoué ! » L’une des femmes sortit alors, et tombant à genoux sur le rivage, elle s’écria : « Tout-puissant Jésus ! nous avons besoin de ton secours ! » A peine avait-elle fini que son amie lui dit : « Ne vous alarmez pas ; il n’y a rien à craindre. » En effet, en levant les yeux, elle vit le vaisseau glisser doucement sur une mer paisible, après avoir échappé aux récifs qui bordent le rivage. Le choc qui s’était produit, loin d’indiquer que le vaisseau était perdu, avait été produit par son passage dans une passe étroite qui le dégageait complètement. Cette délivrance excita la plus vive reconnaissance au sein de la petite colonie, et les païens y virent eux-mêmes l’intervention du Dieu des chrétiens.

La femme du missionnaire Hunt, à la suite de tant d’émotions si vives et si douloureuses, tomba dangereusement malade. Lui-même, accablé par l’épreuve, il passa à cette époque par des moments de profond découragement. Mais, comme toujours, cette période d’afflictions de toute nature détermina chez lui un retour sérieux sur soi et par suite de remarquables progrès dans la vie intérieure. Voici en quels termes il s’en ouvre, dans une lettre à un ami : « Ma chère femme a été fort malade pendant plusieurs mois, et il se passera bien du temps encore avant qu’elle soit parfaitement rétablie. Elle demeure levée une heure par jour, et c’est à peine si elle peut, appuyée sur mon bras, faire le tour de son appartement. Mon temps a dû lui être presque tout consacré dernièrement. Ce qui m’afflige, c’est d’être obligé de négliger un peu les grands devoirs de ma mission. Je me suis dit souvent, pendant ces derniers temps, que je ne suis d’aucune utilité et que peut-être le Seigneur me trouve incapable de faire son œuvre. Mais, grâce à Dieu, j’ai surmonté la tentation. Dieu, j’en ai l’intime persuasion, m’ouvrira la voie où je dois marcher. Je sens le besoin de m’humilier sous sa puissante main. Je demande à Dieu qu’il épargne ma chère compagne, et que, s’il nous conserve la vie, ce soit pour le salut de Fidji. »

Les soins assidus et intelligents de M. Lyth rendirent peu à peu la santé à la femme de son collègue. Les insulaires en furent frappés, et bientôt, pour toutes les maladies, on comprit qu’il valait mieux aller au médecin de la mission qu’aux antiques divinités du pays, et que les remèdes des étrangers étaient plus efficaces que tous les sortilèges et que toutes les pratiques superstitieuses en usage à Fidji. Ce fut encore de la sorte que fut vaincue l’opposition du farouche Touikilakila, le régent de l’île. Voici la description que donne de cet homme un missionnaire : « Je n’ai jamais vu de géant d’une pareille stature. Il dominait de la tête les hommes les plus grands, et il était certainement trois fois plus gros qu’aucun de nous. Cet homme, qui a le droit de vie et de mort sur ses sujets, a la force d’un géant. Une dame qui m’accompagnait fut effrayée de l’air farouche et des dimensions colossales de cet homme. Elle le fut bien plus encore, lorsqu’il prit son enfant, âgé seulement de sept semaines, et que, l’approchant de ses lèvres, il introduisit sa langue dans la bouche du pauvre petit, lui donnant de la sorte une des plus grandes marques d’amitié qui soient en usage dans les îles Fidji. » Cet homme tomba gravement malade, à tel point que les praticiens du pays déclarèrent la maladie incurable et lui conseillèrent d’attendre courageusement la mort. M. Lyth se présenta, et bientôt sa médication amena une guérison radicale. L’illustre guerrier, pour lequel la santé était le souverain bien, conserva une vive reconnaissance au missionnaire, qui profita de l’occasion pour lui parler de la grande maladie de l’âme et du divin Médecin qui peut seul la guérir. Il ne renonça pourtant pas au paganisme, mais ses dispositions à l’égard des missionnaires changèrent complètement, et il se montra favorable à leurs efforts.

Le vieux roi s’était également attaché aux missionnaires. Il leur envoyait fréquemment des vivres, attendant en retour des présents de couteaux et autres objets qu’il appréciait fort. Il avait pourtant de brusques et terribles retours qui eussent pu avoir de tristes conséquences pour ceux qui l’approchaient. Un jour, pendant l’une de ses maladies, le missionnaire, plein d’anxiété par rapport à son salut, lui parla avec plus de franchise que jamais, et lui déclara que les dieux de Somosomo n’étaient point des dieux et ne pouvaient lui être d’aucun secours. Pendant qu’il l’exhortait à abandonner ses fausses divinités, le vieillard, irrité de la hardiesse des paroles de son interlocuteur, se souleva sur sa couche et le saisissant par la basque de son habit, demanda à grands cris une massue pour le tuer. Heureusement qu’il ne s’en rencontra pas une sous sa main, car, bien qu’affaibli par sa maladie, le vieux chef ne lâchait pas prise, et le missionnaire aurait eu sûrement un mauvais parti, si l’habit, d’étoffe usée, n’avait cédé et n’avait laissé l’un de ses morceaux dans la main du malade.

Vers le commencement de 1842, les deux missionnaires se divisèrent le champ qu’ils avaient à cultiver, afin d’y apporter plus de soins et de travailler d’une manière plus efficace à l’évangélisation de l’île. John Hunt se chargea d’évangéliser les villes et les villages qui se trouvent dans les environs de Somosomo, capitale de l’île de Taviouni, tandis que son collègue s’occupait plus spécialement de cette ville elle-même.

A ce même moment, le missionnaire obtint enfin de l’amitié du roi de l’île la permission de se bâtir une maison pour remplacer la maison fidjienne, tombant en ruines, dont, pendant deux ans, les deux familles avaient été forcées de se contenter, au grand détriment de leur santé, qui avait beaucoup souffert dans ce logement étroit et humide. Le lecteur lira avec plaisir quelques détails envoyés par John Hunt à ses amis d’Angleterre sur la demeure qu’il se construisait. Ces détails ne sont pas oiseux ; outre qu’ils nous font pénétrer dans la vie intime d’un missionnaire actif et dévoué, ils nous montrent à quel degré de renoncement et d’abnégation on doit se résigner à descendre lorsqu’on accepte de Dieu et de l’Église un pareil mandat.

« La maison que je viens de bâtir a cinquante-six pieds de long sur vingt-six de large. Elle est soutenue par vingt poteaux. Le toit est fait de bois et de chaume ; les murs sont faits de roseaux entrelacés et doublés de nattes. La chambre à coucher a un plancher, sauf en un coin qui nous sert à entreposer nos effets. Au milieu de la maison est notre salle à manger, où nous avons une cheminée à la façon de ce pays ; elle nous rendra des services réels en temps de maladie. Cette salle est séparée de la chambre par une cloison de roseaux, tapissée à l’intérieur par une étoffe passable fabriquée dans le pays. Au nord de la maison est mon cabinet de travail, dont les murs sont également en roseaux, mais qui n’est pas tapissé. Notre maison est tournée vers la mer, dont nous ne sommes éloignés que d’une quarantaine de pas. A dix pas de la mer est notre palissade extérieure ; un peu plus près, une seconde palissade solidement faite. A l’intérieur, nous avons un jardin où croissent des bananiers, des groseilliers, des ananas et une foule d’arbrisseaux de diverse nature. Le jardin n’est pas cultivé sans méthode. Le jardinier en chef, qui est moi-même, et le jardinier en second, notre serviteur Noé, se sont efforcés de le rendre aussi utile et aussi agréable que possible ; tout y est propre, utile et à sa place. De l’autre côté de la maison et tout auprès est une petite laverie, une cuisine et le logement des domestiques. Puis vient un jardin potager situé sur la pente d’une colline fort agréable, de laquelle sort un ruisseau d’une eau limpide et fraîche qui ne tarit jamais. Cette eau arrose notre jardin avant de se jeter dans la mer. Voilà une esquisse de notre demeure. Ajoutez à cela, dans le même enclos, la maison de M. Lyth toute semblable à la nôtre, puis la chapelle, qui occupe le centre, et la maison de Moïse, l’un de nos amis, et vous aurez une idée d’ensemble de notre établissement missionnaire. »

Hunt prêchait tous les jours à cette époque, et sa prédication était bien de nature à convaincre et à émouvoir ses auditeurs, si nous en jugeons par un fragment de sermon trouvé dans ses papiers. Le texte était Matth.16.24 : « Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à soi-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive. »

« Nous devons non seulement renoncer à nous-mêmes, mais encore nous charger de notre croix, c’est-à-dire de ces choses que nous trouvons difficiles.

Ainsi la religion est difficile, particulièrement pour ceux qui commencent. Mais y a-t-il quelque chose d’utile qui ne soit pas en même temps difficile ? Un jardin plein d’herbes a bien vite poussé ; mais à quoi sert-il ? Un mauvais canot est bien vite construit, mais on ne peut pas s’en servir. Une mauvaise maison est bientôt bâtie, mais on ne peut rien en faire. Les bons jardins, les canots, les maisons, les haches, les couteaux, les dents de baleine sont difficiles à avoir ; mais aussi tout cela est fort utile. Les médecines sont quelquefois très amères, mais elles sont très utiles. Il en est de même de la religion. Nos esprits ne l’aiment pas, mais c’est par elle que nous vivons.

Nous n’aimons pas la repentance et la foi en Christ, pas davantage les commandements de Dieu, et pourtant c’est là le chemin de la vie.

Votre manière de traiter vos malades est plus facile que la nôtre. Quand quelqu’un est malade, vous le négligez ou bien vous l’enterrez tout vivant, ou bien encore vous l’étranglez. Cela est très aisé. Nous, au contraire, nous veillons auprès de nos malades, nous leur donnons des remèdes et nous les nourrissons. Cela est bien autrement difficile ; mais aussi, souvent nos malades guérissent et les vôtres meurent. Notre manière est la plus difficile, mais elle fait vivre ; la vôtre est la plus aisée, mais elle fait mourir. Il en est ainsi de votre religion ; elle est facile, mais elle conduit à la mort ; la nôtre est difficile, mais elle conduit à la vie.

Mais notre religion n’est pas toujours difficile. Ce n’est que pour celui qui commence. Peu à peu elle lui devient aisée. Quand nous recevons un nouveau cœur notre chemin devient facile. Commencez donc et ne regardez pas aux difficultés. »

Cette prédication pleine d’images familières et de comparaisons empruntées à la vie ordinaire était bien ce qu’il fallait pour captiver ces natures primitives chez lesquelles les besoins religieux s’étaient épaissis et matérialisés. Une prédication comme celle-là demande plus de travail peut-être que n’en nécessite un genre abstrait. Il faut un long apprentissage pour en venir à rendre, dans un langage saisissable et d’une manière vivante, les hautes vérités de l’Évangile, surtout quand ceux auxquels on s’adresse sont plongés dans le sensualisme le plus abject et le plus repoussant. Hunt n’avait pas reculé devant les difficultés innombrables dont cette partie de sa tâche lui avait paru hérissée ; il ne s’était jamais imaginé que pour instruire des sauvages il suffisait d’un peu de bonne volonté et de persévérance. Avec ce besoin de perfection qui le caractérisait dans tout ce qu’il entreprenait, il se mit à rechercher ardemment quelle pouvait être la meilleure méthode pour annoncer d’une manière profitable l’Évangile à ses auditeurs toujours légers et distraits. Observant de près les dispositions et les impressions de ses ouailles, consultant leurs besoins plus encore que ses opinions, il parvint à les comprendre et à se faire comprendre d’elles. Ce ne fut sans doute qu’à travers bien des tâtonnements qu’il arriva à ce point, mais ses échecs même étaient pour lui des victoires puisqu’elles lui révélaient la faiblesse de ses armes et le portaient à en chercher de meilleures.

La langue fidjienne avait été dès le commencement, ainsi que nous l’avons vu, l’objet constant de ses études. Il la considérait à juste titre comme l’instrument essentiel de son travail missionnaire ; plus cet instrument était parfait et plus facile était son œuvre. Il ne négligea rien pour parvenir à une connaissance approfondie des formes variées et souvent bizarres de ce langage ; il étudia attentivement les dialectes en usage dans les diverses parties de l’archipel. Il y avait là plus que la curiosité du linguiste et plus que la sagacité du philologue. Hunt avait à cœur de doter le pays d’une traduction des Livres Saints, et déjà il en avait publié quelques fragments. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce travail qui fut, on peut le dire, l’œuvre de sa vie tout entière. Qu’il nous suffise de dire dès maintenant qu’il y apportait le plus grand soin et qu’il continuait à ne rien négliger pour rendre ce travail aussi parfait que possible.

Ses études générales n’étaient pas non plus négligées. Il se perfectionnait dans la connaissance des langues hébraïque et grecque, indispensables à ses travaux de traduction. Il se tenait au courant des travaux théologiques, autant que le lui permettait son éloignement de tout centre d’activité intellectuelle. La littérature elle-même n’était pas en dehors des préoccupations de l’humble missionnaire, et plus d’une fois il éclaira ses heures de solitude et de tristesse par le commerce de quelques-uns de ces grands esprits qui, soit en prose, soit en vers, ont parlé à l’humanité et ont su se faire écouter d’elle. On lit dans son journal, non sans quelque étonnement, une note où il parle de Swift et de Byron qu’il vient de parcourir ; mais les réflexions que lui suggère sa lecture prouvent assez combien tout pour lui concourait au grand but de sa vie. Le missionnaire n’a pas chez lui mutilé l’homme ; l’homme demeure tout entier ; mais le missionnaire est inséparable de l’homme et le pénètre d’une façon étroite.

Les trois années du séjour de John Hunt à Somosomo étaient terminées ; il allait occuper un poste plus important et moins aride ; nous allons l’y suivre. Il résumait lui-même ce temps d’épreuves et de luttes par ces mots : « Somosomo a été pour nous un lieu où tous les sentiments de notre nature et tous les principes de notre religion ont été mis à l’épreuve. Nous croyons néanmoins que notre séjour a été une grande bénédiction pour cette île, bien que les fruits de nos travaux ne se soient pas encore montrés et ne soient peut-être pas encore sur le point de paraître. »

Si les fruits ne s’étaient pas encore montrés, tout au moins le germe évangélique s’était développé et des bourgeons avaient poussé. On a vu dans quel état déplorable se trouvait, lors de son arrivée, la pauvre île que Hunt avait eu mission d’évangéliser. Il avait réussi, à force de patience et de persévérance, non seulement à apaiser les inimitiés farouches qui existaient contre l’Évangile et contre ses propagateurs, mais encore à se concilier l’estime et même l’affection d’un grand nombre des insulaires les plus intelligents. Il avait acquis une influence légitime par l’élévation de son caractère et par la sérénité de sa foi. Toujours disposé à rendre service à ceux qui pouvaient avoir besoin de son aide, il enseigna aux natifs une foule de notions utiles sur tous les sujets et adoucit leurs mœurs et leurs habitudes en leur inculquant quelques idées élémentaires de civilisation et de moralité. Aux époques de guerre et de troubles, il intervenait fréquemment comme arbitre, portant à tous des paroles de paix et de réconciliation. Il ne craignit jamais non plus de mettre ses jours en danger en s’interposant aux heures où la passion se changeant en fureur aveugle, poussait les sauvages à s’entre-dévorer et à se livrer à toutes sortes de scènes de meurtre et de carnage. Il savait que l’homme est rarement aussi accessible aux consolations de la religion qu’au jour de la maladie ; aussi se montrait-il dans presque toutes les demeures où la maladie était entrée ; il ne craignait pas de se rendre utile dans la préparation des remèdes ; il s’approchait de la natte où le patient était étendu et se mettait courageusement ou à préparer une couche meilleure au malade, ou à faire cuire de l’arrow-root pour le restaurer un peu, au risque de renverser sur soi l’énorme pot en terre qui contenait le potage réparateur et qui figure seul sur tout foyer fidjien.

Outre cette influence civilisatrice et moralisante qui était la préface de leur œuvre proprement dite, les deux missionnaires avaient exercé une influence décidément chrétienne sur une fraction importante de la population de l’île. Le christianisme jouissait de la considération publique et beaucoup de gens étaient convaincus de son prochain triomphe. A la fin de la troisième année de son séjour à Somosomo, John Hunt avait donc lieu de se réjouir de l’œuvre qui s’était accomplie par son moyen. Bien que les résultats ne fussent pas appréciables bien clairement au point de vue des chiffres, bien que les chrétiens décidés fussent encore très peu nombreux, un immense progrès s’était fait et il semblait permis d’attendre des jours meilleurs.

Ces espérances que le missionnaire emportait avec lui ne devaient pas se réaliser toutes. Ses successeurs furent peu heureux dans leurs efforts, et, en 1847, la mission de Somosomo dut être abandonnée. A l’heure qu’il est pourtant, la population de cette île réclame ardemment un missionnaire ; elle a élevé des chapelles et des maisons pour les prédicateurs indigènes ; des centaines de personnes ont abandonné le paganisme, et tout annonce que d’ici à quelques années cette île sera chrétienne. Tant il est vrai que tôt ou tard la semence confiée à la terre porte son fruit.

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